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Le sang des Leca: Prix du livre Corse 2016
Le sang des Leca: Prix du livre Corse 2016
Le sang des Leca: Prix du livre Corse 2016
Livre électronique272 pages4 heures

Le sang des Leca: Prix du livre Corse 2016

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À propos de ce livre électronique

Cent ans d’une histoire familiale, traversant la guerre de 1870 et celle de 1914, jusqu’aux années cinquante.

À la fin du 19ème siècle, un homme quitte Evisa et ses montagnes corses pour s’engager dans les armées du second empire. Cet homme simple, voire frustre et sans éducation, participera aux batailles de son temps et se mariera à Paris. De son union naîtront huit enfants donc deux ne dépasseront pas le premier âge . L’existence des six autres pourrait apparaître comme du plus pur romanesque. D’ailleurs, la vie de l’un d’eux, au travers du film de Jacques Becker « Casque d’Or » avec Simone Signoret et Serge Reggiani, sera mise en avant sous son jour le moins reluisant. Toutefois, le metteur en scène avait oublié de se pencher sur le destin tout aussi incroyable de ses cinq frères et sœurs. C’est ce que fait ici l’auteur en remettant sur le devant de la scène la petite Giacenta et Gabriel revenus sur une île dont ils ne parlent la langue que partiellement, comme leurs frères écartelés aux quatre coins du monde.
Cet ouvrage dont il ne manque que le titre pour qu’il soit un roman est en fait un témoignage sur une fratrie emportée par le sang et la misère, les rires et les joies depuis les quartiers populaires de Paris jusqu’aux danses et mariages traditionnels de la Corse rurale.
Rien de ce qui est écrit ici n’est du domaine de la fiction. Tout est issu des chroniques familiales, des archives et des documentations historiques disponibles. L’auteur a d’ailleurs été invité par la chaîne de télévision PLANETE pour participer au tournage d’un documentaire portant sur le sujet de ce livre.

Le témoignage bouleversant de Marc Archippe sur l'histoire de sa famille.

EXTRAIT

La petite tourne les yeux vers lui et contemple la misère de son corps d’homme âgé. Mais elle sait que les vraies blessures ne sont pas apparentes et que c’est bien loin d’ici que s’en trouvent les raisons. Alors l’amour – la compassion, peut-être ? – la saisit comme une vague vous prend et des larmes lui viennent. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle pourra continuer d’avancer. Elle a la jeunesse de ses quatorze ans, le monde qu’elle voudrait appréhender… une vie à faire. Une vie loin de Paris, loin des procès, des couteaux, des rixes et des hôpitaux. Et si elle venait à douter, la main du petit Gabriel, son dernier frère, au creux de la sienne si petite encore, serait le signal qu’il ne faut pas flancher. Alors Evisa, la Corse… Qu’importe ? Qu’est-ce d’autre, la Corse, qu’un ailleurs comme le furent pour ses grands frères ces terres lointaines : la Chine pour Simon ou le Sahara pour Alexis Napoléon ? Cayenne aussi, d’une certaine manière, pour Dominique François. Seule son unique sœur, Marie, est restée à Paris. Elle y est demeurée, trop souvent agenouillée devant un homme. Mais toujours elle se relève. Marie est assez forte pour faire front.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marc Archippe est né à Toulon où est installée sa famille depuis plusieurs générations et où il a grandi. Il mènera de front des études de droit et une carrière de joueur de rugby (notamment au RCT) sans négliger pour autant l'attirance qui était la sienne pour le monde des arts. Très tôt intéressé par la peinture et la musique, c'est l'écriture qui deviendra rapidement son mode d'expression favori. Marié et père de deux filles, il partagera longtemps son activité de dirigeant d'entreprises, en Provence puis à Paris, avec son travail d'écrivain. Devant l'intérêt porté par le public à sa littérature, il a décidé de consacrer désormais l'essentiel de son temps à son activité de romancier.
LangueFrançais
Date de sortie23 janv. 2017
ISBN9782374641850
Le sang des Leca: Prix du livre Corse 2016

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    Aperçu du livre

    Le sang des Leca - Marc Archippe

    1

    Voilà que la petite est sur le pont du vapeur. L’air est humide, le pont est humide, sa vie même est humide. Mais le vent s’apaise. Les mains posées sur le bastingage de cuivre glacé, bien droite, elle remonte sa capeline et réajuste son écharpe de laine. Elle observe vers le nord. En fait elle observe la ville. La cité semble affalée, jambes écartées dans la mer qui frappe son ventre, putassière, un bras posé sur la roche. Voilà donc qu’elle la regarde, cette ville, et voilà même qu’elles s’observent mutuellement. La petite n’arrive pas encore à la haïr pas plus qu’elle ne peut se résoudre à l’aimer. Elle ne la connaît pas. Impudique, infidèle, jetée un temps au lit des anglais jusqu’à perdre son nom, voilà qu’elle regarde Toulon. La rade comme enfermée entre des cuisses ouvertes, moite jusqu’au port, le dos reposant sur le Faron, les seins brunis du soleil de la Méditerranée et le regard vers l’azur comme pour y déceler un ailleurs qui n’existe pas, un demain dont elle ne rêve même plus. Blessée parfois, meurtrie souvent, pourtant rien ne semble capable de troubler son alanguissement. La petite peut-elle ressentir tout ceci ? Nous l’ignorons tout comme elle ignore qu’elle y reviendra de longues années plus tard. Qu’elle y vivra, même. Mais aujourd’hui, elles se font simplement face.

    Si elle est à Toulon, c’est que le vapeur a dû s’y dérouter pour y mouiller après le coup de vent d’est subi au sortir de Marseille. Ici, ils appellent cela une largade. Ils disent qu’elles sont fréquentes à cette époque de l’année et ce mois de décembre 1906 n’y déroge pas. La petite n’avait jamais vu auparavant un vent d’une telle force. En fait, elle ne connaît que le vent de la ville. Celui qui ressemble à une sorte de courant d’air. Elle découvre le vent de la mer et ses gifles. Si elle a été effrayée, pour autant, elle n’a pas été malade. Ils sont à quai depuis deux jours et maintenant il semble que la mer s’apaise. « Je pense qu’ils remettrons en route ce soir… ». C’est Alexis, le père, qui a dit cela. Il le pense, en fait, il l’espère. C’est un homme qui parle peu. Un homme dont le poids des souffrances pèse aux épaules, bloque la nuque et fige la bouche. Grand, portant barbiche et moustaches à la mode du second empire, un regard de glace. Il est debout, appuyé au mur de métal du troisième pont. Un homme malade n’aspirant à rien de plus qu’au terme de ce voyage. Ils sont venus de Paris, embarqués à Marseille avec Ajaccio puis Evisa comme destination finale. Que croit-il retrouver, le père, de sa famille et de son enfance corse dans les montagnes ? Il rattache les fils de sa mémoire à quelques images de châtaigniers, à des pierres grises, à des courses dans le maquis. Il est comme le chien battu qui n’a d’autre chance que sa niche pour s’y aller blottir. L’ultime sauvegarde, le havre ultime.

    La petite tourne les yeux vers lui et contemple la misère de son corps d’homme âgé. Mais elle sait que les vraies blessures ne sont pas apparentes et que c’est bien loin d’ici que s’en trouvent les raisons. Alors l’amour – la compassion, peut-être ? – la saisit comme une vague vous prend et des larmes lui viennent. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle pourra continuer d’avancer. Elle a la jeunesse de ses quatorze ans, le monde qu’elle voudrait appréhender… une vie à faire. Une vie loin de Paris, loin des procès, des couteaux, des rixes et des hôpitaux Et si elle venait à douter, la main du petit Gabriel, son dernier frère, au creux de la sienne si petite encore, serait le signal qu’il ne faut pas flancher. Alors Evisa, la Corse… Qu’importe ? Qu’est-ce d’autre, la Corse, qu’un ailleurs comme le furent pour ses grands frères ces terres lointaines : la Chine pour Simon ou le Sahara pour Alexis Napoléon ? Cayenne aussi, d’une certaine manière, pour Dominique François. Seule son unique sœur, Marie, est restée à Paris. Elle y est demeurée, trop souvent agenouillée devant un homme. Mais toujours elle se relève. Marie est assez forte pour faire front.

    Ecroulée plus qu’assise sur un banc de bois, Augustine. C’est sa mère, elle tremble. Elle a été malade, elle n’a pas résisté. La mer lui est aussi proche que peut l’être la lune. Un autre univers en constant mouvement sous ses bottines de cuir brun. Si on devait mesurer sa résistance à l’aune des malheurs qui ont frappé cette femme, on en conclurait qu’elle est indestructible. Pourtant, vingt-sept heures de vent lui furent plus insanes que les enfants morts, les barricades et le déshonneur. Elle lève la tête vers la petite « Mets ton fichu sur ta tête… Il fait un froid de gueux ! ». Et la petite s’exécute. Elle s’exécute toujours. Toujours présente aux côtés de ses parents, comme le troisième et dernier pied d’un tabouret, elle assure la stabilité de la famille. Elle ne le sait pas, la petite, qu’elle a ce rôle dévolu. Elle l’accomplit parce qu’ainsi sont les choses. On ne les constate ni ne les discute. On fait. Ce qu’elle deviendra doit beaucoup à ce silence, à cette obéissance sans contrainte.

    Je dis « la petite », mais il est temps de dire qu’elle se nomme Giacenta, Giacenta Leca. On prononce Léca. Elle porte le nom de sa grand-mère Giacenta Ceccaldi. Son père pense que c’est d’elle que Giacenta tient cette force tranquille. Leca, Ceccaldi. Parmi les noms les plus anciens de Corse. Pourtant Giacenta est née à Paris. Mais la chaîne du sang la relie aux montagnes corses, à la forêt d’Aitone, à Ota et au golfe de Porto. Elle est solide, cette chaîne. Bien plus solide que ce qu’aujourd’hui pourrait se l’imaginer Giacenta, debout devant ce bastingage. Plus qu’un anneau de fer au pied de l’esclave, elle fera de chaque maillon un échelon. Elle est comme certains le disent de cette île : A spessu conquista, mai sottumessa !

    Souvent conquise, jamais soumise !

    2

    Giacenta 1906

    Je n’avais jamais vu la mer mais je n’oublierai jamais notre premier face à face. Lorsqu’on dit, rue de Charonne, qu’il y a de la brise, les gens devraient un peu venir voir ici ce que c’est que du vent. Du vrai vent !

    Nous sommes restés quelques jours à quai à Toulon, puis, nous avons repris notre chemin vers le large. Maman ne supporte pas le bateau et Papa fait celui qui ne s’en rend pas compte. Papa fait toujours celui qui ne se rend compte de rien. Papa avance et on est bien obligé d’avancer avec lui. Gabriel est plutôt de bonne humeur. Il joue sur le pont et court derrière son cerceau en criant comme il se doit pour un enfant de six ans. Il crie aussi en regardant ces grands oiseaux qui suivent le bateau. Les marins les appellent « gabians », en France on dit : mouettes. Je ne sais pas le mot en langue corse. Le corse, je ne le parle pas très bien mais notre père, en vieillissant utilise de plus en plus sa langue natale. Indirectement nous nous sommes mis à le parler. À Paris, il a fait un peu de commerce après sa retraite. Mais, depuis quelques mois, en plus de sa maladie et de sa souffrance morale, il se sentait vieillir. Il a décidé que nous allions rentrer au village. Comment pouvons-nous revenir vers un endroit d’où ne nous sommes jamais partis ? Lui seul rentre. Nous, nous suivons. Le village, c’est Evisa au-dessus du golfe de Porto. Je n’en connais rien sinon le nom, une gravure qu’il a toujours gardée avec lui et ce qu’il a pu nous en dire. De toutes manières, est-ce bien toujours comme dans ses souvenirs ? Mystère ! Il a soixante-six ans aujourd’hui et il n’en avait que dix-neuf lorsqu’il est parti pour s’engager. En autant de temps, les choses changent. Elles changent d’ailleurs souvent en bien moins que ça. Moi je suis Giacenta, j’ai quatorze ans et nous sommes en décembre 1906. À Paris, on disait que j’étais petite mais jolie, yeux gris, boucles folles s’échappant du chignon et les robes soignées. Une pour la semaine, une autre pour les dimanches et les mariages. Je suis coquette mais la vie me permettra-t-elle de le demeurer ? Rien n’est moins sûr. Je m’accoude au bastingage pour regarder la mer. Au loin et si proche à la fois, se dessine la montagne corse. La terre de mes ancêtres dont je ne sais rien sinon que le nom que je porte est noble depuis des siècles. Noblesse génoise. Noblesse dont je n’ai rien à faire dans la tourmente sanglante emportant ma vie et celle de ma famille.

    Le port d’Ajaccio se présente devant l’étrave du bateau. Auparavant, je n’avais jamais vu de port. Voilà qu’en moins d’une semaine, c’est le troisième que je découvre après Marseille et Toulon. D’ailleurs, comme pour Toulon, on sent bien que la montagne le pousse vers le large. Arc-boutée, les pieds dans la mer, la ville adossée semble résister à cette poussée du monstre de roches. J’aime les images. Je suis un peu trop romantique, me dit Maman. En fait, je le suis bien moins qu’elle peut se l’imaginer. À Charonne, les amis de mon frère Dominique François et leurs copines en ignoraient même le mot. Les filles vendaient leur corps, un mauvais sourire à la bouche et les garçons leur courage, un solide couteau à la poche. Les journaux les appelaient « les Apaches ». Alors, le romantisme, dès que la poitrine pousse aux petites filles, il faut éviter le piège des rues sombres pour en garder le sens et conserver son pucelage. Je n’ai que quatorze ans mais j’ai déjà regardé la vie, les yeux dans les yeux.

    Nous avons débarqué et nous sommes assises sur nos malles. Gabriel court sur la place du Diamant. Papa nous y a laissés pour se mettre en quête du muletier qui n’arrive pas. Je regarde les marins qui déchargent le navire avec force cris, rires et interpellations en Corse. Personne ne parle le français ici ! Passent quelques calèches de bourgeois dont les passagers sont vêtus de rudes manteaux, de couvertures aux genoux.

    « Nous ne sommes pas assez couvertes … », fait Maman en frissonnant. Puis elle ouvre la grande malle pour en extraire de quoi se mieux protéger. Elle rappelle Gabriel. Je passe une veste plus épaisse sous ma capeline de laine. Elle lui fait un collier d’une écharpe grise. Il rouspète, le petit. Il n’a pas froid, le corps brûlant de ses courses et de ses jeux. « Un froid de gueux ! » C’est son mot à Augustine, le « froid de gueux ». Elle découvre que Paris était humide mais que le Sud venté propose un froid mordant.

    — Personne ne va nous comprendre ici. Ils parlent tous le corse, lui fais-je en me rhabillant.

    — Sois confiante, ma fille, ton père s’occupe de nous !

    Toujours cette position, campée derrière son homme et un capital de confiance propre à chavirer les montagnes comme à le suivre jusque sur cette île inconnue. C’est une femme raisonnable au sens premier du terme. On peut la « raisonner », elle acquiescera. Elle est bien loin des matrones de ce pays qu’elle va découvrir. Un matriarcat discret et silencieux, fait de signes et de regards, camouflé trois pas derrière les hommes et qui dirige effectivement la vie des familles. Augustine restera la femme d’un Corse et ne sera jamais une femme corse.

    — Il est parti depuis longtemps, Babbu

    Puis Babbu, mon père, revient. Il va de ce pas que l’armée lui a enseigné. Un pas qui économise l’effort, un pas rythmé, le pas de celui qui doit aller loin même si sa destination n’est qu’à cent mètres. Il ouvre la malle à son tour pour y tirer lui aussi une laine. Il réajuste son chapeau en silence. Nous ne disons rien. Il bourre sa pipe puis laisse tomber :

    — Le muletier n’est pas passé chez nos cousins. Il aura rencontré quelque problème. Ils vont nous héberger pour la nuit. C’est bien, vous pourrez les connaître.

    Il regarde la mer en tirant sur sa pipe. Il a fière allure pour un vieillard. Le corps est fatigué, il tousse souvent. C’est ce qu’il appelle « sa maladie ». Pourtant la prestance est là. Si la force l’a abandonné, il lui en reste le souvenir et cela le fait tenir droit.

    Passe un long moment.

    — Voilà notre cousin Massoni !

    Je me retourne, un homme marche vers nous. Il a le même pas que mon père. Me serais-je trompée, confondant le pas du militaire et le pas du Corse ? Il fait un signe de tête et s’adressant à Gabriel qui le regarde immobile :

    — Bonjour mon cousin.

    Puis se retournant vers nous :

    — Bonjour mes cousines !

    Nous ne l’entendrons plus s’adresser à nous jusqu’au soir. Il ne parlera qu’avec mon père, jusque tard la nuit et dans cette langue qui me deviendra, d’heure en heure, un peu plus familière. Il se charge de la lourde malle comme si elle était vide et la dépose sur une petite charrette que je n’avais pas vue, posée au bord de la place. Il revient vers nous qui organisons nos paquets et saisit Gabriel pour l’asseoir d’autorité sur une caisse au milieu de notre barda. Enfin, il s’installe entre les brancards et notre équipage s’ébranle, le cousin comme mulet et le petit comme cocher.

    — La maison de nos cousins est à deux rues d’ici, fait mon père.

    Il a parlé en français et le cousin a grogné de ne pas comprendre. Mon père redit la phrase dans sa langue et l’homme acquiesce du même grognement. Ma mère lève vers moi un regard lourd de résignation.

    La place du Diamant est une belle esplanade où les troupes doivent faire prises d’armes et défilés. Les artères de la ville convergent vers elle comme autant de rivières. Nous en faisons le tour et voilà la rue. Du moins ce qu’ils nomment de ce vocable. Quelques pavés dans la partie basse vers le port aux confins de ce semblant de civilisation. Puis une terre épaisse, tassée, où sont moulées les traces des roues de charrettes. Lorsqu’on pénètre cette artère, on pense comprendre le sentiment de l’âme corse. Mais les villes ne sont pas le site de sa véritable expression. Je le verrai de meilleure manière, les jours qui suivront. Les villages, la campagne, les bergeries et les montagnes sont le site de sa nature réelle. Qu’ont-ils perdu de cette âme, ceux qui ont glissé vers Ajaccio, Bastia et plus tard vers les plages en laissant derrière eux les troupeaux, les châtaigniers, les rivières ? Je pense que les peuples des ports sont différents de ceux auxquels ils s’adossent. Ce sont des peuples qui s’enfuyaient et que la mer a arrêtés dans leur course folle. Le saut était trop difficile. Alors ils sont restés debout face à l’immensité, sachant qu’ils ne pourraient ni rebrousser chemin ni aller plus avant. Ils se sont résignés. Ils ont bâti des maisons et ont accueilli les marins.

    Je suis debout dans la cuisine, mais est-ce vraiment une cuisine.

    Sol de terre battue, grande cheminée, coffres millénaires dont je me demande ce qu’ils peuvent contenir. Notre appartement de Paris fait figure de palais avec ses fenêtres nombreuses, ses armoires, son sol de plancher. Angèle, ma « cousine » Angèle, est un peu plus vieille que ma mère. Elle nous tourne le dos, attise le feu et s’affaire au-dessus de la marmite suspendue dans l’âtre. Elle est en symbiose avec la maison et la rue. Apparemment ouverte et bienveillante mais vite ridée et flétrie dès qu’on y fait quelques pas, dès qu’on échange quelques mots. La vie me fera connaître l’immense hospitalité corse. Je constaterai durant les courtes heures passées chez Angèle et son fils qu’il ne faut pas en faire une généralité. En fait, les pauvres sont les pauvres où qu’ils se trouvent en ce bas monde. Quatre bouches de plus sont ici comme ailleurs un défi imprévu.

    — Vous partirez demain ?

    Angèle s’est adressée à mon père. Nous ne semblons pas exister pour elle. Nous sommes d’un monde dont elle ignore tout. Vêtue du noir d’un deuil sans fin, fichu du même noir sur la tête, elle m’observe parfois à la dérobée. Mes bottines de cuir fauve, ma jolie jupe grise, mon corsage et les rubans qui le ferment sont autant de choses qu’elle découvre. Pourrait-elle imaginer que quelques jours plus tôt, Papa nous emmenait nous promener aux Tuileries au milieu d’une foule vêtue comme moi et mieux encore ? Croirait-elle possible que Papa ait accompagné Maman, François et Marie regarder, rue de Chazelles, la statue de la Liberté que Bartholdi était en train de construire ? Une statue au bras levé qui dépassait les murs, bien au-dessus des toits et bien plus haute que la cathédrale d’Ajaccio. Non. Elle ne pouvait s’imaginer cela pas plus que je ne pouvais deviner la vie qui allait s’ouvrir devant moi. Une vie bien loin de tout ce que je viens de décrire.

    — Des sauvages…

    Maman vient de murmurer. Elle ne l’a pas fait à dessein, le mot lui a échappé. Dieu nous garde que je sois la seule à l’avoir entendu !

    Nous nous sommes installés et avons organisé une couche sommaire dans la pièce voisine. Au travers du mur on entend braire l’âne du voisin. La soupe était bonne et nous somme blottis toutes les deux avec le petit Gabriel dans nos bras. Il dort. Rien ne l’effraie lorsque son père est là. Papa est toujours à table et discute avec Antoine et son frère Pietro arrivé plus tard. Ils parlent et ils parlent, ils boivent et ils boivent. Ils rient beaucoup aussi.

    C’est le froid du matin qui me réveille. Il est cinq heures et je suis gelée. Maman est devant l’âtre avec Angèle. Elles, elles ne se parlent pas. Le pourraient-elles qu’elles ne le feraient pas. Papa est sorti avec Antoine. J’avale un café brûlant et Gabriel un grand bol de lait de chèvre. Son premier lait de chèvre mais pas son dernier. Puis nous attendons. Le temps dure et j’ai envie de demander à Maman d’aller faire un tour dans la rue. Mais j’y renonce. Vers six heures le pas du mulet se fait entendre. Papa est là. Il nous explique qu’il neigeait, que le mulet était fatigué et que l’homme a dû s’arrêter dans un village. Ainsi s’explique son retard. L’homme me regarde et je n’aime pas ce regard. Je le connais trop bien. Je l’ignore volontairement pendant que nous chargeons nos affaires sur la charrette. Lui m’observe, la babine tombante. Il aide Papa à porter la malle et nous faisons nos adieux à Angèle.

    Antoine nous accompagne dans le jour naissant jusqu’aux dernières maisons de la ville. Dans le fond, ce n’est pas un méchant, Antoine. C’est un bourru. Il embrasse Gabriel comme s’il allait le dévorer et le petit rit de bon cœur. Nous sommes arrêtés le long de la route, la mer est là. Calmée, immobile, semblable à une pièce de métal gris, sous le ciel bas.

    Et nous nous mettons en branle. Maman est assise avec Gabriel, mon père et moi cheminons côte à côte. Nunziu, le muletier, marche devant, la main au licol de sa bête. Nous marchons, nous marchons et nous marchons encore. Mes pas se font plus lourds et vers neuf heures, mon père me dit de m’asseoir sur la charrette. Nunziu grogne quelque chose vers mon père qui lui répond avec autorité. S’ensuit un échange et je comprends qu’il s’agit de l’itinéraire. Peu à peu la langue me revient. Tapie dans mes gènes, elle refait surface. Je tente de parler en corse à mon père qui me répond en souriant, heureux de cet effort.

    — Tu fais bien d’essayer, ma fille.

    — Que te disait le muletier ? Il parlait de la route, non ?

    — Oui, la route. Mais surtout, il n’aime pas voir sa charrette trop chargée. Il dit que le mulet est malade. Je pense qu’il est surtout trop vieux pour son métier. Ne dis rien à ta mère mais cet homme ne me plaît pas.

    Je le rassure et je comprends que de nous exprimer dans la langue de l’île nous rapproche tout autant que cela éloigne Augustine de son mari. C’est comme si je la dépassais dans la hiérarchie familiale. Parfois, lorsqu’il sera un peu à l’écart, je traduirai à Maman quelques-uns de nos propos.

    Il est aux environs de dix heures lorsque nous faisons halte. Nous n’avons pas beaucoup progressé. Nous suivons le cours d’une grosse rivière. Mon père dit : « le fleuve ». Tu parles d’un fleuve. Si on le compare à la Seine, ce n’est qu’un ruisseau. Débordant de la montagne, un village présente ses premières maisons sur la gauche. Face à nous la plaine où coule le « fleuve ».

    — Ce fleuve, c’est A Gravona, dit mon père.

    Il observe aussi, avec surprise, la canalisation de cette rivière et l’aqueduc dont il ignorait l’existence.

    — Un cadeau des Bunaparte. Surtout du dernier qui a fait construire tout çà. Maintenant ils ont de l’eau toute l’année à Ajaccio.

    Comme si ces quelques mots faisaient figure de trop long discours, Nunziu se retourne, saisit un seau et fait boire son mulet. Nous ouvrons les quelques torchons en forme de paquets que nous a donnés Angèle et nous partageons un peu de charcuterie, un oignon et du pain noir. Le paysage est magnifique. Un moutonnement de collines glisse vers la gauche et ce qui doit être la côte. Un peu plus au-dessus, la montagne dessine ses premiers contreforts.

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