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Ligne de fuite
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Livre électronique148 pages2 heures

Ligne de fuite

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À propos de ce livre électronique

En ce vendredi d'octobre, Grégoire Sabarou ignore pour quelques minutes encore qu'il mène son rang pour la dernière fois. Enseignant dépassé par les événements, il n'en peut plus d'errer à longueur de journées au travers de ce dédale de couloirs, un boulet à chaque pied. Sa vie sentimentale n'étant plus que le pâle reflet de ce qu'elle fut jadis, il se décide à tout quitter et se lance sur les routes...
LangueFrançais
Date de sortie21 août 2013
ISBN9782312013046
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    Aperçu du livre

    Ligne de fuite - Rémy Gouesmel

    Ligne de fuite

    Rémy Gouesmel

    Ligne de fuite

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Edouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01304-6

    Grégoire

    Maîtriser la situation jusqu’au bout. Surtout, ne pas se laisser déborder.

    Encore et toujours les mêmes angoisses après toutes ces années d’expérience. Les sortir rapidement dans la cour et maintenir un semblant de rang jusqu’au portail où s’agglutinent déjà quelques visages inquiets. « Où est-il ? », « Que fait-elle ? », «  Je ne la vois pas parmi les autres ! ».

    Çà y est. On y est. Premières effusions, premières rodomontades, sans oublier une petite colère histoire de marquer les retrouvailles avec papa, maman. Pas un regard de gratitude pour celui qui les a supportés la journée durant. Ah, si, une femme brune, entre deux âges, attire mon attention comme on sifflerait un garçon de café.

    Que dit-elle ? Elle marmonne quelque chose en rapport avec le comportement de son rejeton que je ne situe pas. Ne le voyant pas, difficile voire impossible pour moi de créer un lien intergénérationnel avec sa génitrice.

    « Comment s’est-il comporté cette semaine ? » Eh bien…

     Elle me rappelle vaguement une actrice… Dans quel film l’ai-je vue récemment ? Beaucoup de questions pour peu de réponses. Mais si, çà me revient, elle jouait le rôle de la femme de Cluzet dans « Les petits mouchoirs ». Une de ces têtes que l’on identifie de film en film sans  jamais pouvoir y mettre un nom. Dommage pour elle ou, peut-être, tant mieux.

    L’hyperactif, selon les psys ou l’excité de première bourre, en ce qui me concerne, sort enfin des jupes de sa mère au moment même où je commençais peu à peu à perdre pied face aux réitérations de sa maternelle. Bavardages, agitation, asociabilité reviennent en boucle dans le moulinet qui lui tient lieu de bouche. Si je me l’autorisais, quelques formules autrement plus assassines risqueraient d’échapper au droit de réserve qui m’a toujours valu une certaine estime auprès des quelques générations de parents qui ont croisé mon chemin.

     Trente ans déjà…

    Entré non pas par la fenêtre mais par le soupirail… Un concours de circonstances ou plutôt un rendez-vous obtenu par une famille providentielle, fin quatre-vingt-deux, avec le grand chef de l’Inspection Académique du Val d’Oise, bac littéraire, décroché in-extremis, en poche. Et voilà qu’à peine installé dans un confortable fauteuil de cuir noir, celui-ci déballe ce qui ferait fuir le premier quidam venu : l’inventaire complet  des classes-poubelle aux yeux d’un innocent ressortissant bas-normand frais émoulu de l’enseignement religieux. Quelques sigles incompréhensibles plus tard, me voici livré au dilemme suprême : plonger dans un inconnu suffisamment inquiétant pour, ne serait-ce que réclamer un délai de réflexion ou refuser tout net le statut de garde-chiourme pour prédélinquants en mal de chair fraîche à torturer.

    La seule perspective d’un retour à la case départ sans la moindre qualification professionnelle ni même l’envie de m’appliquer à reluire les bancs de la FAC, perdu au milieu d’un amphi, suffirent à emporter ma décision. Ma vie bascula en une petite dizaine de minutes et, trente ans plus tard, je réalise à quel point j’ignorais alors tout de ce qui m’attendait.

    « Alors, je peux lever ma punition ? »

    Je dois paraître complètement abruti car les visages  alentours semblent suspendus à la sentence que l’on attend de moi. D’autres classes sortent maintenant - j’ai toujours été très à cheval sur les horaires - mais, décidément, à croire que tous ont un lien de parenté avec ce jeune freluquet les doigts dans la prise, on a rarement accordé une telle importance aux mots censés apaiser ou tendre encore un peu plus les rapports entre Dylan et sa mère.

     Dylan… Après tout, elle n’a que ce qu’elle mérite ! Je vois d’ici les ravages que pourrait provoquer une telle saillie à une heure de grande écoute alors je garde pour moi ce que m’inspirent les goûts et les couleurs venus d’outre Atlantique.

    « Alors, la punition ? » s’impatiente t-elle. « La punition, mais quelle punition ? ». C’en est trop. Elle empoigne rageusement le bras de son fils qui, pour une fois, se tenait relativement coi à ses côtés. Il semble d’ailleurs interroger du regard celle qui ne tardera sans doute pas à me tailler un beau costume d’abruti. Oui, abruti, je le suis, Madame, chaque fois que je m’extirpe de la cage aux fauves dans laquelle votre Dylan se fait un devoir d’insuffler à chacun sa dose quotidienne de fiel et de venin.

    Je tourne, moi aussi, les talons sans manquer de croiser quelques regards plus désapprobateurs les uns  que les autres, des regards qui me renvoient ce que je suis, un instit dépassé. Dépassé par les événements, par les exigences véhiculées par les incessantes réformes tombant telles des bombes larguées par un aéronef ventripotent siglé Education Nationale. Il m’en coûte de plus en plus. Toujours à la limite du hors-jeu ou de la mise sur le banc, à la différence près que ce sport là se pratique sans remplaçant ou alors ce qu’il en reste. Tenir le coup vaille que vaille et, surtout, comme un leitmotiv, faire le moins de vagues possible. Après, ce qui se passe en classe, entre ses quatre murs, peu importe ou presque. J’exagère comme quiconque perdrait le peu de lucidité qui lui reste au terme d’une journée ravageuse.

    Ce vendredi 18 octobre devrait figurer, sans nul doute, au palmarès.

    Tenir toute une année scolaire à ce rythme ? Non, résolument non, il me paraît insurmontable de ferrailler encore huit mois et demi contre ces moulins branchés sur dix mille volts.

    Une blondinette arrive à ma rencontre.

    Ah, je l’avais oubliée, celle-là. Çà me revient, maintenant, la journée n’est pas terminée. L’aide personnalisée, sensée remédier à toutes les interférences nuisant à la bonne compréhension de ceux dont l’antenne ne dispose pas de la Haute Fidélité, équivaut, pour l’enseignant que je suis, à une semi-liberté, un sas obligé avant de retrouver le monde des vivants. Celle-ci, répondant au doux patronyme de Flore, n’a pas été équipée, à sa conception, de l’amplificateur lui permettant un voyage au long cours. Elle devra naviguer près des côtes.

     « Non, ce soir, c’est Madame Verdier qui s’occupera de toi » lui assène-je, en fourrant sauvagement une brassée de copies au fond du sac en plastique me tenant lieu de serviette. Sans lui laisser le temps de m’assaillir de sa sempiternelle ribambelle de questions en tous genres, à croire que cette demi-heure n’est qu’un défouloir propice à endurer une logorrhée de plus, je la guide manu militari vers la classe de la collègue que je sais retenue par quelque père pas insensible au charme ravageur de celle qui nourrit à mon égard un sentiment diffus de pitié rehaussé d’une dose de mépris de plus en plus insupportable. Elle, semble baigner en toute zénitude dans l’eau de son bocal-classe, entourée qu’elle est par d’inoffensifs poissons-clowns alors que je tente, la journée durant, d’échapper aux mâchoires acérées d’un banc de piranhas affamés. Çà n’a pas toujours été ainsi, je dois l’avouer, sinon la Verrière aurait compté un estropié de plus sur la départementale sinueuse  zigzaguant entre fatigue nerveuse, stress et sentiment d’abandon. Les crus, on le sait dans la profession, alternent comme ceux des vins. Comme il suffit d’un rien pour compromettre une année  laissant présager un millésime exceptionnel, un seul élément peut transformer une année scolaire banale en un long chemin de croix. Alors, imaginez, lorsque vous devez faire face à une horde de déchaînés prêts à tout pour vous enfoncer toujours plus profond la couronne d’épines sur une tête qui vous semble avoir triplé de volume, çà ne passe pas…

     En être arrivé là, après trente ans de métier, j’ai du louper quelque chose.

    Je sors à la dérobée et fonce vers le parking enseignant.

     Elle est bien là qui m’attend. Plus rien ne compte désormais. La portière claque. Çà y est, je suis dans la place. Je sais que plus rien ne peut m’atteindre. Elle ronronne, ma vieille R16TX de 1979. Ce que je peux l’aimer. Quelle splendeur ! N’a-t-on jamais rien fait de plus beau que la R16TX ? Une peinture noire, métallisée de surcroît, rehausse encore la fierté de constater l’effet produit sur tous ces adeptes du rouler dernier cri, du rouler écolo, écono ou incognito. Eh bien, moi, non ! S’il faut s’extraire de son intérieur douillet chaque matin à pas d’heure, s’il faut blinder ses tympans et ligaturer ses terminaisons nerveuses en prévision du grand n’importe quoi débutant en général vers neuf heures et quart pour s’achever, enfin, huit longues heures plus tard, je demande, au moins, que me soit accordé le droit à un minimum de dignité sur le chemin de l’abattoir.

    Le Sabarou, calé dans le siège cuir pleine peau, les mains gantées sagement posées de part et d’autre du volant en ronce de noyer, n’a plus rien à voir avec ce traîne misère qui hante les couloirs, tirant un boulet à chaque pied. Au diable les petites économies qui me feraient préférer la ligne 15, desservant  la sinistre cité dortoir où nous ont poussés les loyers du centre-ville et cette ville champignon où je me ruine la santé depuis trois ans déjà. Les récriminations de Solange, je les entends d’ici : « Tu ne peux pas faire comme tout le monde et prendre une carte orange ! ». Combien de fois ai-je eu droit à son couplet ? Solange, carte orange… Solange, saut de l’ange… Ah, je ne sais pas ce qui me retient lorsqu’elle remet çà sur le tapis ! Sous prétexte que, Madame, elle, ne rechigne pas à voyager serrée, compressée même, à hauteur d’aisselles malodorantes dans le seul but de tenter de joindre deux bouts toujours plus retors à se laisser marier, elle voudrait anéantir ma dernière parcelle de liberté. Il n’en est pas question une minute ! C’est vrai que j’ai parfois mauvaise conscience lorsque je l’entends pester contre ce réveil qui la propulse dans ce monde de brutes trois bons quarts d’heure avant que je ne daigne mollement céder aux lois de la verticalité mais cela ne dure jamais bien longtemps. Devant mon café, dans la quiétude du salon où je délocalise mon petit déjeuner, je trouve chaque matin de nouveaux arguments censés étayer mon droit à la différence. Je ne sors jamais, je m’habille de rien, je ne pars jamais en vacances. Certains voient même en moi un moine ou un ermite tant les bruits du dehors semblent juste effleurer la cuirasse dont le caractère autistique transpire chaque jour davantage. Alors, au diable cette donneuse de leçons toujours prompte à renouveler sa garde-robe, à sortir entre copines et revenir à point d’heure !

    Bon, il y a aussi le problème Hugo…

    Là, je dois reconnaître que le postulat de départ a été quelque peu écorné depuis que… Enfin, j’avais des circonstances atténuantes dans les deux cas. La première fois, j’avais passé une horrible nuit, accroché à la cuvette des toilettes à cause d’un poisson pas frais dont j’avais été le seul à oser braver l’odeur un peu forte, je l’admets. J’aurais dû garder le lit et me fendre d’un bref coup de téléphone à la secrétaire de l’Inspection départementale  dont je dépends mais, non, il n’est pas dit que Grégoire Sabarou soit un tire aux flancs. Un instit dépassé, soit, encore que, mais un tire aux flancs, sûrement pas. Bref, tel un myope en pleine purée de pois, mon rituel cérémonial du café plateau s’était mué, ce matin là, en un simple cachet effervescent dont je ne pouvais pas détacher le regard vitreux à mesure que les bulles remontaient à la

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