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Moshé Kahlmann ou les lumières de l'Orient
Moshé Kahlmann ou les lumières de l'Orient
Moshé Kahlmann ou les lumières de l'Orient
Livre électronique290 pages4 heures

Moshé Kahlmann ou les lumières de l'Orient

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À propos de ce livre électronique

Le destin d’exception de Moshé K., nain par la Volonté de Yahvé, mais érudit par la sienne propre, lui aura fait surmonter moultes épreuves avant qu’il ne se pose à Bagdad. Coopté par le médecin du palais, il aura été précepteur du fils du Sultan, puis plus tard, mentor d’Odon, un jeune chevalier-serf dans la région Elzas. Ses pérégrinations lui ont fait traverser tout le Moyen-Orient et une partie de l’Europe au temps des Croisades. Ses ultimes exploits se dérouleront dans l’affrontement d’avec la Horde de Feu qui dévaste le comté. Il fera un ultime choix de vie en protégeant son disciple duquel cette Horde sanguinaire a fait sa cible…
LangueFrançais
Date de sortie1 juil. 2021
ISBN9782312082769
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    Aperçu du livre

    Moshé Kahlmann ou les lumières de l'Orient - Michel Rietsch

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    Moshé Kahlmann ou les lumières de l’Orient

    Michel Rietsch

    Moshé Kahlmann ou les lumières de l’Orient

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2021

    ISBN : 978-2-312-08276-9

    Chapitre premier

    Une brise chahutée par une famille de corbeaux faméliques drainait d’effroyables puanteurs qui se propageaient le long des murs épais qui délimitaient les douves du Schloss. Des mouches bleues bourdonnaient voluptueusement dans l’air poisseux en le brassant de leurs ailes laquées. L’odeur de putréfaction prégnante qui encombrait les narines d’Odon ne l’incommodait plus. Il avait été sevré à la pourriture. Il se souvenait avoir eu à enjamber des charniers remplis de cadavres plus ou moins entiers, rebuts d’un Voyage vers la Terre Sainte entériné sur un ordre d’un pape nommé Grégoire, suivi d’un nombre qui lui avait échappé. On y humait à plein nez des carcasses d’enfants à peine plus âgés que lui qui se décomposaient dans la terre des villes accostées. Sa jeune mémoire lui en préservait les noms : Marseille, Pise, et aussi Venise, la ville flottante.

    À l’inverse des Dames de l’aristocratie qui exagéraient souvent leur pâmoison, Odon affichait une superbe digne d’un guerrier couturé de cicatrices revenu d’entre les combats. Bien que n’ayant jamais mis les pieds sur un champ de bataille de ce nom, il avait déjà eu beaucoup de chance en survivant au naufrage du cotre qui devait enfin l’amener en Orient avec les renforts des troupes du Roi de Jérusalem, Guy de Lusignan qui assiégeait Acre. Lorsqu’il s’était retrouvé au milieu des eaux de la Méditerranée, au large de la Sardaigne, après que le navire eut chaviré sous la violence d’une vague scélérate, il s’était vu mourir en héros intrépide.

    Entièrement dévoué à une cause qui dépassait sa fervente et extravagante croyance façonnée dans le creuset sans fond de l’ignorance, il avait alors imploré ce Dieu censé se trouver dans un tombeau qui restait toujours à délivrer. Aux dernières nouvelles, l’événement serait en cours et il était prévu qu’il y participerait une fois rendu sur place. Toute la saine vigueur de ses quinze ans avait alors poussé sa prière, forcément urgente, à monter jusqu’au ciel.

    La prière était aussi ardente que l’eau était froide :

    « Ne suis-je pas un bon Chrétien, certes depuis peu, Seigneur ? N’ai-je pas abandonné une famille aimante – probablement pas la mienne – pour contribuer à libérer Votre Saint Tombeau ? Souhaitez-Vous vraiment que je me noie si jeune, ici, devant Vous ? Mais ma vie Vous appartient, Vous pouvez en disposer à Votre guise, et Vous le savez bien. Je vais donc mourir pour Vous, si Vous daigniez me faire un signe qui irait dans ce sens, bien entendu ! »

    Dieu avait certainement d’autres impératifs plus pressants sur les braises de Son purgatoire particulier, avant de s’intéresser au sort – funeste depuis peu – d’un jeune serf néanmoins et naïvement dévoué à la Sainte Croisade. Aucune preuve de sa Magnificence autre que le brouhaha du vent encouragé par les cris moqueurs des mouettes qui semblaient autant narguer le naufragé, ne se manifesta.

    L’eau était aussi salée qu’un bout de lard séché. Malgré ses efforts pour éviter la lavasse saturée, Odon en avala pourtant une grande quantité, tout en battant des mains comme il avait vu faire un chien pour traverser un ruisseau. Sa flottaison hasardeuse ne lui aurait pas permis de se sortir de cette mare sans fond au moyen de ses seules forces. L’impression que le rivage s’éloignait à chaque gorgée déglutie, le conforta dans l’idée que Dieu jouait ses chances aux dés avec Neptune ; un dieu concurrent qui ne régnait que sur les océans, selon les superstitions des marins idolâtres qui l’invoquaient lorsque ses eaux devenaient sauvages. Qu’en testant sa résistance mentale ainsi que sa capacité de flottaison, Il éprouvait surtout la sincérité de sa toute nouvelle foi. Et s’il trouvait preneur, Odon n’aurait pas hésité à fourguer l’excédent qui commençait à déborder sa peur.

    La foi, la vraie, il le savait, permettait de tenir un jeûne de quelques jours, surtout lorsque la chasse était ingrate et la cueillette infructueuse. Ici, dans le creux d’une houle, elle peinait juste à remplacer le liquide par du solide, ou même à fournir une suprême bouffée d’espoir tout aussi inconsistante d’ailleurs.

    Épuise, Odon prit la décision de s’abandonner à la voracité des flots, avec une réticence fatiguée vite remplacée par une résignation définitive, tout en n’oubliant pas de recommander son âme désormais trempée à ce même Dieu, toujours sourd à sa prière. En déglutissant presque avidement, Odon espérait accélérer son agonie. Au moins pour abréger des souffrances qui elles-mêmes tardaient. Son préjugé d’enfant de la terre prônait que pour se noyer volontairement, il suffisait d’ingurgiter d’importantes quantités d’eau. Alors qu’il n’y avait que son ventre qui se remplissait comme celui d’un ivrogne.

    Son ingénuité alliée à son inscience avait préservé ses poumons du mortel liquide.

    C’est à cet instant, qu’une poigne puissante le happa de sous les vagues lampantes qui venaient de le submerger. Au travers des larmes mises sur le compte de la piquante salinité plutôt que sur celui de la panique ultime, Odon distingua une poutre garnie de cordages qui avait foncé sur lui. Un vigoureux individu qui s’y cramponnait déjà l’aida à s’y agripper à son tour. En compressant son estomac, toute la mer avalée remonta de son estomac tel un reflux d’une marée de pleine lune. Une fontaine de douleur s’expulsa par sa bouche et le laissa vide comme une outre.

    La tête, énorme, de son sauveteur se présenta alors devant lui. S’il ne l’avait déjà entr’aperçu sur le pont du cotre à l’embarquement à Venise, Odon aurait pu se croire face à un diable sorti de l’enfer. Car pour ses yeux d’encore enfant devant lesquels dansaient toujours les mamelles rondes des nourrices, cet individu particulièrement laid suscitait juste de la terreur.

    Odon le dévisagea pendant qu’il ramait au moyen d’une volige. De grosses lèvres barraient un visage tout en os saillants et formaient une sorte d’attache sur le menton en galoche.

    Sous des cheveux noirs – bouclés comme ceux d’une femme d’Afrique – qui dégringolaient du front, deux sourcils broussailleux élargissaient encore le haut du crâne. Ce personnage correspondait à l’image d’un démon hideux avorté par les spasmes du Mal que les abbés décrivaient ainsi. Pour le coup, la terrible tempête aurait bien pu accoucher d’un tel être aux traits aussi monstrueux, à l’expression aussi cruelle. Un bâtard engendré par ce Neptune vexé d’avoir perdu la partie contre le vrai Dieu, l’Unique. Mais il s’agissait bien d’un humain, plus petit, porté par des jambes torves, très courtes, comme arrêtées aux genoux…

    – Kahlmann, Moshé Kahlmann, s’était-il présenté haletant, une fois le sable de la grève foulé.

    Souvent, et bien plus tard, ils se racontaient cette aventure qui les avait réunis en forgeant les fers de leur future amitié. Ils se félicitaient de leur bonne fortune, comme pour consacrer les circonstances singulières de cette rencontre fortuite et aquatique.

    De l’endroit où il se trouvait, dans une antichambre qui faisait office de vestiaire, Odon entendait les bruits du repas qui se déroulait dans la salle principale. Mais il convenait d’attendre que le Burggraf Hardstein consentît à l’appeler par-devant lui. Les affaires courantes se traitaient de cette façon publique et constituaient un divertissement supplémentaire pour les privilégiés invités à sa table en ce jour. Odon appréhendait cet instant, surtout que c’était le Burggraf en personne qui avait ordonné sa venue. Il avait vaguement compris que la requête concernait des soucis inhérents à cette aspiration de liberté à laquelle les serfs se consacraient bien trop. Selon l’estafette qui l’avait réquisitionné, Odon avait appris que le Burggraf souhaitait mettre un peu d’ordre dans cette pagaille fomentée par des gueux pouilleux et de toute façon sans avenir hors sa tutelle.

    Évidemment, comme à chacune des initiatives qui dérangeaient son aise, voire sa présumée prépotence, Kahlmann lui avait crûment déconseillé de se mêler de cette histoire qui ne regardait que le Burggraf et ses gens d’armes, bien plus expérimentés. Il était même entré dans une rage crépusculaire lorsque Odon lui avait assené que son statut de chevalier ne l’autorisait pas à se soustraire à une obligation liée à sa charge. Son honneur était en jeu, sa réputation de même… Que les gens dévoués à l’art de la guerre doivent se tenir prêts pour n’importe quelle mission, fût-elle une corvée, et qui plus est, tous deux n’avaient pas d’autre employeur actuellement. Donc pas de ressources pour subvenir à leurs besoins quotidiens, ni pour prétendre à une reconnaissance de leurs talents confondus. Ce contrat tombait bien à propos, une occasion à ne pas remettre à un lendemain qui sans cet apport indispensable risquait de s’assombrir encore un peu plus.

    Déjà à leur retour d’Italie, par les routes cette fois, aucun banneret parmi les plus puissants, comme parmi les moins cossus, n’avait consenti à leur offrir le gîte et le couvert. Même que certains les chassaient en leur interdisant l’accès à leur château, donc à la protection en leurs murs. La charité n’était pas faite pour des vagabonds, prétendaient-ils en se gaussant de leur indigence certaine. Le gibier abondant et une remarquable adresse au tir à l’arc leur assuraient une survie provisoire, car elle ne durerait que ce que dure la belle saison. Auparavant, ils avaient déjà eu à s’abriter dans une bergerie en pierres sèches accrochée à une Alpe, où le froid disputait une victoire illusoire aux hurlements du vent d’Aquilon. En attendant les premières lueurs du printemps, et avec elles la fonte de la neige qui bloquait les chemins, le temps s’était étiré jusqu’à ce mortel ennui qui favorise la querelle tout autant que l’apathie. Et ce n’était pas les admonestations suivies des leçons de Kahlmann qui auraient pu abréger ce calvaire glacé. Réfléchir à deux à sa seule condition n’avait pas réussi à faire passer l’hiver plus vite…

    Kahlmann l’avait charitablement informé des derniers événements qui occupaient les nombreux dépositaires d’un quelconque pouvoir dans la plaine et accessoirement dans l’Empire : Frédéric Barberousse avait lancé un défi à Saladin en le provoquant en duel, en Égypte. Il était parti de Regensburg{1}, emmenant son armée de vingt mille cavaliers vers la Hongrie avant d’atteindre les rives du Bosphore.

    Le territoire Elsaz entamait une période de crise conséquente au déclin des Hohenstaufen, dynastie dont l’empereur Frédéric était issu. Les finances des seigneurs locaux étaient au plus bas. Ce qui ne les empêchait pas de continuer de vivre sur un grand pied tout en devenant plus abrupts dans leurs exigences. Leur puissance restant tributaire des sacrifices exigés de la part de leurs sujets ; c’est pourquoi les mesures contraignantes à l’égard des petites gens étaient allées en s’amplifiant. Mesures de rétorsion comprises !

    Ce qui pouvait expliquer, en partie, sa convocation devant le Burggraf. La situation requérait que l’on s’y adaptât avec souplesse, quoi que puissent infirmer les gloses de Messire Moshé Kahlmann.

    Dès son arrivée dans la cour basse, une sorte de domestique du protocole avait donné des ordres afin que l’on s’occupe de sa jument. Ensuite, il l’avait invité à grimper l’escalier en colimaçon qui partait des cuisines et continuait jusqu’au sommet du donjon, pour déboucher sur les trous d’aisance situé au grand air. Le poids de son armure ralentissait sa montée et l’obligeait à des arrêts fréquents pour reprendre sa respiration. Un page qui attendait là, avait pris le relais et l’avait installé près d’une archère par où entrait un peu de lumière en même temps que d’autres fragrances putrides qui n’avaient rien à voir avec celles dégagées par les commodités. C’était là un vrai page – comme il en existe désormais dans tous les châteaux – bien habillé et surtout bien nourri. Il l’envierait presque…

    La Chevalerie avait su se rendre indispensable aux seigneurs afin d’assurer leur continuité en soutenant leur autorité ; une nouvelle caste, un nouvel ordre était né ainsi. Sa hiérarchie autrefois balbutiante s’organisait désormais autour de codes guerriers éprouvés dans le sang, et d’une obligation d’allégeance à un seul maître. À celui qui les payait et les entretenait, en vérité. Chaque candidat à la Chevalerie entamait sa carrière dans le crottin avant d’être autorisé à galoper sur l’équidé qui l’avait produit. Jusqu’à l’adoubement, qui se résumait à un coup de poing qui fêlait une côte ou deux ou alors à un coup du plat de l’épée qui démontait l’épaule.

    Pour sa part, Odon n’avait pas eu à subir cette épreuve douloureuse pour faire partie de la Chevalerie. Pour lui tout avait été différent. Plus rapide en tout cas : son rang avait tout simplement été acheté par Kahlmann.

    En regardant vers l’extérieur, par cette même embrasure, Odon remarqua les pieds cannelés de rayures sombres d’un pendu qui se balançait au gré du courant ascendant qui remontait des douves. On préférait pendre durant les langueurs de l’hivernage, à l’évidence pour multiplier les distractions qui étaient plus rares en cette saison ; mais on oubliait délibérément de décrocher les restes des crapules au printemps pour une raison réputée infaillible : pour l’exemple. Dans ce comté comme dans d’autres, on savait aussi joindre l’agréable à l’utile. Ainsi, les cadavres qui perdaient leur jus après avoir été gelés et dégelés au gré des soubresauts de l’hiver se disloquaient aux premières tiédeurs du printemps. Des lambeaux de chairs mortifiées tombaient progressivement dans les eaux des douves, jusqu’à complet décharnement du cadavre.

    L’usage voulait qu’on y élevât des truites et des brochets qui profitaient de l’aubaine d’une nourriture riche bien que fournie par de pauvres hères. Le fretin, une fois devenu gras, constituait une réserve pour garantir l’observance stricte des préceptes chrétiens durant les jours maigres. Une tradition citée en exemple par le Clergé toujours prompt à se régaler d’une friture servie avec des sauces aux noix ou à l’ail, le tout béni par leur père abbé.

    – Chevalier Odon Von Saxe ! C’est à vous. Le Burggraf vous attend.

    Odon se mit en marche vers l’autre bout du couloir, tout en distribuant des coups de pied imaginaires aux mouches qui maintenant bourdonnaient dans sa tête.

    « Von Saxe ! Une idée de Kahlmann encore. Le rang conditionne l’origine en te rendant respectable. Et comme tu parles l’alémanique, on peut volontiers penser que tu viens de Rhénanie, ou de ses proches frontières. Mais je suis sûr que tu es un authentique Germain, tout comme moi, sans aucun doute. »

    C’était bien après cet épisode au cours duquel un homme qu’il ne connaissait pas l’eût proposé aux rabatteurs du pape pour fournir les croisades en cibles convenablement baptisées. Il se souvenait qu’en ce temps, il se faisait déjà appeler Odon. Mais il ne lui restait plus aucun souvenir d’un éventuel patronyme qui l’aurait classé dans une famille respectable ou dans une autre qui l’était moins…

    Il ignorait également dans quelle contrée précise les prêcheurs du pape l’avaient trouvé avant de l’enrôler. En compagnie d’autres enfants et paysans affamés, réquisitionnés de la même façon, et pour un mobile encore indéterminé, il avait alors suivi un individu encore plus crotté qu’eux, portant une croix trop lourde et qui chantait à tue-tête des cantiques mystérieux sous le soleil des foins.

    L’armure qu’il portait aujourd’hui avait été débosselée par les soins de son ami aux multiples talents. Auparavant, on avait dû en extraire son propriétaire mort et gonflé par l’attente d’un éventuel repreneur. En l’essayant, les éléments en ferraille de la cuirasse flottaient un peu sur ses jeunes épaules pourtant considérées larges. Les cuissards trop longs aussi avaient été attachés au moyen de sangles de cuir et couvraient tant bien que mal les accrocs de la tunique en lin qu’il portait dessous.

    La cotte de maille annulaire de leur involontaire et unique fournisseur s’était trouvée en tellement mauvais état qu’en dépit des efforts déployés par Kahlmann pour la rafistoler, il avait préféré la revendre à un forgeron. La somme récoltée avait à peine suffi pour acheter cette tunique également cousue de courants d’air, plus légère par conséquent. Le heaume avait vu sa face défoncée par un coup de maillet ou de massue bien ajusté, donc fatal. Odon le tenait sur son avant-bras gauche, la ventaille remodelée légèrement tournée vers lui pour cacher le bricolage de Kahlmann. Son allure générale le reléguait définitivement dans cette catégorie de chevaliers-serfs – de chevaliers errants dans leur grande majorité – dont on louait les services en désespoir de cause et surtout parce que leurs gages n’étaient pas élevés. Cependant, il n’avait pas eu d’autres choix !

    – Entrez, Von Saxe ! beugla le Burggraf.

    Odon était devenu le point de mire de tous les convives assis à trois tables massives placées en angles. Des exclamations railleuses saluèrent son entrée. Des gloussements étouffés par des mains de femme résonnaient comme autant de camouflets à son accoutrement composite. Odon préféra croire que ses frusques rabibochées lui attiraient plus de sympathiques risées que de méchantes moqueries. En tout cas, sa présence ne laissait personne indifférent.

    Il se rengorgea et se plaça à ce qu’il estimait être l’endroit prévu : en face de la table d’honneur, celle installée au centre de toutes les curiosités. Kahlmann lui avait recommandé de mettre un genou à terre, en guise d’allégeance. Cela lui allait bien au nain de donner des leçons de subordination.

    Hardstein le dévisagea en vidant bruyamment son hanap. Son regard torve le jaugeait comme il l’aurait fait pour un vilain ou un porc. Odon baissa la tête, non par souci de soumission, mais parce qu’il était intrigué par des mouvements qui agitaient la robe de la Gräfin sous la table.

    Le giron de la dame s’agitait comme s’il était hanté par un kobold lubrique. Ce n’étaient pas les mains de ses voisins qui se seraient égarées, elles reposaient sur la table. On aurait dit que la dame défaillait sous l’effet d’une étrange possession. Ses yeux se révulsaient pendant qu’elle se mordait les lèvres. Aucun des invités ne semblait avoir remarqué son état. Kahlmann saurait ce qui occasionne cette sorte de trouble si délicatement mais aussi si difficilement contenu.

    – Tu es bien jeune, Odon Von Saxe, commença le Burggraf en préambule. Et aussi, je ne vois pas tes armoiries. Les aurais-tu oubliées au-dessus de la cheminée de ton château ?

    Les rires fusèrent encore plus fournis qu’une nuée de sauterelles se précipitant sur un lopin d’épeautre. Assuré de la complaisance dont faisaient toujours étalage ses courtisans, le Burggraf lui infligeait une humiliation gratuite qui les amuserait le temps d’éructer leur vinasse. Il était réputé que les quolibets favorisent la digestion laborieuse de ces flatteurs dont les visages dégauchis par un penchant avéré pour l’oisiveté, rutilaient.

    La Gräfin avait enfin rouvert ses yeux et le regardait intensément. Ses traits fins étaient pâles comme ces vases d’albâtre qui garnissent les villas des riches marchands vénitiens. Un léger sourire, qu’il aurait juré de connivence, flottait sur sa bouche aux lèvres rouges. Elle était belle et déparait à côté de son mari au ventre en forme de tonneau, la barbe gluante des reliefs du repas, les doigts luisants de graisse. Odon opta pour un mariage arrangé en fonction des aléas politiques. Une de ces alliances bénéfiques aux seuls intérêts d’une seigneurie déjà aux abois. Dans pas longtemps, la belle Gräfin finirait ses jours et surtout ses nuits, au fond d’un couvent subventionné par les largesses de son époux déjà recasé avec une jouvencelle plus docile. C’était le lot de ces femmes souvent bien nées qui confirmaient leur valeur marchande au moment de signer des accords de circonstance, voire de paix.

    Elles ne servaient pas que de monnaie d’échange, loin s’en fallait. Leur obéissance protocolaire était inversement proportionnelle à l’influence que les plus habiles savaient développer lorsque la situation politique exigeât qu’elles se missent en avant. Au moins pour pondre un héritier mâle, sinon deux en comptant la perte potentielle de l’un d’eux, ou pire, que l’un ne soit qu’une.

    Cependant, la plupart du temps, elles se languissaient derrière leur rouet, chaperonnées par des dames de compagnie elles aussi aux ordres, jusqu’au moment où elles ne supportaient plus le délaissement dont les gratifiait leur seigneur et maître. Leur répudiation valait alors délivrance du joug marital, et de celui diplomatique, auquel leurs épousailles les avaient astreintes.

    Vexé, Odon ne répondit pas au Burggraf, prenant le risque de le contrarier à son tour. En gardant la tête baissée, il donnait juste l’impression de n’avoir pas entendu ou compris les plaisanteries crasses, seules compatibles avec un esprit mal tourné. Le brouhaha dans cette salle en effervescence cessa immédiatement après un geste tranchant du Burggraf.

    – As-tu entendu parler de la Horde de feu, jeune Odon ? demanda cette fois sérieusement le Burggraf en adoptant une mine farouche.

    Le ton sifflant et puissant comme un noroît tira brutalement Odon de ses spéculations quant à l’avenir de la Gräfin. Il avait déjà commencé à développer une forme de compassion pour la belle et future claustrée…

    – Heu, non, Herr Burggraf. Nous venons d’arriver en cette région dite Elsaz et nous ne connaissons pas cette joyeuse compagnie.

    Cette fois des rouleaux de rire assez forts pour emporter une armée entière sur leur passage déferlèrent dans la salle. Odon tenta de faire front en relevant dignement la tête, singeant une indifférence proportionnelle à la vigueur de l’hilarité. Même la Gräfin souriait faussement en évitant de le regarder. Elle était des leurs, sans conteste.

    La grande virtuosité des nantis consiste à s’inventer des causes communes qui appellent à la réciprocité d’un comportement codé par une hypocrisie élevée en raison d’état. Évidemment, la préservation des intérêts liés au pouvoir prévalait sur leurs humeurs du moment. En faisant bloc ainsi, personne de l’extérieur ne parvenait jamais à les éloigner des prébendes allouées par leurs charges. La prime complicité supposée de la Gräfin était bien feinte et corroborait cette navrante logique.

    Un cuissot à peine entamé vola au travers de la pièce pour atterrir non loin d’un lévrier efflanqué. La mâchoire du chien se referma sur le morceau de viande et l’animal commença à le dévorer. Odon sautait de mieux en mieux les repas. Il se sentait tellement plus léger depuis cet hiver. Son estomac grognait autant que le chien en train de se régaler.

    – La Horde de feu ! Une compagnie d’assassins plutôt. Des Hongrois à ce que prétendent ceux qui ont pu leur échapper. Ils pillent, violent les femmes et tuent les manants les moins rapides à la course ! Ensuite, ils incendient les maisons des villages visités. Ce ne sont pas des tendres, rectifia Hardstein la lippe mauvaise.

    Odon venait de comprendre que le Burggraf lui demandait de mettre un terme aux agissements d’une horde de malandrins. Apparemment il serait tout seul pour relever ce défi, ne comptant pas trop sur l’aide du nain, ni de quelqu’un d’autre. Hardstein continuait de le soupeser avec cette vulgarité propre aux paillards devant une pucelle. Les leçons de maintien de Kahlmann resurgissaient spontanément de sous la couche de dépit manifesté lors de leur enseignement. Durant d’interminables séances, le nain lui avait appris à bien maîtriser ses expressions, à travestir ses colères en attitudes de courtoisie, voire

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