Une Fugue
Par Emmanuel Bove
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À propos de ce livre électronique
Ce texte très court et intense, qui se rapproche d’une nouvelle, est construit comme un récit psychologique à suspens. L’auteur a une approche très émotionnelle et empathique de son héroïne, contrairement à d’autres textes où il garde ses distances pour décrire des personnages souvent désespérés. « Un des textes les plus généreux et les plus émouvants de Bove. » (Raymond Cousse).
Écrivain prolixe, révélé par Colette, Emmanuel Bove a connu le succès de son vivant, avant de tomber dans l’oubli, et d’être redécouvert par Peter Handke dans les années 1980. Il est né en 1898 à Paris, mais a fait une partie de ses études au Collège Calvin à Genève, puis a vécu à Vienne et à nouveau à Paris, où il est mort en 1945.
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Une Fugue - Emmanuel Bove
Emmanuel Bove
Une Fugue
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table des matières
UNE FUGUE
Emmanuel Bove
UNE FUGUE
1928
édité par macel edition
UNE FUGUE
Dans le salon d’attente de M e Agostini, l’ordre avait fait place, avec les années, au laisser-aller. Les magazines, sur la console, dataient de l’armistice. Des bronzes dont l’avocat n’avait point voulu pour son appartement privé ornaient la cheminée. Les moulures portaient une couche épaisse de poussière. En hiver, malgré l’apparat vieillot de cette pièce, brûlait un réchaud à gaz ridicule. Tout semblait humide. On eût dit un de ces cabanons perdus aux confins d’une propriété et aménagés pour l’amour. Dans cette antichambre triste, défilaient toutes les misères humaines. Elles laissaient à présent M e Agostini indifférent. Les professions qui apportent les plus riches enseignements ne tardent jamais à lasser ceux qui les exercent. Le médecin, le geôlier, le juge ne pénètrent que peu de temps la douleur des hommes. M e Agostini avait été, comme la plupart de ses confrères, éclairé par la foi en sa profession. Il avait cru être investi d’une mission. Défendre celui qui a failli lui était apparu comme une des plus nobles ambitions. Lycéen gâté au sein d’une famille aisée, il s’était déjà vu apostrophant un jury. « Cet homme, criait-il dans son lit avant de baisser les paupières, n’est pas responsable du crime dont on l’accable. » Il remontait alors aux origines mêmes du monde. « Les premiers êtres vivants confectionnaient des armes avec du silex. Toujours sur le qui-vive, ils devaient se battre afin de protéger leur femme et leurs enfants. Quand pèse sur nos têtes une telle hérédité, comment pouvez-vous, messieurs les jurés, ne point sentir naître au fond de votre cœur une pitié profonde ? » Au lieu de chicaner sur les faits, il trouvait heureux d’élever le débat, de faire le procès de la justice elle-même. Il échafaudait encore des causes indéfendables, des histoires de meurtre soigneusement prémédité, exécuté avec un cynisme révoltant, pour la seule satisfaction de préparer d’étincelantes plaidoiries. Et il s’endormait dans l’apothéose d’un acquittement. Mais, avec le temps, la flamme s’était éteinte. Les rappels à la réalité du président, l’ironie curieuse des confrères, les manifestations hostiles du public, au moment justement où il avait parlé pour lui, la méfiance et la rouerie des inculpés, dont il voulait presque partager les peines, contribuèrent peu à peu à l’assagir. Il n’y avait point de grandes figures parmi les clients inquiets qui le consultaient ni parmi les emprisonnés qu’il rencontrait au parloir. Les criminels et les délinquants lui paraissaient se ressembler tous. De même qu’il faut aux fleurs des familles, il faut à la justice une classification où l’infini des actes répréhensibles puisse entrer. Si un manquement est du ressort de deux cases, un simple état d’esprit le pousse vers l’une. À la longue, le besoin de simplifier, la fatigue, la monotonie réduisent encore ces divisions, si bien que finalement tout prisonnier n’est plus qu’un assassin ou un voleur. M e Agostini en était arrivé là. Il n’avait pas résisté à la routine ni à la déformation professionnelle. Le Palais lui semblait un monde pareil à tous les mondes, avec la seule différence que l’on doit s’y mouvoir avec plus de formules, de prudence et d’attention.
Un matin de juillet, une jeune fille demanda à lui parler. Elle paraissait avoir une vingtaine d’années. Assez jolie, vêtue avec élégance, on lisait sur son visage une profonde inquiétude. Malgré les prières réitérées de la femme de chambre, elle ne s’assit pas. Une fois seule, elle se mit à parcourir le salon d’attente en toussant. On devinait sa nervosité. Pas un instant elle ne porta son regard sur l’ameublement. Elle se trouvait dans cette pièce comme si on l’y eût conduite les yeux bandés. Parfois elle s’immobilisait devant la haute glace de la cheminée. On s’y voyait mal parce qu’elle était dans l’ombre. Aussi la visiteuse cherchait-elle, à chaque arrêt, une façon nouvelle de se regarder. En dépit de son trouble, il était apparent qu’elle se proposait de plaire à M e Agostini. En chaque femme sur le point d’être introduite dans un bureau renaît la coquetterie. C’est un moment qu’elles ont toutes imaginé, ce moment où une lourde porte s’entrouvre, laisse paraître un homme dont la situation est importante, un