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Le secret de la mère
Le secret de la mère
Le secret de la mère
Livre électronique403 pages6 heures

Le secret de la mère

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À propos de ce livre électronique

Des jumeaux monozygotes sont séparés à la naissance de façon mystérieuse. Leurs chemins se croisent quelques quarante ans plus tard de façon inattendue sans qu’une rencontre ait lieu. Ils vont s’efforcer de se retrouver et de reconstituer leurs passés respectifs. Avec l’objectif de comprendre pourquoi ils en sont arrivés là.
LangueFrançais
Date de sortie13 sept. 2016
ISBN9782312046730
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    Aperçu du livre

    Le secret de la mère - Yves Benoit

    cover.jpg

    Le secret de la mère

    Yves Benoit

    Le secret de la mère

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2016

    ISBN : 978-2-312-04673-0

    Chapitre I

    Le ciel était chargé comme un sac à dos de terroriste : il allait exploser d’un moment à l’autre. Cette année, la saison des pluies était plus longue et dense que d’habitude. Assis à l’une des deux tables de la terrasse du « Roi Belge », à Elibo, sur les bords de la rivière Kasaï, en République Démocratique du Congo, Henri buvait un coca cola tout en lisant « Le Figaro » datant de quelques jours. De temps à autre, il posait son regard alternativement sur les eaux turbulentes de la rivière et sur le ciel menaçant. Le passage du fleuve s’annonçait mouvementé, mais il fallait bien que ce soir, il soit absolument de l’autre côté, au village. « Je m’accrocherai à la vieille barcasse et j’espère surtout qu’elle tiendra le coup », pensa-t-il en jetant un coup d’œil au bateau que l’on était en train de charger. Il lui semblait qu’à chaque colis supplémentaire, il s’enfonçait davantage. « À ce rythme, ils vont finir par le faire couler… J’espère qu’il restera un petit coin pour moi et mon collègue parce que je n’ai guère le choix, il faut que je sois là-bas ce soir ». Il se replongea dans la lecture du journal. Il n’achetait jamais de journal français chez lui, à New York, mais lorsqu’il voyageait, il s’en offrait un quand, au hasard d’une halte dans une agglomération quelque peu occidentalisée, un distributeur multi produits en proposait à la vente entre quelques fruits et légumes, des bibelots de toutes sortes et de toutes origines, neufs ou usés, et un nuage de mouches qui souvent recouvrait le tout. Cela lui suffisait pour se tenir informé de l’évolution du monde en général et de la France en particulier. Il considérait cependant qu’il y avait beaucoup trop de sujets récurrents, « comme si rien ne change sur terre ». Par dérision, il accordait donc une attention toute particulière aux faits divers, aux potins mondains, à la rubrique nécrologique. Et au sport bien entendu, « pour rester en forme ! ». Tout en surveillant d’un œil de plus en plus inquiet le chargement de la « Flèche d’argent », il tournait les grandes pages du journal en parcourant les petites colonnes lorsque, brutalement, il s’arrêta net de lire, leva les yeux un instant, les rabaissa et fixa le visage qui était imprimé : le sien. La coupe de cheveux était différente, un peu plus ordonnée que sa tignasse, mais il ne pouvait avoir aucun doute : à cinquante ans, il s’était suffisamment regardé dans un miroir pour se reconnaître au premier coup d’œil. La photo eut-elle été en couleur, qu’il aurait vu les mêmes yeux bleus que les siens. Il plia le journal, tout en fermant ses beaux yeux bleus, et resta ainsi quelques secondes. Il rouvrit le périodique et les yeux en même temps. Aucun doute, c’était bien lui. Mû par un vieux conditionnement, il se pinça fortement : « aïe ! ». Il ne rêvait pas, c’était sa photo qui était là, au milieu de la douzième page. Il regarda la date du journal : huit août. On était le vingt-deux du même mois. Il était tout aussi certain qu’il n’était pas allé en France depuis belle lurette, dix à quinze ans, peut-être, il ne se souvenait plus très bien. Il lut les quelques lignes écrites sous la photo : « Le professeur Charles de Lastre, astrophysicien de renommée mondiale, a été décoré hier Grand Chevalier de la Légion d’honneur par le Ministre de l’industrie ». Son sosie – toute confusion s’était maintenant dissipée dans son esprit et il avait fini par admettre que ce n’était pas lui – était donc une sommité scientifique. « Il a l’air bien jeune pourtant… environ mon âge… autour de la cinquantaine lui aussi, peut-être un peu moins. » Il ne pouvait détacher son regard de la photo. « Je n’en reviens pas… Ce n’est pas possible une telle ressemblance. Mais j’y pense… » Il approcha le journal de ses yeux : « j’en suis pour mes frais, c’est le mauvais profil. » Depuis sa naissance, le lobe de son oreille gauche était entaillé sur la moitié de la largeur, entaille qui pouvait laisser penser qu’un jour ou l’autre il allait tomber. Et la photo montrait le profil droit, l’oreille gauche étant cachée. « À moi aussi, mon meilleur profil, c’est le droit », murmura-t-il à voix basse. « C’est incroyable, il faut que j’en sache davantage ». Il regarda l’heure, il lui restait encore un peu moins d’une heure avant le départ du bateau. Il décida d’aller à « l’Internet house », qui se trouvait au milieu du village. « Si c’est quelqu’un de connu, je dois pouvoir trouver des informations le concernant ».

    En le voyant entrer, le propriétaire du local l’interpella :

    – Avec tout ce sale temps qu’il fait, je sais pas mon ami si tu vas pouvoir te connecter maintenant. D’autres clients n’ont pas pu depuis ce matin. Mais essaie toujours. Si tu y arrives pas, c’est gratuit. Alors, tu risques pas grand-chose.

    Henri s’installa devant un appareil qui datait des toutes premières générations d’ordinateur de bureau. Sa première bonne surprise fut lorsque l’appareil s’alluma.

    – Fais attention, des fois y a des coupures de courant trop fortes et tout part », lui dit le spécialiste en informatique, confortablement avachi dans un vieux fauteuil recouvert d’une toile de Jouy anciennement rose.

    Les minutes passaient sans que la moindre connexion n’apparaisse possible. Au loin, la sirène du bateau se fit entendre : le départ était imminent. En se dépêchant, il ne lui faudrait guère plus de cinq minutes pour rejoindre l’embarcadère. « Le bateau aura sans doute un peu de retard, comme d’habitude et Ron se débrouillera pour que le rafiot ne parte pas sans moi ». Dix minutes plus tard, un deuxième coup de sirène sembla vouloir lui indiquer que ce jour-là, malheureusement, le bateau partirait à l’heure. C’est alors que la connexion se fit de façon tout à fait inattendue. Il passa sur Google le plus vite qu’il put, inscrivit « Charles de Lastre » et lança la recherche. Quelques secondes passèrent et apparut une liste de plusieurs références. Compte tenu du peu de temps qu’il lui restait, il ne pouvait les parcourir toutes et en choisit une, au hasard, qui lui semblait très générale. Elle tardait à venir. Retentit alors le troisième et habituellement dernier coup de sirène. Il ne pouvait plus attendre. Il tapa sur la table pour faire avancer les choses et, apparemment, cela marcha puisque la page recherchée s’afficha à l’écran. C’était bien la même personne que celle qui était en photo sur le journal. Il déroula la page web, en lisant en zigzag et vit une nouvelle photo, cette fois-ci du profil gauche : le lobe de l’oreille était bien entaillé, comme le sien. Parfaitement identiques. « Incroyable ! ». De la biographie, il retint que c’était un grand scientifique. Il ne referma pas l’ordinateur, prit son sac et partit en courant après avoir posé à la va-vite un billet de dix dollars sur le comptoir de l’« Internet House ». Il fut le dernier à passer le pont précédé de Ron qui l’avait attendu au pied de la passerelle.

    Chapitre II

    Le lendemain, on pouvait lire en page quatre du « Le Figaro » :

    « Tragique naufrage en République Démocratique du Congo.

    Selon un bilan provisoire des autorités locales, cent trente-huit personnes ont trouvé la mort mercredi dans le naufrage d’un bateau sur la rivière Kasaï, dans l’ouest de la République Démocratique du Congo (RDC). Le bateau transportait des marchandises ainsi que des passagers. Les naufrages sont fréquents sur cette rivière, le plus souvent à cause de la surcharge des embarcations et de l’inexpérience des pilotes.

    D’après les premières informations, il n’y aurait aucun survivant. Un américain et un français seraient parmi les victimes. »

    Chapitre III

    Charles était tout seul à la table du petit déjeuner, dans le bow-window du salon de son hôtel particulier de Neuilly-sur-Seine, face au bois de Boulogne. En cette fin d’été, il faisait un temps splendide à Paris. Il était huit heures. Tout en dégustant les toasts qu’il avait, selon son habitude, largement recouverts de beurre allégé et de confiture de figue, il feuillait « Le Figaro », en tournant les pages à intervalles réguliers, comme un métronome. Brusquement, il ressentit la même douleur qu’hier lorsqu’il avait perdu connaissance. De l’avis de son médecin, cela n’avait été qu’un léger évanouissement, de type vagal, rien de bien grave, – cela lui était déjà arrivé lorsqu’il était plus jeune. La veille, on l’avait assuré que cela ne devait pas se reproduire et, encore moins, laisser de séquelles à condition de suivre scrupuleusement la prescription médicale. Mais là, soudainement, les mêmes symptômes apparaissaient. Il laissa tomber le toast dans son assiette, lâcha le journal et s’agrippa à la table. Son regard continuait à fixer la troisième colonne de la quatrième page du journal : « Tragique naufrage en République… ». Il transpirait abondamment, commençait à trembler, et plus il tremblait plus il s’accrochait à la table jusqu’à en avoir mal aux doigts, aux poignets, aux bras, aux épaules, au corps ! Il était tétanisé. Il ne lâchait pas prise parce qu’il savait que s’il le faisait, il s’écroulerait. Il ferma les yeux, serra les dents et attendit que ça passe. Heureusement, Louise, la domestique, n’était pas là. Il était tout seul dans ce lieu si convoité de Paris, un beau matin d’août. Ses pensées virevoltaient d’un horizon à l’autre, sans ne s’accrocher à rien de concret, comme des bulles d’air mues par un souffle incontrôlé. Il avait vaguement à l’esprit, très vaguement, que ça allait nécessairement passer. Il rouvrit les yeux, lentement, très lentement, en tenant d’abord les paupières mi-closes afin de laisser pénétrer en douceur les rayons de soleil. Il relut l’article de journal : « Tragique… ». Il referma les yeux durant quelques secondes à peine et les rouvrit. Il lâcha la table, posa les mains sur ses cuisses et regarda droit devant lui. Peu à peu, le flou le devint moins, et les objets occupant son environnement familier redevinrent nets. « La bourrasque est terminée. Jusqu’à la prochaine fois ». Après un temps de réflexion, il décida de remettre à plus tard la lecture du journal.

    Louise apparut : « Monsieur veut-il quelque chose d’autre ce matin ? Des œufs ? Du bacon ?

    – Non merci Louise, ça ira comme ça. Je termine mes toasts et je disparais aussitôt. J’ai un rendez-vous à neuf heures. Madame est réveillée ?

    – Je ne crois pas. Pour le moins, je ne l’ai pas entendue.

    – Merci Louise.

    – Avec plaisir Monsieur. Si vous n’avez donc besoin de rien, je vais attaquer le ménage.

    – Tout à fait d’accord Louise, attaquez le ménage.

    Depuis une quinzaine d’années qu’elle était à leur service, le petit déjeuner se déroulait en semaine toujours de la même façon : un rituel matinal, pratiquement sans exception ni modification. Et Louise finissait toujours par aller « attaquer » le ménage.

    – Que Monsieur passe une excellente journée.

    – Je m’y efforcerai, Louise, je m’y efforcerai.

    Chapitre IV

    Charles De Lastre était Docteur en physique nucléaire, Directeur de recherche au CNRS et astrophysicien. Il représentait la France dans le projet « Voie Lactée ». C’était dans son domaine de compétence un scientifique mondialement connu, mais pas toujours reconnu. Ses découvertes et hypothèses de travail ne faisaient pas l’unanimité dans le microcosme mondial de sa spécialité. Il n’en avait cure et continuait sa démarche scientifique comme il l’entendait. Il pouvait se le permettre, car sa situation familiale le mettait à l’abri de toutes les contraintes financières personnelles, « à condition de rester raisonnable… », ce qu’il était. Seuls le préoccupaient sur ce plan-là, les financements liés à ses propres travaux de laboratoire, mais jusque-là il avait réussi tant bien que mal à mobiliser les fonds nécessaires. Ses recherches le passionnaient. Il y consacrait tout son temps disponible, au détriment – il le reconnaissait bien volontiers – de sa vie familiale. Sa femme, Laure, ne cachait pas qu’elle se considérait quelque peu délaissée et ses deux enfants Julie et Paul – « le choix du roi, fille et garçon » – le voyaient en coup de vent. Il lui semblait cependant que les deux considéraient que c’était même trop tant ils ne tenaient pas en place, menant une vie pleine et intense et, pour ce qu’il en savait, saine et équilibrée. Il ne culpabilisait donc pas. Mais, sans doute, était-ce là un préjugé de confort, puisque, en fait, il n’en savait rien. Peut-être se comportaient-ils en affreux dépravés, sniffant et re-sniffant à tout venant un produit quelconque que leur argent de poche leur permettait de s’acheter. « Je ne crois pas ». Aucun des deux cependant ne semblait vouloir suivre sa trace. Ils souhaitaient s’orienter plutôt vers la filière littéraire et, chacun à son tour, ils lui avaient vaguement reproché en toute ingénuité de jouer avec le feu : sa corporation finirait bien un jour par faire « péter » la terre. « Ça leur passera ». Ce qui était un peu plus gênant, – mais, au fond, guère plus – c’est que son épouse le trompait. Il le savait et ça se savait. Bien entendu, c’était de sa faute, on ne trompe pas quelqu’un sans raison. Et même si le coupable est toujours l’autre, en l’occurrence c’était bien lui. Elle était la victime, passant des instants délicieux de souffrance dans les bras de ses amants parce que son mari – « que j’adore, soyez-en assuré ! » – ne faisait pas ce qu’il fallait pour qu’elle se réalise pleinement, comme Dieu l’avait voulu, dans sa condition de femme. Elle avait des manques, elle en souffrait et elle avait donc de temps en temps recours à des thérapeutes bénévoles : c’était bien le moins qu’elle puisse faire et il eut été indécent de la part de Charles de se plaindre. « À qui la faute ? » lui avait-elle dit un jour. L’argumentation sur ce chapitre étant épuisée depuis la préhistoire de l’humanité, il n’avait pas insisté. Elle n’en restait pas moins pour cela une épouse charmante, une maîtresse de maison impeccable, une amie et une amante remarquables, et enfin une mère attentive dans le peu d’espace que lui laissaient les enfants. « Tout cela n’est pas bien grave… ». Au début, son amour-propre avait été meurtri, sa fierté d’homme bafouée et puis, comme d’habitude, le temps faisant son œuvre, il s’en était accommodé. Tous leurs amis étaient surpris, voire peut-être choqués, qu’une ambiance faite d’admiration, de respect et de complicité partagés, règne ouvertement dans leur couple. Laure avait même trouvé une formule dont elle n’était pas peu fière et qu’elle trouvait parfaitement adéquate : elle ne confondrait jamais la bagatelle et sa bague à elle. Lorsqu’elle l’avait exprimée pour la première fois à haute voix, au cours d’un dîner en tête à tête passablement arrosé, il avait souri alors qu’elle soutenait son regard. « Tu mènes ta vie comme tu l’entends ma chérie, pourvu que tu sois là quand j’ai besoin de toi. » Remarque à laquelle elle avait répondu immédiatement : « tu sais que tu pourras toujours compter sur moi. » Les choses avaient été dites pour l’éternité. La parenthèse « fidélité dans le couple » avait été définitivement fermée.

    Chapitre V

    Louise ayant fermé la porte, Charles se retrouva à nouveau seul, son toast dans la main, le regard fixé sur le journal. Il pensa que la situation était tout de même un peu plus préoccupante que ce qu’il avait pensé la veille. Un malaise vagal à cinquante ans n’a rien de bien extraordinaire, cela peut arriver sans prêter à conséquence dramatique. Et ce que sa mère lui avait appris la semaine précédente pouvait sans doute être une cause suffisante pour provoquer une telle réaction. Mais un autre le jour suivant – « moins grave certes, parce que je n’ai pas perdu connaissance cette fois-ci » – c’est déjà un autre débat. Il fallait qu’il consulte quelqu’un d’autre qu’Édouard Duquest, le médecin et ami de la famille depuis longtemps. « Il ne faut pas que je garde ça, je ne peux pas me le permettre. Si cela me reprend un jour au bureau, cela va être dramatique !… J’en parlerai directement à Édouard en lui demandant de me conseiller un spécialiste, un neurologue sans doute ». Tout à ses pensées, il ne pouvait détacher le regard du journal. « C’est incroyable ce que je peux être hypnotisé par cette nouvelle ! Je ne comprends pas… Même s’il est tragique, ce n’est tout de même pas un événement exceptionnel ! Tous les jours il se passe des choses identiques, et sans doute plus encore dans un pays comme le Congo… Je ne comprends pas pourquoi je me sens autant… concerné ou impliqué, oui, impliqué c’est plutôt ça alors que je suis à des milliers de kilomètres de distance, que je ne suis jamais allé là-bas et que je peux imaginer au mieux l’environnement, mais seulement l’imaginer. Les malheurs de l’humanité me touchent bien entendu, mais pour être tout à fait honnête, ils ne me concernent que de loin, et celui-là en particulier n’a rien de bien original. Malheureusement, dirais-je ! Une barcasse trop chargée, comme ils en sont le secret dans ce type de pays, et le courant ou le mauvais temps aidant, c’est le bouillon, tout le monde à la baille et sauve qui peut. Pourquoi mais pourquoi donc, cet événement retient-il autant mon attention ? Avant-hier, lorsqu’un avion s’est écrasé en pleine forêt amazonienne faisant deux cent douze morts, je n’ai pas eu une telle réaction ! Mauvaise nouvelle, c’est vrai mais deux minutes après, je n’y pensais plus et replongeais dans mes problèmes, dans mes soucis à moi ».

    Charles leva la tête et dirigea son regard vers le ciel. Le soleil, un beau soleil d’été, dardait déjà ses rayons vers le Bois et commençait à y poser toutes les nuances de son subtil éclairage. Il avait la tête vide – « sans doute l’effet de ce nouveau trouble vagal… » – et ne pensait à rien. Au bout d’environ une minute, il sortit de sa torpeur, reprit le journal et entreprit une nouvelle fois la lecture de l’article. « Bon, je vais le lire un bon coup et peut-être que ça ira mieux ensuite. » C’est ce qu’il fit tout en mangeant. Lorsqu’il lut la dernière phrase, il s’arrêta net de mastiquer. « C’est ça, j’en suis sûr ! Je le sais, j’en suis sûr ! C’est parce qu’il y a ce Français parmi les victimes. C’est lui, sa disparition, qui est à l’origine de tout ça ! ». Immédiatement, tout son passé et son présent de scientifique se mirent en mouvement, comme un seul homme. Dans toutes les connexions neuronales, cela filait cent nœuds entre les synapses, à la limite du bouillonnement. « Il ne peut y avoir de raison logique et raisonnable, expérimentale, de relation entre les deux faits : la mort d’un Français dans la forêt tropicale et un malaise vagal chez un individu au demeurant bien portant, sain de corps et d’esprit qui se trouve dans un hôtel particulier d’une banlieue huppée de la plus belle ville du monde. Du moins je n’en vois aucune actuellement ». Charles était bien entendu au fait des dernières découvertes en matière de télépathie, mais il considéra que ce n’était sûrement pas la réponse à la question. « Il faut que je sache qui est ce mec ! Je suis conscient qu’il s’agit du type même de réaction qui n’est le résultat d’aucune réflexion ordonnée de façon cartésienne, mais c’est ainsi. Il faut que je sache qui est ce mec ! », et il ajouta : « c’est vital ! ». Heureusement que son parterre habituel d’admirateurs et d’admiratrices, aux têtes bien faites, aux équations bien rangées dans chaque case, ne l’entendait pas marmonner ainsi devant son café, sinon ça en aurait été fini de sa réputation. Une telle réaction si profondément viscérale était inconcevable dans ce monde-là. À tout le moins, il fallait un petit bout, même très ténu, de commencement de quelque chose, un indice aussi mince soit-il, qui puisse permettre d’établir un éventuel rapport – avec toutes les réserves d’usage – entre les deux événements. Mais, dans le cas présent, rien de la sorte. « Pour beaucoup cela friserait sans doute le délire ! ». Charles ne semblait pourtant pas délirer. Au contraire, il avait retrouvé ce regard d’acier et cette capacité de concentration qui faisait de lui un interlocuteur redoutable dans tout débat d’idées. Il était en lui-même comme un bloc de granit. Pas l’ombre d’une fissure dans sa certitude : c’est ce qu’il devait faire et il allait le faire. Il posa le bout de toast qu’il avait encore dans sa main gauche, s’essuya les lèvres, se leva, quitta le bow-window et se rendit dans son bureau, au premier étage de sa résidence. Il croisa Louise dans l’escalier.

    – Monsieur a déjà fini ?

    – Oui Louise, j’ai fini. Merci.

    – Monsieur mange de moins en moins le matin ». C’était le côté mère poule de Louise. Elle avait vu naître et grandir les deux enfants de la famille et ne faisait pas toujours la différence entre les parents et les enfants. « Une famille, c’est un tout », disait-elle souvent.

    – Je mangerai mieux demain, Louise, je vous le promets.

    – Si Monsieur le dit.

    Charles entra dans son bureau et prit l’annuaire des anciens élèves de Normale sup dans le tiroir central du meuble empire. « Bon Dieu, comment s’appelle-t-il déjà ? » Il cherchait le nom d’un camarade de promotion dont il avait appris récemment qu’il avait été nommé ambassadeur de France au Congo. « Cette nomination n’était sûrement pas un cadeau… Mais comment s’appelle-t-il bon Dieu ?… Luc, oui c’est ça, Luc… Philipponneau. Voilà, je le tiens. » Il appela les renseignements, demanda le numéro de téléphone de l’ambassade de France en République Démocratique du Congo et, une fois obtenu, appela aussitôt.

    – Bonjour Mademoiselle », il supposa que le personnel de l’ambassade devait nécessairement parler français. « Pourrais-je s’il vous plait, parler à Monsieur l’ambassadeur, Monsieur Philipponneau ?

    – C’est de la part de qui ?

    – Charles de Lastre, Professeur Charles de Lastre », il avait pensé, intuitivement, que cela pouvait activer la communication. « Il me connaît bien, nous sommes amis. C’est urgent s’il vous plaît.

    – Patientez une seconde, je vais voir s’il est là et s’il peut vous prendre. Merci ». Formule d’usage incontournable, pensa Charles, que la secrétaire devait sans doute prononcer cinquante fois par jour.

    – Allô Charles ? Ne me dit pas que c’est toi après tout ce temps ? Luc Philipponneau à l’appareil.

    – Eh oui, tu vois, le monde est petit… Mais bonjour Luc et merci de me prendre au téléphone, comme ça, au débotté, car j’imagine que tu dois être sacrément occupé dans tes nouvelles fonctions.

    – Bien sûr, mais tu te doutes sans doute qu’il ne faut rien exagérer, ce n’est pas Washington ou Moscou ». Luc Philipponneau avait été au début de sa carrière en poste à Moscou, puis, un peu plus tard, à Washington. C’est dans ces deux postes qu’il avait gagné ses galons d’Ambassadeur.

    – Je comprends… Si tu le permets, je vais aller droit au but. Je viens de lire dans le journal de ce matin le compte rendu du terrible naufrage qui s’est produit hier à l’est du pays.

    – Je suis au courant bien entendu, d’autant qu’il y avait un Français parmi les malheureux.

    – Justement, c’est pour cela que je t’appelle.

    – Tu le connaissais ?

    – Je ne sais pas encore, car j’ignore son identité.

    – Moi aussi. On a retrouvé en tout et pour tout un passeport français. Lequel, si j’ai bien compris, semble périmé en plus. Un de mes assistants est parti sur place ce matin pour faire le point sur le sujet et déterminer l’identité du disparu. J’ai cru comprendre aussi que le corps avait été repêché, mais, dans ce pays, on ne peut être sûr de rien tant qu’on ne l’a pas constaté par soi-même.

    – Puis-je te demander un service ?

    – Si je peux te le rendre, ce sera avec plaisir.

    – Pourrais-tu demander à ton adjoint de m’envoyer une photo de cet homme. Le visage simplement. J’espère qu’il n’est pas trop abîmé.

    – S’ils l’ont vraiment déjà récupéré, cela signifie qu’il n’est pas resté trop longtemps dans l’eau. Par conséquent, je pense que son corps doit être relativement intact. Mais pourquoi veux-tu voir son visage ? Tu me caches quelque chose Charles.

    – Je ne te cache rien Luc, parce que je ne sais rien. J’ai un pressentiment et il faut que je vérifie si celui-ci est fondé ou non. Dès que ton adjoint aura pris une photo du visage de l’intéressé, pourrais-tu lui demander de me l’envoyer sur mon portable, s’il te plaît. Je te donne mon numéro : trente-trois pour la France bien sûr, puis 6 24 35 46 57.

    – Plutôt sympath ton numéro… C’est bien noté. Je te fais passer ça dès que je l’ai reçu parce que procédure oblige, l’opération doit se faire par mon intermédiaire.

    – Elle y gagnera en efficacité.

    – T’avance pas trop… À propos, je te félicite pour ta dernière nomination ou plutôt distinction. Amplement méritée sans doute.

    – Je ne peux pas être juge et partie mais merci quand même d’y avoir pensé. Bon, Luc, excuse-moi encore une fois de t’avoir dérangé pour une telle affaire et pour ce service quelque peu inhabituel que je te demande.

    – Ne t’excuse pas Charles, c’est un détail – sauf pour ce pauvre malheureux bien sûr – qui ne prend guère de temps et qui ne coûte rien. Alors…

    – Vu sous cet angle, effectivement… À bientôt Luc, j’attends la photo.

    – Tu peux y compter.

    Sitôt qu’il eut raccroché, Charles se tapa sur le front : « zut ! J’ai oublié de lui demander à quelle heure avait eu lieu le naufrage… et quel était le décalage horaire avec le Congo. Je vais demander à ma secrétaire de se renseigner sur le décalage et, pour l’heure de l’accident, je le lui demanderai directement. »

    Charles regarda sa montre : « il faut que j’y aille dare-dare si je ne veux pas rater le briefing de dix heures ! ». Il s’habilla à la hâte et entra dans sa BMW, la cravate en bandoulière. « Je ferai le nœud à un feu rouge ». Après avoir rapidement posé ses affaires dans son bureau, il entra dans la salle de réunion deux minutes avant l’heure prévue. Comme d’habitude, il mit son portable en position silencieuse en laissant le vibreur activé, et le posa sur la table. La réunion avait pour objet d’analyser des vues et des sons transmis par le satellite Planck, et en sa qualité de représentant officiel de la France dans ce gigantesque projet, il la présidait. Sous couvert scientifique, les plus enthousiastes croyaient déjà voir ce qu’il était maintenant convenu d’appeler « le visage de Dieu » dans les traces d’un rayonnement fossile. Il s’agissait d’un débat à manier avec des pincettes puisqu’il mettait côte à côte, ou opposait selon le point de vue, la foi et les connaissances scientifiques. Il se faisait un point d’honneur de ne pas participer à cette discussion, d’autant qu’il était convaincu qu’il s’agissait de discussions stériles. « On sait maintenant dater le fameux big-bang, on recherche une trace du rayon lumineux que l’explosion a dégagé, mais on ne répondra toujours pas à la question du pourquoi de cet énorme phénomène. Autant dire que dans la situation actuelle de nos connaissances et cela au moins pour quelques décennies, dire que cela relève ou non d’un Dieu, est du pur domaine de la foi. Et la foi… ».

    – Ne nous égarons pas Messieurs, s’il vous plaît et restons-en aux faits purs et durs tels que le satellite nous les transmet. Nous ne sommes pas ici pour tirer des plans sur la comète, c’est le cas de le dire. Nous sommes réunis pour identifier, comprendre et expliquer les informations que nous recevons.

    Le vibreur du portable s’activa. Charles jeta un coup d’œil rapide au téléphone, vit que l’origine de l’appel n’était pas déterminée et décida de savoir qui c’était. Cela ne se faisait pas, mais il présidait la séance et cela lui permettait de faire quelques entorses aux bons usages.

    – J’ai un appel urgent de Matignon », prétexta-t-il. « Jacques, tu prends le relais s’il te plaît, je reviens dans une minute.

    Il se rendit rapidement dans son bureau qui se trouvait tout proche et ferma la porte.

    – Allô, Charles de Lastre à l’appareil.

    – Charles, c’est Luc. Je te rappelle comme promis et je commence à mieux comprendre le pourquoi de ta question, même si elle me plonge dans une perplexité abyssale.

    – Mais encore ?

    – Y a quoi, vingt-cinq ans et des poussières qu’on ne s’est pas revu ? Et quand je vois la bouille de notre malheureux, c’est toi tout craché avec quelques années de plus.

    À l’autre bout du fil, Charles ferma les yeux et serra très fort son portable.

    – Nous n’avons récupéré qu’un vieux passeport français pour l’instant, émis il y a une vingtaine d’année et donc périmé mais contrairement à ce que l’on m’avait dit, on n’a toujours pas retrouvé le corps. On a trouvé également un vieux passeport américain à son nom qui est venu à échéance il y a un mois. Je suppose qu’il devait en avoir un autre en cours de validité, sinon il n’aurait pas pu rentrer dans ce pays. Le tout était dans une sacoche avec d’autres affaires personnelles, accrochée à une branche d’arbre. Les recherches continuent et je te tiendrai au courant. Fort heureusement, les photos ne sont pas du tout abîmées. Et bien que je sois certain que tu n’as pas une tignasse comme la sienne, très objectivement, la ressemblance est frappante. Charles, tu m’écoutes ?

    Charles, au prix d’un grand effort, parvint à dire : « Oui, Luc, je suis toujours là. Envoie-moi sa photo s’il te plaît au plus vite. Et j’y pense pourrais-tu me dire à quelle heure a eu lieu le naufrage et s’il y a un décalage horaire avec Paris ?

    – Je t’ai envoyé la page de son vieux passeport où apparaît la photo. Le tout est déjà en route mon vieux, tu devrais la recevoir d’une seconde à l’autre. Le consulat américain a récupéré l’autre passeport. Tu verras aussi que le dénommé Henri Jackson était né le douze août 1963.

    À l’autre bout du fil, Charles s’accrocha fermement à la table.

    – Pour le reste, il n’y a aucun décalage horaire entre Kinshasa et Paris et l’accident est intervenu hier au soir un peu après dix-huit heures. D’autres infos ?

    – Non, ça va. Merci Luc », répondit Charles et au mépris de toute règle de savoir-vivre, il raccrocha. « Il comprendra ». Il scrutait le cadran de son téléphone, qui presque immédiatement émit le court bip habituel lui indiquant qu’un MMS venait de lui être adressé. Charles ouvrit à la hâte le fichier.

    – Merde alors ! » Pas très scientifique, mais ce fut tout ce qu’il trouva à murmurer sur le moment. La photo qu’il regardait sur l’écran haute définition de son portable était stupéfiante de ressemblance avec lui. Il se reconnut immédiatement. « C’est mon sosie parfait et je vois même la petite coupure sur l’oreille gauche… C’est tout bonnement incroyable ! Et à quelle heure il a dit que l’accident avait eu lieu ? Dix-huit heures, c’est-à-dire exactement l’heure à laquelle j’ai eu le malaise vagal… Je dois rêver pas possible ! Mais non, il n’y a pas de doute à avoir, c’est bien lui, mon frère jumeau inconnu ». Il prit une décision rapide. Il décrocha son téléphone et appela sa secrétaire : « Gisèle, vous pouvez venir tout de suite s’il vous plaît ». Il raccrocha. Lorsque Gisèle frappa et entra aussitôt, il ne lui laissa pas le temps de refermer la porte : « on est jeudi, qu’est-ce que j’ai comme réunion vraiment importante d’ici la fin de la semaine ? »

    – De mémoire Monsieur, il n’y a que cette réunion générale de tous les chefs de département du CNRS, vendredi matin. Le reste est plutôt de la routine.

    – Prenez note s’il vous plaît. Vous m’excuserez pour la réunion de vendredi prochain, en disant à la secrétaire du Président que je téléphonerai à celui-ci pour lui donner la raison de mon absence. Ensuite, vous me prenez, à titre personnel, donc vous payez avec ma carte de crédit privée, une réservation en business dans le premier avion qui part pour Kinshasa, au Congo, à partir de », il regarda sa montre, « disons quatorze heures. Il faut que je parte cet après-midi, vous avez bien noté n’est-ce pas, cet après-midi.

    – Et s’il n’y a pas d’avion ?

    – Gisèle, s’il vous plaît, vous vous débrouillez, mais vous me trouvez un avion même si je dois changer quelque part, d’accord ? Retour dimanche. Pour l’hôtel, demandez à l’agence de voyage de vous en conseiller un, du standing habituel, central et si possible pas trop loin de l’Ambassade de France.

    – Vous avez l’adresse de l’Ambassade ?

    – Écoutez Gisèle, que l’agence se débrouille, c’est leur boulot, on la paie pour rendre aussi ce type de services, non ? C’est tout. Merci Gisèle, vous me tenez au courant.

    Il se leva alors qu’il finissait de parler et rejoint de nouveau la salle de réunion.

    – Vous voudrez bien m’excuser, Madame et Messieurs, mais une fois n’est pas coutume, j’ai une urgence qui m’oblige à m’absenter jusqu’à lundi prochain. Rien de grave, soyez rassurés, mais le sujet ne peut attendre. Jacques terminera cette réunion et vous savez qu’il a toute ma confiance pour prendre toute décision qu’il estimera utile. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, il faut que j’y aille.

    Dans sa voiture, il brancha son téléphone et appela Luc.

    – Bonjour Madame, pourriez-vous me mettre en communication avec Monsieur l’Ambassadeur, s’il vous plaît ?

    – De la part de qui Monsieur ?

    – Du Professeur Charles De Lastre, il attend mon appel, c’est urgent.

    L’attente ne dura pas plus de dix secondes.

    – Allô Luc ?

    – Oui Charles.

    – Excuse-moi

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