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Voyages au-delà des apparences: Roman
Voyages au-delà des apparences: Roman
Voyages au-delà des apparences: Roman
Livre électronique606 pages9 heures

Voyages au-delà des apparences: Roman

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À propos de ce livre électronique

Ce livre peut se lire tel un carnet de voyages, comme une somme de témoignages. L’auteur nous transporte dans les différents univers de personnages qu’il décrit avec clairvoyance, avec sensibilité et une tendresse certaine. Chacun à sa manière transforme Bruno en un explorateur lucide d’une époque qui peut paraitre déprimante, mais dans laquelle il trouve des motifs d’optimisme. Sur son parcours, il noue des amitiés qui l’aident à puiser dans l’instant présent, au travers de constats rarement réjouissants, des motifs rationnels d’espérance, à en rendre la vie inépuisable.
Le récit de ses rencontres s’inscrit notamment dans un travail de mémoire qui a commencé avec son ouvrage L’Attente. Racines et Convictions paru aux éditions La Bruyère, un hommage à sa mère, une femme à « contre-courant », qui se veut résolument porteur de perspectives.
Ses analyses, ses questionnements nous ouvrent une vision du monde qui va bien Au-delà des apparences.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né le 14 septembre 1947 dans le XVIIe arrondissement de Paris, c’est dans la capitale que Gilbert Tenèze a vécu jusqu’à son départ en retraite. Docteur en sociologie, ancien chercheur à l’Ecole Polytechnique, directeur adjoint d’un Centre de Formation d’Apprentis, puis d’un lycée professionnel, il a été enseignant en sciences économiques et sociales. Aujourd’hui, il est un retraité actif de soixante-douze ans, impliqué dans le mouvement associatif, passionné de plongée sous-marine, de voyages et de lecture.
LangueFrançais
Date de sortie3 sept. 2020
ISBN9791037711441
Voyages au-delà des apparences: Roman

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    Aperçu du livre

    Voyages au-delà des apparences - Gilbert Tenèze

    Réserve, pudeur et humilité

    Il n’est pas encore installé dans son nouvel appartement que, déjà, naturellement, il écume le quartier afin de s’en imprégner, d’en cerner les contours, d’en découvrir les lieux de vie. Une odeur douceâtre flotte dans les airs : une entreprise de chocolat impose sa présence à tous les riverains. D’autres manufactures les font vivre encore, difficilement. Mais elles ont le mérite d’exister. Elles contribuent à rendre le quartier vivant avec les petits commerces et les divers artisans encore nombreux autour desquels courent des petits potins, en apparence anodins mais qui concourent à donner une certaine cohésion à ce lieu qui peut passer pour un petit village. Deux ou trois cinémas complètent le tableau avec les incontournables cafés. C’est là que le matin, parfois, Bruno s’offre une tartine beurrée et un chocolat chaud. Il y écoute les conversations de comptoir. On y commente le match de la veille, le temps qu’il fait. On y parle de l’avenir : celui des enfants, celui du quartier, de telle institutrice, du collège, des difficultés des uns et des autres. On y refait le monde. Bruno entend, il enregistre, il s’imprègne de la vie de ces ouvriers, de ces employés, de ces anonymes qui lui deviennent des proches, sympathiques, habités de toute une histoire qui leur est commune. Pourtant, peu à peu, mais très vite toutefois, durant les sept années qu’il restera là, dans ce faubourg parisien, il verra l’environnement se dégrader. Les manufactures et les commerces vont fermer, les uns après les autres. La mercerie, la cordonnerie, certaines épiceries, la droguerie et même le garage vont être remplacés par des agences bancaires et immobilières, par des supérettes. Puis, les cinémas vont disparaître à leur tour, laissant la place à des chaînes spécialisées dans l’ameublement ou l’électroménager. L’odeur de chocolat s’évapore avec la vie de quartier. Les entreprises deviennent des logements de standing. Les jeunes loups individualistes prennent le pas sur les « prolos » solidaires. La mixité de fait s’instaure toutefois puisque seuls les plus défavorisés qui n’ont pas les moyens de se rendre ailleurs restent sur le secteur.

    C’est sans regret qu’il quitte ce quartier dont la mairie est évidemment prise par la droite. Il y conservera quelques solides amitiés.

    Une famille merveilleusement ordinaire

    En effet, avant cela, Bruno avait pris un contact avec ses voisins immédiats, pour lier avec eux des rapports de bonne entente. Il s’est présenté à eux, timide et souriant, léger. Bruno, il est vrai, ne porte pas son passé comme d’autres s’encombrent d’un lourd bagage. Son histoire, courte encore, il la porte. Elle est une force. Elle a le visage de sa mère, tel un filet protecteur. Léger, il l’est d’autant plus que l’habitude du bonheur lui rend le malheur improbable, et les épreuves qui, inéluctablement, se présenteront à lui ne l’effarouchent guère. Avec son passé, il emporte dans sa valise des valeurs, des modèles et un maître : Charlie Chaplin. Affamé, battu, solitaire, la malice dans les yeux, le sourire sous la moustache, la tendresse pour arme, Charlot diffuse la bienveillance, comme un a priori.

    C’est donc avec l’attractivité de l’innocent qu’il s’annonce à ses voisins. Il est accueilli avec curiosité, aimablement, par chacun des membres de cette famille qui s’avérera très serviable. Ils auront, entre eux, des relations de bon voisinage, comme on dit communément pour définir des contacts polis, réguliers mais qui tarderont à devenir profonds. Ils se rendront de menus services réciproques. Ce qu’il découvre chez eux est nouveau pour lui. Ils ne lui posent pas de question sur sa vie. Ils ont la pudeur des gens simples, s’en tenant à ce qu’il veut bien leur dire. Toutefois, lorsqu’il leur parle, ils sont particulièrement attentifs, curieux, mais dans le respect de leur voisin, se contentant de ce qu’il veut bien leur dire. Ils sont discrets car ils ne veulent pas imposer à autrui ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur impose.

    Ils sont très implantés et connus honorablement dans le quartier, sans pour autant s’impliquer dans la vie associative, hormis les Anciens Combattants. Ils ne parlent pas politique avec Bruno. D’ailleurs, d’une manière générale, ils ne parlent pas beaucoup, et jamais pour ne rien dire. Lorsqu’ils voteront par procuration pour leur voisin, le choix de celui-ci les surprendra, mais ils ne poseront pas de question. Ils le font par amitié, toujours respectueux du choix qui ne leur appartient pas, dont ils ne discutent pas. À chacun sa vie. S’ils ne parlent pas volontairement d’eux-mêmes, leur silence, qui va bien au-delà d’une distance par rapport à Bruno, est leur forme de langage que leur voisin s’efforcera de décrypter. Ils se dévoilent en conservant un certain éloignement par rapport à Bruno. C’est une marque de confiance à laquelle leur voisin est sensible. Bruno respecte leur réserve quoiqu’il la comprenne de moins en moins car avec le temps qui passe il se sent leur ami. Il s’autorise ainsi des piques ironiques vis-à-vis des petits travers des uns et des autres.

    La maman est sans âge. Souffrante, elle peut se faire brutale dans sa façon de s’exprimer. Elle est une mère avant tout, sensible. C’est probablement cette sensibilité qui explique ses airs bourrus. Sans doute ce qui est une qualité aux yeux de Bruno passe pour une faiblesse à ses yeux à elle, qu’elle cherche à cacher sous des allures de « sergent-major ». Enjôleur, Bruno en déduit, par un grand rire qui détend l’atmosphère que ses réactions sont une preuve d’amour déguisé. Elle se radoucit alors, une lueur de jeunesse brille dans ses yeux comme lorsqu’elle parle de son mariage et de ses enfants. Bruno n’hésite pas à la bousculer sur le ton de la plaisanterie, jouant de son humour franchouillard, ce qui la détend systématiquement. « Ça me fait une belle jambe » ou « tu as des bleus aux jambes » ou « les chevilles qui enflent » sont ses réparties les plus fréquentes qui font rire Bruno à chaque fois. Par ailleurs, elle admet mal la relative surdité de son mari. Parfois, la faiblesse des piles de son appareil auditif semble l’arranger. Elle y remédie rapidement, sur un ton sans appel. Elle doit être entendue pour que les choses du quotidien tournent rond ! Brusque, directe, franche, c’est sa manière à elle de mener sa barque et de protéger ses proches, de se préserver aussi afin de rester forte pour eux, derrière une réserve, probablement très impressionnante pour tous les siens. Elle sera bien la seule à ne jamais se livrer à Bruno. « Elle est le roc de la famille », dit d’elle sa fille.

    Le père, plus âgé, a bientôt quatre-vingts ans, n’a pas un cheveu blanc. Le « pater familias » s’adonne avec docilité aux tâches ménagères que sa femme ne peut plus faire. Il joue aux mots croisés sans porter ses lunettes, qu’il ne prend plus la peine de chercher. Il est la douceur, la gentillesse incarnée, laissant à son épouse la conduite de toutes les affaires du ménage. Il est disponible pour Bruno, toujours, quoiqu’il aspire surtout à sa tranquillité, bien méritée. Pendant ses absences, il relèvera son courrier, il arrosera les plantes, il ouvrira et fermera les volets le soir venu. C’est Bruno qui lui manifestera son respect en le serrant dans ses bras, non pour s’excuser de ses maladresses, mais pour lui montrer son amitié. Sa réserve à lui ne masque pas sa chaleur humaine. Elle n’en est que la facette protectrice.

    Ils ont quatre garçons et une fille. Tous sont très différents. Mais tous – à une exception près – ont en point commun : leur réserve, comme si elle leur était transmise par les gènes, ou, plus sûrement, par atavisme familial. Si l’un des garçons plaisante volontiers avec Bruno qui le chambre sur son célibat notamment, il s’avère être le plus réservé de tous. Son sourire est permanent et sincère, mais il ne se livre jamais, réticent même à accepter une invitation après son travail. Le sport à la télévision est son activité de loisir dominante, passion qu’il partage avec un autre frère, « l’intellectuel de la famille », dit de lui l’aîné. Celui-ci, quoique peu disert, lit des livres et ses connaissances sur tous les sujets sont très étendues. Il devient très proche de Bruno, sans doute parce qu’il lui est vraiment reconnaissant de sa proximité et de l’ouvrir sur un monde différent, de l’avoir révélé aux yeux de la famille dans un statut spécifique valorisant. L’un comme l’autre, ils ne parlent jamais d’eux-mêmes. Ils considèrent sans doute que leur vie parle pour eux. Cette réserve tient peut-être à une certaine discrétion dans leur cheminement personnel. Quant à leur fille, elle parle volontiers, mais pour ne dire que l’essentiel. À moins qu’elle ne parle d’elle pour ne pas avoir à dévoiler plus qu’elle ne veut en dire. Elle écoute les questions pour répondre d’une mimique comique de la bouche et d’un geste de dégagement de la main, comme pour dire qu’il n’y a pas de réponse qui en vaille la peine.

    Chez eux, les jours se suivent qui se ressemblent tous, à croire que chacun est soutenu par la confiance que demain ne sera pas différent d’aujourd’hui. Pourtant, chaque semaine, à heure fixe, l’un d’entre eux joue à un jeu de hasard, sans conviction. Il est bien conscient qu’il a une chance infinitésimale de gagner quelque chose et une probabilité proche de 100 % de perdre sa mise de départ, sans espoir de compensation. Dans ces circonstances, l’espoir ne fait même pas vivre. Il permet juste d’entretenir une autodérision complice qui fait sourire chacun. Pourtant, chaque semaine, cinquante-deux fois par an, l’illusion du jeu, éphémère, est entretenue, comme un repère dans le temps plus que comme un remède… mais un remède contre quoi ? Le mal n’est pas défini qui n’est d’ailleurs pas perçu comme tel puisqu’il n’est pas douloureux. « C’est la vie ! ». C’est la leur ! Une vie différente de la leur, comme celle de Bruno, par exemple, les intrigue, mais elle ne les tente pas. Ils se méfient intuitivement de ce qui leur paraît trop risqué, imprudent, fatigant, inutile ou inadapté. Côtoyer des gens différents ne les dérange pas. Leur parler les distingue – peut-être, un peu – sans qu’ils cherchent à en être valorisés. C’est leur façon à eux de voyager, par procuration. D’ailleurs, ces rencontres sont si rares, si exceptionnelles, surtout en comparaison de tous ceux, si nombreux, qui sont dans une situation pire que la leur. Aussi considèrent-ils qu’ils n’ont pas à se battre pour autre chose que ce qu’ils ont déjà : la quiétude ! Même si leur situation économique n’est pas enviable, ils font avec ce qu’ils ont. Parfois l’insuffisance d’argent, certes, peut être un obstacle. Mais un obstacle à quoi ? De faux espoirs ? Des illusions perdues ? Aussi, à quoi bon chercher l’impossible ? Autant éviter les problèmes. Ils ont une vision claire de leur situation. Le présent est leur victoire incontestable, et, à leur manière, ils sont les Maîtres de leur quotidien, forts surtout de la solidarité qui les lie, avec désormais Bruno pour associé.

    Longtemps, Bruno a pensé que leur réserve ressemble à celle de clandestins qui se méfient de leurs voisins, par crainte de dénonciations. Bien entendu, ils n’ont rien à cacher, pour ce qu’il en sait. Pourtant, il s’agit bien pour eux de se préserver. Leur réserve est une manière de se réfugier derrière le rempart de la famille, de se protéger des scories indésirables venues de l’extérieur, d’un imprévu difficile à affronter, qui pourrait rompre avec l’harmonie établie, sur la base de règles non écrites, implicites mais efficaces. Le voisin est une curiosité, une ouverture sur l’extérieur, une étrangeté sans risque. Mais il ne doit pas devenir un intrus. Il peut être un don. Il ne doit pas se percevoir comme un dû. Il reste une pièce acceptée, invitée, mais il reste une pièce rapportée. Ils sont assez ouverts pour admettre la différence qu’il représente. Aussi, Bruno entre dans leur univers sur la pointe des pieds, mais il n’est pas des leurs.

    Dans leur réserve, il y a une forme de routine, peut-être de fatalisme, qui s’accommode mal avec leur besoin de sérénité. L’inconnu est la frontière de leur univers. Leurs critères et leurs quotas pour la franchir sont sévères. Il faut dire que la mort les accompagne. Elle devient une compagne dont la présence de plus en plus fréquente accroît leur fatalisme tout en laissant une place aux visages nouveaux. Ceux-ci aident à rompre la monotonie. Mais ils ne sont admissibles que dans la mesure où ils ne nuisent pas aux automatismes rassurants du quotidien.

    Récemment encore, Bruno imaginait que leur réserve pouvait tenir à ce qu’ils éprouvent des difficultés à exprimer leurs idées par un mot adapté. Il est vrai que leurs discussions de fond sur des questions philosophiques ou politiques sont rares. Au demeurant, elles s’achèvent généralement prématurément, par une moue septique qui signifie un désaccord poli. Seule leur bonne éducation, et probablement leur légendaire réserve, les oblige à ne pas tourner le dos à leur interlocuteur.

    Pourtant, ce matin-là, ils ont su trouver les mots pour se faire comprendre. Ils ont eu les postures et les expressions parlantes pour susciter l’intervention de leurs voisins.

    Lorsque la maman part en ambulance pour l’hôpital, tous les enfants sont présents, rassemblés autour de la fille et d’une tante qui œuvrent en véritables chefs d’orchestre. Le père a embrassé sa femme en silence. Elle a répondu à son baiser avec une tendresse infinie de jeune fille désorientée mais bien consciente de l’échange qui vient de se produire. Puis, le père s’est installé dans son coin habituel, vite rejoint par l’un de ses fils, comme une façon de conjurer le sort en retrouvant leurs habitudes. Mais l’un et l’autre sont sous le choc. Absents, les yeux dans le vague, ils suivent les conversations, de loin. Concernés, ils veulent pourtant se protéger en s’isolant, plus réservés que jamais, ce que chacun comprend et respecte. Chacun a fait ce qu’il devait. Bruno est allé chercher une valise. À son retour, les larmes ont débordé. Bruno et la fille sont tombés dans les bras l’un de l’autre. « C’est dur ». « Oui, mais tu fais tout ce qu’il faut ». « Vous êtes un bon voisin » dit l’un. « Je ne suis pas seulement un voisin », corrige Bruno. « Je sais », renchérit timidement le plus jeune des fils, ému d’avoir un ami qui se révèle comme tel dans les moments difficiles. L’émotion est à son comble. Ne pas se sentir seuls est un réel soulagement pour eux. Chacun se sent soutenu, compris. « Quelle belle famille vous êtes » ne peut pas s’empêcher de souligner Bruno. Ce matin-là, cette famille, pourtant si différente de la sienne, il la trouve grandiose. Il la place désormais au rang de ses belles rencontres. Avec eux, en quelques heures, il apprendra plus qu’avec d’autres pendant des années. Il n’y aura jamais rien d’expansif dans leurs relations. Leur réserve demeure. La seule différence, c’est que maintenant qu’il est assuré de leur amitié, Bruno ne s’en étonne plus. Il l’accepte. C’est sa façon à lui de devenir leur ami, profondément, intensément.

    Pourtant, cette relation, aussi amicale soit-elle, ne lui suffit pas. Il a besoin de plus. Il sent qu’il peut apporter plus. Il veut être impliqué dans son nouveau quartier.

    Georges, réservé et lucide

    Lorsqu’il pousse cette autre porte pour participer à une réunion locale, il n’a aucune hâte ni aucune certitude. Il n’a que des envies, mais il n’éprouve pas de besoins particuliers. Ceux-ci sont satisfaits, en apparence. Il sait que ses désirs se réaliseront. Ils sont en lui, enfouis quelque part, pas toujours très conscients, au cœur plus qu’en tête, qui attendent d’être réalisés. Ils ne tarderont pas à devenir des certitudes et autant de points d’appui pour aller de l’avant.

    Derrière la porte, l’assistance est nombreuse, studieuse, respectueuse. Un homme, jeune encore, anime la réunion. Il lui avait été présenté par un voisin, militant local actif. Il ne le sait pas encore, mais quelques mois plus tard, il fera coopter puis élire Bruno pour lui succéder. Calme, c’est d’une petite voix, fluette et pourtant ferme, qu’il présente le nouveau venu : un jeune professeur, doctorant, qui sera, à n’en pas douter, d’un apport incontournable dans les débats. Plus intimidé que flatté, le nouveau venu s’installe. Il est bien décidé, ce soir-là, à écouter, à observer. Sans plus.

    Un autre homme, mûr déjà, prend souvent la parole. Il a le verbe haut et la conviction envahissante. Il parle comme s’il faisait sa propre promotion, comme s’il prenait soin de bien entretenir l’image valorisée qu’il cherche à donner de lui-même. Manifestement, à part lui-même, il ne semble guère écouter ce qui se dit. Quand ses yeux cessent de naviguer de l’un à l’autre, c’est que son regard croise une réaction d’assentiment à ses paroles, comme si toute sa volonté était entièrement axée sur l’intérêt de chacun à sa seule personne. Pourtant, son ascendant sur l’assistance est indéniable. Trésorier, beaucoup le disent efficace dans sa fonction. Il crispe certains, mais il rassure aussi.

    À ses côtés, une femme retient l’attention de Bruno. Elle se tait. Elle ne participe pas aux débats, mais elle ne perd rien des échanges. Elle a dû être jolie, jadis. Mais ses traits sont tirés, son teint est pâle à en paraître maladif, son regard, pourtant très mobile, est comme éteint. Sa physionomie exhale une tristesse austère, réprimée, contrebalancée par un sourire de convenance qui se veut rassurant, comme pour signifier à qui la regarde que le problème ne vient pas de lui. Il est en elle. Le sourire ne lui appartient pas. Il n’est pas intérieur. Il est de façade. À la fin de la réunion, les présentations étant faites, Bruno apprendra qu’il s’agit de l’épouse du trésorier. Elle se prénomme Viviane. Plus jeune que son mari, elle paraît déjà marquée par la vie. Son comportement est humble, c’est celui d’une femme dont l’univers semble se cantonner à son rôle d’épouse dévouée, effacée, mais qui manque de confiance en elle-même, en ses qualités, en ses aptitudes. Quoique fixé sur son époux, son regard n’a pas la brillance, ni la tendresse, ni le brûlant d’une femme amoureuse. On n’y décèle aucune once d’admiration, juste un peu de mélancolie et beaucoup de tristesse, en dépit d’un sourire à donner le change et qui offre l’apparence d’une femme heureuse. Une apparence qui ne trompe personne.

    Chacun lève la main pour demander son tour de parole qui est dès lors distribué par l’homme calme, équitablement. C’est alors que Bruno, tout au bout de la grande table qui occupe l’essentiel de la salle tout en longueur, voit une main se lever. L’homme qui sollicite la parole a le visage serein qui exprime la bonté même. Jeune encore, il a le cheveu blanc déjà, coupé court. Ses traits sont fins et le personnage est distingué sous des allures modestes. Le silence se fait total. Chacun, muet, est dans l’attente de quelque chose d’important. Georges va s’exprimer. Jusqu’alors, il semblait ailleurs sans être éthéré. Il attendait son tour, patiemment, tout en dessinant des croquis de l’assistance. À chaque prise de parole, un regard furtif vers l’intervenant lui suffit pour en tracer les traits généraux. Ses portraits sont figuratifs, très ressemblants. Il a sans cesse été à l’écoute, concentré, comme s’il prenait de la hauteur sans être distant pour autant. Il prend la mesure des choses et des gens. Il plisse souvent les yeux qu’il a petits. Peut-être sa vue baisse-t-elle ? Mais, plus sûrement, il a tendance à observer son interlocuteur comme on scrute le détail d’un tableau de maître. Son regard se fait perçant, transperçant même, jusqu’à entrer au cœur de chaque personnalité. « Je vais voir ce qu’il a dans le ventre » est une expression qu’il emploiera parfois. C’est par le regard qu’il ausculte les compagnons alentour. Mais, d’autres fois, c’est son rire intérieur qui lui fait plisser les yeux. Alors, son expression humoristique est telle qu’il provoque des sourires complices autour de lui. Il offre une partie de sa réalité intérieure, sans jamais dévoiler son intimité. Ce faisant, il repère le potentiel de chacun des intervenants.

    L’atmosphère devient irréelle, mais elle n’a rien de pesante. Tout se déroule comme si l’homme s’apprêtait à faire une déclaration importante, cruciale, définitive. Ses premiers mots attestent qu’il a tout enregistré et tout compris des échanges préalables. Il les résume avec concision et fidélité. Il s’appuie sur les dires de ses camarades. Chacune des interventions antérieures est de ce fait associée à son argumentation. Vient alors l’idée phare, la proposition percutante, le projet concret. À l’évidence, il ne déçoit jamais. Il sait faire avancer les débats dont il maîtrise parfaitement tous les arcanes. L’homme, cela se sent, a de l’expérience. C’est avec douceur qu’il propose l’organisation d’une exposition photographique relatant l’évolution du quartier Charonne, du village d’hier au quartier parisien, populaire, d’aujourd’hui. La proposition est adoptée. Mais ce qui a le plus impressionné Bruno, c’est la force de conviction de cet homme. De prime abord, Georges paraît effacé, mais en réalité, sous des attitudes frêles, il en impose par sa personnalité qui marque, par son comportement qui attire. Derrière un ton doux où pas un mot n’est plus élevé qu’un autre, ses arguments pèsent. Ils visent juste. Ils sont nets mais ils ne sont jamais coupants et cassants moins encore. Son expression est claire, son vocabulaire est précis, sans aucune prétention pourtant. Georges est à l’aise, sûr de lui, mais sans le manifester, sans aucune ostentation. Pourtant, parfois, il baisse les paupières, comme pour se concentrer sur la phrase suivante, sur l’idée à venir. Il s’impose sans chercher à en imposer. Il a d’abord laissé la parole à tout un chacun, sans impatience, sans interrompre quiconque, peaufinant sans doute les termes de son intervention, cernant les points de force et les faiblesses de ses interlocuteurs potentiels. C’en est au point que même le trésorier s’est effacé dès les premiers mots. Georges a l’art de transformer les problèmes en solutions évidentes. Il a alors ce petit air à la fois détaché et aimable, qui fait penser qu’il a toujours, enfoui en lui, un autre argument insoupçonné, utile pour emporter la décision finale, si besoin était. Pourtant, il n’impose rien, faisant toujours le pari de l’intelligence de ses interlocuteurs. Il ne blâme jamais, mais il sait dire son sentiment, avec calme et fermeté. Son autorité est véritable.

    L’heure de l’action a sonné. Georges, sans rien ordonner, en a donné le signal. Il se met alors en retrait, laissant à l’homme calme – Michel – qui anime la réunion, le soin de faire un dernier tour de table pour régler les détails des questions pratiques et fixer le calendrier des initiatives à venir.

    Bruno va prendre toute sa part des tâches à effectuer. Il va participer à la rédaction d’un journal de quartier. Pour élaborer celui-ci, il sera reçu chez Georges et son épouse, Liliane, qui est aussi partie prenante dans les discussions. Depuis ce jour-là, il les rencontrera régulièrement. Entre eux, le courant va passer immédiatement. Georges et Liliane ne sont guère démonstratifs. Ils sont profonds, ils sont fidèles. Lui est d’origine polonaise et Liliane vient de Tunisie. Rien ne semblait les prédestiner l’un à l’autre tant leurs racines et leurs cultures sont différentes. Pourtant, à les regarder vivre ensemble, dans l’harmonie et la complicité, l’expression « vivre en bonne intelligence » prend tout son sens. Les désaccords, les divergences d’appréciations ne tiennent pas longtemps, comparés au bonheur d’être aux côtés de l’autre. Aucun des deux n’est la moitié de l’autre. Chacun est un entier par la présence de l’autre. Peu à peu, Bruno va intégrer leur quotidien. Il sera invité, souvent, notamment dans leur maison de campagne, dans l’Yonne. Là, il retrouve leurs deux enfants et leurs nombreux amis. Jardinage, peinture, bricolage, parties d’échecs, promenades deviennent des prétextes à rire, à plaisanter, à échanger, particulièrement à propos de la vie du quartier ou du dernier bon livre que l’un ou l’autre est en train de lire. Mais ce que leur nouvel ami préfère, ce sont ces soirées d’hiver, longues, devant un feu de cheminée, au cours desquelles, peu à peu, les confidences de Georges vont dévoiler l’histoire du maître de maison ainsi que sa personnalité, profonde et attachante. Derrière la pudeur, il y a chez lui la puissance des images servies par des mots simples.

    Certains ont une histoire singulière qui se confond avec l’Histoire. Cette histoire singulière devient exceptionnelle lorsque le vécu de son acteur révèle un avenir d’humanité, de celui qui peut faire rêver tant il aide à grandir, y compris au travers du cauchemar. Tel a été le parcours de Georges. Il n’est pas question ici de destinée car sa vie, Georges l’a construite en toute lucidité, pas à pas, en conservant toute la dignité qui pourtant manquait à tant d’autres. Il l’a construite, malgré les circonstances, en dépit des chagrins et des horreurs imprimées dans sa chair. Dans les situations les plus difficiles, voire les plus dramatiques, il saura tirer le meilleur de lui-même, puisant en lui des ressources insoupçonnées. Son meilleur investissement sera la confiance dans son prochain. Là où beaucoup ne ressentent qu’aigreurs, réticences, rejets et renfermements, lui développe son ouverture à l’autre et au monde, son respect de l’individu, sa soif de vivre pleinement et ses convictions fortes qu’il désire partager. Son optimisme et sa vision d’une société plus tolérante l’aident à dépasser les douleurs, à maîtriser les souffrances. Si la compassion devait prendre un visage, ce serait le sien. Mais ce serait une compassion agissante, ni larmoyante, ni passéiste. L’injustice le révolte. Les peurs ne le paralysent pas. Il les contrôle en recherchant des solutions, en accord avec ses convictions profondes, c’est à dire en concordance avec les siens, autant dire avec tous ceux qui, comme lui, recherchent l’équité. Son histoire est éloquente.

    Il n’en parle que par bribes, de loin en loin. Ce n’est pas facile pour lui d’en parler.

    Ce n’est facile pour aucun de ceux qui ont vécu ces horreurs du début des années 1940. La souffrance les marque au fer rouge bien plus sûrement que le numéro indélébile qui est imprimé dans la chair de leur avant-bras. Ils portent le passé tel un gouffre, un trou noir dans lequel la mémoire, indulgente, trahit la réalité vécue, celle du sang et de la chair mêlés, des larmes, de la peur et des regrets, celle où se heurtent l’incompréhension, la colère et l’impuissance.

    Leurs souvenirs prolongent leurs traumatismes. Parfois, ils voudraient les effacer de leur mémoire. Il est des souvenirs qui font très mal, mais cette douleur même leur interdit l’oubli et les aide à rester fidèles à ceux qu’ils ne veulent pas oublier.

    Georges est né – croit-il, sans certitude – en 1928, d’une famille modeste de Lódz, en Pologne. Après trois ans de sanatorium, sa mère décède alors qu’il n’a que dix ans. La famille doit dès lors apprendre à survivre sans elle. C’est ainsi qu’il se met à repriser ses chaussettes. Aujourd’hui encore, il se refuse à jeter ses chaussettes trouées. Il les reprise lui-même, toujours, comme une forme de respect vis-à-vis de son passé, voire d’hommage à sa mère. Il nous montre son travail, impeccablement réalisé, avec un mélange d’humour, de dérision et de fierté, avec un sourire éclatant qui reste discret, d’un petit mouvement de tête sur le côté signifiant à son auditoire que tout cela est très banal. Alors qu’il a douze ans, le voici cloîtré au sein du ghetto de Lódz. C’est alors qu’il adhère au Parti communiste (dont il est toujours membre à ce jour). Il entre en résistance. L’une des nombreuses facettes, et non des moindres, de cette résistance, consistera pour lui à apprendre à lire et à écrire. Dans cette période d’obscurantisme où la pratique des autodafés est monnaie courante, son apprentissage est un défi lancé à l’ignorance, c’est une gageure sans laquelle l’espoir n’est plus permis, c’est un investissement dans l’espérance, c’est une volonté de partager, d’apprendre, d’avancer, encore et malgré tout. Apprendre à lire et à écrire, c’est un hymne à la vie qui doit triompher. Et toute sa vie durant, il va continuer à apprendre. Sa soif de connaissances, son besoin de comprendre, son goût du beau sont inextinguibles. Il devient tourneur-fraiseur.

    Au cœur du ghetto, en 1943, il organise un acte de résistance : une manifestation le Premier mai, le jour des travailleurs. Il n’a pas quinze ans ! Il en parle peu, comme s’il s’agissait d’une évidence. Mais, avec le recul, des décennies plus tard, si cela paraît une norme aujourd’hui, ce ne devait pas être aussi évident pour tout le monde à l’époque. Pourtant, manifestement, cette action courageuse s’impose à lui. Elle date d’il y a plus de soixante-dix ans déjà. À ses yeux, il ne pouvait en être autrement alors ! L’engagement reste son quotidien d’aujourd’hui.

    Lors du décès de son père, la famille est dispersée, au cœur du Purgatoire. Frères et sœurs ne se retrouvent que le dimanche. Puis réunis à nouveau chez une tante, ils vivront à six dans quinze mètres carrés.

    Les nazis veulent en faire des parias, étrangers dans leur propre pays, parce que juifs, séparés du monde, étrangers à eux-mêmes, des fantômes reclus dans leur ville. Traités comme des chiens, pourchassés comme des rats, ils prétendent en faire des sous-hommes.

    1943, à l’âge quinze ans, il entre en Enfer, avec son frère et il a au creux de l’estomac, en permanence, la perte du reste de sa famille. C’est Auschwitz. Leur âge et leur bonne forme physique leur éviteront la chambre à gaz à leur arrivée. Lui et son frère sont affectés au bloc cinq. À quelques mètres de là, au bloc dix, là où sévit Menguélé, le médecin sadique, les malades sont entassés dans des conditions inhumaines. En dépit de la fatigue, Georges fera toujours un détour afin d’éviter ce lieu de torture d’où proviennent des cris inhumains. Alors qu’un kyste apparaît sur sa joue, c’est un infirmier français qui lui pratiquera l’incision, hors de « l’infirmerie », lui sauvant ainsi probablement la vie. Une trentaine d’années plus tard, pénétrant dans une auberge du sud-ouest, il reconnaîtra son sauveur, quoique son physique plus étoffé le fasse désormais ressembler à un pilier de rugby. Il est le propriétaire des lieux. Les retrouvailles, toutes en retenues, n’en seront pas moins émouvantes.

    Son sens de l’à-propos, sa volonté, son moral d’acier, sa soif de vivre, mais aussi sa générosité lui sauveront en effet la vie. Pour ne pas être broyé par la machine concentrationnaire, il lui faut avoir une compétence correspondant aux besoins du camp, aux nécessités du moment. En quelque sorte, il leur faut des « spécialistes » qui servent les intérêts nazis. Lui, toujours modeste, affirme qu’il a eu de la chance. Peut-être. Il n’empêche que par sa lucidité il a su provoquer cette alliée, pourtant rétive, surtout en ces temps où l’espoir pouvait être défaillant. Les nazis font appel à des coiffeurs. Il se porte volontaire quoique dépourvu de toute qualification dans ce domaine. En fait, il n’en a pas besoin puisqu’il s’agit de raser les crânes des déportés. Cela lui permet de gagner un bout de pain supplémentaire dont il donnera la moitié à son frère. Sauver son frère est devenu son obsession. L’abnégation, se détourner de soi pour se tourner vers l’autre : par là aussi il dévoilera son talent, par-là surtout il conservera, en toutes circonstances, sa dignité d’homme. C’est son autre façon de résister. Résister pour ne pas sombrer. Résister, toujours, pour que l’innommable, pour que l’immonde ne gagne pas, jamais ! Mais dans le camp de concentration, la mort est l’aboutissement de chaque tâche qui ne peut se prolonger au-delà de quelques mois. C’est ainsi qu’il deviendra repriseur de chaussettes pour le compte des kapos. La nécessité résultant du décès prématuré de sa mère lui devient salutaire. Là encore, il aura un peu plus de pain et un secours assuré, pour un temps tout au moins, pour son frère.

    Comble de la dérision, il appartiendra même à l’équipe de football des camps, contribuant, bien malgré lui, à donner une bonne image d’Auschwitz à des enquêteurs de la Croix Rouge. Aujourd’hui encore, il suit l’actualité sportive avec une certaine ferveur.

    Les formes de résistances sont diverses. Elles s’appuient sur des croyances, elles-mêmes diverses. Les uns invoquent leur dieu quand d’autres s’en éloignent. Certains invoquent leur patrie quand d’autres s’appuient sur l’internationalisme salvateur, que celui-ci prenne les couleurs de l’oncle Sam ou la couleur de l’armée rouge, agrémentée de la faucille et du marteau. Georges, quant à lui, n’est pas croyant. Il se sent alors plutôt citoyen du monde, avant de découvrir la France. Mais, plus que tout, il veut abattre « la bête immonde » qui pousse sur le terreau capitaliste. Il y a bien des solidarités au sein du camp. Mais, pour l’heure, elles aident à la survie. Et il faut survivre pour envisager la suite, le prolongement d’une libération. Cette libération, il y croit. Il doit tenir pour la vivre. Il doit tenir pour réaliser son rêve, pour que rien de tout cela ne se reproduise, et pour qu’il y prenne sa part de combat. Pour l’instant, chaque déporté qu’il aide, chaque déporté qui l’aide est une passerelle vers le lendemain, à la fois solide et tellement fragile, pourtant. Atteindre le lendemain est en soi une victoire, et le jour d’après est inespéré, et un jour encore devient salvateur. Mais chaque jour est long, et combien le lendemain paraît parfois si lointain !

    Deux mois avant la Libération, les nazis manquent d’ouvriers qualifiés pour la construction des V1 et V2 supposés changer le cours de la guerre par la conquête de la Grande-Bretagne. Il sera, une fois encore volontaire, mais cette fois-ci pour pratiquer le métier pour lequel il avait été formé : celui de tourneur-fraiseur. Son frère et lui quittent alors le camp de concentration pour un autre Enfer. Ils entreprennent la marche de la mort. Ce sont cent cinquante kilomètres environ à parcourir en dix jours. Ils sont en pyjama rayé, sous-alimentés, épuisés. La moindre chute signe leur arrêt de mort. D’Auschwitz à Oranienburg puis à Sachsenhausen, le parcours est parsemé de cadavres. Pour le plus grand nombre, le périple assassin n’ira pas à son terme. Sur la fin du parcours, le frère de Georges est à bout de force. Il ne peut plus avancer. Georges et un autre de leurs camarades le soutiennent déjà depuis de longs kilomètres. S’il tombe, c’est le coup de grâce garanti : les S.S veillent. L’un d’entre eux (le seul S.S dont il dit n’avoir jamais eu peur) qui avait été plus tolérant que ses congénères – sans doute parce qu’il avait pris conscience de l’issue de la guerre – accepte la proposition de Georges de trouver refuge pour la nuit dans une grange. Cela sent toutefois le piège, le massacre programmé des huit compagnons concernés. Ils y sont accompagnés par le S.S et un soldat. Celui-ci s’apprête à tirer. L’officier, sans doute sans illusion sur le devenir de son entreprise, s’y oppose. Le soldat va tirer, y compris sur son officier. La fin est proche. Georges s’interpose, demandant (en yiddish, une langue très compréhensible pour un allemand, paraît-il) au soldat de ne pas tirer. Courage ? Inconscience ? Réaction de désespoir ? Confiance en l’homme, malgré tout ? Le fait est que le soldat, au lieu de massacrer tout le monde, remet son fusil à l’épaule, tourne les talons, rejoint par le S.S. Le miracle vient de se produire. La vie va finir par gagner. Georges a remporté son pari risqué. Au petit matin, en sortant de la grange, il se trouve nez à nez avec un militaire, jeune, hirsute, rongé par la fatigue. C’est tremblant que celui-ci le menace de sa mitraillette. Georges lève les mains et cette fois-ci c’est en polonais qu’il se présente. Il n’y a plus aucun allemand dans les environs. Le soldat en question est soviétique. La veille, il a participé à la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau. Cet épisode va le conforter dans sa confiance en l’Humanité. Ce matin-là, ce n’est pas la faim, c’est sa soif de vivre qui le pousse à manger de la terre. Ce matin-là, après avoir préservé l’essentiel, il s’ouvre à l’avenir, au primordial. Il le ressent ainsi par son envie longtemps bridée, de faire l’amour. En quittant les camps, il n’abandonnait pas la peur, il donnait corps à la raison qui lui avait permis de la surmonter. En quittant les camps, il ne tournait pas le dos à l’un des plus monstrueux ratages de l’Humanité, il canalisait sa colère pour la transformer en espérance. Désormais, il se tournait vers le ciel pour y redécouvrir les oiseaux, symboles d’une liberté à construire, de passions à vivre, de curiosités à satisfaire. D’amour à donner, celui de ses vingt ans, de tous les âges de la vie.

    Lorsque, des décennies plus tard, Bruno se rendra à Auschwitz, sur les traces de sa famille en partie décimée là, il pensera beaucoup aux récits de Georges. L’un de ses premiers réflexes sera de regarder le ciel de ce lumineux mois de juin pour y chercher des oiseaux. En effet si, ici, Georges affirme ne pas avoir souffert du froid, s’il semble avoir surmonté la faim qui le tiraillait pourtant en permanence, il a beaucoup souffert de l’absence d’oiseaux au-dessus du camp. Pour que les oiseaux désertent les lieux, c’est que la mort y planait, occupant tout l’espace, notamment sous forme d’une odeur âcre qui ne convenait pas aux volatiles. Ceux-ci deviendront pour Georges le symbole de la liberté. En ce sens, la colombe de Picasso s’enracine dans ses convictions et, aujourd’hui encore, sa passion des oiseaux reflète son envie de vivre intensément, passionnément. Bruno, sur place, ne verra pas non plus d’oiseaux au-dessus des baraquements, tel un hommage éternel rendu aux déportés, ce qui renforcera l’aspect poignant de son émotion.

    Combien de héros qui ne furent, à son instar, que des hommes simples se sont révélés être des « hommes véritables » ? Derrière l’humilité se cache une vraie force de caractère. Georges est de la trempe d’un Nelson Mandela, d’hommes capables de surmonter leurs rancœurs, leurs douleurs, pour rassembler les peuples autour de valeurs fortes, universelles et mobilisatrices. Il est vrai qu’il a eu de la chance, beaucoup de chance. Mais il est vrai aussi qu’il l’a bien cherchée et il a su s’en faire une alliée fidèle, par sa perspicacité, par son calme à toute épreuve, par sa lucidité, par son altruisme et par sa profonde humanité.

    Dans ce récit, qu’il ne révèle qu’au gré de l’ambiance d’un soir, au hasard d’une envie impulsée par un regard, par sa confiance inébranlable en l’amitié, Bruno découvre son ami un peu plus à chacune de leurs rencontres. Il dit les mots sans indécence aucune, avec grande pudeur même, de façon limpide, le ton se fait neutre, comme si rien de ce qu’il dit ne le concerne vraiment. Sans doute est-ce pour cela qu’il n’a pas l’impression de connaître son ami en profondeur, dans l’intimité de ses sensations propres. De la même manière, ce qu’il dit le touche, l’émeut, le sensibilise à une réalité qui est la confirmation de sa raison d’être : ne jamais connaître l’horreur, ne jamais la vivre, ni pour lui ni pour quiconque. Pour autant, cette réalité-là n’est pas la sienne. Bruno la connaît. Il l’intellectualise. Il l’analyse. Il en parle. Il en débat. Il se bat contre les responsables de la situation, contre les fauteurs d’insécurité sociale, contre leurs héritiers, contre leurs complices involontaires, car incultes ou volontaires, par obscurantisme, par aveuglement. Mais il sent bien que les images qu’il porte en lui ne sont pas celles de son ami, sans doute plus fortes, plus nauséabondes et nauséeuses. Son combat à lui est sans commune mesure. Il se persuade que dans de telles circonstances, il se serait comporté comme son ami. Mais Georges est autrement plus héroïque car il a trouvé en lui force, motivation, conviction, dynamisme et révolte pour survivre. Bruno, quant à lui, aurait eu Georges comme moteur, comme vivier, comme aiguillon. Il aura eu cette personne profonde et tant d’autres qui croiseront sa route et qui resteront gravées là, en lui, aussi vraies que la feuille et la fleur reviendront sur la branche, en dépit de l’hiver qui dénude et attriste l’arbre. Mais en apparence seulement. Quand d’autres, des anciens, après leur retour des camps, se sont fait submerger par des souvenirs qui rendaient leur présent irréel et leur avenir illusoire, au point, parfois, de se suicider, Georges, lui, a gardé toute sa confiance dans le genre humain, mais toute sa vigilance aussi. Il est honnête par-dessus tout, avec lui autant qu’avec autrui. Il est un homme « innocent », au sens étymologique où il ne veut de mal à personne.

    Bruno, qui veut tout savoir, mais qui dans le fond, ne connaît rien, n’est toutefois pas dupe. Il partage la vision de Georges, mais il n’a pas son expérience. Il n’a pour lui qu’une voie toute tracée d’enfant choyé. Quand Georges a dû « cultiver son jardin », Bruno, quant à lui, poussait sur le terreau fertile entretenu par sa mère. Ainsi Georges donne-t-il de la profondeur, de l’épaisseur, du relief aux agissements de Bruno, toujours sans s’en douter. Bruno est approximatif, là où Georges est précis. Il est inabouti quand Georges semble un roc issu d’un tremblement de terre. Il est naïf quand Georges est confiant mais prudent. En comparaison de Georges qui a la solidité de ses convictions, Bruno prend conscience qu’il n’est encore que l’ébauche d’une promesse.

    Repérés par des représentants de la C.G.T, les deux frères sont conduits dans un centre d’hébergement, dans un sanatorium. C’est là qu’ils se referont une santé. C’est là aussi qu’ils apprendront le français. Entre les deux frères, il y a bien plus que des liens de sang. Solidaires, unis et volontaires, ils le resteront toujours, pleinement, dans une complicité qui n’appartient qu’à eux et qui rend les mots fades en regard de leur réalité partagée. Ils sont des modèles d’intégration réussie, s’exprimant dans un français impeccable, sans aucun accent. Leurs silences vis-à-vis de l’univers concentrationnaire feront d’eux des personnes ordinaires. Leur pudeur, leur souffrance muette aident à les fondre dans le paysage. Pourtant, c’est quelque chose qu’ils ont connu, de plus profond, de plus noble aussi qui fait qu’ils ne seront jamais quelconques. Leur histoire, leur façon d’en faire une force en font, bien au contraire, des êtres d’exception. Ordinaires et remarquables. Voilà deux qualificatifs permettant de définir Georges.

    Georges parle de son vécu d’autrefois, de son expérience comme d’une aventure romanesque, livresque, impensable, irréelle, tant la réalité se fait fiction du fait de la distance qu’il prend à relater les faits, à les transformer en images légères, en successions d’événements qui deviennent des malentendus heureux.

    A-t-il à son arrivée en France ressenti un sentiment de déracinement, ou celui-ci a-t-il été atténué par la résurgence de ses sens, si longtemps bridés, par la découverte de tant de perspectives, par la normalité de la vie, enfin perçue comme telle ? Que lui reste-t-il alors de la Pologne ? Des parents, sans doute présents en lui, à jamais. Une langue – le polonais – dont il n’a jamais prononcé un seul mot devant Bruno, même lorsqu’il lui lancera quelques phrases qui lui restaient de son séjour à Varsovie au cours d’une discussion à bâton rompu. Et Auschwitz ?... Quoiqu’il en soit, la France est son aboutissement. Elle est son enracinement. Là se trouvent famille, amis et combats innombrables à mener. Il ira jusqu’à franciser son nom. Garde-t-il un souvenir précis de ces mois passés en Enfer ? Les place-t-il tous sur le même plan ? Bruno en doute car il y aurait de quoi perdre la raison. Il a dû établir, sans en avoir toujours conscience, une hiérarchie, mettant au premier plan tout ce qui le renforce dans son envie de vivre, dans sa confiance, dans son optimisme, et – parmi ceux-ci – ceux qui le font sourire spontanément, ceux qui l’émeuvent sans le fragiliser et ceux qui lui donnent à réfléchir, qui l’aident à se forger une philosophie, une morale à toute épreuve. Mais il y a, sans doute, ceux qu’il a enfouis, sans le vouloir, mais qui, par instants, ressurgissent indépendamment de sa volonté, au détour d’un rêve, ou qu’il croise, fugaces, lors d’un acte bénin de la vie quotidienne. Il y en a sans doute d’autres, évacués à jamais en apparence, mais qui le minent, toujours et encore. Georges, il est en fait tels ces sites archéologiques égyptiens, romains ou mayas dont les chantiers que l’on croyait achevés n’en finissent pas de révéler de nouvelles richesses, des trésors insoupçonnés qui remettent en permanence en question les connaissances que l’on en avait. Plus Bruno en apprend sur son ami, plus il est persuadé qu’il a tout à découvrir, autant sur son ami que sur le monde tel qu’il est, et tel qu’il le voudrait.

    La mémoire de Georges est intacte, fraîche et douloureuse. Malgré les souvenirs heureux qu’il s’est façonné depuis, ceux de son adolescence volée restent imprégnés en lui. L’humour par lequel il semble détaché de ce qu’il raconte, la distance avec laquelle il relate les faits font de ses récits une succession d’images qui imprègnent les esprits. Mais, pour autant, ils ne rendent pas compte de la substance même de son vécu. Les odeurs du crématoire ne piquent pas les narines de son auditoire. Les cris des suppliciés lui sont inaudibles quand, tant d’années plus tard, ils lui percent encore ses tympans, à lui. Les peurs, les fatigues et les regards surtout, tels les derniers refuges d’espoir et d’insoumission, d’humanité, sont la substance même de souvenirs qui n’appartiennent qu’à lui. Il peut en parler. Il ne peut transmettre les sensations ressenties, sinon par un discours construit, rationnel, aseptisé, pensé. Du passé, déjà. Et pourtant si vivace en lui. La réalité, incontournable, palpable, physique, filmée, photographiée, décrite maintes fois par les survivants reste pourtant sa réalité et la leur. Elle ne pénétrera jamais totalement l’esprit des épargnés, de ceux qui n’ont pas vécu l’horreur. Les récits nourrissent leur imagination. Mais elle n’est pas leur réalité, pas même celle de leurs proches, surtout lorsque l’ancien déporté cherche à préserver les siens. Proches, ils le sont par l’esprit et par le cœur. Mais ils ne seront jamais ses compagnons d’infortune, victimes d’une haine indicible, qui sont les seuls sans doute à percevoir les non-dits, à partager les émotions et les silences. Les seuls à savoir. Vraiment. Chacun côtoie la bêtise, à des degrés divers. Mais jamais celle qu’ils ont connue. Jamais celle-là, ni avec une telle intensité. Au demeurant, celui qui écoute entend-il réellement ce que dit son narrateur ? L’auditeur perçoit le récit au travers d’une série de cribles que le discours n’a pas imaginée : compassion, émotion, patience ou impatience, une sensibilité différente, une histoire personnelle, autre, qui fait que chacun n’entend que ce qu’il veut en retenir. Éponge qui capte la moindre nuance ou le moindre roc sur lequel le mot ricoche, inutile. Chacun réagit à sa manière et incite l’auteur des phrases à les faire plus réalistes, brutes, plus imagées ou plus nuancées, neutres, plus distantes, empreintes d’humour ou sans fioriture aucune. Quoiqu’il en soit, il existe un écart entre les dires et le vécu, entre la mémoire de l’un et la découverte de l’autre, entre la douleur ressentie d’une blessure mal cicatrisée pour l’un et pour l’autre, la surprise, voire l’émerveillement. Mais l’essentiel est là : une passerelle existe désormais entre les deux partenaires, Georges et Bruno, qui deviennent quelque peu des complices, malgré leurs différences.

    Ce que ne dit pas Georges, mais que ressent Bruno, c’est aussi ce qui les différencie. Georges a côtoyé la mort, mais pas Bruno. Il l’a croisée parmi les cadavres, dans l’odeur de la fumée du crématoire, dans les squelettes qui se meuvent mais qui ont encore des difficultés à se prouver qu’ils vivent encore. Un peu. Un jour de plus. Toujours. Georges est parmi eux, mais il ne veut pas leur ressembler. Il porte en lui un souffle qui l’anime mais que beaucoup ont égaré, d’épuisement, un jour, un soir, par mégarde, lors de l’appel ou au cours de tout autre instant qui rythme une journée dont ils ont perdu le sens, sans s’en rendre véritablement compte sur l’instant. Il doit tenir. Il le doit à tous ses chers disparus, à son frère, à tous ses camarades anonymes qui ne baissent pas les bras. Il doit garder la tête froide pour la garder haute et ainsi faire face à l’avenir. Celui qui se profile, derrière le lendemain, ou celui d’après. Tenir, réaliser son utopie ! Georges sait pour quoi, et pour qui, et comment. De là, il conserve, jour après jour, son souffle, son espoir. Sa vie ! Et plus que jamais, tant d’années après, tant d’existences plus tard.

    Les silences de Georges sont peut-être sa passerelle avec les survivants, ou son moyen de faire vivre – malgré tout – sa fidélité aux morts. Sans doute ! Mais, plus sûrement, il s’agit là de l’instant de préparation, de maturation de ses interventions auprès des vivants. Il ne laisse rien de ce qu’il va dire au hasard. Il est, de ce point de vue au moins, bien plus vivant que ceux, nombreux, qui se laissent ballotter par les événements. Ses silences sont ainsi la marque d’un cerveau en fusion, d’un esprit toujours en alerte, inventif, descriptif ou créatif, constructif et positif. Quelle image a été le déclic de sa réflexion du moment ? Peut-être est-ce le souvenir de tel compagnon d’internement qui n’a plus la force de parler mais qui, sans doute, a tant à exprimer encore, jusqu’à son dernier souffle ? Avoir à dire sans pouvoir le faire, sans avoir la force de dire, ce doit être un véritable supplice, bien pire que de n’en avoir pas le courage ! Peut-être est-ce pour cela – fort de la perspicacité et de la volonté qui l’animent – qu’il prend le temps de parler, de raconter toute la portée des choses. Le moribond d’hier fait sa force actuelle. Cette force, il la veut inébranlable et humaine, chaleureuse, sans se laisser gagner par une quelconque bouffée d’émotion qui ne soit pas maîtrisée et qui devienne paralysante. Il est maître de sa vie car il est maître de lui-même avant tout. C’est à sa lucidité qu’il doit sa survie, en dépit de tout ; des circonstances et des nazis. Il est la démonstration, ô combien vivante ! que la solidarité peut vaincre la haine, que la fraternité aide à surmonter le pire, que

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