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Amerindia: Essais d’ethnohistoire autochtone
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Livre électronique414 pages5 heures

Amerindia: Essais d’ethnohistoire autochtone

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À propos de ce livre électronique

De nos jours, on ne défend plus l’idée que les peuples autochtones conquis et colonisés étaient sans culture ou sans histoire, tout en reconnaissant néanmoins que leur histoire était obscure et leur univers culturel opaque pour les premiers voyageurs européens. Roland Viau écrit ici la rencontre entre l’Europe et l’Amerindia en donnant la parole à l’Autre. Sa perspective est globale, proche de la world history – symbiose entre les disciplines de la mémoire: ethnologie, histoire et archéologie – et loin de la vision d’un monde façonné par le seul Occident.
Sans poursuivre le procès d’intention fait aux colonisateurs de l’Amérique du Nord, l’auteur dresse un portrait saisissant des Autochtones à travers le récit de leurs traditions orales, leurs cosmologies et leurs mythes. Il nous invite à penser le monde dans sa longue durée et dans la compréhension des relations souvent conflictuelles entre les sociétés dominantes du Nord et les nations encore globalement dominées du Sud. Roland Viau est chercheur-enseignant au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal et a publié, entre autres choses, cinq essais anthropologiques et historiques, dont Enfants du néant et mangeurs d’âmes, Prix du Gouverneur général, et Du pain et du sang. Les travailleurs irlandais et le canal Beauharnois paru aux PUM en 2013.

Roland Viau est chercheur-enseignant au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal et a publié, entre autres choses, cinq essais anthropologiques et historiques, dont Enfants du néant et mangeurs d’âmes, Prix du Gouverneur général, et Du pain et du sang. Les travailleurs irlandais et le canal Beauharnois paru aux PUM en 2013.
LangueFrançais
Date de sortie16 sept. 2015
ISBN9782760635852
Amerindia: Essais d’ethnohistoire autochtone

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    Aperçu du livre

    Amerindia - Roland Viau

    PREMIÈRE PARTIE

    1. Ethnohistoire, mode d’emploi

    C’était à l’Université de Montréal, le 10 septembre 1991, lors de ma soutenance de thèse portant sur la guerre en Iroquoisie ancienne¹. Après l’exposé introductif de rigueur, j’appréhendais la question qui déconcerte. Elle vint la première, posée par l’examinateur externe et ethnohistorien Charles A. Martijn (né en 1934): «Le candidat affirme, à la page 13 de sa dissertation, qu’il a tiré profit de toute une typologie de sources documentaires pour mener à terme son étude. Néanmoins, il a jugé que les témoignages oraux s’avéraient inefficaces à constituer seuls un domaine de la culture permettant de véhiculer l’histoire des pratiques guerrières des Iroquoiens. Aussi, peut-il élaborer sur ses démarches en vue de vérifier cette assertion?» L’interrogation renvoyait à une question de fond: comment faire l’Histoire des Autres? Faute d’en avoir reconnu toute la subtilité à l’époque de ce rite de passage, j’esquisse aujourd’hui, le doctorat en poche, quelques éléments d’une réponse.

    Une nature hybride

    Le terme «ethnohistoire» a été introduit dans le vocabulaire des sciences sociales au mitan du XXe siècleet a pris son sens dans les études des anthropologues amérindianistes qui avaient entrepris de reconstituer certains pans du passé des peuples autochtones de l’Amérique du Nord². On a dit de l’ethnohistoire qu’elle était une avenue de recherches faisant appel aux traits spécifiques et essentiels de l’anthropologie (assemblage de procédés relevant de toutes les formes du savoir) et aux matériaux de l’histoire (archives et livres imprimés)³. On a écrit, par ailleurs, que ce domaine hybride tirait parti de la démarche historienne (analyse documentaire classique) qu’il appliquait à des sources de données (lieux d’où surgissent les documents) concernant des entités sociales étudiées par l’anthropologie dont le passé ne relevait pas du champ d’investigation de l’historiographie traditionnelle⁴.

    Les ethnohistoriens s’accordent également pour affirmer que l’engouement de l’anthropologie pour l’histoire a incité les ethnologues et les historiens à préciser les affinités entre les deux disciplines⁵. Ce diptyque (jeu d’échos) aura amené des chercheurs à conclure que l’ethnologie différait de l’histoire, non pas tellement par son objet, mais par son orientation⁶. Les deux savoirs ne s’intéressent-ils pas au passé et au devenir humains? L’histoire par le biais des textes – et pour laquelle le rapport aux sources est premier –, et l’ethnologie, par l’intermédiaire de son étude des sociétés vues de l’extérieur et par l’éloignement de son regard. Aussi a-t-on tour à tour qualifié l’ethnohistoire de développement disciplinaire supplémentaire, de branche annexe de l’anthropologie ou de l’histoire, de pratique d’analyse particulière permettant d’exploiter certains types de données, de filon riche en sources de première main (lire en renseignements utiles) où s’approvisionnent au besoin les disciplines connexes de l’anthropologie et de l’histoire (archéologie, géographie, sociologie, etc.)⁷.

    Dans cette foulée, les ethnohistoriens en sont venus également à se demander si leur spécialité s’apparentait davantage à l’anthropologie qu’à l’histoire. Incarne-t-elle l’interstice où se rejoignent deux disciplines distinctes pour reconsidérer en profondeur leurs rapports depuis qu’elles sont devenues au XIXe siècledes savoirs séparés pour des raisons, faut-il le rappeler, beaucoup plus idéologiques que scientifiques⁸? Ou encore: s’avère-t-elle plutôt un attrape-tout publicitaire alléchant pour promouvoir l’interdisciplinarité ou pour musarder dans le coffre à outils du voisin, tout en évitant de remettre en cause l’épineux problème du cloisonnement au sein des sciences humaines et sociales⁹? Toujours est-il qu’au fil du temps et des questionnements, l’ethnohistoire a hérité de plusieurs couches de sédimentations savantes.

    Un monde d’opinions

    À suivre ses tendances actuelles, l’ethnohistoire nord-américaine demeurerait pour certains chercheurs l’étude de la dynamique du changement socioculturel vécu par les sociétés autochtones depuis leur rencontre avec le monde occidental¹⁰. En clair, elle se voudrait l’étude de la nature et des causes des transformations survenues dans l’autochtonie depuis son contact avec les Européens et leurs descendants. Pour d’autres, elle consisterait plutôt en l’analyse d’une situation ethnographique à une époque historique donnée¹¹. Vue sous cet angle, il s’agirait d’une ethnographie historique visant à reconstituer certains aspects des cultures autochtones à un moment particulier de leur histoire. En ce qui les concerne, d’autres chercheurs préfèrent réserver l’usage du terme ethnohistoire à un «patrimoine» englobant un ensemble de techniques affûtées, exploitées pour étudier l’histoire des Autochtones¹². Enfin, d’autres spécialistes perçoivent leur domaine d’étude comme l’histoire autochtone dans une perspective autochtone, considérant sous cette optique qu’il représente le résultat d’une étroite collaboration entre les chercheurs et les populations concernées par l’objet de leurs études¹³.

    De cet exposé succinct des horizons et des trajets ethnohistoriques en Amérique du Nord, on retiendra surtout que le petit cercle de chercheurs conçoit ses aires de spécialisation comme gravitant dans l’orbite de l’histoire culturelle des sociétés autochtones et que cette dernière a dessein de distinguer nettement l’histoire autochtone de l’histoire occidentale. Or, à quoi devons-nous attribuer cette «rupture franche» qui nous met devant deux manières de penser et de pratiquer le savoir particulier et la matière d’enseignement qu’est l’histoire?

    «Le seul critère distinctif pertinent», soutenait le regretté Bruce G. Trigger (1937-2006), dont les œuvres ont, ces dernières décennies, irrigué les sciences humaines, «se situerait d’un point de vue strictement méthodologique: soit la provenance des sources utilisées par les ethnohistoriens pour étudier les changements qui se produisent dans les sociétés où l’écriture ne sert pas comme instrument d’archivage ni de mise en mémoire des connaissances et des savoirs¹⁴». En outre, serinait Trigger, ces chercheurs, qui doivent maîtriser les techniques de l’historien professionnel, sont astreints également à solutionner les problèmes spécifiques d’interprétation que pose le matériel historique (entendons ici les documents écrits) consigné par des individus sur des mondes sociaux auxquels ils n’appartenaient pas et qui étaient animés par des configurations culturelles qui leur étaient étrangères¹⁵.

    En somme, pour Trigger, l’ethnohistoire, à la différence de l’histoire conventionnelle, serait contrainte de baser principalement ses recherches sur les textes produits par des informateurs qui décrivent des groupes humains situés en dehors de leur propre univers de civilisation. Par conséquent, les propos que tiennent ces observateurs ou ces chroniqueurs de la période des premiers contacts entre les représentants du monde européen et les Autochtones, leurs perceptions sélectives et les descriptions de la vie quotidienne qu’ils livrent, reflètent une curiosité condescendante et seraient plus sujets à suspicion et à méfiance. Leurs affirmations comportent généralement une information défectueuse et les rend plus susceptibles de refléter une incompréhension des comportements d’autrui à l’époque considérée. Les éléments rapportés dans ces écrits et ces récits véhiculent souvent des railleries, des préjugés défavorables aux peuples considérés et risquent ainsi de transmettre une vision biaisée de la réalité historique et ethnographique. D’où la nécessité pour l’ethnohistorien d’appuyer sa démarche d’enquête sur un ensemble de savoir-faire pratiques particuliers, puisés dans les acquis de la transdisciplinarité¹⁶.

    Le critère retenu par Trigger pour opérer une distinction entre ethnohistoire et histoire est-il pour autant valable? Justifie-t-il que l’on étudie de façon indépendante l’Histoire des Autochtones?

    Signalons d’abord que les problèmes de représentativité et de fiabilité que tend à susciter le type de sources qui nourrissaient les recherches de Trigger ne sont pas inhérents à l’histoire des Autochtones, ni le lot de l’ethnohistorien. La signification qu’on accorde à ces questions de crédibilité ne met pas pour autant en cause le statut de l’histoire. Elle relève plutôt, à notre sens, les faiblesses et les limites qu’impose la documentation historique au chercheur assigné à l’écriture de l’histoire, indépendamment des cultures et des sociétés étudiées. Nicholas Thomas (né en 1960), dans son copieux volume Hors du temps, nous rappelle que «c’est une idée anthropologique profondément ancrée que les autorités anciennes et en particulier les descriptions missionnaires, sont d’une valeur limitée et douteuse – manquant au mieux de systématicité et étant au pire pleines de préjugés¹⁷».

    Aujourd’hui encore, des sinologues doutent de l’authenticité du témoignage de Marco Polo (1254-1324), observateur sagace de la vie quotidienne en Chine. Même si le marchand vénitien y aurait passé une grande partie de sa vie, assurait avoir bien fait la différence entre ce qu’il «avait vu de ses propres yeux» et ce «dont il avait entendu parler par des témoins fiables», certains tiennent encore ses récits pour fantaisistes, voire pour un tissu d’inventions¹⁸. Que dire par ailleurs de l’univers du roi Arthur (quelque part entre 400 et 600 de notre ère), une époque mal documentée, qui depuis plus d’un millénaire est objet d’art et d’écriture. Comment rédiger la biographie d’un homme à qui une multitude de textes a déjà été consacrée mais dont plusieurs sont tardifs et se contredisent? Sans compter que l’historicité du personnage laisse planer le doute¹⁹.

    En réalité, le dilemme auquel nous confrontent les documents historiques, qu’ils proviennent de l’oralité ou de l’écriture, serait plutôt le suivant: la mémoire la plus forte est plus faible que l’encre la plus pâle. En revanche, avec de l’encre, n’importe qui peut écrire n’importe quoi ou distiller prudemment la vérité dans ses propos. On sait bien, pour reprendre une expression de Daniel Fabre (né en 1947), «qu’il n’est pas d’œil naïf, d’oreille neutre, d’observation innocente²⁰».

    Dans un même ordre d’idées, supposons que je projette la mise en chantier d’une histoire des êtres dits de peu en Europe depuis la Révolution industrielle, dans un tel cas il y aurait fort à parier que ma recherche documentaire s’appuierait exclusivement ou presque sur des textes historiques rédigés par des représentants de l’élite des sociétés européennes, car cette classe privilégiée détenait alors le monopole de la culture savante et lettrée. Or, point n’est besoin de fréquenter longuement les écrits de la noblesse de sang sur le paysannat et ceux de la bourgeoisie mercantile ou industrielle sur le prolétariat urbain pour être à même de constater que leur production littéraire est chargée de sociocentrisme, voire d’autant d’ethnocentrisme que la littérature du monde des relations de voyage traitant des peuples autochtones²¹.

    Un diagnostic similaire peut être posé également par la chercheure œuvrant dans le champ des études du genre et des rapports sociaux de sexe qui prévalaient dans une société donnée²². La presque totalité des sources archivistiques ou imprimées disponibles pour faire l’histoire des femmes en Occident depuis le Moyen Âge a été produite par des hommes et est le plus souvent entachée d’androcentrisme. On pourrait même pousser plus loin la logique du raisonnement en arguant qu’aucun chercheur remontant la profondeur du temps historique n’est «à l’abri du péché des historiens, l’anachronisme²³». À ce propos, l’anthropologue de la Grèce antique, Jean-Pierre Vernant (1914-2007), écrivait d’ailleurs dans La traversée des frontières: «Le regard de l’historien, son questionnement sur le passé sont toujours ceux d’un homme du temps présent, avec sa culture, ses formes de pensée et de sensibilité, son échelle de valeurs²⁴.»

    Notre réflexion critique suggère ni plus ni moins que, même en adhérant à l’argumentation de Bruce G. Trigger pour distinguer ethnohistoire et histoire, nous ne pouvons en revanche le suivre lorsqu’il conclut que l’ethnohistoire serait essentiellement ou exclusivement l’histoire des Autochtones. À notre sens, sa sphère ou son optique engloberait aussi tous les «laissés-pour-compte» de l’Histoire. Loin de se détacher et de constituer une nouvelle spécialité autonome ou une nouvelle discipline intellectuelle, l’ethnohistoire constitue un champ majeur d’investigation et de réflexion. Elle serait en quelque sorte l’histoire à part entière des Autres. Ajoutons cependant que les Autres ne sont pas les sociétés prétendues «primitives» ou dites «archaïques», une invention ancienne confortée par des théories et des exemples²⁵, mais comme le suggère l’anthropologue et sociologue Jean Copans (né en 1942): «L’Autre, c’est moi-même, d’une part parce que les Autres ont à leur tour le droit à la parole et d’autre part, parce que l’univers social contemporain a dissout jusqu’au plus profond de chacun de nous les références identitaires qui ordonnancent les différences majeures de civilisation, de culture, de genre, de personne²⁶.» Et c’est pourquoi: «L’Autre n’est pas qu’un primitif exotique, il n’est pas non plus notre ancêtre rural, mais notre concitoyen et l’ensemble des Autres produits par notre société (l’immigré, l’exclu, etc.)²⁷.» En somme, «son identité reste encore largement façonnée par le discours que nous tenons sur lui²⁸».

    L’ethnohistoire amérindienne est donc un genre d’ethnohistoire parmi d’autres. Rien de plus, rien de moins.

    S’il est une critique que nous pouvons porter contre la proposition émise par Trigger, c’est bien sa dimension restrictive qui confine l’ethnohistoire à l’état de champ balisé. Reconnaître en bout de piste la préséance des documents écrits dans les recherches ethnohistoriques équivaut à admettre que l’étude du passé humain se fait d’abord, avant tout et surtout avec des sources mises en textes. Capitulation subtile, s’il en est une. Car elle évacue ou disqualifie un discours en train de se construire et ramène à la case départ, soit à une conception arrêtée de la notion même de document historique: notion pourtant en perpétuelle redéfinition.

    La «boîte noire» de l’Histoire

    Dans une monographie savante considérée comme un chef-d’œuvre d’ethnologie contemporaine, Le retour des ancêtres, Nathan Wachtel (né en 1935) a montré que l’ethnohistoire ne se borne pas à quelques concepts opératoires ni à quelques recettes d’analyse toutes faites empruntées à la discipline voisine²⁹. Au sein des unités sociales qui n’ont pas d’écriture et pour lesquelles les seuls textes historiques disponibles ont été consignés par des observateurs étrangers, cette spécialité peut incarner «une sorte d’histoire à rebours, telle qu’à partir de ce qui, du passé, demeure vivace dans le présent, ses redondances et sa part d’invention³⁰». Par un cheminement régressif en quelque sorte où sont confrontés l’oral et l’écrit, le chercheur démonte ou déconstruit une mémoire collective consciencieusement régénérée en la sondant pour remonter le temps au rythme exact de sa quête, au lieu de sembler descendre avec elle au rythme fictif de la narration³¹. Ainsi pensée, ainsi pratiquée, l’ethnohistoire peut être définie comme une approche du passé et du devenir humains, «celle qui combinerait au mieux les techniques des historiens et des ethnologues³²». Pour confronter des sources de données de toute nature, ajouterons-nous.

    Les résultats de la méthode régressive affinée par Wachtel pour faire l’histoire des Indiens Urus sont plus que tonifiants. Greffés à un brin d’humanité perdue vivant aux confins des cimes enneigées de la cordillère des Andes, en Bolivie, où la modernité est parvenue à s’immiscer et à infiltrer de savoirs extérieurs les traditions orales locales, ils enseignent malgré tout que le document historique ne se limite pas au simple matériau sur lequel s’exerce la réflexion du chercheur. Ils incitent en outre à le concevoir comme tout apport ou source d’information susceptible de nous permettre de parvenir éventuellement à une intelligence sans cesse plus complète des processus d’évolution culturelle des sociétés humaines. Envisagés dans cette perspective, tous les instruments utilisés par des individus pour véhiculer des réalités matérielles et pour transmettre des valeurs spirituelles s’avèrent des données pertinentes susceptibles de féconder la connaissance historique et anthropologique d’une culture ou d’une société particulière. Bref, tout ce qui nous entoure et que nous appelons «environnement» est document, source, matériau ou donnée potentielle de l’ethnohistoire. Avec les technologies modernes, de tout, l’ethnohistorien fait archive.

    Ainsi définie, la notion de document historique se dote d’un contenu plus ouvert et se prête à l’élaboration d’une typologie dont l’inventaire systématique, à défaut de prétendre à l’exhaustivité, intégrerait les éléments mentionnés dans le tableau 1.

    Tableau 1  Typologie du document historique

    Les documents écrits: c’est-à-dire toutes les sources émanant de l’écriture phonétique, qui retranscrit des sons, images et rébus. Cette forme d’écriture se distingue des écritures pictographique, logographique et idéographique par le fait que la phonétisation est un procédé qui consiste à substituer des signes, environ une trentaine, à la langue parlée pour communiquer la pensée.

    La vaste catégorie des documents écrits englobe les sources manuscrites (archives littéraires ou textes considérés comme rares, uniques – ou presque parce qu’ils n’ont pas été reproduits en de multiples exemplaires par le biais de l’imprimerie) et les sources imprimées (livres, brochures, revues et journaux)³³.

    Les sources manuscrites sont conservées ordinairement dans des dépôts d’archives, que ceux-ci soient publics, semi-publics ou privés. Ces archives sont le plus souvent répertoriées dans des inventaires et subdivisées en fonds: Fonds d’archives est le nom donné à un ensemble de documents qui sont soit homogènes de nature, soit reliés par le seul fait d’avoir un jour été donnés ou légués par un particulier qui en avait la propriété.

    L’historienne Arlette Farge (née en 1941) en donne d’ailleurs la définition scientifique suivante: «Ensemble de documents, quels que soient leurs formes ou leur support matériel, dont l’accroissement s’est effectué d’une manière organique, automatique, dans l’exercice des activités d’une personne physique ou morale, privée ou publique, et dont la conservation respecte cet accroissement sans jamais le démembrer³⁴.»

    La réunion des documents d’archives découle donc des activités quotidiennes d’une administration publique, religieuse ou privée. Aussi «la notion de fonds d’archives s’oppose-t-elle totalement à celle de collection. Car une collection – celle d’un musée, d’une bibliothèque, d’un amateur – se constitue après coup, selon certains critères subjectifs, pour répondre à certains goûts, au hasard des ventes, de dons et de legs. Les docu-ments, au contraire, se déposent dans les archives exactement comme se forment les sédiments des couches géologiques, progressivement, constamment³⁵».

    Les documents oraux: c’est-à-dire tout ce qui est transmis par la bouche et par la mémoire. Parmi ces documents, nous retrouvons et distinguons les sources des traditions orales³⁶.

    La source orale consiste en un témoignage qui est communiqué par le truchement du langage par un informateur ayant constaté (de visu) ou enregistré (in situ) lui-même un fait (quelque chose qui s’est passé ou qui s’est pensé).

    Prenons, à titre d’exemple, un ouvrier mohawk retraité qui relate avec force détails son histoire de vie. Son récit décrit les activités manuelles du monteur de charpente métallique (ironworker) qu’il était dans l’industrie de la construction en hauteur. L’informateur est contemporain des faits recherchés pour reconstituer une histoire récente ou immédiate des journaliers iroquois spécialisés dans la charpente métallique.

    La tradition orale est, quant à elle, un témoignage concernant un passé relativement lointain qui est transmis de bouche à oreille par le truchement du langage. Ce témoignage parlé ou chanté communique un fait historique rapporté ou qui n’a pas été constaté ni observé par le dépositaire lui-même mais qu’il a appris par ouï-dire (de auditu).

    Ainsi, cette étude sur la présence des Mohawks dans la construction en hauteur amènera le chercheur à constater qu’il s’agit là d’un domaine d’activité que s’est approprié exclusivement ou presque ce groupe autochtone pour en apprendre et en maîtriser les compétences, développer une véritable expertise, puis l’enseigner de père en fils³⁷.

    Si l’objet principal de cette recherche vise à répondre à la question «Pourquoi les Mohawks ont-ils choisi d’acquérir ce métier particulier?», l’informateur concerné dira probablement que lui, ses pairs et ses aïeux ont pratiqué ce travail manuel depuis cinq générations et que le métier de monteur de structure est en soi une grande source de satisfaction. Il insistera sur le danger de sa pratique et précisera aussi que la tradition veut que les Mohawks ignorent le vertige et que ses ancêtres lui ont enseigné que c’était en s’adonnant à ce métier qu’on devient suffisamment hardi pour affronter la peur, apprivoiser la mort pour mieux vivre, philosopher sur le sens, la valeur et l’utilité du travail ou laisser son empreinte sur le monde³⁸.

    Son récit, pour expliquer cette présence mohawk sur les chantiers de construction (ponts, tours d’habitation et gratte-ciel), arpentera le temps sur plus de 140 ans et résultera en quelque sorte d’une chaîne de transmission. Le récitant racontera une vieille histoire familiale qu’il tient d’un parent qui l’aura apprise d’un autre proche, et ainsi de suite, au fil des générations. Dans cette succession, chaque témoin ultérieur représente un maillon et chaque témoignage est un témoignage auriculaire. Le dernier témoin (l’informateur) communique le dernier témoignage à un scribe (l’intervieweur) qui le consigne sur un support matériel, magnétique, magnétoscopique ou numérique.

    Il existe plusieurs genres de traditions orales couvrant des surfaces sociales variées (famille conjugale, famille étendue, clan familial, groupe d’intérêt, communauté villageoise, caste, ethnie). Ces genres de traditions orales se présentent sous la forme de récits (historique, épique, légendaire, mythique), de généalogies, de poèmes, de contes, ou de rituels³⁹. Faut-il insister, nombre de relations de faits vrais ou imaginaires structurant le contenu de récits fixés par l’écriture ne sont en réalité que l’aboutissement de longues traditions orales (Iliade et Odyssée, Beowulf ou La Chanson de Roland) transmises par des récitants (des aèdes, des bardes, des griots, des sagnamenn) et des officiants de rituels religieux ayant fait leurs des idées de toutes sortes qui sont autant d’idées reçues.

    Dans les sociétés sans écriture, où les phénomènes d’interaction, découlant de la rencontre de deux mondes, n’ont pas déjà achevé leur œuvre d’acculturation, la tradition orale représente encore la source primaire qui demeure certes un héritage, mais qui s’avère avant tout traditionnelle et renvoie fondamentalement à la culture et à une affaire de mémoire. N’est-elle pas «la connaissance d’un certain nombre de codes du comportement, et la capacité de s’en servir⁴⁰»? Et, à ce chapitre, la tradition orale incarne un savoir ou un domaine de la culture attitré pour répéter le passé, perpétuer dans la mémoire collective la pérennité des coutumes et maintenir vivant le souvenir des ancêtres, de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ont laissé à leurs descendants. Elle constitue ainsi un patrimoine culturel immatériel.

    Somme toute, pour l’ethnohistorien comme pour le philosophe, l’écriture est une «prothèse de la parole et de la mémoire⁴¹». Ce support matériel n’est donc pas une forme de communication supérieure à l’oral. L’écriture ne permet pas une forme d’expression plus riche, plus complexe, plus aboutie que la parole.

    Les documents iconographiques: c’est-à-dire des images qui constituent des représentations particulières d’un sujet⁴². Les médias utilisés pour créer ces expressions iconographiques sont la peinture, le dessin, la gravure et la sculpture, quoique les œuvres produites puissent apparaître sur des supports diversifiés tels la toile, le carton, le panneau de bois, le papier, le textile, le vélin, l’os, le métal et la pierre.

    Dans cette catégorie de représentations se rapportant à un sujet donné, nous retrouvons les aquarelles, les dessins, les peintures à l’huile, les estampes, les armoiries blasonnées, les sculptures, les gravures, les affiches, les bandes dessinées, les caricatures et les graffitis.

    Les documents iconographiques sont parfois difficiles d’accès car ils appartiennent souvent à des particuliers, se rattachent à des collections muséales ou sont gérés par des dépôts d’archives privés ou publics.

    Les documents associés aux premiers systèmes d’écriture et aux œuvres graphiques de représentation linguistique: c’est-à-dire les formes d’écriture qui traduisent des idées ou des concepts par des scènes figurées ou par des symboles complexes.

    Cette catégorie comprend, entre autres, les pictogrammes (des signes qui reproduisent les objets concrets auxquels ils font référence), les logogrammes (des signes qui représentent des mots) et les idéogrammes (des signes qui représentent des idées).

    On pense d’abord aux calculi (jetons d’argile) et aux tablettes cunéiformes, découverts sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, chez les Sumériens, dans le sud de la Mésopotamie, apparus vers 3400 avant notre ère et interprétés comme des outils comptables de calcul, et aux hiéroglyphes des anciens Égyptiens, présents de manière embryonnaire dans le mobilier funéraire, sur les bords du Nil, presque au même moment⁴³. Doivent être également inclus les jiaguwen (inscriptions oraculaires) que les linguistes considèrent comme les expressions du premier état de l’écriture chinoise. Ces textes, datés de la fin de la dynastie Shang (XVIIIe-XIe siècles av. J.-C.) et gravés sur des os de bovidés et des plastrons de tortue, témoignent de procédures de divination et de leurs résultats⁴⁴.

    En Amérique centrale, quatre systèmes d’écriture (maya, zapotèque, aztèque et mixtèque) ont aussi été développés (entre 600 av. J.-C. et 900 de notre ère).

    L’écriture maya se compose de nombreux signes et symboles appelés glyphes et groupés de façon à former des blocs d’aspect plus ou moins carré. Les Mayas exploitaient une combinaison de glyphes pour identifier des syllabes ou des mots complets (verbes, noms, adjectifs, prépositions et autres parties du discours). Les textes déchiffrés décrivent les principaux épisodes de l’existence des dirigeants et des rituels religieux, sont associés à des conflits entre Cités-États et à des alliances à des seigneurs suzerains, ou encore livrent des renseignements sur la toponymie. On avait recours à des matériaux particulièrement diversifiés comme support pour fixer ces données: monument, vase, os, jade, codex ou fresque murale.

    L’écriture nahuatl utilisée par les Aztèques, de 900 à 1600 de notre ère, se situe à mi-chemin entre la pictographie, l’idéographie et le symbole phonétique. Elle comporte trois éléments: des personnages, des compositions symboliques (glyphes) et des signes arbitraires reliant les personnages et les glyphes. Les thèmes représentés sont l’économie, la politique, l’histoire et la religion.

    Aux différents systèmes d’écriture inventés en Mésopotamie, en Égypte, en Chine, et parmi les Mayas, s’ajoutent les quipus des Incas du Pérou précolombien, confectionnés à partir du IIIe millénaire av. J.-C. et utilisés jusqu’au XVIIe sièclepour tenir à jour les affaires gouvernementales et mémoriser les faits jugés importants aux yeux des classes supérieures⁴⁵. Ces archives consistaient en des cordelettes portant des nœuds. Elles étaient codées par leurs couleurs et semblent avoir servi pour enregistrer les transactions portant sur les tributs versés et probablement les traités.

    Notons aussi l’écriture inventée en 1880 pour transcrire la langue des signes utilisée par les Indiens des Plaines. Pendant plusieurs siècles, les groupes autochtones de cette aire culturelle, dont les Kiowas, les Commanches, les Cheyennes, les Arapahos et les Sioux, qui parlaient tous des langues différentes, employaient une langue gestuelle très élaborée pour communiquer les uns avec les autres⁴⁶.

    Mentionnons par ailleurs les caractères oghamiques de Grande-Bretagne et d’Irlande du Ve au VIIe sièclede notre ère. Ces inscriptions, relativement nombreuses, on été rédigées le plus souvent en langue latine, mais aussi, à l’occasion, dans l’écriture propre aux anciens Irlandais. Les ogham gravés sur des stèles de pierre ou des morceaux de bois et ponctués de traits

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