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La Reine des ombres: Le Monde de l'Ombre - tome 1
La Reine des ombres: Le Monde de l'Ombre - tome 1
La Reine des ombres: Le Monde de l'Ombre - tome 1
Livre électronique518 pages7 heures

La Reine des ombres: Le Monde de l'Ombre - tome 1

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À propos de ce livre électronique

Dans les coins sombres de notre monde s’étend le Monde de l’Ombre, une société de vampires qui se nourrissent des vivants. À Austin, au Texas, la folie d’une femme va la plonger dans un monde que très peu ont vu — ou dont très peu connaissent même l’existence…Peu après avoir touché une guitare pour la première fois, Miranda Grey conquiert la scène musicale d’Austin avec le pouvoir nouvellement découvert de manipuler les émotions de l’auditoire. Mais tandis que son pouvoir échappe de plus en plus à son contrôle, son esprit est envahi par des secrets inavouables et une tristesse insurmontable. Incapable de regarder qui que ce soit dans les yeux, Miranda frôle la folie — et personne n’est là pour arrêter sa chute…Lorsqu’il a interdit le meurtre des humains, David Salomon, Primat du Sud, a déclenché une guerre civile parmi les vampires d’Austin. Sa sympathie pour les mortels irrite la vieille garde qui refuse de contrôler ses penchants violents. David en a plein les bras avec les insurgés, mais il accueille une femme brisée, une musicienne qui a besoin de guidance surnaturelle. Il ignore que Miranda Grey possède aussi le pouvoir de changer son propre monde…
LangueFrançais
Date de sortie21 juin 2016
ISBN9782897671969
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    Aperçu du livre

    La Reine des ombres - Dianne Sylvan

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    « La reine des ombres m’a captivée… Dianne Sylvan a réinventé une ville d’Austin complexe, sombre et sexy, peuplée de personnages que j’ai envie de revoir. Dianne Sylvan possède un style expressif et conserve un rythme endiablé jusqu’au bout. Prenez un siège. Restez tranquille. Profitez du spectacle. C’est intense, sombre, sexy, avec juste la bonne dose d’humour. Vous cherchez une nouvelle dépendance ? N’allez pas plus loin. »

    — Devon Monk, auteure de Magic on the Storm

    « La reine des ombres m’a accrochée dès la première page et ne m’a plus lâchée. L’héroïne, Miranda, est vulnérable et courageuse, et possède des pouvoirs magiques dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Le vampire David Salomon est aussi puissant et brave qu’il est séduisant. Dianne Sylvan fait une incursion originale dans le monde des vampires. J’ai vraiment adoré, et j’attends avec impatience son prochain livre. C’est une conteuse habile et talentueuse qui sait vraiment comment écrire un livre d’enfer ! »

    — Angela Knight, auteure à succès de Master of Fire, citée par le New York Times

    Copyright © 2010 Dianne Sylvan

    Titre original anglais : Queen of Shadows

    Copyright © 2016 Éditions AdA Inc. pour la traduction française

    Cette publication est publiée en accord avec Penguin Group

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Traduction : Kurt Martin

    Révision linguistique : Féminin pluriel

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe

    Conception de la couverture : Matthieu Fortin

    Photo de la couverture : © Thinkstock

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89767-194-5

    ISBN PDF numérique 978-2-89767-195-2

    ISBN ePub 978-2-89767-196-9

    Première impression : 2016

    Dépôt légal : 2016

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque et Archives Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes (Québec) J3X 1P7, Canada

    Téléphone : 450 929-0296

    Télécopieur : 450 929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Sylvan, Dianne, 1977-

    [Queen of Shadows. Français]

    La reine des ombres

    (Le monde de l’Ombre ; 1)

    Traduction de : Queen of Shadows.

    ISBN 978-2-89767-194-5

    I. Martin, Kurt, 1970- . II. Titre. III. Titre : Queen of Shadows. Français.

    PS3619.Y485Q4314 2016 813’.6 C2016-940052-2

    Conversion au format ePub par:

    Lab Urbain

    www.laburbain.com

    À Laurie et Laura, qui me l’ont raconté

    Première partie

    Les grains de grenade

    1

    Le type à côté d’elle à la caisse avait plutôt l’air d’un vampire.

    Miranda ne regardait pas les gens. Elle évitait les contacts visuels, même lorsqu’elle se frayait un chemin dans les rues bondées d’Austin. Elle se faufilait entre les corps sans se faire remarquer, pendant que sa queue de cheval faite à la hâte sautillait comme un bouchon sur l’eau. Les traits de son visage blême en forme de cœur étaient tirés par des années d’insomnie. Si quelqu’un remarquait sa présence, c’était probablement pour faire une remarque sur sa chevelure. Lorsque cette dernière était détachée, les boucles roux foncé tombaient n’importe comment sur ses épaules, leur ton de joyau semblant s’embraser les rares fois que les rayons du soleil les touchaient. Si les gens pensaient quelque chose à son sujet, c’était probablement que ses cheveux étaient colorés. Mais ils ne se souvenaient certainement pas de ses yeux, puisque personne ne les avait jamais vus.

    Elle y faisait très attention.

    Une femme qui descendait la 6e Rue en portant un étui de guitare n’était rien de rare à Austin, qui s’est un jour proclamée « capitale mondiale de la musique live ». Les musiciens, ici, étaient comme les acteurs à Los Angeles : innombrables et bossant surtout dans les restaurants. Une femme faisant la queue à la caisse de la supérette avec un étui de guitare attirait peut-être un peu plus l’attention, surtout parce qu’elle risquait d’accrocher les gens, mais Miranda connaissait chaque centimètre de l’espace autour d’elle. Elle pouvait sentir les gens de tous côtés et savait comment éviter les contacts. Ne lève pas les yeux, ne les touche pas. Ils le regretteraient. Tu le regretterais.

    Elle transférait son poids d’un pied à l’autre pendant qu’elle faisait passer le panier de plastique rouge d’une main à l’autre. Les yeux fixés vers le bas, comme toujours, elle observait ses achats. Des antihistaminiques, du houmous, des pitas, un petit morceau de cheddar soigneusement choisi, des oranges et six bouteilles de Shiner. Elle aurait pu être n’importe qui à Austin.

    Il n’y avait qu’une poignée de clients dans le magasin, et c’est pourquoi elle y était venue après minuit. La foule avait été nombreuse dans la boîte de nuit et agitée à cause de la chaleur, et elle ne souhaitait rien tant que de rentrer à toute vitesse chez elle, avec sa guitare bondissant sur son dos, pour rejoindre le silence sécurisant de son minuscule appart sur Lamar, où elle chasserait la soirée de sa peau sous une douche bouillante. Elle goberait ensuite deux Benadryl avec une Shiner, pour tomber dans un coma temporaire mais bienvenu.

    Mais son frigo était vide. Elle mangeait de moins en moins et buvait de plus en plus. Ses mains tremblaient d’inanition sur le manche de sa douze cordes, et elle avait presque raté tous les accords.

    Non pas que ça importait. Elle aurait pu taper deux baguettes l’une contre l’autre, ils seraient quand même venus.

    Elle libéra une main de la poignée du panier et ramena avec impatience une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle n’allait pas se mettre à penser à ça. Pas maintenant. Si ça commençait, ça n’arrêterait pas, et elle ne pourrait se rendre chez elle. Il ne restait qu’une seule personne devant elle dans la file. Ensuite, elle n’était qu’à deux pâtés de maisons de l’arrêt d’autobus, puis dix minutes jusqu’à l’immeuble à appartements. Elle pouvait y arriver.

    S’approchant de la caisse, elle attrapa deux tablettes Snickers dans le présentoir et les laissa tomber dans le panier.

    — Pour ma part, je préfère les Milky Way, fit une voix basse qui était beaucoup trop près de son épaule gauche.

    Miranda étouffa un cri et fit volte-face, levant cette seule fois la tête pour regarder.

    Un jeune homme s’était faufilé et se tenait à un pas juste derrière elle, l’observant avec une curiosité distraite. Il était d’une pâleur étrange sous l’éclairage fluorescent et portait un long manteau noir qui le couvrait du cou jusqu’aux chevilles.

    Au Texas, au mois d’août.

    Elle le regarda fixement, le cœur battant d’avoir été prise par surprise. Personne ne s’approchait ou ne s’éloignait jamais d’elle sans qu’elle en ait conscience. Elle pouvait sentir un pigeon cligner des yeux à cinquante pas. Elle se fiait à ce sens, même si elle le détestait.

    Il semblait peu troublé par sa réaction et se contenta de rester là à l’observer. C’est alors qu’elle se rendit compte à quel point ses yeux étaient d’un bleu démentiel. Ils étaient foncés, presque de la couleur des myrtilles, un ton improbable qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Ce devaient être des lentilles de contact — personne n’avait d’yeux de cette couleur. Si elle n’avait pas été aussi ébranlée, elle aurait peut-être souri pour elle-même. Elle pensait la même chose au sujet de ses yeux que les gens pensaient de ses cheveux à elle.

    — Tout va bien ? demanda-t-il.

    Il y avait quelque chose de musical et d’envoûtant dans sa voix, de presque réconfortant, et il y avait une note d’excuse pour l’avoir effrayée.

    Elle voulait pleurer. Non, rien ne va bien, merde, mais tout ce qui sortit de sa bouche fut un petit gémissement étouffé. Elle recula de façon involontaire, et la courroie de son étui à guitare commença à glisser de son épaule. Elle tâtonna pour l’attraper, mais il fallait choisir entre l’instrument ou le panier — il n’y avait pas photo. Elle laissa tomber la poignée.

    Et une main pâle aux longs doigts apparut pour lui prendre le panier, le tenant devant elle à une distance respectueuse pendant qu’elle retrouvait son équilibre. C’était une main forte, bien manucurée. Elle ne put s’empêcher de la comparer aux siennes, qui tremblaient constamment, avec des ongles rongés jusqu’au sang. Sa main droite avait des ongles respectables, afin qu’elle puisse jouer, mais elle rongeait les ongles de l’autre depuis des années.

    Tremblante, elle reprit le panier et marmonna une formule de remerciement, redirigeant son regard au sol, où il devait être.

    La caissière la regardait de façon insistante, et elle comprit que c’était à son tour. Elle trébucha vers l’avant et déposa le panier sur le tapis roulant, se tournant pour se glisser dans la rangée sans donner de coups de guitare de chaque côté, pêchant en même temps son portefeuille dans le sac à main bleu brodé qu’elle avait acheté à une fête foraine à l’époque où… à l’époque.

    Ce n’était pas ainsi que devaient se passer les choses. Personne ne devait la remarquer. La blonde qui avait l’air de s’ennuyer ferme en enregistrant sa nourriture ne se souviendrait probablement pas de sa présence. Les seules personnes qui lui prêtaient habituellement attention étaient celles qui payaient les quinze dollars de l’entrée et se tenaient devant elle, dans son champ de mire, les mercredis et vendredis soir chez Mel’s. Elles la regardaient et l’écoutaient. Les étrangers rencontrés au hasard ne le faisaient pas.

    Elle jeta un coup d’œil derrière elle, presque certaine qu’il serait parti, mais il était toujours planté là, attendant patiemment sans plus la regarder. Elle se permit de le dévisager une seconde, juste au cas où il la poursuivrait dans la rue. Il était plus grand qu’elle, ce qui ne signifie pas grand-chose pour une femme d’un mètre soixante-trois. Élancé. Pâle. Des cheveux noirs qui scintillaient sous la lumière comme les plumes d’un corbeau. Pas de tatouages ni de perçages visibles. Manteau boutonné jusqu’au cou, de manière presque ecclésiastique. Elle pouvait voir des bottes en cuir noir.

    Il ne tenait qu’un article : un demi-litre de crème glacée Ben & Jerry’s, le parfum Cherry Garcia. Quelque chose là-dedans la frappa comme étant exceptionnellement bizarre.

    Elle tendit sa carte de débit à la caissière et attendit, sachant exactement quand la reprendre sans lever les yeux. Deux sacs de plastique, et elle sortait en coup de vent du magasin.

    Elle suait à grosses gouttes quand elle monta dans le bus, et pas à cause de la course qu’elle avait faite pour le rattraper.

    Ne perds pas les pédales, ma fille. Concentre-toi. Tu es presque rendue à la maison. Elle ramena son esprit de force dans l’instant présent, loin du magasin, et se concentra. De la musique. Dans sa tête, elle répéta sa dernière reprise, et ses doigts appuyèrent légèrement sur sa cuisse, mimant les accords. Elle n’était pas satisfaite de la progression. The minor fall, the major lift… the baffled king composing Hallelujah… Ses propres pensées et celles de Leonard Cohen se fondirent pendant que le bus rebondissait sur la chaussée.

    Hallelujah… plus que cinq minutes… hallelujah… plus que trois pâtés de maisons… hallelujah…

    Elle ramassa ses sacs et sa guitare et descendit du bus, ignorant le vacarme de klaxons et d’insultes qui accompagnèrent sa course dans la circulation dense jusqu’à son immeuble, qu’elle atteignit les clés à la main.

    Son domicile était un deux-pièces qui faisait l’angle du côté de la piscine. L’appartement était petit mais confortable. L’ameublement avait été constitué morceau par morceau à une époque plus favorable, ce qui donnait un mélange éclectique visant plus au confort qu’à une certaine unité de style. Elle possédait une chaîne stéréo fantastique qui valait à elle seule plus que tous les meubles réunis. Il n’y avait ni plantes ni animaux, rien qui puisse solliciter son affection ou son attention.

    Elle laissa glisser sa guitare sur le plancher, ainsi que son sac à main, puis poussa les sacs d’épicerie dans le réfrigérateur sans les défaire. La seule chose qu’elle en retira fut une bière.

    Miranda s’affala sur le canapé, le besoin de laver l’odeur forte du tabac et de la sueur passant après son désir de se saouler le plus vite possible. Son appart, barricadé et fermé au monde extérieur à la suite d’années de prières et de désespoir silencieux, était le seul endroit où elle pouvait penser en paix, le seul endroit où rien ne pouvait l’atteindre.

    Pendant combien de temps encore ?

    Ses yeux, qui étaient tellement habitués à fixer le sol, se levèrent sur le mur, suivant une craquelure dans la peinture qui était là depuis aussi longtemps qu’elle. La présence de cette lézarde était réconfortante, indéfectible, toujours en mesure d’attirer son regard, de lui rappeler qu’il y avait une vie en haut de sa ceinture.

    Non pas qu’il y en avait vraiment une en bas de sa ceinture. Même son fidèle vibrateur, un modèle Hitachi efficace qu’elle nommait Shaky, accumulait la poussière sous le lit depuis que la vie se resserrait et que l’idée même de se soucier d’avoir des orgasmes semblait si lointaine et hilarante.

    Brrr ! Elle avait de nouveau froid. Elle étendit la main pour attraper la couette qui était toujours sur le canapé et l’enroula autour d’elle. Les personnes qui ne mangent pas ont froid. Elle devrait manger.

    Son dernier copain s’appelait Mike. Il y avait cinq ans. Ils s’étaient rencontrés à la compagnie d’assurances où elle était employée pendant qu’elle suivait sans enthousiasme des cours à l’université. Cette dernière l’avait engloutie. Le groupe d’étudiants de première année était plus nombreux que les habitants de sa ville natale, et elle s’était sentie perdue, un prélude à ce qu’était devenue sa vie aujourd’hui. Mike l’avait aidée à déménager dans cet appartement même, et ils faisaient l’amour sur le plancher du salon avant qu’elle n’achète le canapé. Six mois plus tard, il faisait sa demande. Elle avait refusé. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle s’était rendu compte qu’elle ne l’aimait pas et ne l’avait jamais vraiment aimé. Les petits amis sont comme l’embonpoint de la première année universitaire : on est censé les prendre à l’université. Elle avait aussi pris de l’embonpoint, mais avait perdu ce surplus de poids depuis longtemps. Elle semblait un peu squelettique maintenant, même plus que ce type mystérieux à l’épicerie…

    Elle frissonna. Yeux bleus et plumes de corbeau.

    Il n’était d’ailleurs pas squelettique. Plutôt bien bâti, mais…

    Elle but le reste de la bière sans la goûter et en ouvrit aussitôt une autre. Lorsqu’elle s’endormit sur le canapé, toujours habillée et avec ses chaussures, elle en avait bu quatre, et son esprit était plongé dans une torpeur bienheureuse.

    Elle était célèbre, et elle était dingue.

    Sa voix passait sur l’auditoire, le tenant sous son charme, hypnotisé, libérant ses espoirs et ses craintes emmêlés aux accords et aux rythmes. On disait qu’elle était un ange, que sa voix était un don du ciel.

    Elle était célèbre, et elle était une tricheuse.

    On ne savait d’où venait son talent — les critiques, les journalistes et les professionnels de l’industrie supposaient qu’elle venait d’une famille de musiciens, qu’elle avait commencé à chanter dans une chorale de gospel, qu’elle avait appris à chanter de façon autodidacte. Ils étaient tous stupides et myopes.

    Son talent extraordinaire, comme ils disaient, venait d’eux… et il était en train de la tuer.

    Miranda jouait de la guitare depuis six ans à peine, mais elle s’y était mise comme si elle était née avec un instrument dans les mains. Cela lui était venu aussi naturellement que respirer. Elle avait appris à partir de livres et du désir de faire quelque chose, n’importe quoi d’utile de sa vie. L’ami d’un ami s’était fait entuber par ses colocs, se retrouvant seul avec un trois-pièces et un bail, alors il avait vendu toutes leurs affaires. Elle avait acheté des haut-parleurs, et il lui avait donné la guitare, simplement parce qu’il ne voulait plus la voir.

    En moins d’un mois, elle ne voulait plus la voir elle non plus. C’était de la camelote destinée aux amateurs. Elle la donna sur Craigslist et apporta tout son chèque de paie chez Strait Music pour s’acheter un véritable instrument. Lorsqu’elle dit au vendeur depuis combien de temps elle jouait, il cligna des yeux comme si elle parlait farsi. Elle prit une Martin de cinq mille dollars et lui montra qu’elle était très, très sérieuse.

    Puis, pendant qu’il enregistrait son achat — un article beaucoup moins coûteux —, elle s’assit par curiosité à un piano.

    — Vous êtes sûre que vous n’avez jamais joué ? insistait le vendeur.

    Oh, elle ne fut pas une virtuose instantanée, mais elle passa lentement à travers la partition qui se trouvait là, ne faisant que quelques erreurs. Les signes mystérieux qui se trouvaient sur la feuille lui parlaient comme rien ne l’avait fait auparavant. La seconde fois, elle joua la partition à la perfection.

    Maintenant, elle avait un clavier numérique assez perfectionné. Son appart était trop petit pour y loger un piano. Elle s’était assise un soir en regardant des spectacles sur YouTube, observant les mains sur le clavier, et ce fut facile après ça.

    Tout cela aurait dû l’effrayer un peu, mais elle eut bientôt des soucis plus importants.

    Un soir, alors qu’elle était encore avec Mike et avait une vie sociale, elle se trouvait à la terrasse du café Austin Java et s’exerçait à jouer et à chanter en même temps. Elle était triste — elle était souvent triste, alors elle ne se rappelait pas quel chagrin l’occupait ce soir-là —, et elle chantait doucement pour ne pas déranger les autres clients. L’endroit était bondé d’étudiants penchés sur leurs manuels.

    À un moment, elle fit une pause et leva les yeux. Tous ceux et celles qui se trouvaient là pleuraient.

    Elle fut un peu effrayée, mais aussi fascinée, et répéta l’expérience un autre soir, dans un autre lieu, avec une chanson différente, mais obtint le même résultat. Peu importe l’émotion qu’elle voulait évoquer, il lui suffisait de l’infuser dans la musique pour que tous ceux autour d’elle la ressentent. Elle pouvait prendre une chanson joyeuse et s’en servir pour faire pleurer les gens, ou bien faire danser une gigue à tout le monde sur la pire chanson emo qu’elle pouvait trouver.

    Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que ce phénomène s’étendait un peu plus. Si elle se concentrait, si elle se tendait vers les gens qui l’entouraient, elle pouvait avoir un aperçu de ce qui se passait en eux. Elle pouvait le capter et l’amplifier, ou le changer. Une fois qu’elle savait ce qu’ils ressentaient, il lui était beaucoup plus facile de les influencer.

    Au début, ce fut fantastique. Elle jouait dans les rues pour recueillir quelques pièces, et sa tasse débordait de billets de banque. Puis, un type qui possédait un bar en ville, Mel, lui offrit un engagement les mercredis. Au début, la foule était modeste, mais après que tous furent sortis sur les nuages du bonheur qu’elle leur avait transmis, ils revinrent avec des amis. Bientôt, son nom apparut dans l’hebdomadaire alternatif Austin Chronicle, et Mel lui recommanda de prendre un agent.

    Et s’il lui arrivait d’avoir des doutes, si elle se demandait à quel point il était éthique de manipuler aussi délibérément les émotions des gens avec son petit talent, elle oubliait rapidement tous ses scrupules sous la lumière des projecteurs et l’adoration de la foule.

    Lentement, au fil des mois, elle remarqua qu’elle perdait le contrôle. De plus en plus d’émotions filtraient en elle, qu’elle l’ait voulu ou non. Elle captait les sentiments des gens au hasard, et ils étaient parfois si horribles qu’elle fondait en larmes — désespoir, peur, haine, violence, rage se déversaient en elle lorsqu’elle s’y attendait le moins. Elle commença à découvrir des choses qu’elle ne voulait pas connaître au sujet des gens, et elle était incapable de l’empêcher.

    C’était pire quand elle regardait les gens dans les yeux. Les gens renferment tous leurs secrets dans le regard. Ils pouvaient sourire et rire comme s’ils n’avaient aucun souci, mais il suffisait de croiser leur regard pour savoir… pour tout savoir. Elle pouvait sentir leur honte, leurs désirs, leurs pertes — les émotions sont plus claires que les discours si l’on sait comment prêter l’oreille. Le poids de leurs souvenirs intimes s’ajoutait au sien.

    Elle savait que le pasteur au coin de la rue avait baisé son neveu. Elle savait que le sans-abri dans le bus était un vétéran du Vietnam qui avait sauvé dix hommes et y avait laissé sa jambe. Elle savait que la vieille dame aux chats, trois portes plus loin, parlait à la photo de son mari disparu comme s’il était toujours vivant. Elle savait que le membre d’un gang de rue qui passait près d’elle dans la rue faisait des cauchemars au sujet du chien de son enfance.

    Tous les secrets passaient dans sa tête. Les émotions et les souvenirs liés aux émotions occupaient tout l’espace disponible en elle. Si elle touchait quelqu’un, elle en apprenait bien plus à son sujet que le simple fait qu’il avait les mains moites. Elle découvrait ses démons intérieurs, et cela lui donnait envie de hurler et de fuir.

    Le seul moment où elle pouvait reprendre le contrôle était lorsqu’elle chantait. Elle pouvait modérer le flot d’émotions et travailler avec elles. Autrement, elle était seule face à la folie rampante qui la grugeait vivante.

    Un des avantages qu’il y avait à péter les plombs, supposait-elle, était que ça payait bien. Elle avait ses deux soirs par semaine chez Mel’s et le lundi soir dans un café du coin, et ces spectacles lui rapportaient assez pour vivre, surtout depuis qu’elle mangeait à peine et n’avait plus de vie sociale. Elle avait été en mesure de quitter la succession infinie des emplois de bureau passés dans des pièces sans fenêtres — fini les collants, l’odeur de café brûlé et les coupures faites par une feuille de papier. Il y avait eu une époque où la perspective de quitter la ronde du neuf à cinq l’aurait enchantée.

    Le problème lorsqu’on ressentait les émotions de tous les autres, c’est qu’il n’y avait plus de place pour les nôtres. Depuis que son pouvoir avait pris de l’ampleur, Miranda était de moins en moins présente dans son propre esprit, incapable de se séparer des autres à moins de boire jusqu’à perdre connaissance. Elle se sentait comme une coque de sucre mince, vide au centre, parsemée de craquelures et menaçant d’éclater à tout moment.

    Les soirs comme ce soir, lorsque la lune était pleine et brillante et que tout Austin semblait sur le point de s’effondrer sous un mercure estival de quarante degrés, pendant qu’elle attendait dans les coulisses le signal d’entrée, elle savait que ce moment approchait à grands pas.

    Elle serra les bras autour de son corps. Froid. Elle avait toujours froid. Sa tenue de scène, noire et serrée, faite d’élasthanne et de cuir verni, commençait à flotter autour d’elle — si elle ne se mettait pas à manger, elle ressemblerait à un sac d’os. Elle avait toujours été fière de son corps. Elle n’avait rien d’un top-modèle, mais elle était bien faite, avec une silhouette qui remplissait parfaitement un décolleté et des hanches qui se balançaient quand elle marchait. Les hommes n’avaient jamais été un problème — à l’époque où cela avait de l’importance. Même lorsqu’elle était un peu potelée à l’université, elle était pleine d’entrain et populaire, réputée pour ses remarques incisives et sa poitrine généreuse. Maintenant, elle semblait sortir tout droit du plateau de La liste de Schindler.

    Mel la présenta, et même si elle ne pouvait voir la foule, elle la sentit. Au maximum de sa capacité, le bar pouvait accueillir environ quatre-vingts personnes, et c’était la plus grande foule qu’elle pouvait supporter à la fois. Plus que ça, il y aurait eu tout simplement trop de sensations, et elle se serait jetée au sol en criant, les deux poings enfoncés vainement dans les oreilles.

    Elle était une musicienne talentueuse, mais pas une grande bête de scène. Elle ne plaisantait pas avec le public, ne crânait pas ou n’essayait pas de la jouer sexy. Elle n’en avait pas vraiment besoin. Lorsqu’elle arrivait sur scène, tous les regards se rivaient sur elle — elle pouvait les sentir sur sa peau comme une couche de sueur —, mais aussitôt qu’elle se mettait à chanter, elle les captivait tous, et tous les doutes qu’ils pouvaient nourrir s’envolaient comme de fines particules de poussière.

    Elle détestait que ce soit si facile. Elle détestait utiliser son talent de la sorte.

    Elle voulait seulement rentrer chez elle.

    Mais elle n’avait rien d’autre, plus maintenant. Elle ne pouvait reprendre un travail normal, pas dans son état. Elle ne pouvait aller nulle part si elle n’arrivait pas à payer le loyer, sinon chez son père ou peut-être chez sa sœur à Dallas, mais la folie semblait un petit prix à payer pour éviter chacun de ces endroits. Tout espoir d’une vie normale avec des amis ou d’y retourner après un autre concert avait depuis longtemps disparu de son horizon. Il n’y avait que cette assistance, cette chanson, cette salle à la chaleur et aux émotions accablantes.

    Elle devait manœuvrer avec doigté, sinon elle allait déprimer tout son public, et il ne reviendrait pas. Elle changea délibérément d’ambiance pour la chanson suivante, reprenant une vieille chanson que braillait Sheryl Crow, mais que sa voix adoucirait et égaierait. Bientôt, l’assistance se mit à remuer, et elle se mettrait à danser en souriant dans un moment. Heureuse.

    C’était un petit réconfort de savoir que tous oublieraient leurs soucis au moins ce soir et qu’ils retourneraient de bonne humeur dans leur foyer, prêts à conquérir le monde. Elle ne voulait pas faire souffrir les autres. Elle ne l’avait jamais souhaité.

    Elle avait de la difficulté à se concentrer ce soir. Elle gardait le ton léger et désinvolte, renvoyant cette énergie à la foule pour la chauffer sans l’enflammer. Elle avait déjà commis cette erreur, et la joie débordante s’était muée en agitation, puis en colère. Les bagarres de bar n’étaient pas bonnes pour les affaires, lui avait dit Mel en fronçant les sourcils, après que la police fut partie. Elle devrait se le rappeler.

    Vers la moitié du programme environ, elle avait réussi à retrouver assez de maîtrise pour cueillir n’importe quelle énergie individuelle dans l’assistance, et elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou s’en désoler — elle en reconnut au moins une.

    Merde, merde, merde ! Kat était là. Miranda l’avait complètement oubliée.

    Elle reporta son attention ailleurs, s’éloignant de Kat pour éviter de tripoter ses émotions, et balaya la salle en lisant dans l’esprit des autres, prenant le pouls de la soirée. Jusqu’ici, tout allait bien. Ils avaient de l’entrain parce qu’elle les avait influencés en ce sens…

    … sauf un.

    Elle essaya de pénétrer cette présence individuelle, mais en fut incapable. Chaque fois qu’elle s’en approchait, c’est comme si son attention glissait sur une plaque de glace et s’écartait de lui — ou elle — pour heurter quelqu’un d’autre. Elle continua de jouer en fronçant les sourcils, essayant d’ignorer la chose, mais son esprit revenait sans cesse à cet endroit, comme à une croûte qu’on ne peut s’empêcher de gratter. Tout ce qu’elle pouvait dire avec certitude, c’est que, peu importe qui c’était, il était… sombre. Pas déprimé, pas en colère, mais sombre, avec un potentiel de violence inquiétant. Et peu importe qui c’était, il la fixait des yeux.

    Elle ne regarda pas dans sa direction. Elle avait peur de sa réaction. Elle reporta son attention ailleurs et termina le spectacle.

    Lorsqu’elle sortit de scène après une deuxième ovation, la présence avait disparu, et c’était comme si Miranda laissait échapper un soupir de soulagement. Elle sortit de scène, la guitare dans les mains, et descendit bruyamment l’escalier avec ses bottes à semelle compensée. Elle se dirigea vers le petit espace qui servait de loge derrière la scène.

    Kat était là, qui l’attendait.

    — Salut, fit-elle en souriant. C’était fantastique.

    — Salut.

    Miranda avait de la difficulté à parler, mais fit de son mieux. Elle n’avait pas vu Kat depuis des semaines. Elle était pour Miranda ce qui se rapprochait le plus d’une amie depuis qu’elle avait graduellement coupé les ponts avec son ancienne vie sociale plus animée. Elles communiquaient surtout par courriel — les courriels étaient inoffensifs. Il était beaucoup plus difficile de capter les émotions à travers les courriels… mais ce n’était pas impossible.

    Kat s’adossa de façon nonchalante à la table où se maquillait Miranda. Elle avait tout de la fille typique d’Austin avec son jeans délavé, ses sandales et son dos-nu à motifs indiens. Elle avait bien plus l’air d’une musicienne que Miranda. Elle avait des tatouages sur les bras, un perçage dans le nez et des mèches mauves dans ses tresses rastas blondes. Kat faisait du yoga et mangeait des trucs comme de la bardane et de l’herbe de blé. Elle était aussi l’une des personnes les mieux adaptées que n’ait jamais rencontrées Miranda. Comment elles avaient pu rester amies demeurait un mystère pour elle.

    — Tu as une mine horrible, par contre, dit Kat pendant que Miranda rangeait sa guitare dans l’étui qu’elle referma.

    Elle tira le rideau pour fermer l’entrée de la « loge » et se pencha pour ouvrir la fermeture éclair de ses bottes.

    — Vraiment ? demanda Miranda d’un air absent.

    Une bande élastique de pression se resserra autour de sa tête. Elle avait exagéré ce soir.

    — C’est quand, la dernière fois que t’as mangé ? On devrait prendre une bouchée ou quelque chose. Des crêpes ?

    Les mains de Miranda tremblèrent. Un restaurant plein de clients… Bon sang, pas question !

    — Je ne peux pas, dit-elle. Il faut que j’aille quelque part.

    — Allez, Mira. Je ne t’ai pas vue depuis une éternité. Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu ne sors plus jamais, sauf pour venir ici. Tu ressembles à une cancéreuse. Tu trembles.

    Kat croisa les bras.

    — Tu prends des drogues ?

    C’était bien Kat, toujours droit au but. Son franc-parler et ses yeux vifs manquaient à Miranda. Sous ses allures de hippie, Kat était une dure à cuire, passant ses journées à travailler avec les jeunes de l’East Side, donnant des cours et des conseils et essayant de les tenir loin des gangs.

    — Non, Kat, ce ne sont pas les drogues, répondit-elle, enlevant le vêtement d’élasthanne pour le remplacer par des jeans.

    Bon sang, si seulement c’était la drogue !

    — Je vais bien. Vraiment.

    — Tu nous manques à tous, tu sais.

    — Je sais. Tu me manques aussi.

    Miranda refoula les larmes qui menaçaient de jaillir en prononçant ces mots. Elle se refusait de se demander où elle pourrait être rendue aujourd’hui, quel autre genre de vie elle aurait pu avoir. Elle avait vingt-sept ans et avait l’impression d’en avoir quatre-vingt-dix. Elle pourrait avancer dans sa carrière et chercher monsieur Parfait. Kat avait son âge — elles s’étaient rencontrées dans un cours de psy — et avait tout ce que Miranda pouvait souhaiter, sauf monsieur Parfait, mais seulement parce que Kat préférait monsieur Parfait-pour-l’instant.

    Pendant une fraction de seconde, Miranda envisagea de le lui dire. De tout lui dire. Kat était pleine de ressources et ne se laissait pas ébranler facilement. Elle pourrait être en mesure de l’aider.

    — Allez, Mira… dis-moi tout. Je peux t’aider.

    Miranda tressaillit, laissant tomber la main compatissante de son amie. Kat avait-elle eu cette pensée elle-même, ou Miranda la lui avait-elle inspirée ? Elle eut la nausée en pensant faire à Kat ce qu’elle faisait avec l’auditoire.

    Elle passa un t-shirt par-dessus sa tête et tira ses cheveux pour faire une queue de cheval.

    — Je vais bien, Kat. Vraiment. Je vais t’envoyer un courriel. Nous pourrions déjeuner ensemble la semaine prochaine ou quelque chose comme ça. Il faut… il faut que j’y aille maintenant.

    Sur ce, elle attrapa sa guitare et son sac et courut presque jusqu’à la porte arrière sans regarder son amie, mais en sachant ce qu’elle pensait. Au-delà de toute influence, le désir d’aider de Kat était sincère. Mais que pouvait-elle faire ? Même si Kat la croyait, qui d’autre le ferait ? Qui au monde serait capable de comprendre ce qui se passait sans croire qu’elle était folle ?

    Tu es folle. Ils n’ont pas tort.

    Ils l’interneraient. Ils l’enfermeraient tout comme sa mère, en lui donnant des coups et des drogues jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une masse visqueuse de muscles et de cervelle atrophiés.

    Non. Jamais. Elle mourrait plutôt que de subir ça.

    Probablement.

    La sollicitude de Kat resta dans son esprit pendant qu’elle se dépêchait de parcourir les quatre pâtés de maisons qui la séparaient de l’arrêt de bus. Il était presque une heure du matin, et pour un vendredi soir, le centre-ville d’Austin était plutôt tranquille. Elle n’en comprit la raison que lorsque retentit un coup de tonnerre qui la fit vibrer assez longtemps pour qu’elle lève la tête et regarde la masse de nuages noirs qui avait englouti la lune.

    — Super, marmonna-t-elle en accélérant le pas.

    Ses clés et quelques pièces de monnaie tintèrent dans son sac à main, et son étui à guitare heurta ses fesses pendant qu’elle joggait le long du trottoir. Quelques personnes s’écartèrent de son chemin, évitant de quelques centimètres seulement l’instrument.

    Les premières grosses gouttes de pluie tracèrent des cercles sombres sur la chaussée encore brûlante, et elle les sentit sur sa chevelure. La pression atmosphérique singeait la pression qui se formait dans son esprit. Elle devait se dépêcher avant que tous les cœurs d’Austin ne se déversent dans le sien et qu’elle soit engloutie par leurs souffrances et leurs chagrins.

    Si seulement les émotions positives avaient le même impact que les négatives. Elles l’avaient, à leur manière, mais elles étaient si tranquilles que les mauvaises ondes les chassaient. Elle ressentait parfois l’amour, parfois la joie, mais ils étaient rapidement ensevelis sous la peur et la colère qui émanaient de tous ceux qui l’entouraient. Les quelques rayons de beauté qui ressortaient parfois de cet océan de bouse avaient déjà suffi à la faire avancer — le bon côté des gens était ce qu’elle faisait ressortir en chantant —, mais plus le temps passait, plus ces voix douces et ténues s’atténuaient, et il ne restait plus que le chagrin du monde.

    Ça recommençait.

    Un autre jour au paradis. N’était-ce pas le thème d’une chanson ? Elle commença à chantonner, essayant à tout prix de se concentrer sur autre chose : Hallelujah… Leonard Cohen frappait dans le mille cette nuit. Ses propres pensées avaient déjà commencé à crouler sous les émotions du reste de la ville. Quelqu’un battait un enfant cette nuit… quelqu’un voulait du bifteck pour souper et avait eu du pain de viande… quelqu’un faisait semblant… quelqu’un ne pouvait s’enlever Angel of the Morning de la tête… quelqu’un détestait sa mère… quelqu’un allait payer pour ça… quelqu’un aimait être occupé… quelqu’un avait oublié d’enregistrer l’émission Ghost Whisperer… quelqu’un…

    … quelqu’un la suivait.

    Sombre et menaçant. Elle pouvait le sentir. Le même que dans la boîte de nuit ? Probablement. Une femme normale aurait pris la fuite, mais elle était fatiguée… si fatiguée. Elle se sentit soudain les jambes lourdes. C’était comme si elle se trouvait à distance d’elle-même, qu’elle pouvait voir ce qui était sur le point de se produire, et il n’y avait rien qu’elle pouvait faire sinon laisser libre cours à son destin.

    Hallelujah… hallelujah…

    Ils étaient quatre. Un qui la suivait depuis le bar, les autres sortant d’une ruelle. Leurs esprits étaient comme des serpents noirs luisants, ondulant dans sa direction avec l’éclat morne de la luxure et de la colère réprimée. L’un d’eux aimait ses cheveux, un autre pensait à sa poitrine. Une troisième pensait qu’elle avait de l’argent dans son sac à main.

    La main qui s’abattit sur son épaule était grosse et potelée, et elle la souleva vers l’arrière. Elle poussa un cri, mais le bruit fut étouffé par une seconde main qui se plaquait sur sa bouche, et elle fut tirée contre un t-shirt couvert de sueur, derrière lequel un cœur battait à grands coups. Aucun d’eux ne parla jusqu’à ce qu’ils l’aient entraînée dans la ruelle.

    Elle observa l’obscurité de la ruelle se refermer autour d’elle et entendit son étui de guitare racler le sol. Un des hommes avait déjà pris son sac à main et fouillait dedans pendant que celui qui l’avait traînée la projeta sur le sol.

    Elle n’avait pas peur. La peur concerne l’inconnu. Elle savait très bien ce qui allait se produire.

    Hallelujah… hallelujah…

    Ils furent déconcertés de voir qu’elle ne se défendait pas, mais ils la battirent quand même. Un coup de pied vif dans le ventre l’amena à se recroqueviller pour protéger son abdomen. Un autre coup dans les côtes lui fit pousser un cri de douleur. Un des hommes tomba sur les genoux et la frappa au visage, menaçant de la tuer si elle faisait un bruit. Elle vit l’éclat d’une lame et la sentit s’appuyer sur sa gorge. Ne crie pas, ne bouge pas. Fais ce que nous disons, et tu vivras.

    Elle s’en serait doutée.

    Ils la clouèrent sur le dos, et elle fixa les nuages d’orage qu’elle pouvait tout juste entrevoir entre les immeubles. Il pleuvait fort, mais ni elle ni ses assaillants ne remarquèrent l’averse.

    La nuit était chaude et humide, mais elle eut froid lorsqu’on lui arracha ses vêtements — froid, elle avait toujours froid.

    C’est ainsi que finit le monde… pas sur un boum, sur un murmure¹.

    Bruits de fermeture éclair. Rires. Des mains qui écartent ses cuisses.

    Les larmes jaillirent de ses yeux et roulèrent sur son visage, mais elle resta immobile, regardant avec des yeux éteints par-dessus l’épaule du premier homme qui la pénétra de force. La douleur semblait se manifester à des milliers de kilomètres de distance, tout comme leurs voix. Tout ce qu’elle sentait était le froid, tout ce qu’elle entendait était de la musique, d’innombrables lignes mélodiques traversant son esprit jusqu’à ce que les ténèbres le submergent enfin.

    Elle remarqua d’abord l’odeur. Celle des ordures, des gaz d’échappement. L’odeur moite et écœurante du sexe, avec une faible odeur de sang.

    Puis, elle remarqua la douleur. Dans ses mains d’abord, puis dans sa cage thoracique, puis intense entre ses jambes. Son visage semblait enflé, sa langue tuméfiée.

    Des bruits de voix. Des hommes qui parlent. Les voix étaient familières et firent passer une lame de peur dans son ventre.

    Quelqu’un poussa du pied dans son dos, mais elle resta immobile, pour ne pas trahir qu’elle était consciente. Elle savait que s’ils se rendaient compte qu’elle était consciente, ils la tueraient. Pourquoi ce

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