Ce livre ne guérit pas du cancer
Par Gideon Burrows
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À propos de ce livre électronique
Changez votre alimentation. Pensez positif et vous vivrez. Les médecins n'ont pas toujours raison. Obtenez un traitement expérimental. Regardez cette vidéo YouTube. Lisez cet article. Visitez ce site Web. C'est la chimio qui te tuera, pas le cancer.
Il y a toujours une chance.
Il y a toujours de l'espoir.
Il n'y a pas de mal à essayer...
Lorsque Gideon Burrows a été diagnostiqué avec une tumeur cérébrale incurable, il s'est retrouvé dans la zone crépusculaire du cancer : un endroit où l'espoir et le bien-être sont exaltés, et où la vérité et la rationalité sont parfois des extras facultatifs.
C'est un monde où les mourants se battent toujours courageusement, les survivants sont vénérés et où les organismes de bienfaisance et les gourous du bien-être sont au-delà de toute critique. C'est un lieu de régimes miracles, d'auto-guérison et de pensée positive.
Quand il y a tant d'opinions contradictoires et tant de bruit de fond, comment séparez-vous le sain d'esprit du son ? Comment prendre des décisions sages plutôt que des vœux pieux ?
Ce livre remet en question les fondements mêmes de notre réponse à la maladie. Cela vous mettra en colère, cela peut vous faire pleurer. Cela vous fera sentir plein d'espoir et de désespoir dans une égale mesure.
Mais surtout, cela vous fera réfléchir.
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Avis sur Ce livre ne guérit pas du cancer
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Aperçu du livre
Ce livre ne guérit pas du cancer - Gideon Burrows
CE LIVRE NE GUÉRIT PAS DU CANCER
GIDEON BURROWS
Traduction par
STÉPHANE BRAULT
NGO.MEDIA
Pour Darrius
TABLE DES MATIÈRES
Couverture arrière
Peu importe ce que c’est…
La ligne orange
Anticancer
Bienvenue dans la tribu
À la poursuite d’un « Oui »
Il faut tout essayer
Succès et échec
Les apparences sont trompeuses
La nouvelle normalité
Un développement inattendu
La grande conspiration
Biopsie
Il faut se parler
Espoir
COUVERTURE ARRIÈRE
Changez votre régime alimentaire. Pensez positivement et vous vivrez. Les médecins n'ont pas toujours raison. Suivez un traitement expérimental. Regardez cette vidéo sur YouTube. Lisez cet article. Visitez ce site Web. C'est la chimio qui vous tuera, pas le cancer.
Il y a toujours une chance.
Il y a toujours de l'espoir.
Il n'y a pas de mal à essayer...
Lorsqu'on a diagnostiqué à Gideon Burrows une tumeur cérébrale incurable, il s'est retrouvé dans la zone crépusculaire du cancer : un endroit où l'espoir et le bien-être sont exaltés, et où la vérité et la rationalité sont parfois des options facultatives.
C'est un monde où les mourants se battent toujours avec courage, où les survivants sont vénérés et où les organisations caritatives et les gourous du bien-être sont au-dessus de toute critique. C'est un lieu de régimes miracles, d'autoguérison et de pensée positive.
Quand il y a tant d'opinions contradictoires et tant de bruit de fond, comment faire la part des choses entre ce qui est sain d'esprit et ce qui ne l'est pas ? Comment prendre des décisions sages plutôt que de prendre ses désirs pour des réalités ?
Ce livre remet en question les fondements mêmes de notre réponse à la maladie. Il vous mettra en colère, il vous fera peut-être pleurer. Il vous donnera de l'espoir et du désespoir dans une même mesure.
Mais surtout, il vous fera réfléchir.
PEU IMPORTE CE QUE C’EST…
Je ne me rappelle pas avoir dit à ma femme que j’avais une tumeur au cerveau. Par contre, je revois bien notre médecin de famille remonter l’allée de notre petit bungalow. C’était une journée ensoleillée. Erin et Reid jouaient dans le jardin. Par la fenêtre, je les regardais rassembler des feuilles, des brindilles et des fleurs en une espèce de nid pour leurs jouets. Comme nous habitions un petit village, il n’y avait rien d’insolite à voir le médecin de l’endroit faire une consultation à domicile.
Je me rappelle ses chaussures. Elles étaient de cuir noir, soigneusement cirées. Il les a gardées aux pieds et décliné la tasse de thé que je lui offrais. Les enfants entraient et sortaient en courant pour lui apporter des marguerites qu’il alignait patiemment sur l’accoudoir du fauteuil. Nous étions lundi matin, et j’avais passé une IRM le vendredi précédent. Il m’a demandé comment les choses s’étaient déroulées, et j’ai répondu que tout avait bien été. Ce n’est qu’au moment de partir qu’il a abordé la question pour laquelle il était venu. En rétrospective, il lui a sans doute fallu du courage.
« Je suis venu vous dire que j’ai reçu des nouvelles. C’est un peu difficile, avec les enfants aux alentours, mais l’IRM a révélé quelque chose. » J’ai hoché la tête. Je sentais mon cœur battre très fort dans ma poitrine. Je portais mon T-shirt « Eat, Sleep, Cycle ». « Une lésion », dit-il.
Il n’en savait pas vraiment davantage. Je devais aller à l’hôpital consulter un spécialiste, un neurochirurgien. Il avait déjà pris un rendez-vous pour moi le jeudi suivant. Il m’a remis la note pour la rencontre. « Je vous ai déjà rédigé une ordonnance pour des stéroïdes. Et puis », il a marqué une hésitation, « je dois vous demander de ne pas conduire. Du moins, jusqu’à la consultation. » Il m’a demandé où était ma femme. Je lui ai dit que j’allais lui téléphoner au travail et la prier de rentrer.
Mon médecin n’a jamais prononcé les mots comme tels. C’était inutile. Ils restaient en suspens dans les airs, entre nous deux, de façon si évidente qu’il n’y avait aucun besoin de les énoncer. Je lui ai serré la main en le remerciant, comme s’il était venu me faire une visite amicale. Je l’ai regardé traîner ses chaussures soigneusement polies le long de notre allée, la tête baissée. Il a salué de la main les enfants, qui poursuivaient leurs jeux.
Je les ai appelés. Erin venait d’avoir quatre ans, et Reid à peine deux ans. Comment pourraient-ils comprendre? À genoux sur le tapis du salon, je leur ai réclamé un câlin. Ils ont répondu à ma demande trente secondes, pas plus. Comme ils cherchaient déjà à se dégager, j’ai enfoui mon visage dans leurs cheveux, éprouvant le besoin urgent d’inspirer leur odeur de shampooing, de gazon frais coupé, de crème solaire. Au bout d’un moment, ils ont réussi à se libérer. Je suis resté seul, à genoux, à fixer le sol.
J’ai envoyé un texto à ma femme, Sarah, lui demandant de m’appeler dès qu’elle sortirait de sa réunion. Puis j’ai pensé à mon frère et à l’époque où je vivais à Londres, dix ans auparavant. J’étais dans un pub avec des amis, près de la Tamise. Son numéro était apparu sur l’écran de mon téléphone pour la troisième fois ce soir-là, et je m’étais finalement extrait du vacarme de l’endroit pour répondre à son appel. « Je suis malade », m’avait-il annoncé. « Ils ont fait des tests sur cette masse, sur ma clavicule. C’est la maladie de Hodgkin. Je dois commencer une radiothérapie dès demain, et ensuite, la chimiothérapie. » La conversation avait été brève, mais quand je suis retourné au bar, ce soir-là, je me suis excusé rapidement, et je suis rentré à la maison.
Toujours à genoux, j’ai baissé les yeux vers mon téléphone, puis j’ai de nouveau cherché les enfants du regard, dans le jardin. J’ai composé le numéro de mon frère, qui a répondu dès la première sonnerie. « Le médecin est passé pour me donner les résultats de mes tests, dis-je, et je suis malade. Une tumeur au cerveau. » Nous avons parlé quelques minutes, mais il n’y avait pas grand-chose d’autre à dire. Je me souviens de l’émotion contenue dans nos deux voix, comme si nous ne parvenions pas à faire sortir le mot.
Le cancer.
Je ne me souviens pas avoir versé de larmes, cet après-midi, pendant que j’attendais le retour de ma femme. Le ciel ne m’est pas tombé dessus. J’étais perplexe. Étonné. C’était donc ça, le cancer? J’essayais ce nouvel état comme on enfile une chemise neuve. Il ressemblait tout à fait à celui qui était le mien avant la visite du médecin. Je me suis fait une tasse de thé. J’ai rassemblé les jouets d’Erin et de Reid, et les ai fourrés sous leurs lits. J’ai réfléchi au dîner. Après avoir fait quelques pas sans but dans le jardin, j’ai sarclé les plates-bandes de légumes.
Les quelques jours suivants n’ont pas laissé grand traces. Je sais que je suis allé chercher le médicament que m’avait prescrit le médecin. Ma femme m’a filmé en train de prendre mon premier comprimé de stéroïdes, l’après-midi même. J’ignore pourquoi elle voulait conserver le souvenir de ce moment. J’ai présenté le petit comprimé blanc à la caméra vidéo. « À la santé de… peu importe ce que c’est. » En avalant le médicament, j’ai levé mon verre comme pour porter un toast à l’avenir.
Je suppose que nous avons pleuré ensemble, que nous nous sommes serrés dans les bras l’un de l’autre. Nous avons dû passer du temps dans Internet, à chercher des renseignements sur les tumeurs au cerveau, à lire des statistiques et des récits venant de sites Web et de forums électroniques. Nous avons sans doute dévoré nos enfants des yeux, savouré chacun de nos moments avec eux, maintenant conscients de ce qu’on oublie trop facilement : ce moment-ci, ce petit fragment de temps, ne reviendra jamais.
Le cancer du cerveau est synonyme de mort. Oui, il y a différentes façons d’additionner les chiffres, de déplacer les parenthèses pour changer les différentes opérations. Mais il ne pouvait y avoir de doute à propos de ce qui attendait à la fin de l’équation.
Ce livre, que vous tenez entre les mains, raconte les 18 mois qui ont inaugurés les dernières années de ma vie. Lorsque vous le lirez, je serai peut-être déjà mort.
Une très grosse tumeur est tapie dans le lobe frontal de l’hémisphère gauche de mon cerveau. Elle est inopérable et incurable. Les chercheurs travaillent d’arrache-pied pour trouver des façons de garder les gens comme moi en vie un peu plus longtemps, mais les succès à cet égard sont encore bien loin dans le futur. La maladie pourrait me tuer dans cinq ans, voire dix ou vingt ans, si j’ai de la chance. Mais l’issue ne fait aucun doute.
Pourtant, dès le départ, on n’a pas cessé de douter. Quand j’ai commencé à parler à ma famille, à mes amis, à mes collègues, clients et relations de ma tumeur inopérable et incurable au cerveau, quand j’ai expliqué que j’allais un jour en mourir, il y a eu beaucoup de scepticisme. On n’était pas d’accord. C’était plus que « Oh, je n’arrive pas à le croire » ou « Ça ne peut être vrai ». Il y avait un rejet bien réel des faits.
L’ami d’un ami s’est guéri du cancer en changeant de régime. Il y a ce médecin au Canada, ou en Allemagne, ou en Irlande, qui fait des miracles pour les tumeurs au cerveau. Je vais prier pour vous et demander votre guérison. Avec des pensées positives, vous allez vous en tirer. Tel supplément alimentaire tue les cellules malades. Il faut prendre telle plante et la sève de tel arbre cinq fois par jour. Cesse de consommer du blé, des produits laitiers, de la viande, du sucre. Telle célébrité avait le cancer, et elle s’est retrouvée guérie du jour au lendemain. Les médecins n’ont pas toujours raison. Trouve-toi un traitement expérimental. As-tu entendu parler de la programmation neurolinguistique? Va voir cette vidéo dans YouTube. Lis cet article. Visite ce site Web. Appelle cet organisme. C’est la chimio qui tue, pas la tumeur.
Ne laisse pas tomber.
Il y a toujours une chance.
Il y a toujours de l’espoir.
Ça ne peut pas faire de tort.
On ne peut pas savoir tant qu’on n’a pas essayé.
Chacune de ces suggestions était accompagnée de bonnes intentions, d’un véritable sentiment d’affection. C’était des réactions venues tout droit du cœur à une phrase pour laquelle il n’y a pas de réponse adéquate : « J’ai le cancer ». Je n’en veux à personne de les avoir formulées. Certaines étaient des idées lancées à tout hasard; d’autres étaient fondées sur la croyance sincère qu’elles seraient utiles. Je suis reconnaissant à tous, même pour les idées les plus farfelues. Lorsque des amis, des personnes qui vous veulent du bien, suggèrent une approche ou un traitement contre le cancer, ils le font parce que vous comptez à leurs yeux, et qu’ils veulent vous aider. On ne peut reprocher ce genre de choses à qui que ce soit.
Mais il y a un revers à la médaille. Dans le monde de la santé, il y a ceux qui se soucient moins des cancéreux que de leur portefeuille. Il y a ceux qui ont érigé des empires en commercialisant des traitements ou des régimes qui ne marchent pas. Il y a ceux qui dissimulent ou interprètent mal les données des études démontrant l’inefficacité de leur traitement. J’allais tout apprendre à leur sujet dans les mois à venir.
Mon livre n’a cependant rien à voir avec les menteurs et les fraudeurs. Il porte sur nous tous, les patients et leurs proches. Il porte sur la façon dont nous réagissons face au cancer. Je cherche à savoir pourquoi, lorsqu’il est question du cancer, nous nous accrochons à des traitements et des approches qui n’ont jamais fait leurs preuves?
Pourquoi des gens normalement raisonnables se tournent vers l’irrationnel, le non fondé, l’irréel? Pourquoi nous laissons-nous convaincre par des conseils ou des recommandations ne reposant sur rien d’autre que on ne sait jamais et ça ne peut pas faire de tort?
Cette tendance va bien au-delà de la médecine parallèle et des traitements bidon. Elle englobe les décisions que nous prenons relativement aux traitements que nous suivons, le choix des organismes communautaires que nous soutenons, la façon dont nous traitons les conseils des médecins. Elle joue sur le degré de confiance que nous manifestons envers les compagnies pharmaceutiques, notre attitude envers la religion, et même la foi que nous accordons à notre propre jugement.
Près de quatre années plus tard, mon diagnostic a eu un effet inattendu sur moi. Il m’a poussé à me demander ce qu’il y a de si spécial à propos du cancer. Pourquoi ce comportement face à lui? Pourquoi le cancer a-t-il une place à part dans nos peurs et nos attitudes relatives à la médecine et aux traitements? Pourquoi menons-nous une bataille, un combat, aux côtés d’autres survivants lorsqu’il est question du cancer, et pourquoi ce discours guerrier n’est-il employé que rarement pour les autres maladies?
Depuis cette première visite de mon médecin de famille, j’ai passé beaucoup de temps à penser non pas à Dieu, mais à toutes ces prières formulées en mon nom. J’ai consacré beaucoup de temps à penser à des thérapies non conventionnelles, mais pas dans l’intention de les essayer ni pour réfléchir au caractère invraisemblable de nombre d’entre elles. Je me suis plutôt penché sur les failles logiques et philosophiques qui en minent les fondements mêmes.
J’ai passé beaucoup de temps à penser aux médecins, aux oncologues et à l’industrie pharmaceutique. Pas à la façon dont ils tentent de tromper le public ou de tuer leurs patients, ou dont ils négligent de lutter véritablement contre le cancer, mais plutôt à la façon dont nous, les patients, en sommes venus à considérer leur rôle de protecteurs de la santé. J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir sur la raison pour laquelle nous permettons qu’on nous influence, qu’on nous mente, même, lorsqu’il est question du cancer.
S’agit-il de détresse, de désespoir? D’une espèce de résignation devant l’inévitable? S’agit-il même d’un désir inconscient d’appartenance à une espèce de club? De tribu? De secte des cancéreux? En fin de compte, je me suis demandé pourquoi nous laissons nos émotions l’emporter si souvent sur la prise de décision rationnelle devant le cancer. Je n’ai pas trouvé de réponse à ces questions. Je ne pense pas qu’il y ait de réponses claires, d’ailleurs, uniquement davantage de questions.
Dans les pages qui vont suivre, vous trouverez les réflexions d’un homme qui souffre d’une tumeur à croissance lente au cerveau. Une tumeur qui, je le sais, va finir par me tuer. Ces 18 mois marquant le début du reste de ma vie, je les ai passés à réfléchir à ce que le cancer provoque en nous. Non seulement dans nos corps, mais aussi dans nos esprits et dans nos cœurs.
LA LIGNE ORANGE
Il est rare qu’on voie un homme jeune dans la salle d’attente d’un médecin. En revanche, il semble y passer beaucoup de femmes, des femmes qui échangent des banalités sur les articles des magazines qu’elles viennent de lire, tout en évitant soigneusement de parler de ce qui les a menées ici.
Pour les jeunes hommes qui, d’aventure, se retrouvent à attendre le médecin, le plus souvent, pas besoin de s’enquérir de la nature de leur problème : beaucoup l’arborent plus ou moins fièrement. Un plâtre sous le genou, et on se dit : une fracture du tibia, une blessure de foot, sûrement. Un bras en attelle, c’est une mauvaise chute en sortant d’un pub, ou un accident du travail. Quelques points de suture au-dessus d’un œil ou un nez cassé – les séquelles d’un match de boxe, quand on se sent généreux, ou d’une bagarre au fond d’une ruelle quand on ne l’est pas.
C’est sans doute pourquoi on fait tant de cas de la fameuse « grippe d’homme ». Un homme, ça n’est jamais malade, mais quand ça le devient, on y met toute la gomme. C’est la fin du monde, la grande catastrophe. Nous courons nous cacher sous les couvertures, nous et nos maux de gorge et nos nez qui coulent, pour nous soigner à coup d’aspirines et de dextrométorphane. Nous nous attendons à ce que nos enfants restent assis à nos côtés, silencieux et compatissants, comme au chevet d’un pape à l’agonie. Et malgré tout, même quand on est aux prises avec une grippe d’homme cataclysmique, le cabinet du médecin est le dernier endroit où l’on se pointe.
Quand mon frère m’a dit que sa bosse au cou l’inquiétait, je lui ai répondu qu’il s’en faisait pour rien. Il m’avait montré l’endroit, mais moi, je n’avais absolument rien senti. À 24 ans, c’était un coureur de demi-fond en pleine forme. Il avait déjà couru pour la Grande-Bretagne, et ses chances étaient bonnes de se retrouver dans l’équipe nationale pour les Jeux olympiques d’Atlanta en 1996. Il faisait partie du groupe sélect des athlètes capables de courir le mile en moins de quatre minutes. Squelettique, il était tout en muscles et en nerfs. Même la plus petite bosse aurait paru sur son corps filiforme. Je lui ai dit : « Pas besoin de voir le médecin ».
J’ai véritablement prononcé ces mots.
Lorsque de jeunes hommes vont voir le médecin, c’est généralement à bord d’un véhicule muni de gyrophares. La blessure durant la partie de foot. La chute idiote après avoir tenté d’impressionner au parc de skate. Le cycliste amateur qui se plante avec tout un groupe de ses collègues après que deux roues se soient effleurées – à la vitesse embarrassante de 14 miles à l’heure – et qui tartine des bouts de sa peau sur l’asphalte comme du beurre fondu sur un toast. La moitié de l’os du coude à l’air libre, couvert de sang.
« Tu peux amener des pansements? » Je téléphone à ma femme pour lui demander de venir me reconduire à l’Urgence. Ce qui fait vraiment mal, c’est de voir l’état de mon beau Cannondale noir et argent, dont le cadre onéreux en fibres de carbone s’est rompu au tube supérieur.
S’il y a bien une chose à savoir quand on pratique le cyclisme sur route, c’est qu’on va invariablement finir par se retrouver dans le décor. Le risque accompagne le plaisir. Une jambe et un bras amochés par des accidents antérieurs sont plus que des preuves de longues années passées en selle, ce sont des sources de fierté. Cette vilaine cicatrice à mon coude gauche rappelle cette dernière mésaventure, tout comme la sensibilité à mon épaule gauche, sur laquelle, même après des années, je suis toujours incapable de dormir.
Cet accident a eu lieu en mars 2012. Les radiographies ne révèlent rien de grave, et l’on me renvoie chez nous avec des points de suture au coude et une écharpe à porter pendant quelques semaines pour donner aux ligaments de l’épaule la chance de se refaire. Je réussis à ne pas toucher un vélo pendant presque tout un mois, mais à la fin, je ne tiens plus en place. C’est le quatrième anniversaire d’Erin. La pizza et le gâteau pèsent comme une pierre au fond de mon estomac. Il faut que je commence à m’entraîner pour la saison de cyclisme qui s’en vient. Je ne suis pas tout à fait assez en forme pour reprendre la route. Pour être honnête, je ne peux pas encore mettre tout mon poids sur mon épaule blessée. Mais à tout le moins, je peux faire jouer une musique entraînante, grimper sur mon vélo statique et faire bouger mes jambes, me délier les muscles et suer un coup. Ma femme et les enfants sont partis chez des amis; c’est le moment ou jamais.
On se laisse facilement emporter par ce genre de trucs. Après un réchauffement, je commence à faire quelques courts « efforts ». Tours rapides du pédalier en petite vitesse, courts repos entre les séries. Le travail de base habituel en préparation de vitesses plus élevées sur la route. Au cours du troisième effort de dix minutes, quelque chose d’étrange se produit. Je sens comme une baisse de conscience subite du côté droit de ma tête, comme si mon crâne s’était brusquement vidé de sa substance. Une sensation de bourdonnement s’étend à tout mon visage, et particulièrement à ma dent arrière. Un goût métallique envahit ma bouche.
Je décroche mes chaussures des pédales, m’avance sur la selle et pose les deux pieds de part et d’autre du cadre du vélo. Je n’ai pas le temps d’en descendre complètement. Le côté droit de mon visage semble glisser vers le bas, comme si les muscles en étaient devenus relâchés et paresseux. Un filet de bave coule de ma lèvre inférieure, et les muscles du côté droit de mon cou se mettent à tressauter. Des comptines de mon enfance rejouent dans ma tête comme un écho lointain et confus. L’épaule droite se met aussi à tressauter, et le bras monte et descend légèrement deux ou trois fois. Je tente de demeurer stable sur le vélo, la main gauche pressée contre le mur.
Puis tout redevient calme.
Mon corps et mon esprit se resynchronisent. Les tressautements cessent en premier, puis le côté droit de ma tête semble se reconstituer dans le bon ordre, comme si tous les blocs reprenaient leur emplacement habituel. Le goût métallique s’efface peu à peu, et le bourdonnement dans ma dent prend fin. Le phénomène a duré peut-être deux minutes, certainement pas plus. Je suis resté pleinement conscient tout le long. C’était comme si j’avais tout observé de l’intérieur. Maintenant, je suis complètement de retour. Je secoue la tête pour m’en assurer. Tout va bien.
Je descends du vélo statique et regagne la maison, accompagné du claquement de mes chaussures de cycliste. Je me dévêts, prend une douche et reste étendu jusqu’au retour de ma femme. « Il est temps que j’aille voir le médecin », lui dis-je.
Selon mon calcul, cette expérience – ce que ma femme et moi appelons des « épisodes », faute d’un terme plus précis – est la cinquième du genre. J’ai commencé à les remarquer. Celle-ci était la plus prononcée de toutes.
Le premier épisode est arrivé en octobre 2011. Je fais une ballade, une cinquantaine