Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Aux confins de la Terre: Une vie en Terre de Feu
Aux confins de la Terre: Une vie en Terre de Feu
Aux confins de la Terre: Une vie en Terre de Feu
Livre électronique998 pages14 heures

Aux confins de la Terre: Une vie en Terre de Feu

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

La fabuleuse et incroyable histoire de Lucas Bridge, né et élevé au milieu d'un peuple indien aujourd'hui disparu 

La première édition en 1948 de Aux Confins de la Terre, la merveilleuse chronique de E. Lucas Bridges sur la Terre de Feu, fut accueillie avec un immense enthousiasme et s’est imposée depuis soixante ans comme le grand classique littéraire sur la Terre de Feu et la culture peu connue des Indiens fuégiens. 
Lucas Bridges naît en 1874 en Terre de Feu, à l’extrême sud de l’Argentine, une région sauvage, à l’époque grandement inexplorée. Ses parents missionnaires s’y sont établis quelques années auparavant, au cœur d’une nature grandiose. D’immenses étendues de montagnes, forêts, lacs et marais les entourent, qui sont également le terrain de chasse de tribus hostiles et féroces. Lucas grandit parmi les Indiens Yaghans de la côte, apprenant leur langue et leurs usages. Plus tard, jeune homme, il entre en contact avec la tribu sauvage des Onas, devient leur ami et compagnon de chasse et est initié comme guerrier. À coup sûr, la prédiction du critique littéraire du New York Times au moment de la parution de ce livre est encore d’actualité : « Je n’ai aucun doute que Aux Confins de la Terre trouvera sa place au panthéon de plusieurs domaines de la littérature : aventure, anthropologie et histoire frontalière ». 

Un chef-d’œuvre de la littérature de voyage et d'aventure.

EXTRAIT

Le mercredi 27 septembre 1871, en fin d’après-midi, l’Allen Gardiner, goélette de quatre-vingt-huit tonneaux, jeta l’ancre dans l’anse Banner, sur la côte nord de l’île Picton, proche de l’entrée orientale du canal du Beagle, en Terre de Feu.
Avec ses deux collines réunies par un isthme verdoyant, l’île Garden1 barre l’entrée de l’anse et crée ainsi un port fermé. Après avoir navigué des îles Malouines2 aux approches d’Ushuaia, les marins descendirent au poste d’équipage pour prendre un repos bien mérité. Deux des trois passagers, un homme et une femme, sortirent de leur cabine et demeurèrent silencieux sur le pont désert.
Ils avaient vingt-huit ans environ. La femme était blonde aux yeux bleus teintés de gris. De constitution moyenne, elle mesurait un mètre soixante à peine. Après des semaines de mal de mer, elle avait perdu ses fraîches couleurs de jeune fille élevée dans les vergers du Devonshire, mais, en dépit de sa pâleur, son visage irradiait un éclat que ni les souffrances ni l’âge ne devaient jamais ternir.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Les mémoires d’Esteban Lucas Bridges se dévorent comme l’un de ces palpitants récits d’aventures lointaines qu’affectionnait le XIXe siècle. [...] Aux confins de la Terre, qui a connu un premier succès en 1947, est un document poignant et unique en son genre. - Nicolas Journet, Sciences humaines 

Il y a des livres qui sont les garants d’une mémoire qui disparaît, et le livre de Lucas Bridge (1874-1949) fait partie de ceux-là. [...] C’est donc d’un homme qui a vécu avec les Selk’nam qu’il s’agit dans ce livre de six cent pages, et non d’un ethnologue qui les a étudiés. Un regard ‘de l’intérieur ’, qui répertorie l’information brute, la décrit sans censure morale ni limites scientifiques. - Cristina L'Homme, L'Obs

À PROPOS DE L'AUTEUR

Fils du missionnaire anglican Thomas Bridges, qui fut le premier Européen à s’établir en Terre de Feu, à l’endroit qui allait devenir plus tard la ville d’Ushuaia, E. Lucas Bridges (1874-1949) est la seule personne à avoir vécu intimement, pendant plus de trente ans, parmi les Indiens fuégiens et à avoir témoigné en première ligne de leur monde aujourd’hui disparu. Sa vie d'aventures le mena ensuite en Europe, en Afrique du Sud et au Chili.
LangueFrançais
ÉditeurNevicata
Date de sortie11 déc. 2013
ISBN9782511006511
Aux confins de la Terre: Une vie en Terre de Feu

Auteurs associés

Lié à Aux confins de la Terre

Livres électroniques liés

Biographies historiques pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Aux confins de la Terre

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Aux confins de la Terre - E. Lucas Bridges

    1842

    Préface

    Mission « civilisatrice »

    Il est des temps de grâce dans la vie d’un éditeur. C’est ce qui vient d’arriver aux Éditions Nevicata (Bruxelles) en publiant Aux confins de la Terre d’E. Lucas Bridges. Un des grands livres de l’histoire de l’humanité.

    Dans l’extrême Nord, il est un peuple emblématique, au faîte du globe, les Esquimaux polaires, ou Inughuit, et ce fut Les Derniers Rois de Thulé. Dans l’extrême Sud, près du cap Horn, aux abords du détroit de Magellan, ce sont les Fuégiens, quatre peuples en Terre de Feu, que les explorateurs pressentaient lorsqu’ils découvraient dans les forêts côtières des fumées qui paraissaient se répondre, comme des signaux mystérieux, d’une rive à l’autre. Ces hommes, quasi nus, sont mangeurs d’otaries et de coquilles. Armés de harpons, ils chassent la baleine. Ils affrontent les tempêtes et font face à des hivers irrégulièrement extrêmes. Dans les montagnes, avec des arcs et des flèches, ils pourchassent le guanaco, proche du lama. Leur personnalité singulière frappa l’illustre Charles Darwin, alors âgé de vingt-deux ans, lorsque le célèbre navire britannique le Beagle jeta l’ancre, au cours de l’expédition, dans une baie ouverte sur le sud-est de la Terre de Feu.

    Ce peuple fuégien n’était pas inconnu des Anglais : quelques Yahgans avaient été déportés et même présentés au roi Guillaume IV :

    La reine Adélaïde posa son propre bonnet de dentelle sur la tête d’une Fuégienne, tandis que le roi lui passait au doigt un de ses anneaux et lui donnait une somme d’argent pour son trousseau.

    Ils avaient vécu trois années en Grande-Bretagne, où l’on fondait l’espoir de les évangéliser. Ils convainquirent leurs interlocuteurs que les Indiens – leurs compatriotes – étaient cannibales. Charles Darwin passa douze mois à bord du Beagle en compagnie de ces « barbares ». Et « ce grand chercheur de la vérité » accepta alors ces témoignages – tels quels.

    Aux confins de la Terre retrace d’abord l’oeuvre d’un pasteur anglican, courageux et intègre, venu en 1863 de Grande-Bretagne, missionné par la Patagonian Missionary Society, renommée quelques années plus tard South American Missionary Society. Il vécut plusieurs dizaines d’années aux abords du cap Horn, sur la côte nord du canal du Beagle, avec ses six enfants (trois garçons et trois filles) et particulièrement un de ses fils, Lucas. Reprenant le journal de son père après la mort de celui-ci en 1898, à 56 ans, Lucas l’a enrichi de ses propres notes dans la première partie de ce livre.

    Il nous révèle que Charles Darwin était un piètre ethnologue. Ainsi qu’il arrive parfois en anthropologie, les témoignages des indigènes n’ont pas été soumis à une critique élémentaire – cette critique interne qu’à juste titre Jacques Derrida recommande. Le sous-texte, le contexte, le mot, après l’avoir cassé comme une noix, le non-dit, les silences et ce rien qui est tout… La connaissance médiocre de l’anglais par ces Yahgans et leur souci de complaire à leurs interlocuteurs les ont convaincus qu’il était beaucoup plus facile de répondre dans le sens de ceux qui les interrogeaient et de poursuivre dans le cadre logique de la présupposée enquête :

    « Tuez-vous des hommes pour les manger ? »

    Pressés de répondre, ils acquiescaient tout naturellement et l’enquêteur poursuivait dans la ligne de ce qu’il croyait percevoir :

    « Quels hommes mangez-vous ? »

    Pas de réponse.

    « Mangez-vous les méchants ?

    — Oui.

    — Quand il n’y a pas de méchants, que se passe-t-il ? »

    Pas de réponse.

    « Mangez-vous vos vieilles femmes ?

    — Oui. »

    Et peu à peu, les Fuégiens prirent plaisir à inventer. Il est un proverbe chez les Tamberma, au nord du Togo, selon lequel « le Blanc croit tout ce que l’Africain lui dit ». Le célèbre poète peul Amadou Hampâté Bâ, dans Oui, mon commandant !, a décrit avec humour des enquêtes administratives auxquelles il participait en tant qu’interprète et au cours desquelles il se découvrait une secrète satisfaction indigène à contourner les faits pour tromper l’interlocuteur, dérouter l’étranger arrogant, soucieux, en bon fonctionnaire, de vous explorer pour mieux vous assujettir.

    Charles Darwin, ethnologue

    À bord du Beagle, il est un passager naturaliste, Charles Darwin. Relisons-le :

    L’étonnement que je ressentis en voyant pour la première fois un groupe de Fuégiens sur une côte sauvage et accidentée, je ne l’oublierai jamais, car aussitôt il me vint brusquement à l’esprit cette réflexion : tels étaient nos ancêtres. Ces hommes étaient absolument nus et barbouillés de peinture, leurs longs cheveux étaient emmêlés, leurs bouches écumaient d’excitation et leur expression était sauvage, effrayée et méfiante. Ils ne possédaient presque aucun art et tels des animaux sauvages, ils vivaient de ce qu’ils pouvaient attraper. Ils n’avaient pas de gouvernement et ils étaient sans pitié à l’égard de quiconque n’appartenait pas à leur petite tribu. Celui qui a vu un sauvage sur sa terre natale n’éprouvera guère de honte s’il est forcé de reconnaître que le sang de quelques créatures plus humbles coule dans ses veines. Pour ma part, je préférerais descendre de ce petit singe héroïque qui brava son ennemi redouté afin de sauver la vie de son gardien, ou de ce vieux babouin qui, descendant des montagnes, arracha triomphalement son jeune compagnon à une meute de chiens étonnés, plutôt que d’un sauvage qui prend plaisir à torturer ses ennemis, qui offre des sacrifices sanglants, qui pratique l’infanticide sans remords, qui traite ses femmes comme des esclaves, qui ignore la décence et qui est habité par les superstitions les plus grossières¹.

    La recherche devait établir ultérieurement que ces peuples connaissaient, non pas des superstitions grossières, mais une sociologie complexe. Notamment, le sens du rituel et du théâtre lors des danses du serpent au Hain, cependant que les treize danseurs ont le corps entièrement peint de cercles blancs. Cette esthétique très raffinée fait l’objet actuellement d’études. Et aussi une mythologie dont on n’a pas fini de mesurer la profondeur. Des fouilles récentes réalisées par une équipe d’archéologues du CNRS² ont montré qu’ils disposaient, lors d’une cérémonie annuelle, un cercle de feu qui me rappelle, dans un esprit bachelardien, l’acte d’imploration, de conjuration, que le feu et sa flamme peuvent exprimer dans une vision cosmo-dramaturgique. C’est une des analyses que j’ai tentées en Tchoukotka, dans cette singulière « allée des baleines »³, le Stonehenge sibérien.

    Eh oui ! Ces Fuégiens pensent et Charles Darwin ne s’est guère interrogé à cet égard. Inspiré par son hérédité d’Occidental, il conclut trop vite que ces hommes vivaient un état primaire et encore grossier, dans leur état d’évolution de fils d’animal-humain. Charles Darwin, non seulement était un piètre ethnologue, mais aussi un très mauvais linguiste :

    En les écoutant, il eut l’impression que les Fuégiens répétaient toujours les mêmes phrases, encore et encore. Il en arriva à la conclusion que tout leur langage ne comptait pas plus d’une centaine de mots.

    Lucas Bridges, qui a passé quarante ans en Terre de Feu et parlait parfaitement le yahgan et l’ona – son père a même rédigé un dictionnaire de la première de ces deux langues qui fait autorité – montre que le yahgan est une langue infiniment plus riche et expressive que l’anglais ou l’espagnol… :

    Le Dictionnaire yahgan ou yamana-anglais, élaboré par mon père, ne contient pas moins de trente-deux mille mots ou inflexions, nombre qui aurait pu être considérablement augmenté sans s’écarter de la langue châtiée⁴.

    La recherche en sciences sociales est exigeante. Elle l’est tout autant que dans une enquête biologique, physique ou… policière. Pour un détective, les aveux et les faits peuvent indiquer une piste et tout s’organise pour conforter l’enquêteur dans une certaine voie d’élucidation. Mais sur le lieu du crime, il suffit d’un cheveu sur un matelas ou un vêtement pour anéantir cette analyse et l’orienter dans une toute autre direction.

    Un peuple innocent et libre

    Le livre se déroule dans la toute petite bourgade que le père de Lucas – Thomas Bridges – a fondée sur une plage désolée : ce sera la célèbre Ushuaia de nos émissions télévisées. À l’époque, il n’y avait dans ce lieu perdu que seize familles de Yahgans. Ces Yahgans, de la même famille que les Alakalufs, font partie de la race paléo-amérindienne. Il est quatre peuples parmi ces Fuégiens : les Yahgans, les Alakalufs, les Onas et les Aush, ou Onas de l’Est. Ces peuples connaissent des conditions extrêmes : le froid, l’humidité, l’extrême isolement. Ces hommes et femmes vivent comme des nomades de la mer, dans une préhistoire vivante.

    José Emperaire⁵, un éminent archéologue français, m’en avait parlé et m’avait invité à le rejoindre sur place, tant ce peuple premier austral m’avait fasciné. J’avais auparavant lu les remarquables travaux du docteur Paul Hyades⁶, lors de la mission française de la première Année Polaire Internationale conduite à bord de la Romanche par le capitaine Louis-Ferdinand Martial⁷. Hélas, Emperaire est mort tragiquement en 1958 lors de l’une de ses remarquables fouilles en Patagonie. Son œuvre a donné une nouvelle perspective d’étude de la préhistoire des Fuégiens. Leurs pirogues sont en écorce d’arbre. Certaines ont huit mètres de long et plus d’un mètre de profondeur. Ces Indiens sont très bien équipés. Leurs arcs et leurs flèches sont extraordinairement efficaces. Ils ont aussi des lances et des frondes. Ces quatre peuples sont des descendants de ces populations qui ont franchi le détroit de Béring il y a quarante mille ans et qui ont pérégriné à travers l’Alaska, puis les grandes plaines américaines, puis l’Amérique centrale, les forêts d’Amérique du Sud pour s’établir enfin, il y a 7620 années avant Jésus-Christ, selon les dernières recherches au carbone 14, sur ces rives désolées de l’île grande de Terre de Feu (baie Inutile). Des fouilles ultérieures remonteront encore peut-être le temps d’occupation. C’est le privilège de la préhistoire.

    Sont-ce les mêmes groupes de population qui sont partis d’Asie ? Évidemment non. Les migrations se poursuivent dans la très longue durée, par relais, mais les traits génétiques, le savoir et les mythologies perdurent. Les Fuégiens avaient sans doute dans leur subconscient des traces de leur temps sibérien et asiatique. Il nous reste, en archéologues de la pensée, à les découvrir.

    Les Yahgans sont de petite taille, comme les Esquimaux : 1,57 m en moyenne, 1,65 m pour les plus grands, 1,42 m pour les plus petits. Ils sont doligocéphales. Les pieds et les mains sont petits. Ils ont des traits aquilins et bénéficient d’un régime métabolique élevé qui les protège du froid et leur permet de séjourner étonnamment de longues heures dans l’eau. Hommes et femmes ont un visage jaune-brun. Leur corps est disharmonique. Un tronc fort, des jambes maigres. Contrairement aux Esquimaux, qui ont un large torse, rattaché à la tête sans grande encolure, cependant qu’ils ont de fortes cuisses et de forts et durs mollets. Les mâchoires sont puissantes, comme celles des Esquimaux et de tous les mangeurs de chair plus ou moins crue. Les Onas, qui sont parmi les plus grands des Indiens d’Amérique, ont un mètre quatre-vingts, un nez et une face étroite. Et ils s’épilent :

    Aussi bien les Yahgans que les Onas s’épilaient tous les poils du visage et du corps, à l’exception des cils et des cheveux… En cas de deuil, ils se rasaient la tête, ne gardant qu’une couronne de cheveux sur le pourtour.

    Leurs traits ne sont pas mongoloïdes, ce qui accentue les preuves de leur singularité. Leurs lèvres sont fortes comme les Esquimaux et leurs cheveux noir ébène, lisses et épais, contrairement aux Esquimaux qui sont noir bleu et très fins. Ils ont un petit tablier en peau de loutre sur le bas-ventre et, comme jetée négligemment sur l’épaule tels des hidalgos, une couverture de même origine. Les femmes yahganes « nagent comme des chiens ». Elles aussi sont pratiquement nues, à l’exception de cette pièce de vêtement. Elles ont des colliers de coquilles avec des morceaux d’os, de pattes et d’ailes d’oiseau. Les Aush et les Onas étaient chaussés de mocassins en cuir de pattes de guanaco. Les Yahgans étaient souvent pieds nus, sauf parfois les hommes l’hiver. La vie sexuelle est intense, comme en Amazonie – où elle est une de leurs principales activités avec la guerre – et les structures parentales très complexes afin d’éviter la consanguinité et la stérilité.

    Dans cette humidité et ce froid permanents, ces hommes se protègent en disposant toujours d’un feu :

    Avec de la pyrite ou un silex, ils allument l’amadou, qui est une substance fine d’un champignon. Pour ne pas avoir à rallumer le feu, ils ne le laissent jamais s’éteindre. Ces braises sont gardées sans cesse à portée et jusque dans leurs canots quand ils se déplacent.

    Ces inextricables chenaux qui coupent, en tous sens, l’extrême Sud de l’Amérique paraissent parcourus par des feux follets se déplaçant d’îlot en îlot :

    Le feu est sur un petit tas de sable, avec du gazon humide, et les hommes, au débarquement, prennent ces braises pour allumer à nouveau un grand feu, auprès duquel ils se reposent et passent la nuit.

    Leurs huttes rudimentaires sont en branchages recouverts de peaux d’otaries. Ces quatre groupes de population, les Yahgans, les Onas, les Alakalufs et les Aush, étaient, remarque Bridges, très différents les uns des autres. Les uns sont hommes de la mer, les autres des chasseurs des forêts et des montagnes, avec des génétiques assez opposées, qui posent des problèmes d’histoire différente des migrations. Une preuve supplémentaire en est donnée. La plupart des populations indiennes, également comme les Esquimaux, sont imberbes. Mais les Alakalufs peuvent avoir de grandes barbes, tout comme les Indiens du Nord de la Californie. On ne sait presque rien sur les Chonos, peuple précédent qui a disparu à la fin du dix-huitième siècle « soit par extinction, soit par fusion avec les Chilotes, qui habitaient le nord de leur domaine, ou avec les Alakalufs installés au sud »⁸. Et la dernière Ona est morte en octobre 1967.

    Aux confins de la Terre est une oeuvre unique. Le préhistorien, l’anthropologue, l’historien sont naturellement fascinés par ce qu’il convient d’appeler les peuples racines, par ces pensées que l’on croyait rudimentaires et qui sont à l’origine même de notre perception des origines de l’humanité. Sont-ils encore hybrides et bénéficiant d’une force évolutive ? Comment le déceler, ces peuples ayant disparu ? Le philosophe est également interpellé, lui qui a toujours le souci de porter à l’amont, sinon sa rêverie, sa réflexion. Ces populations habitent une des régions les plus déshéritées de la Terre. Ils ne pouvaient pas aller plus loin : c’est l’océan. Très démunis, ces nomades de la mer et ces chasseurs des montagnes ne connaissent pas l’agriculture ; ils n’ont domestiqué que le chien ; ils ne pratiquent ni la poterie ni le filage. Dans ce livre, qui relève plus de la chronique que d’un récit académique, Lucas Bridges relate l’installation de cette mission protestante anglaise, qui, au départ, était pauvrement dotée. Dans un esprit évangélique, de fraternité croissante et de volonté pacifique, Thomas Bridges, le père de l’auteur, a su intégrer, peu à peu, des hommes qui sont des guerriers, à son élevage de moutons et son entreprise forestière, en les utilisant comme une main d’œuvre épisodique. Il les a encouragés à assurer eux-mêmes ce passage difficile à la vie agricole. Il a même cherché à inventer une réserve ou un territoire pour les protéger, mais les gouvernements responsables étaient velléitaires, sans courage et imagination.

    Personne n’a eu, au sein de ce peuple des premiers âges de l’Histoire, une aussi grande intimité que l’auteur. L’histoire de Lucas rappelle l’inoubliable Dustin Hoffman du Little Big Man d’Arthur Penn (1970) : il se décivilise, pour quelques années, avec joie, parmi ces redoutables Onas, guerriers chasseurs, dans d’inextricables forêts au pied des sévères montagnes. Il aurait passionné un Jack London. Vivre dans une ville comme Buenos Aires, où il terminera sa vie aventureuse de grand voyageur (notamment en Afrique noire) et d’homme d’affaires, dans un gratte-ciel, lui paraît relever de la folie et de l’absurdité.

    C’est en 1946 que cet ouvrage exceptionnel a pu enfin être achevé. Il parut à Londres chez Hodder & Stoughton. Je tiens à dire mon admiration pour le traducteur et l’éditeur. Les lecteurs leur en seront à jamais reconnaissants. Nous avons envisagé, dans une édition future, l’éditeur et moi, de le faire paraître en coédition dans la « Bibliothèque Terre Humaine » – CNRS/Plon.

    Charles Darwin, revisité

    La grande et première leçon que je retire de ce livre, foisonnant de vie et qui part dans tous les sens, comme de la broussaille et où, ici et là, on découvre des détails infiniment précieux, c’est qu’il faut se méfier des hommes de théorie. Un homme de sciences est celui qui doute. À partir du moment où un observateur est si prompt à conclure, alors, il faut se méfier. Oui, Goethe est à relire : il nous apprend que, dès son époque, « les professeurs prétentieux, parce que se jugeant maîtres de leur discipline, enfermés dans leurs donjons, étaient incapables de s’écouter mutuellement ». Le sage de Weimar prône la prudence, l’extrême attention à tous les faits et dans un esprit pluridisciplinaire. « N’est vrai », nous dit-il, « que ce qui fructifie (fruchtbar)… Se méfier des vérités érigées en principes et en dogmes par les professeurs, comme pour affirmer un pouvoir. »

    Je songe à Charles Darwin, mais je tiens à faire allusion aussi à cette orientation malheureuse, particulièrement française, vers les modélisations, les structures, les sémiologies des textes recueillis d’une littérature orale, dont les traductions sont inévitablement sources de multiples erreurs. Cette fascination pour la modélisation a eu pour conséquence une grave négligence pour ce qui constitue, pourtant, l’essentiel de toute enquête : une précise ethnographie sans cesse reprise, quadrillée, approfondie, l’enquêteur s’étant immergé au sein de la société qu’il décrit. Tout comme Lucas Bridges avec les Onas, qui a su s’intégrer, en les respectant et en les aimant. Et ses observations ont permis de rectifier nombre d’erreurs qui avaient été publiées sur ce malheureux peuple. Nous avons besoin d’une grande réforme et en histoire et en anthropologie occidentale, nous permettant de retrouver l’esprit de Bronislaw Malinowski et de Marcel Griaule et de tant d’autres admirables ethnologues animés par un souci d’anthropologie narrative et réflexive afin de continuer à scruter, sous toutes latitudes, la condition humaine.

    Peut-être est-il temps de relire autrement Charles Darwin. Il a si outrageusement négligé son grand et trop méconnu prédécesseur, le chevalier Jean-Baptiste de Lamarck. Peut-être convient-il de regarder de plus près la nature même des observations qui ont abouti, aux Galapagos, à des principes qui ont changé notre regard sur l’évolution des espèces. C’est la première leçon que je retire de ce livre. Et elle n’est pas sans conséquence, si l’on songe que Charles Darwin a conclu après ses travaux, à une philosophie eugénique. Je le cite :

    Les Esquimaux, sous la pression de la dure nécessité, ont réussi à faire plusieurs inventions ingénieuses, mais la rigueur excessive de leur climat empêchait tout progrès continu… Chez les sauvages, les individus faibles de corps et d’esprit sont promptement éliminés et les survivants se font généralement remarquer par leur vigoureux état de santé. Quant à nous, hommes civilisés, nous faisons au contraire tous les efforts pour arrêter la marche de l’élimination ; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades ; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents ; nos médecins déploient toute leur science pour prolonger autant que possible la vie de chacun… Les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment. Or quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, que cette perpétuation de ces êtres débiles doit être nuisible à la race humaine… Nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles.

    Prix Nobel, Alexis Carrel a soutenu, dans L’homme, cet inconnu¹⁰ qu’« un établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et économique » et d’ajouter : « Il ne faut pas hésiter à ordonner la société moderne par rapport à l’individu sain ».

    Les untermenschen et les horreurs des camps nazis ne sont pas loin. Notre esprit, comme celui de nombre d’hommes de sciences, est habité par l’idée selon laquelle il est des peuples supérieurs, d’autres qui sont en cours d’émergence et enfin ceux qui, dans leur isolement, restent définitivement, sinon barbares, du moins entre parenthèses, comme devant rester inertes dans une très longue durée. Comment les éveiller ? Et est-ce licite d’intervenir artificiellement dans un processus anthropologique autonome ? Les dynamiques de progrès qui nous animent sont-elles d’application universelle ? Des primitifs heureux ? Y en a-t-il ? Et comment peut-on oser se poser cette question en ce qui concerne ces Fuégiens ? Naturellement, ils s’aiment, se détestent, pensent et s’interrogent sur la mort, comme tout un chacun sur le destin de l’homme, d’autant que le temps de l’animal-humain n’est pas si loin dans leur mémoire et qu’ils se posent cette interrogation fondamentale : pourquoi l’homme ? Et pourquoi est-il au terme de ce processus évolutif ? On ne peut questionner ces problèmes avec eux et sur eux que si on les replace dans le cadre de leur code mental, qui informe sur leur histoire et leur destin.

    L’ethnologie ne cesse de s’interroger sur ces réflexions, ne manquant pas de considérer qu’on ne peut les approfondir qu’en les replaçant dans leur contexte.

    Les dangers mortels du progrès

    Replongeons-nous dans le vitalisme de ces sociétés sauvages. J’engage le lecteur à découvrir ces quelques six cent cinquante pages qui nous font connaître avec un Blanc qui tente de se « déciviliser » – c’est la deuxième leçon du livre – l’allégresse de ces nomades de la mer qui vont et viennent, de ces chasseurs des forêts qui se déplacent, invisibles, à la vitesse de l’éclair. Les Onas, au pas très rapide, escaladent, comme des chamois, les reliefs des montagnes. En mer, les Yahgans affrontent les vagues d’un des océans les plus redoutables. Le philosophe s’attache à saisir la moindre trace, les vestiges les plus minces de leur singulière lecture animiste, qui n’est pas d’argumentation mais de constatation et que nos cinq sens, si affaiblis depuis les privilèges que nous donnons à la Raison, ne savent plus lire. Natura naturans. Ces hommes naturés sont les fils de Mère Nature. Elle n’est pas une marâtre lorsqu’on sait respecter ses lois. Les Fuégiens, dans leur vie, le démontrent éloquemment dans une austérité qui effraie l’Européen. Les chamans le leur ont enseigné. Pendant des millénaires, ils ont inventé des contrats sociaux subtils et des tabous, dont Charles Darwin, dans sa superbe, ne parvenait pas à soupçonner l’existence. Les Onas enterraient leurs morts sous des pierres ou les brûlaient. À la mort d’un Ona, son arc et ses flèches étaient brisés et brûlés.

    Ces hommes sont aussi des guerriers. Mais, dans sa férocité, qu’implique l’idée de « guerre » dans le mental de ces peuples ? Nous ne pouvons donner au mot guerre une exacte traduction. Il doit se situer dans une acception fuégienne qui relève d’un code mental particulier et que Bridges ne nous donne pas. Ces peuples n’ont pas une volonté de se massacrer les uns les autres, sinon ils ne se seraient pas perpétués pendant plusieurs millénaires. Le terme doit être abordé avec précaution, dans l’ignorance même où nous sommes de leur mode de penser, à cet égard. Le son de leur voix hélas nous manquera à jamais, ce que Jacques Derrida appelle « la voix de la conscience ». Dans la mesure où un groupe tribal pénètre sur le territoire voisin, le fait de tuer un homme d’un autre clan, chez les Onas, n’est pas considéré comme une faute. Bridges nous rappelle un principe ona : « Si moi, je ne le tue pas, c’est sûrement lui qui me tuera, s’il croit qu’il peut y gagner quelque chose ». Les guerres ont pour principal motif la capture des femmes, ces hommes étant polygames.

    Ils sont non pas tatoués, mais peints. Les uns portent des bandes blanches sur fond rouge, les autres des bandes blanches sur fond noir ou des cercles blancs, ou tachetés de couleurs. C’est un art très élaboré qui aurait passionné Matisse et Picasso.

    Le mystère de l’histoire humaine est qu’il y ait des peuples qui se maintiennent en arrière et qui paraissent, de fait, comme en réserve pour une nouvelle étape de l’histoire de l’humanité. Ce sont des hommes et des femmes, comme vous, comme moi. Mais différents. Et c’est ce qui les rend si intéressants. Et à ce titre, la biodiversité culturelle est une obligation scientifique et politique qui devrait s’imposer à tous les gouvernements et être érigée comme une loi universelle aux Nations Unies. Le progrès ? Il est évident qu’il est une réalité si l’on se place du point de vue biologique, par exemple : la médecine et ses extraordinaires progrès, l’allongement de la vie humaine, la technologie. Sur le plan éthique et philosophique, on ne peut qu’être habité par les idées de prudence du Siècle des Lumières, exprimées par Diderot, et rappelant, après le célèbre voyage de Bougainville, le principe de précaution, encore mal défini en sciences sociales. Ainsi que le souligne avec intelligence Philippe Kourilsky dans Le temps de l’altruisme¹¹, l’histoire humaine est faite de contacts et il convient d’apporter aux peuples différents ce que nous avons de meilleur. C’est-à-dire intégrer sans désintégrer : telle est la grande leçon de la nouvelle histoire de l’homme en expansion que les Nations Unies se doivent d’inventer, pour que le choc des civilisations, qui se précipite, ne soit pas toujours tragique. Pour faciliter l’intégration, le gouvernement argentin a beaucoup à apprendre. Il avait eu, en cette fin du dix-neuvième siècle, la singulière idée d’installer, pendant quelques années, à Ushuaia, une colonie pénitentiaire où les forçats cohabitaient dans les exploitations forestières avec les Fuégiens, qui étaient payés pour capturer les fugitifs.

    En danger de progrès : telle est la grande préoccupation de tous les Anciens des sociétés autochtones face au matérialisme de l’Occident et à ses prêtres de toute obédience. J’ai si souvent entendu les Anciens me dire, notamment chez les Inuit, que notre présence à leurs cotés, notre supériorité technique leur font peur, alors même qu’elles fascinent les jeunes. Mais tous ont la conviction qu’elles vont perturber à jamais leur vision animiste, puis l’ordre interne de cette société. C’est la loi éternelle : le fort absorbe le faible, après l’avoir dévitalisé.

    Un ethnocide

    La troisième leçon du livre, c’est de découvrir chez nos aïeux et jusqu’à nos contemporains, le cynisme à l’égard des peuples racines. Leur sort ne perturbe guère, de nos jours, le confort intellectuel de nombre d’États, alors que des ethnies, voire des nations, sont en péril de mort : le Soudan et le drame du Darfour, l’Afrique centrale, les Ouïghours en Chine, le Tibet… Ce qui s’est passé en Terre de Feu continue à être vécu à la surface de la Terre.

    Des milliers d’Indiens, qui se sont perpétués pendant des millénaires, ont été massacrés par des Blancs, explorateurs et conquérants. C’est dans notre nature à nous, Occidentaux : aller de l’avant et exploiter l’univers pour le bénéfice de notre société et perdre la mémoire des forfaits accomplis. Et nous tuons aujourd’hui autrement : par la voie économique et financière. Il suffit d’évoquer les rapports inégalitaires entre le Nord et le Sud. Des éleveurs de moutons sont donc venus d’Écosse, après les missionnaires implantés à la fin du dix-neuvième siècle. Tous, de bons chrétiens, sans doute. À cet égard, l’auteur, fils de pasteur, est curieusement muet sur l’activité pastorale de son père et le cheminement singulier de la pensée chrétienne chez les convertis, hier animistes. La population indigène a été traquée par ces éleveurs, qui étaient à cheval et avec des fusils à répétition et auxquels ont prêté main forte des mineurs d’or : leur souci à tous était d’expulser de ces territoires inconnus, superbes dans leur violence virginale, ces « maudits sauvages ». Des chiens étaient dressés pour les déchiqueter. En Patagonie, le dimanche après l’office, il était de règle chez les éleveurs de moutons d’aller tuer son Indien. Au cas où on rapportait une paire d’oreilles, une rétribution était accordée. « Ils payaient jusqu’à une livre sterling pour une oreille gauche d’Indien ; ils durent bientôt exiger la tête entière, car les amputer d’une oreille devenait légion. »¹². Affamés, les Onas étaient incités à recevoir des vivres de secours, présentés comme un don charitable. En fait, ces viandes et ces biscuits étaient empoisonnés.

    Lucas Bridges évoque un éleveur écossais, MacInch, qui déclara qu’il tua raide quatorze aborigènes, une certaine après-midi :

    Il soutenait que c’était là un acte très humanitaire, si on avait le cran de le faire. Il expliquait que ces sauvages ne pourraient jamais vivre avec les Blancs et que plus vite on les exterminait, le mieux ce serait. Car il était cruel de les tenir en captivité dans une mission chrétienne où ils languissaient misérablement et mouraient de maladies importées.

    Quelques chiffres. Les Onas : 2000 (fin du dix-neuvième siècle), 300 (1910), 100 (1925)¹³. Désespérés d’avoir perdu leurs croyances millénaires, les repentis, dans des maisons de charité chrétienne, se mouraient en effet de tristesse. Dans les missions de l’île de Chiloé, notamment jésuites, le bilan est aussi désastreux. Les bons Pères, choqués par la nudité des Indiens, leur ont « distribué des vêtements ; ils ont été décimés par les pneumonies qu’ils contractaient en grelottant dans leurs chemises détrempées ».¹⁴

    Messieurs les pasteurs anglicans, messieurs les prêtres – Salésiens en Terre de Feu – et vous-même, Lucas Bridges, devenu homme d’affaires, fils d’un éminent pasteur anglican, après les efforts d’humanisme si généreux et incessamment répétés de votre père pour créer des territoires de protection et tenter de leur apprendre l’agriculture, avez-vous réfléchi à ce droit que votre père s’est octroyé avec une mission anglicane sous le patronage de Sa Majesté, Fidei Defensor, en occupant ces territoires et en diffusant ce virus d’Occidental qui, à la fin des fins, s’avérera mortel pour ceux qui se sont confiés à vous et qui, dans toute leur innocence, ont cru en votre mission civilisatrice ? S’est développée, comme une épidémie malfaisante, une contaminatio qu’a remarquablement décrite le grand anthropologue brésilien Darcy Ribeiro¹⁵. Tout se passe, dit-il, comme si ces peuples indiens, à notre contact, perdaient leur énergie et que s’évanouissait, comme de stupeur, leur indianité. Et c’est peut-être plus vrai dans les forêts de l’Amérique du Sud que dans les grandes prairies de l’Amérique du Nord.

    Lucas Bridges conclut son livre avec une extrême tristesse. Une nostalgie de ce temps qu’il a vécu de la « sauvagerie », de l’allégresse d’hommes libres, comme si désormais, il était lui aussi en captivité, tel un Ona d’honneur. Mais le lecteur jugera que ce n’est peut-être suffisant d’exprimer tristesse et mélancolie. Et je parlerai au nom de l’auteur, certain de ne pas le trahir. Son livre doit être compris comme un cri si douloureux de protestation qu’il en devient muet d’horreur. Restent, il est vrai, pour soulager nos consciences d’Occidentaux, ces temples des peuples premiers que sont devenus les musées et les magasins d’antiquaires, pour touristes intellectuels.

    Tout étant dit, on lira en lettres de feu cette vérité : le bilan est catastrophique.

    Capturés, les fiers guerriers Onas ou les nomades de la mer Yahgans dépérissaient d’ennui. L’auteur rencontra un de ces Indiens qui était parvenu à s’échapper d’Ushuaia et qui avait été confié à une mission salésienne :

    Il ne paraissait pas avoir de motif de plainte quant au traitement qu’il recevait, mais il était terriblement triste d’avoir perdu sa liberté. Regardant avec émotion en direction des lointaines forêts de sa terre natale, il dit : « Shouwe t-maten ya » – « La nostalgie est en train de me tuer ».

    Et de fait, il ne survécut pas très longtemps. L’auteur conclut :

    La liberté est précieuse aux hommes blancs. Pour les vagabonds indomptés de la nature, elle est une absolue nécessité.

    Aux malheurs de l’extermination s’ajoutèrent l’alcool et ses ravages, les épidémies (rougeoles, grippes, syphilis…) :

    Les indigènes, après l’arrivée des navires, l’un après l’autre, tombèrent malades de cette fièvre et un jour, il en mourut un si grand nombre qu’on ne trouvait pas le temps de creuser leur tombe. Dans certains secteurs, les morts étaient simplement éloignés de leur hutte en branchage recouverte de peau d’otarie, ou, quand ils en avaient encore suffisamment la force, les autres occupants les portaient ou les traînaient jusqu’aux buissons les plus proches.

    La fin est prévisible. Qu’en est-il de la Terre de Feu ? Hier, en 1871, quand commence ce livre dramatique, sept à neuf mille aborigènes, pleins de vie et fiers de leur culture, peuplaient ces littoraux : Yahgans, Onas, Aush et Alakalufs. En 1947, il ne reste que « cent cinquante purs sangs indiens et à peine un tout petit peu plus de métis ».

    Nous sommes dans un pays sous autorité chilienne et argentine, qui pratique une politique résolument coloniale. En Terre de Feu argentine, il y a, en 1947, 5660 colons argentins et en Terre de Feu chilienne, 3900 colons chiliens. Tous de civilisation chrétienne, régis par des démocraties, sous le signe des droits de l’homme et siégeant à l’ONU.

    L’UNESCO, soucieuse de défendre les droits des peuples et de lutter contre ces crimes de l’esprit, nous rappelle que sa voix n’est pas entendue : chaque semaine, deux langues disparaissent. La langue, support d’une civilisation, est « sans doute la plus grande création du génie humain »¹⁶.

    L’histoire de l’homme, habitée par l’idée de progrès, est tragique¹⁷. Elle a deux faces et, à la fin des fins, elle est, pour tous, suicidaire.

    JEAN MALAURIE

    Jean Malaurie, Directeur du Centre d’études arctiques à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à Paris, Directeur de recherche émérite au CNRS, est un éminent ethno-historien et géomorphologue. Son premier ouvrage – Thèmes de recherche géomorphologique dans le nord-ouest du Groenland, CNRS – s’attache, par des analyses géocryologiques précises dans les pierres d’éboulis nord-groenlandais et paléoclimatiques dans les tourbes, à la définition de l’écosystème arctique. Il a enseigné selon le concept de fait social total. Aussi a-t-il centré ses travaux sur les peuples circumpolaires dans le cadre de l’anthropogéographie, concept qui situe l’étude des peuples en conditions extrêmes dans le cadre plus vaste de l’environnement : flore, faune, géographie physique et climatique. Né en 1922, à Mayence (Allemagne), il a été, le 29 mai 1951, le premier homme au monde à atteindre le pôle Nord géomagnétique (78° 29’N - 68° 54’W) avec deux traîneaux à chiens, accompagné par l’Inuk Koutsikitsoq. Le professeur Malaurie a effectué plus de trente expéditions scientifiques qui l’ont conduit à travers tout le Nord, du Groenland à la Sibérie. Auteur de nombreux ouvrages, dont Les derniers rois de Thulé, traduit en vingt-trois langues, et tout récemment l’Allée des baleines (Tchoukotka), il a fondé la célèbre collection Terre Humaine aux Éditions Plon afin de rendre l’ethnologie accessible au grand public. En juillet 2007, il a été nommé par l’UNESCO « Ambassadeur de bonne volonté pour les régions arctiques ».


    1 Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde. Fait à bord du navire le Beagle de 1831 à 1836, La Découverte, Paris.

    2 Anne Chapman, Quand le Soleil voulait tuer la Lune, Métailié, collection Traversées, Paris, 2008. Sophie A. de Beaune (dir.), Chasseurs cueilleurs. Comment vivaient nos ancêtres du Paléolithique supérieur, CNRS éd., Paris, 2007. Martin Gusinde, Die Feuerland-Indianer, Band I, Die Selk’nam, Vienne, 1931et Band II, Die Yamana, Vienne, 1937 (traduction anglaise et espagnole). Jacques Meunier et Anne-Marin Savarin, Le chant du Silbaco : chronique amazonienne, Payot/Voyageurs, Paris, 1993.

    3 Jean Malaurie, L’Allée des baleines, Éditions Fayard, Éditions des Mille et une nuits, 2e édition, préface de Serge Arutiunov, Paris, 2003.

    4 Le 9 janvier 1946, le manuscrit du Yamana-English Dictionary, dont l’auteur est le révérend Thomas Bridges, a été enfin enregistré au British Museum, après d’extraordinaires péripéties, relatées par Lucas Bridges en appendice de ce livre.

    5 José Emperaire, Les Nomades de la mer, Gallimard, Paris, 1955, et plus récemment, Le Serpent de Mer, Paris, 2003.

    6 Cette remarquable expédition française, qui a obtenu au cours de la Première Année Polaire Internationale, certainement les résultats parmi les plus importants, scientifiquement et multidisciplinairement, des diverses nations engagées dans ce vaste programme, s’est traduite par la publication de sept volumes. Le volume VII concerne les travaux ethnographiques : Hyades (P.) et Deniker (J.), 1891. Anthropologie, ethnographie. Mission scientifique du Cap Horn, 1882-1883, tome 7, Paris, Gauthier-Villars & fils, 1891, 422 p.

    7 William Barr, The French expedition of the First International Polar Year to Cabo de Hornos, 1882-1883, in Inter-Nord n° 19, 1991, Paris, CNRS Éditions, p. 101-118.

    8 Annette Laming-Emperaire, Encyclopedia Universalis, Paris, 1980.

    9 Charles Darwin, Voyage d’un naturaliste autour du monde. Fait à bord du navire le Beagle de 1831 à 1836, La Découverte, Paris.

    10 Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, Paris, Plon, première édition 1935, deuxième édition 1999, p. 371.

    11 Philippe Kourilsky, Le temps de l’altruisme, Odile Jacob, Paris, 2009.

    12 Jacques Meunier et Anne-Marin Savarin, Le chant du Silbaco : chronique amazonienne, Payot/ Voyageurs, Paris, 1993, p. 158.

    13 Annette Laming-Emperaire, Encyclopedia Universalis, Paris, 1980.

    14 Jacques Meunier et Anne-Marin Savarin, Le chant du Silbaco : chronique amazonienne, Payot/ Voyageurs, Paris, 1993, p. 141.

    15 Darcy Ribeiro, Frontières indigènes de la civilisation, 10/18, Paris, 1979, édition originale, Mexico, 1971.

    16 Communiqué de l’Unesco publié en 2008 : Langues en danger, http://portal.unesco.org/culture/fr/ ev.php

    17 Rapide bilan de cette politique d’évangélisation, dans l’esprit des Béatitudes, suivie de précaires tentatives de réserve et d’espace missionnaire : élimination rapide de la population aborigène ; remplacement par des millions de moutons ; affirmation de grandes estancias soutenues par de puissantes fortunes coloniales ; Ushuaia est une belle ville touristique ; chaque jour, cinq ou plus vols d’avions. En 2006, 226300 touristes et trente bateaux de croisière ont visité Ushuaia.

    Introduction

    Il y a bien des années, alors que j’habitais en Argentine, il m’arrivait d’entendre raconter des histoires sur un certain Inglés¹, qui apparaissait comme une sorte de « Grand Chef Blanc » au milieu des Indiens² fuégiens, quand ce n’était pas comme le roi sans couronne de Patagonie.

    Après avoir longtemps voyagé en Amérique du Sud, en Amérique Centrale et au Mexique, je décidai de visiter la Patagonie et la Terre de Feu, bien déterminé à rencontrer ce quasi légendaire Indio Blanco.

    En Terre de Feu, j’appris que ce feu follet se trouvait alors dans une lointaine vallée des Andes du Chili méridional. Il ne me restait plus qu’à reprendre ma chasse à l’homme. Quelques semaines plus tard, après avoir traversé des régions montagneuses d’une singulière beauté, j’arrivai à une ferme implantée dans une large vallée. Un grande silhouette marquée par les intempéries vint à la porte pour m’accueillir… C’était mon homme.

    Tandis que je serrais sa main robuste, un sourire courait sur son visage et ses yeux vifs pétillaient sous ses sourcils broussailleux. Quand nous fûmes assis au salon dans de confortables fauteuils Morris, je remarquai que les étagères étaient bourrées d’excellents livres. Leurs couvertures portaient les marques sans équivoque d’une longue fréquentation. Ils n’étaient pas disposés là comme un simple décor ou en guise de papier peint. La maison en bois de Monsieur Bridges était bien rangée et l’intérieur très agréable. N’eût été le paysage derrière la vitre, j’aurais pu me croire dans quelque modeste demeure campagnarde, en Angleterre ou aux États-Unis.

    Les deux ou trois jours suivants, durant les heures de loisir, mon bon hôte et moi-même nous en relatâmes des histoires sur les régions sauvages ! Mais comme j’étais venu pour écouter et pour apprendre, je le laissai parler le plus possible. Dans la note liminaire à ce livre, il fait allusion aux efforts que j’ai déployés pour lui arracher la promesse d’écrire ses mémoires, mais don Lucas était une noix trop dure pour craquer en si peu de temps. Comme il l’explique lui-même, ce n’est qu’à notre deuxième rencontre, à Londres, qu’il capitula. Peu après, il quitta l’Angleterre pour retourner chez lui, tout là-bas, au creux des Andes du Sud.

    Malheureusement, son cœur surmené par de longues années de rudes occupations physiques obligea don Lucas à abandonner ses activités de pionnier et il vit aujourd’hui dans un appartement d’un gratte-ciel de Buenos Aires. No hay mal de que bien no venga³ nous assure un vieux proverbe espagnol : le cas de mon ami en démontre la justesse. Bien que contraint de limiter considérablement son activité, il refusa de rester oisif et il se mit au travail avec un zèle et une énergie admirables afin de rassembler la substance de ce livre.

    Au cours d’un long séjour que j’ai fait récemment en Argentine, j’ai rencontré don Lucas et j’ai eu le privilège d’être autorisé à lire son manuscrit original.

    Je suis sûr que les critiques – comme les lecteurs – seront d’accord avec moi pour reconnaître qu’il s’agit là d’une œuvre unique, de grande valeur. Outre qu’elle renferme des renseignements de toute nature, mais surtout ethnographiques, elle relate plus de récits étonnants que cent romans. C’est de l’Histoire, un document authentique, non édulcoré, sur des tribus indiennes qui, hélas, ont pratiquement disparu. Aucun écrivain, y compris Darwin, le capitaine FitzRoy et d’autres encore, sans mentionner quelques-uns de nos modernes « explorateurs », aucun écrivain n’a vraiment connu les Indiens fuégiens, n’a vécu seul au milieu d’eux pendant des années et n’a dominé leurs langages complexes comme l’auteur de ce livre.

    Sans don Lucas, les légendes, le folklore et bien d’autres sujets intéressants sur ces indigènes – pour ainsi dire inconnus – auraient été perdus à jamais.

    A. F. TSCHIFFELY

    Chelsea, Londres


    1 Anglais.

    2 Le terme « Indiens » est utilisé dans le présent livre selon la terminologie usuelle pour désigner les aborigènes américains – ou Amérindiens –, à l’instar de l’anglais Indians ou de l’espagnol Indios (NdE).

    3 Il n’y a pas de mal qui n’engendre un bien.

    Avant-propos

    Dans son livre, modestement intitulé Sans Importance, Rom Landau fait un commentaire pertinent sur les difficultés qui assaillent les auteurs d’autobiographies :

    La plupart des hommes entretiennent sur eux-mêmes une imaginaire opinion romantique et il est rare qu’ils parviennent à percer la croûte de leur illusion… Dans les livres à caractère autobiographique, un mot accidentel de critique est généralement compensé par des pages entières d’autosatisfaction, habilement déguisée d’ailleurs.

    Le fond de vérité concise contenu dans ces observations a très longtemps retardé la rédaction de mes Mémoires.

    J’ai tenté, sincèrement, d’étouffer toutes « les opinions romantiques sur moi-même », mais je doute fort d’y être parvenu. Néanmoins, sous tous ses autres aspects, cette relation est un récit véridique, sans embellissements, de ma vie en Terre de Feu.

    Bien des détails figurant au début de ce livre ont été extraits directement du journal de mon père. Pour le reste, quand il m’est venu un doute sur un point quelconque, j’ai écrit à mon frère et à mes sœurs qui vivent toujours en Terre de Feu. Quand leur réponse ne m’a pas satisfait entièrement, j’ai préféré abandonner le sujet – sans exception – plutôt que d’avoir recours à l’imagination ou à des souvenirs douteux.

    Outre ma femme, ma fille et les autres membres de ma famille, je remercie Monsieur Ian Bell et Madame W.H. Mulville pour leurs suggestions fort utiles concernant la composition ; Monsieur A.A. Cameron, le colonel Charles Wellington Furlong et le directeur de la Bibliothèque du Colegio Nacional de Buenos Aires, qui m’ont généreusement autorisé à reproduire des photographies de leurs collections ; le docteur Armando Braun Menéndez et Monsieur W.S. Barclay pour leurs photographies et leurs bons conseils ; enfin – mais non pas le moindre – Monsieur Lawrence Smith pour ses remarques si utiles et, particulièrement, pour son aide dans l’agencement des chapitres.

    Bien que je sois profondément endetté envers de si nombreux et bons amis, la reconnaissance du lecteur, elle aussi, doit aller plus particulièrement à l’un d’entre eux : Monsieur A.F. Tschiffely, écrivain et voyageur bien connu pour son grand exploit, le raid de Buenos Aires à New York, à cheval, sans perdre ni l’une ni l’autre de ses deux montures.

    Au cours d’une brève visite qu’il me fit, en 1938, dans ma retraite au sein des montagnes du Chili du Sud, il s’efforça par tous les moyens de m’arracher la promesse d’écrire ces souvenirs. Environ un an plus tard, au cours d’un déjeuner qu’il offrit à Londres, au Savage Club, ayant décelé mon point faible, il m’administra une surdose de flatteries puis, profitant de son avantage et avant que j’eusse pu me reprendre, il me fit promettre, sous serment, que ce livre serait écrit. Voilà qui est fait.

    Monsieur Tschiffely a lu mon manuscrit terminé et a fait de pertinentes suggestions pour ramener à des proportions raisonnables la masse énorme de mes matériaux.

    Si nous devons être reconnaissant envers cet homme d’avoir abrégé ma longue histoire, le blâme qu’encourt sa rédaction ne lui en revient pas moins largement.

    L’année suivante, en 1946, mon manuscrit trouva le chemin de Londres et celui d’éditeurs bien connus, dont il porte à présent les noms¹. Ces derniers manifestèrent un vif intérêt pour mon histoire, mais ils estimèrent qu’elle manquait de cohésion et que, à l’image de sa terre d’origine, elle était entrecoupée de ravins escarpés, d’épaisses broussailles et de tourbières.

    Un de leurs assesseurs littéraires, Monsieur Clifford Witting, aima mon ouvrage, mais il estima que des ponts devraient être jetés par-dessus les ravins et qu’un large sentier devrait être ouvert à travers les fourrés afin que même un étranger puisse s’y engager.

    Ma grande préoccupation devint la valeur historique de mon récit que je ne voulais pas voir altérée afin que le livre, dans sa totalité, restât bien ma propre histoire, relatée à ma manière. C’est pourquoi je ne consentis à sa révision qu’à la condition suivante : si je venais à trépasser avant qu’elle soit achevée, la partie qui n’aurait pas été revue serait imprimée telle que je l’avais écrite. Du reste, je suis heureux de dire que j’ai bien tenu le coup pour être là quand la révision est arrivée à son terme et je crois que le livre tel qu’il se présente maintenant est meilleur, plus lisible et plus facile à suivre par les lecteurs qui n’ont aucune connaissance des gens et du pays qu’il raconte.

    Des centaines de questions m’ont assailli par voie aérienne. Je me félicite de ne pas avoir inventé de fables car dans ce cas, j’aurais inévitablement été pris en flagrant délit de mensonge. Grâce aux éclaircissements que je lui ai fournis, Monsieur Witting a pu surmonter les obstacles et ouvrir un sentier dans le fouillis de mon manuscrit. Je suis sûr que ceux qui suivront ce chemin jusqu’à la fin accepteront avec plaisir de se joindre à moi pour le remercier chaleureusement de son admirable travail.

    E. LUCAS BRIDGES

    Buenos Aires, août 1947


    1 Hodder & Stoughton (NdE).

    Prologue

    1871

    1

    Le mercredi 27 septembre 1871, en fin d’après-midi, l’Allen Gardiner, goélette de quatre-vingt-huit tonneaux, jeta l’ancre dans l’anse Banner, sur la côte nord de l’île Picton, proche de l’entrée orientale du canal du Beagle, en Terre de Feu.

    Avec ses deux collines réunies par un isthme verdoyant, l’île Garden¹ barre l’entrée de l’anse et crée ainsi un port fermé. Après avoir navigué des îles Malouines² aux approches d’Ushuaia, les marins descendirent au poste d’équipage pour prendre un repos bien mérité. Deux des trois passagers, un homme et une femme, sortirent de leur cabine et demeurèrent silencieux sur le pont désert.

    Ils avaient vingt-huit ans environ. La femme était blonde aux yeux bleus teintés de gris. De constitution moyenne, elle mesurait un mètre soixante à peine. Après des semaines de mal de mer, elle avait perdu ses fraîches couleurs de jeune fille élevée dans les vergers du Devonshire, mais, en dépit de sa pâleur, son visage irradiait un éclat que ni les souffrances ni l’âge ne devaient jamais ternir.

    L’homme sur lequel elle s’appuyait (elle était si faible qu’elle pouvait à peine se tenir debout) avait dix centimètres de plus qu’elle. Il était mince, très droit, large d’épaules. Chaque trait de sa physionomie reflétait la fermeté et inspirait la confiance. Son large visage au teint clair était illuminé par de bons yeux marrons. Ses cheveux étaient noir de jais ainsi que sa barbe et sa moustache. Sa bouche était volontaire et sa voix ardente. Ses manières restaient dynamiques jusque dans les plus petits mouvements. Une femme pouvait s’appuyer avec confiance sur un tel homme.

    En bas, dans la cabine, dormait le troisième passager : leur petite fille de neuf mois, Mary.

    À cette heure crépusculaire, la côte semblait se dessiner tout près du navire à l’ancre et les collines environnantes, couvertes de sombres forêts toujours vertes, encerclaient le navire et se reflétaient dans les eaux tranquilles qui paraissaient aussi consistantes qu’un miroir de métal. Le ciel couvert annonçait une chute de neige et le silence paraissait étrange après le bruit et le tumulte des semaines précédentes.

    Passé le moment de contemplation de la beauté du paysage, la femme leva les yeux vers son compagnon et lui dit doucement : « Très cher, tu m’as conduite jusqu’à ce pays et c’est ici que je devrai rester, car jamais, jamais plus, je ne pourrai affronter un autre voyage en mer. »

    2

    Il l’avait amenée d’Angleterre, où ils s’étaient connus à Bristol deux ans plus tôt, en 1869, au cours d’une réunion de maîtres d’école. Il lui avait raconté comment, à l’âge de treize ans, il était parti aux îles Malouines avec un groupe de missionnaires ; comment, au cours d’un séjour de douze années dans ces régions lointaines, il avait fait plusieurs voyages en Terre de Feu. Il lui avait parlé des Yahgans, les « Indiens à canoës » de cette terre, les habitants les plus méridionaux du globe. Il lui avait décrit le dur climat, les longues et mornes nuits d’hiver, l’isolement complet par rapport au reste du monde, là-bas où des lieues et des lieues de terres infranchissables séparent l’homme du centre civilisé le plus proche : rien de moins accueillant que le bagne chilien de Punta Arenas, sur la côte septentrionale du détroit de Magellan. Dans cette région sauvage et désolée, il n’y avait ni médecin, ni police, ni administration d’aucune sorte et, au lieu de paisibles voisins, on se trouvait à la merci de tribus sans lois, dépourvues de discipline ou de religion.

    Ainsi se présentait le pays où il envisageait de s’établir dans un futur proche. Il leur faudrait renoncer, là-bas, à toute aide extérieure. Seuls et abandonnés, ils se verraient contraints d’arracher leur subsistance à cette terre austère. C’était une vie difficile, cette vie qu’il lui proposait de partager. Et elle, petite et douce, avec la dignité d’une reine et l’entrain d’une Florence Nightingale, elle accepta sans hésitation.

    Ils se marièrent cinq semaines après cette première et inoubliable rencontre de Bristol. Deux jours plus tard, ils embarquaient sur l’Onega en partance pour l’autre extrémité de la terre.

    Trois semaines après avoir quitté l’Angleterre, le bateau jeta l’ancre dans le magnifique port de Rio de Janeiro, où ils passèrent sur l’Arno, un grand bateau à roues à aubes. Ils subirent un très mauvais temps, mais ils parvinrent à Montevideo en cinq jours. Ils eurent la chance d’y trouver un autre bateau, le Normanby, à bord duquel ils effectuèrent la traversée en douze jours jusqu’à Port Stanley, la capitale des îles Malouines. La jeune épouse devait y rester vingt-deux mois, pendant que son mari faisait de fréquents voyages en Terre de Feu. Mary, leur premier enfant, naquit à Stanley.

    Le 17 août 1871, ils entreprirent la dernière étape – de quelques centaines de kilomètres – du long voyage qui les conduisit d’Angleterre au lieu qui devait devenir leur foyer : Ushuaia. Le voyage des Malouines à la Terre de Feu est toujours pénible, mais celui-ci fut pire que la plupart des autres. L’Allen Gardiner mit quarante et un jours pour effectuer cette traversée, à cause d’une série de tempêtes ou plutôt d’un ouragan d’une violence exceptionnelle, qu’interrompaient à peine de brèves et rares accalmies au cours desquelles il semblait rassembler ses forces pour renouveler ses attaques. Au matin du neuvième jour de navigation, ils aperçurent le cap San Diego, extrémité orientale de l’île Grande de Terre de Feu. C’est là que commencèrent vraiment les ennuis. Par deux fois, le petit bateau embouqua le détroit de Le Maire et par deux fois, il en fut rejeté par la violence de la tempête.

    Les coups de vent qui balaient les mers autour du cap Horn ont une réputation diabolique, mais peu nombreux sont les voyageurs qui ont enfilé le détroit de Le Maire quatre fois en un mois. Il est difficile de décrire les vagues transformées en montagnes d’eau, rendues encore plus phénoménales dans le détroit par l’effet de « flots brisants » de réputation mondiale, ou les nuits à la cape, les écoutilles fermées, quand la mer bat le pont, frappe contre la coque et que les craquements des charpentes et des mâts accompagnent le rugissement de l’ouragan dans les agrès et les claquements de mitrailleuse que font parfois les voiles de tempête quand, au lieu de les gonfler, le vent les secoue.

    En 1741, George Anson, commandant d’une escadre de Sa Majesté, conduisit une expédition dans les mers du Sud. Son journal donne une idée de ce qu’il endura. Le 7 mai, il rapporte :

    Depuis la tempête déchaînée, avant que nous fûssions sortis du détroit de Le Maire, nous avons eu une succession ininterrompue de telles tourmentes qu’elles ont stupéfié les plus anciens des vétérans. Ces derniers ont confessé que ce qu’ils avaient jusqu’alors qualifié de tempêtes n’étaient que coups de tabac sans importance comparés à la violence de ces vents qui soulèvent des vagues à la fois si courtes et si formidables qu’elles se révèlent plus dangereuses que toutes celles des autres mers du globe. C’est avec juste raison que cet aspect inaccoutumé de la mer nous a remplis d’une terreur permanente, car si une de ces vagues s’était bel et bien brisée sur nous, elle nous aurait à coup sûr envoyés par le fond.

    Anson assista à cette tempête du haut d’un navire de mille tonneaux. Tout petit bateau de quatre-vingt-huit tonneaux, l’Allen Gardiner subit un ouragan similaire et passa au travers d’un même tourbillon de vent et d’eau. Le mignon bébé fut contusionné, couvert de bleus et extrêmement effrayé quand une violente secousse du bateau le projeta hors de sa couchette contre la grille de la cabine.

    Ils pénétrèrent enfin dans l’abri relatif de la baie Buen Suceso, où l’Allen Gardiner jeta deux ancres pour deux jours et deux nuits. Puis, sollicitée par une brise franche, la goélette reprit la mer, mais le vent tomba et le petit navire dériva au gré des vagues et des marées à plus de cinquante milles³ vers l’est. Il s’était heureusement dégagé des rochers du cap San Juan, à la pointe de l’île des États, où une brise du nord vint à sa rescousse. Il fila vers l’ouest, le long de la côte méridionale de cette âpre terre, jusqu’à une dizaine de milles du cap San Bartolome. Il croisa ensuite devant Port Espagnol, aujourd’hui connu sous le nom de baie Aguirre, et devant la baie Sloggett. Là, avec l’amélioration du temps et à l’abri des îles Nueva et Lennox, la houle faiblit considérablement. Passé l’île Picton, les voyageurs trouvèrent enfin le calme.

    C’est ainsi que, trois ans avant ma naissance, arrivèrent en Terre de Feu Thomas et Mary Bridges, mon père et ma mère, avec ma sœur Mary.


    1 Cette île apparaît aujourd’hui sur les cartes sous le nom d’île Gardiner (NdE).

    2 Nom français des îles Falkland (Malvinas pour les Argentins), dans l’Atlantique Sud (NdE).

    3 Il s’agit ici, comme dans l’ensemble du livre, du mille nautique, soit 1852 mètres (NdE).

    Première partie

    USHUAIA

    (1826–1887)

    Chapitre un

    Le HMS Beagle visite la Terre de Feu. Jimmy Button, York Minster et Fuegia Basket font un voyage en Angleterre. Richard Mathews est débarqué à Wulaia. Il échoue dans son travail et est ramené par le Beagle. Quelques considérations sur le cannibalisme.

    1

    En 1826, quatre-vingt-cinq ans après le voyage d’Anson en Terre de Feu, le Beagle, navire de deux cents tonneaux de Sa Majesté Britannique, capitaine (plus tard vice-amiral) Robert FitzRoy, fut envoyé par l’Amirauté avec trois autres bateaux pour étudier les mers du Sud et plus particulièrement, pour dessiner la carte des côtes fort découpées et mal connues de la partie méridionale de l’Amérique du Sud.

    Durant quatre années, cette expédition réalisa une œuvre magnifique. De nombreux canaux découverts alors portent aujourd’hui le nom de quelques-uns des membres de ses équipages ou de héros britanniques.

    Au cours de l’expédition, le Beagle jeta l’ancre dans une baie ouverte au sud-est de la Terre de Feu. Un promontoire élevé et une île de quelque neuf kilomètres de long lui offrirent une protection contre le vent dominant. Cette île reçut le nom de Lennox et le mouillage fut appelé Goree Roads. Quatre canots furent dépêchés en direction du nord pour explorer ce qui paraissait être une baie incrustée dans un groupe de montagnes.

    Plusieurs jours s’écoulèrent et le capitaine FitzRoy commençait à s’inquiéter quand les canots réapparurent dans le sud-ouest. Ce que l’on avait pris pour une baie s’était révélé être un magnifique chenal dont la largeur variait de trois à huit kilomètres et qui courait, parallèlement au détroit de Magellan, à travers des chaînes de montagnes orientées d’est en ouest. L’expédition de reconnaissance avait suivi ce canal sur soixante-cinq kilomètres vers l’ouest. En observant les courants, elle s’était convaincue que le canal qui s’enfonçait dans les montagnes couvertes de glaciers était complètement bloqué quelque trente milles plus loin. Elle était sur le point de faire demi-tour, quand elle aperçut un défilé étroit et profond par où elle put se glisser jusque dans l’océan Austral et rejoindre ainsi le navire à Goree Roads, en traversant la baie Nassau. Le détroit découvert fut baptisé « canal du Beagle ». Le passage par lequel l’expédition de reconnaissance était revenue reçut le nom de « passe de Murray », en l’honneur du lieutenant Murray qui conduisit l’exploration. Ils donnèrent le nom de Navarin à l’île dont ils avaient accompli la circumnavigation. Au cours de leur reconnaissance, ils avaient vu de nombreux indigènes dans des canoës d’écorce et ils avaient tiré des coups de fusil quand ils crurent être sur le point d’être attaqués.

    Le Beagle poursuivit sa mission en d’autres lieux, mais avant de rentrer en Angleterre, il revint sillonner les eaux fuégiennes plus à l’ouest.

    Un autre bref voyage d’exploration fut décidé. Quelques hommes d’équipage furent envoyés en baleinière, mais ils perdirent leur embarcation, on ne sait comment, et ils revinrent sur une espèce de radeau. Ils accusèrent les indigènes de la perte de leur baleinière. On a de bonnes raisons de douter de la véracité de leur histoire, mais FitzRoy semble y avoir cru, peut-être parce qu’il estima (pour leur propre bien) que c’était là un bon prétexte pour prendre à bord, comme otages, quatre jeunes Yahgans qui se trouvaient là.

    La baleinière en question ne fut pas rendue et ce brave homme emmena les jeunes gens en Angleterre dans la louable intention de les inciter à adopter un genre de vie meilleure et plus heureuse, pour eux-mêmes d’abord, puis, par leur intermédiaire, d’y amener tout leur peuple.

    Elle semble presque universelle, cette habitude des hommes blancs d’affubler de noms des plus fantaisistes les indigènes qu’ils baptisent. Le plus intelligent des jeunes Yahgans fut appelé Boat Memory (Souvenir du Bateau). Un jeune homme, robuste et bien bâti, mais d’apparence mélancolique, fut nommé York Minster (Cathédrale d’York), du nom d’une île proche du cap Horn. Une petite fille de neuf ans à l’expression souriante fut baptisée Fuegia Basket (Panier Fuégien) et un jeune garçon, de cinq ans son aîné, devint Jimmy Button (Jimmy Bouton). On raconte que ce dernier fut acheté à son père en échange d’un bouton. Histoire ridicule : aucun Fuégien n’aurait vendu son fils, pas même contre le Beagle et tout ce qu’il contenait.

    À son arrivée en Angleterre, Boat Memory fut admis à l’hôpital naval de Plymouth où il mourut de la petite vérole. Les autres furent vaccinés et installés près de Londres, à Walthamstow, chez le curé, le révérend William Wilson, aux frais de FitzRoy. Ils allèrent à l’école où on les instruisit dans les arts manuels, comme la menuiserie et le jardinage. Les deux plus jeunes Fuégiens s’adaptèrent facilement à leur nouvelle vie, faisant preuve d’aptitudes. Quant à York Minster, il resta distant et chagrin.

    Neuf mois environ après leur arrivée, FitzRoy et ses protégés furent convoqués au palais Saint James pour être présentés au roi Guillaume IV. Le bruit avait couru en Angleterre que ces jeunes gens appartenaient à une race de cannibales et l’on commentait avec un luxe de détails les horribles orgies auxquelles ils s’étaient livrés. On racontait qu’ils vivaient pratiquement nus dans leurs misérables canoës d’écorce, qu’ils se nourrissaient d’otaries, d’oiseaux et de poissons quand ils ne se mangeaient pas entre eux. À présent, pourtant, ils allaient devenir chrétiens sous la direction attentive du révérend Wilson et l’on fondait l’espoir qu’au moment opportun, ils apporteraient à leurs sauvages compatriotes les lumières de l’Évangile et quelques-uns des bienfaits de la civilisation. Bien lavés et dans leur plus belle mise, les Fuégiens furent conduits en la royale présence dans ses appartements privés. Leur comportement fut, sans aucun doute, tout à fait correct. La reine

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1