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Le TRIOMPHE DE LA SCENE INTERMEDIALE: Théâtre et médias à l'ère numérique
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Livre électronique421 pages4 heures

Le TRIOMPHE DE LA SCENE INTERMEDIALE: Théâtre et médias à l'ère numérique

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À propos de ce livre électronique

À Paris, entre la fin du xixe siècle et le début des années 1930, le cinéma, le disque et la radio triomphent. Dans ce monde du divertissement de plus en plus dominé par l’artifice, le médiatisé et le « reproduit », le théâtre s’affirme comme l’une des ultimes enclaves de vérité, à cause, notamment, de la présence de « vrais » acteurs rencontrant un « vrai » public. Pourtant, ses artisans n’en recourent pas moins aux mêmes technologies de reproduction de l’image et du son que celles qui font le succès des grands médias.

Par l’examen attentif de documents d’archives et de « relevés de mises en scène » de dizaines de spectacles, les auteurs de ce livre révèlent une histoire du théâtre de la modernité aux antipodes de celle vantée par le discours qui a traversé tout le xxe siècle et qui reste encore très prégnante à l’ère numérique. L’image qu’ils dégagent est celle d’un art qui n’hésite pas à intégrer tous les moyens susceptibles d’accroître l’efficacité et l’attractivité de la représentation. En examinant également les dynamiques intermédiales – entre théâtre, cinéma et littérature – qui s’instaurent avec le développement rapide des technologies électriques, les auteurs montrent bien comment le théâtre de la modernité perpétue une tradition plus de deux fois millénaire.

Jean-Marc Larrue est professeur d’histoire et de théorie du théâtre à l’Université de Montréal. Giusy Pisano est professeure de cinéma à l’École nationale supérieure Louis-Lumière de Paris.
LangueFrançais
Date de sortie29 mai 2017
ISBN9782760637702
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    Aperçu du livre

    Le TRIOMPHE DE LA SCENE INTERMEDIALE - Jean-Marc Larrue

    INTRODUCTION

    Jean-Marc Larrue et Giusy Pisano

    Le XXe siècle aura été marqué par de grandes entreprises définitoires qui devaient permettre de mieux comprendre l’ordre du monde. Qu’est-ce que la littérature? Qu’est-ce que l’histoire? Qu’est-ce que l’art? Qu’est-ce que le théâtre1? Il se sera terminé, à l’instar de la chute du mur de Berlin en 1989, par l’effondrement des cloisonnements de toutes sortes qu’il avait créés. Le théâtre a vécu ces deux mouvements successifs et contradictoires qui correspondent, d’une part, à la volonté d’affirmer des ontologies et, d’autre part, à une dynamique difficilement répressible de transferts et d’entremêlements – l’entanglement2, pour reprendre l’expression de Chris Salter –, susceptibles d’aller jusqu’à l’hybridation.

    C’est aux effets de ces deux mouvements que nous consacrons le présent ouvrage. Il porte sur les pratiques théâtrales du Long siècle (1880 à aujourd’hui) et plus particulièrement sur ce que nous appelons «l’autre coprésence». Ignorée de la majorité des théories et des histoires conventionnelles du théâtre avant la «grande conversion numérique3», cette autre coprésence consiste en l’entremêlement de l’humain et de la technologie dans la fabrique et la présentation du spectacle. Cet entremêlement tient de l’évidence pour quiconque assiste à une représentation théâtrale aujourd’hui, mais nous postulons qu’il est également l’un des fondements de la scène théâtrale moderne prise dans son ensemble, en dépit de l’oubli historique dont elle a été l’objet. Pour mesurer l’importance de cette autre coprésence, il faut reculer d’un peu plus d’un siècle et remonter à l’époque où les technologies de reproduction du son et de l’image commençaient à pénétrer le champ du divertissement populaire. Ces technologies ont permis le déploiement de médias – le disque, le cinéma, la radio – qui n’ont pas tardé à menacer la domination historique qu’exerçait le théâtre dans ce domaine d’activité, le poussant à se (re)définir. Il ne s’agissait alors pas seulement, pour le théâtre, de se distinguer des autres pratiques qui, grâce aux progrès technologiques, pouvaient elles aussi représenter divers univers en reproduisant des sons ou des images, il fallait surtout convaincre le public qu’aucune représentation ne pouvait égaler celle du théâtre. L’argument choisi pour y parvenir a été d’ordre ontologique.

    Présence et coprésence: un détournement de sens

    C’est dans ce contexte que s’est posée, dès les premiers grands succès du cinéma, la question jugée cruciale de l’identité du théâtre. Le philosophe français Henri Gouhier a été parmi les premiers à tenter d’y répondre par un essai au retentissement durable: L’essence du théâtre. Paru en 1943, l’essai découlait d’une réflexion entamée près de dix ans plus tôt, soit au milieu des années 1930. Elle était donc à peu près contemporaine de celle de Walter Benjamin à propos de l’effet des technologies de reproduction du son et de l’image – surtout de l’image – sur l’œuvre d’art et son statut. La première version de L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique date en effet de 1935. La quasi-simultanéité de ces deux publications n’est évidemment pas le fruit du hasard. Benjamin, dans ce texte célèbre, précisait son concept d’aura, affirmant que plus l’œuvre d’art était technologiquement reproduite, plus son aura faiblissait. Gouhier ne parlait pas d’aura, mais d’essence. Si Benjamin et Gouhier approchent ces phénomènes selon des perspectives radicalement différentes – Benjamin est marxiste, Gouhier se définit comme un philosophe chrétien –, les deux ne sont pas sans liens. Retenons-en au moins un, majeur: l’essence comme l’aura s’accordent mal avec les technologies de reproduction du son et de l’image.

    Dans la réédition de L’essence du théâtre parue en 1968 – il y en a eu d’autres avant et la plus récente date de 2002 –, Gouhier s’avouait surpris de voir qu’on s’intéressait encore à ces «réflexions [qui] sont, en fait, un regard sur le théâtre de l’entre-deux guerres. […] On le réimprime pourtant tel qu’il fut publié en 1943». Mais une explication toute simple à cette pérennité lui vient rapidement à l’esprit: si l’essai «vise l’essence, qu’importent les circonstances?» En 1968 comme en 2002, «il ne semble [toujours] pas que l’essence ait changé4».

    Quelle est donc cette «essence» qui transcenderait les modes et les époques, qui serait ou ferait en quelque sorte «l’âme de cet art5»? C’est, explique Gouhier, la présence. Et qu’est-ce que la présence? «[C]’est rendre présent par des présences6», celle des spectateurs, bien sûr, et celle des acteurs. Elles sont indissociables. La présence est donc double: pour qu’il y ait présence, il faut qu’il y ait coprésence. Dans son ouvrage Presence in Play: A Critique of Theories of Presence in the Theatre, publié en 2008, Cormac Power précise ce principe de la coprésence de l’humain avec l’humain par la combinaison de trois modes distincts de présence: rendre présent, avoir de la présence, être présent7. La place qu’occupe cette «première» coprésence, celle de l’humain avec l’humain, dans le discours théâtral est telle qu’elle va complètement éclipser «l’autre coprésence» qui nous intéresse ici.

    Que le théâtre soit effectivement considéré comme un art de la coprésence, ainsi convenue – acteur/spectateur –, ne soulève guère de polémiques. Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire de la pratique, on a l’image d’acteurs jouant devant un public. On aurait donc tendance à penser que la conceptualisation de ce rapport date des origines mêmes du théâtre, mais il n’en est rien. Cette conceptualisation de la coprésence est, en fait, indissociable de la conjoncture très précise que nous venons d’évoquer: ce qui allait devenir l’argument ontologique de la coprésence s’est construit au rythme des percées des technologies de reproduction du son et de l’image et de celles des grands médias auxquels elles ont donné naissance.

    On trouve une des premières formulations publiques de cet argument dès 1915. Interrogé sur les progrès fulgurants du cinéma – alors muet et en noir et blanc – et sur les dangers qu’il pouvait faire peser sur l’avenir du théâtre, Daniel Frohman avait eu cette réponse, qui peut sembler aujourd’hui bien déconcertante. Elle l’est d’autant plus que Frohman jouissait alors d’une grande autorité, étant l’un des producteurs les plus en vue du Broadway au début du xxe siècle et l’un des premiers directeurs de la société cinématographique Famous Players. Il connaissait donc très bien le monde du théâtre et celui du cinéma: «[C]ette qualité humaine, qu’on appelle la personnalité, ne pourra jamais être traduite par une lentille et transmise aux spectateurs par l’intermédiaire de l’écran. Seule la présence de l’acteur vivant peut communiquer le magnétisme de l’acteur au public8.» Cette «qualité» humaine, non technologiquement reproductible, qui ferait défaut à la représentation cinématographique, n’est évidemment pas sans lien avec l’aura benjaminienne. L’intérêt principal de cette déclaration est la symbiose qui s’établit entre la présence, comprise comme qualité attractive d’un acteur ou d’une actrice – son aptitude à attirer, comme par magnétisme, l’attention du public –, et la présence physique sur scène devant un public également présent (autrement dit, la coprésence). Avec cette notion floue et sans doute un peu maladroite de personnalité, Frohman anticipait la «présence» de Gouhier, celle qui donnerait au théâtre son essence. L’opposition que Frohman établit entre présence et médiatisé est le fondement même de l’argument de la coprésence. On peut souligner d’emblée deux faiblesses majeures de cette argumentation, du moins dans une perspective ontologique. D’une part, il existe des spectacles sans aucun acteur «vivant» sur scène et qui, pourtant, sont globalement considérés comme de grands spectacles théâtraux. On pense, entre autres, aux Aveugles de Denis Marleau ou à Stifters Dinge de Heiner Goebbels, où toutes les «présences» scéniques sont médiatisées par des technologies de reproduction du son et de l’image. D’autre part, on constate que cette coprésence essentielle, qui permettrait cette présence magnétique, n’est pas une qualité exclusive au théâtre. La danse, l’opéra, le concert de rock sont aussi des pratiques de la coprésence, comme les tribunaux (dans la plupart des cas). À vrai dire, ce n’est pas l’idée de coprésence qui crée des difficultés, c’est l’usage qu’on en a fait, le sens qu’on lui a donné, la valeur symbolique – essentialiste – qu’on lui a accordée. Disons-le autrement: s’il est indéniable que, de manière générale, le théâtre repose sur la présence d’un acteur et d’un spectateur vivants, en présence l’un de l’autre, cette qualité n’est pas propre au théâtre et on peut, de plus, affirmer qu’elle ne lui est pas absolument nécessaire. Maurice Maeterlinck rêvait déjà, à la fin du xixe siècle, d’un théâtre sans acteurs vivants sur scène et c’est précisément ce rêve qu’a concrétisé Marleau un siècle plus tard, avec son spectacle Les aveugles, grâce aux technologies reproductives9 disponibles aujourd’hui.

    La volonté de fonder la définition d’une pratique aussi mouvante que le théâtre sur des invariants, lui attribuant ainsi une stabilité que l’histoire de la scène elle-même contredit, aurait dû soulever des réactions parmi les penseurs et les observateurs de la scène théâtrale. Mais s’il y en a eu, elles sont restées bien timides, du moins jusqu’à la fin du xxe siècle qui a vu les technologies numériques prendre d’assaut les scènes théâtrales et qui a vu s’épanouir une nouvelle pensée des arts et des médias, la pensée intermédiale. Il reste que l’idée de la coprésence physique du spectateur et de l’acteur lors de l’événement théâtral est encore aujourd’hui si liée à l’épistémê du théâtre qu’on a peine à les distinguer l’une de l’autre.

    Pendant plus de trois quarts de siècle, la coprésence aura été ainsi définie et comprise comme l’antithèse de la médiation technologique (du micro, de la caméra) dans le discours critique, théorique et historique qui en rendait compte, et la scène théâtrale s’est progressivement imposée dans l’imaginaire social comme l’antithèse du bric-à-brac technologique des studios de son (pour les disques et les phonogrammes), de radio et de cinéma, générateurs de facticité. Le discours sur le théâtre a fini par faire de celui-ci le champion «de la culture pure et authentique dans un monde de vacuité mass-médiatique et télévisuelle10», comme le rappelle avec ironie Peter Boenisch. Du «tréteau nu» de Jacques Copeau au «théâtre pauvre» de Jerzy Grotowski, en passant par «l’espace vide» de Peter Brook et «l’esthétique économique», qui a caractérisé la création collective dans sa période la plus turbulente, le discours dominant du théâtre – celui qui a marqué son histoire et sa théorisation tout au long du XXe siècle – n’a pas cessé de célébrer le rapport censément direct, naturel, vrai entre le comédien et son public; rapport que ni la radio et le disque avec leur micro, ni le cinéma et la télévision avec leur caméra et leur micro n’étaient censés pouvoir créer.

    On comprend bien les motifs immédiats, principalement commerciaux, qui ont fondé le développement de ce discours célébrant l’authentique, mais il y aurait lieu d’en cerner plus précisément les fondements (sentiment religieux, fonds antimécaniste, etc.). On se demande, en effet, comment le théâtre a pu passer pendant des décennies pour un asile de pureté et d’authenticité, alors qu’il s’est principalement constitué sur l’illusion et la mimêsis et que, pour améliorer l’une et l’autre, il n’a eu de cesse tout au long de son histoire de s’approprier des techniques, des technologies et des valeurs venues des champs les plus variés: peinture, architecture, construction navale, etc. Dans son essai Liveness: Performance in a Mediatized Culture (1999), qui conclut en quelque sorte le siècle, Philip Auslander montre bien que coprésence et médiatisé ne sont pas des contraires et que, loin de s’exclure mutuellement, ils sont indissociables. La scène intermédiale en était et en reste l’illustration vivante.

    Concrètement, si l’objectif de ceux qui, depuis Frohman, défendaient l’authenticité du théâtre et sa supériorité ontologique, consistait à freiner l’exode de ses spectateurs vers le cinéma ou la télévision et à reléguer ces deux médias au rang de pratiques secondaires, l’exercice a été un cuisant échec. Mais il y a eu pire. En mettant en avant cette coprésence de l’humain avec l’humain, le discours essentialiste11, qui a outrageusement dominé la pensée théâtrale pendant une grande partie du Long siècle, en a occulté pour une bonne part la réalité scénique, marquant un divorce quasi complet entre la pratique de la scène et le discours censé en rendre compte. Car, si cette scène a bien été celle de la coprésence de l’acteur et du spectateur, elle a également été celle d’une autre coprésence, tout aussi déterminante: celle de l’humain et de la technologie.

    L’influence des archives

    C’est à cette autre coprésence sous-documentée et peu pensée avant l’avènement des technologies numériques, qu’est consacré le présent ouvrage. Il découle d’un programme de recherche international dont les résultats ont, à ce jour, fait l’objet de trois publications: Régie théâtrale et mise en scène: L’Association des régisseurs de théâtre (1911-1939), de Françoise Pélisson-Karro, paru en 2014; Les archives de la mise en scène: Hypermédialités du théâtre, sous la direction de Jean-Marc Larrue et Giusy Pisano, également paru en 2014; et Les archives de la mise en scène: Spectacles populaires et culture médiatique (1870-1950), sous la direction de Pascale Alexandre-Bergues et Martin Laliberté, paru en 2016.

    Ce quatrième livre, intitulé Le triomphe de la scène intermédiale. Théâtre et médias à l’ère électrique, et les trois ouvrages précédents ont en commun de se centrer sur l’analyse des archives de l’Association de la Régie théâtrale (ART), conservées à la Bibliothèque historique de la ville de Paris (BHVP). Ces archives sont constituées de plusieurs fonds: photographies, maquettes, affiches, revues de presse, relevés de mises en scène dramatiques et lyriques, manuscrits, livres, périodiques, etc. Le fonds des relevés de mises en scène dramatiques12 est particulièrement riche. Il met les chercheurs qui l’examinent en contact avec la fabrique même du spectacle, sans le filtre du discours critique ou théorique, il leur fournit une prise privilégiée sur la réalité concrète des scènes du passé. Ce fonds couvre des spectacles professionnels présentés entre la fin du XIXe siècle et 1946, période pendant laquelle presque toutes les mises en scène étaient l’œuvre des directeurs de théâtre, voire des régisseurs (les concepteurs qui s’affichaient comme metteurs en scène étaient alors assez rares). Il s’agit d’un fonds exceptionnel, tant du point de vue quantitatif (plus de 6 000 documents portant sur 2 000 spectacles) que qualitatif, puisque ces relevés font état du travail d’une cinquantaine de régisseurs qui dirigeaient, alors, les scènes les plus importantes de la capitale française. Mais, comme nous allons le voir, l’importance du fonds va bien au-delà des limites géographiques de la ville de Paris.

    Le fonds se présente sous la forme de carnets comportant: le texte joué – imprimé ou manuscrit –, des photographies, des affichettes, des coupures de presse, etc., et surtout les annotations manuscrites ou des indications de mise en scène; des croquis d’implantation de décors; des annotations très précieuses concernant les accessoires, les éclairages, les éléments sonores; des photographies de scène; des notes explicatives. Ces relevés de mises en scène offrent une matière jusque-là peu exploitée car peu accessible.

    La richesse de cette collection fait écho à un contexte culturel qui a vu la ville de Paris s’imposer comme lieu privilégié du théâtre13 en Occident. Dès 2009, nous avons pu mesurer la valeur de ce fonds grâce à une première exploration, effectuée dans le cadre du projet international de coopération scientifique «Intermédialité et spectacle vivant: Les technologies sonores et le théâtre (XIXe-XXIe siècles14)». Nous y avons en effet repéré, à partir d’un corpus limité, des éléments très significatifs sur la mise en scène du son. Étonnamment, ce fonds d’archives n’avait jamais fait l’objet d’un traitement documentaire scientifique. Seule une liste dactylographiée ancienne, comportant de nombreuses inexactitudes, était accessible aux chercheurs. En 2011, grâce au programme «La mise en scène théâtrale et les formes sonores et visuelles: emprunts techniques et esthétiques», une recherche plus ample a pu être entreprise par des équipes de chercheurs du laboratoire Littératures, Savoirs et Arts (LISAA) de l’Université Paris-Est, du Centre de recherches intermédiales sur les arts, les lettres et les techniques (CRIalt), et du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ) de l’Université de Montréal. L’intérêt du CRILCQ réside dans le fait que plusieurs des relevés de mises en scène contenus dans le fonds de l’Association de la Régie théâtrale (ART) concernent des spectacles joués à Montréal. Le travail de ces équipes a permis, d’une part, de réaliser un catalogue accessible en ligne et, d’autre part, de mettre en lumière l’importance des relations fécondes transnationales entre théâtre, cinéma, musique et son à partir du concept de mise en scène.

    Hypermédialités du théâtre: en deçà des frontières

    L’exploration d’un fonds d’archives parisien par une équipe internationale réunissant des spécialistes du théâtre, du cinéma, du music-hall et de la musique était une nécessité méthodologique, puisque bon nombre de mises en scène examinées – comme La porteuse de pain, Les deux gosses, Zaza, La dame aux camélias (ou Camille), Tante Léontine, Les frères Karamazov, etc. – ont fait l’objet de tournées internationales. Les grands succès parisiens ont traversé les frontières, particulièrement de 1890 à 1930, donnant lieu à des adaptations londoniennes reprises sur Broadway et envoyées, de là, en tournée à travers tout le continent nord-américain. Parallèlement à la road15, il existait, jusqu’à l’entre-deux-guerres, une tradition des grandes tournées françaises aux États-Unis et au Canada. Pour Montréal et Québec – qui étaient intégrées au grand réseau des tournées (qu’il s’agisse des tournées prestigieuses des grands artistes français ou des tournées américaines habituelles qui partaient de Broadway) –, les rapports avec Paris (et donc avec l’ART) étaient encore plus étroits. En plus de recevoir les adaptations londoniennes de succès parisiens (en anglais), donc de ce qui était, à l’origine, des productions de membres de l’ART, les scènes francophones de Montréal reproduisaient chaque saison des mises en scène achetées à l’ART auxquelles s’ajoutaient les spectacles de troupes françaises en tournée, également issus de l’ART. Les tournées des acteurs et des actrices français aux États-Unis et au Canada – comme Sarah Bernhardt, Coquelin, Réjane – sont notoires, les déplacements des régisseurs16 le sont beaucoup moins. Ils étaient pourtant nombreux à passer de ville en ville, de pays en pays. Le cas d’Eugène-Louis-Baptiste Pazzi illustre bien la réalité de ces agents indispensables à la production et à la circulation des spectacles. Après avoir commencé à Alger en 1905, Pazzi s’installe à Paris au théâtre Grévin en 1910. Entré à l’ART en 1914, il entame dans les années 1920 une tournée au Canada, avant de se fixer au théâtre de Paris. Comme le rappelle Françoise Pélisson-Karro, l’ART avait pour ambition l’extension du rayonnement international de l’association par l’institution de «membres correspondants», régisseurs de théâtres à l’étranger. L’œuvre de l’ART concrétisait le rêve de Gémier d’«un lieu de dépôt unique et [d]une sorte de copyright universel17». Plus trivialement, le fonds des relevés de mises en scène permettait de donner une nouvelle vie, en province, à l’étranger et parfois à Paris même, à des mises en scène dont la carrière parisienne semblait terminée.

    Le fonds de l’ART est donc un outil indispensable pour quiconque veut comprendre et mesurer l’influence des pratiques théâtrales parisiennes sur Broadway et sur le théâtre américain en général. Il est encore plus important pour Montréal et le Québec: seulement pour la période 1890-1918, les chercheurs évaluent que près de 20% des spectacles français donnés sur les scènes montréalaises sont des reprises des spectacles originellement conçus par des membres de l’ART. Outre la presse de l’époque et les témoignages d’artistes et de spectateurs, il n’existe pas d’archives de ces spectacles ailleurs que dans le fonds de l’ART. Ce fonds d’archives revêt également une importance majeure dans la poursuite et l’approfondissement des travaux sur l’avènement du cinéma et de la radio, sur le développement de la musique électroacoustique et sur l’organisation et la transformation du théâtre en Amérique du Nord (plus particulièrement dans l’axe New York–Montréal). Les liens étroits et complexes du théâtre avec le cinéma et la musique, qu’ont bien illustrés les travaux majeurs menés sur le cinéma des premiers temps depuis 1994, expliquent l’intérêt du fonds pour les chercheurs et les historiens en théâtre, en cinéma, en musique, aussi bien que pour les spécialistes de la radio, ainsi que le souligne Pélisson-Karro.

    L’Association comptait parmi ses membres des régisseurs venus du music-hall, du cinéma et des théâtres lyriques. Elle n’exclut, en fait, que des régisseurs aux tâches très limitées à un domaine, tels les régisseurs de la danse. La mention de «régisseurs de maisons de cinématographes» appelle une explication. Faut-il rappeler que, avant 1914, le cinéma ne s’est pas encore dégagé du théâtre à qui il emprunte, entre autres, tous ses vieux mélodrames et qu’il adapte à l’écran tous les genres traditionnels du théâtre, jusqu’à la revue?18

    Des centaines de pièces présentes dans le fonds d’archives ont fait l’objet d’adaptations pour le cinéma, la radio et la télévision. La pièce Au téléphone d’André de Lorde et Charles Foleÿ, présentée pour la première fois en 1901 au théâtre Antoine de Paris, est à la base de bien des films: Terrible angoisse (Pathé, 1906, Lucien Nonguet), Heard over the Phone (Edison, 1908, Edwin S. Porter), An Unseen Enemy (Biograph, 1912, David Wark Griffith)19. Mélo de Henry Bernstein, dont la mise en scène de 1929 est signée Félix Ducray (président de l’ART entre 1929 et 1934), est adaptée en 1986 par Alain Resnais; le relevé de la pièce permet d’analyser les reprises et les «contractions» opérées par le cinéaste, notamment en ce qui concerne la musique20. Marguerite Chabrol, dans son étude sur le fonds des relevés de mises en scène, a pu constater qu’au moins une trentaine de films hollywoodiens classiques est issue des pièces françaises21. Ce ne sont là que quelques-uns des exemples tirés des publications issues des recherches sur ce fonds d’archives inestimable.

    Si la dynamique de ces reprises et ces adaptations est bien de nature intermédiale, c’est avant tout sur le plan de la mise en scène que les phénomènes de remédiation entre théâtre, cinéma, son médiatisé et musique apparaissent avec le plus de netteté. L’exploration de ce corpus exceptionnel montre ce que les premières fictions à l’écran et les premières pièces radiophoniques doivent aux techniques de mise en scène, que le théâtre avait déjà explorées et pratiquées depuis le XVIe siècle et qu’il avait fini de formaliser au XIXe siècle: le découpage de l’action, les commentaires des metteurs en scène sur le jeu des acteurs, les dialogues souvent réadaptés en fonction de l’esthétique recherchée, les effets dramaturgiques et esthétiques de la lumière, du son, de la musique, ou encore l’utilisation de la photographie de scène comme, plus tard, celle de projections filmiques.

    Cette dimension intermédiale apparaît avec plus d’évidence encore dans les formes populaires de théâtre, notamment le vaudeville (avant tout, les pièces de Labiche et de Feydeau) et les pièces tirées des feuilletons. Parmi celles-ci, on peut citer La porteuse de pain (grand succès populaire de Xavier de Montépin et Jules Dornay, mis en scène à plusieurs occasions entre 1889 et 1930, repris ensuite à l’écran, à la radio et à la télévision), Sherlock Holmes (pièce adaptée par Pierre Decourcelle, jouée pour la première fois le 20 décembre 1907 au théâtre Antoine, et adaptée pour la télévision par Jean-Paul Carrère en 1967), Le gamin de Paris (de Bayard et Vanderburch, créée au Gymnase en janvier 1836 et portée à l’écran par Louis Feuillade en 1923).

    La mise en scène de ces pièces témoigne d’un affranchissement à l’égard de la primauté du texte, dans le but de valoriser les éléments sonores et visuels de la représentation. Comme l’a affirmé Jean-Marie Thomasseau,

    [p]endant de longues générations, le théâtre a[vait] été essentiellement jugé sur la valeur littéraire de ses textes, peu sur l’apport scénique de ses représentations: l’aspect littéraire, confisqué par une tragédie considérée comme souveraine, l’emportait toujours dans la construction de la mémoire historique, sur les autres genres et sur l’art du spectacle. La discrimination de surcroît ne se réduisait pas aux effets de cette seule dichotomie et aux vérités maçonnées par l’académisme; une autre, d’armature sociale et politique, la renforçait [et] a opposé le théâtre des genres nobles porté vers la déclamation des textes et celui des scènes populaires, plus sensibles au jeu scénique et au spectaculaire22.

    Ces scènes étaient effectivement plus propices à l’emploi de toute une technologie destinée à la réalisation d’effets spéciaux, que rendaient possible les nouveaux dispositifs sonores et visuels. Cet échange de pratiques a contribué à la fixation des concepts de transport du son et de l’image; de point d’écoute et de point de vue; d’immersion; d’interactivité entre corps et machine; d’illusion de voir l’invisible par l’écoute acousmatique et par les projections; d’illusion de capture du réel par sa mise en «boîte», sa mise en scène. Tout cela n’a pas que transformé le spectacle, il en a découlé un nouveau rapport scène-salle.

    L’émergence d’un nouveau spectateur

    L’enregistrement et la transmission à distance du son et des images ont contribué

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