Noir soleil: Roman
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À propos de ce livre électronique
Le Maroc à l'aube de son indépendance, mai 1968 en France, le crépuscule du franquisme en Espagne en 1973, autant de marqueurs dans le parcours de Marthe et Raphaël qui ne demandaient qu'à être heureux. Bravant les hostilités familiales en même temps que s'émancipe un peuple nord-africain qui les emporte peu à peu dans son tourbillon, ils font souche en bousculant l'ordre établi. Mais c'est le pot de terre contre le pot de fer. Trop de barrières, trop de dangers, la vie ne peut pas se résumer à un tel décor. Il faut partir. La reconstruction se fera en métropole, au milieu des disparitions brutales, des déchirures internes et des turbulences politiques qui vont scander les grandes époques de leurs existences. Les leurs, mais aussi celle de leurs enfants, vont être jalonnées de ruptures, recommencements et drames.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après Esméralda n'aimait pas Quasimodo, Francis La Carbona propose un nouveau roman qui illustre une conviction profonde : dans l'existence comme dans les livres, les mots sont à leur place là où on les entend le mieux, pas là où on les voit le plus. Vivant en Normandie depuis plus de trente-cinq ans, ses histoires naissent de voyages ou rencontres avec les gens, la nature et les livres.
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Aperçu du livre
Noir soleil - Francis La Carbona
Francis La Carbona
Noir soleil
Du même auteur
– Esmeralda n’aimait pas Quasimodo
5 Sens Editions, roman, 2018
Chapitre I
« Ils ne savent toucher le cœur qu’en le blessant »
Stendhal
1947, un dimanche d’été. Le thermomètre s’était emballé et le soleil marocain avait exalté fragrances et couleurs. Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis qu’en avril une rixe anodine entre civils et tirailleurs sénégalais avait dégénéré en heures sanglantes à Casablanca. Dans l’effervescence qui s’était ensuivie, le sultan Mohammed V avait réclamé à Tanger la fin de la mainmise étrangère sur la destinée du pays sous protectorat français et espagnol¹. À présent, rien n’était moins sûr que la pérennité du calme factice qui planait.
Dans la fournaise ramollissant le macadam, la voiture ronronnait vers les premiers faubourgs de la ville. Raphaël et Marthe rentraient de leur escapade dominicale. De toutes parts, des volutes de chaleur floutaient cette luminosité qui enfiévrait régulièrement la campagne. La jeune femme ne se lassait pas de ces contrastes qui l’enveloppaient, invariablement, dans un alanguissement dessinant un sourire éthéré sur son visage.
À cet instant, le souvenir de l’entrée du bateau dans le port s’imposa à elle. Cela faisait maintenant deux ans qu’elle avait quitté les premiers frimas de l’hiver d’une France qui pansait les plaies du deuxième conflit mondial. Défiant le caractère encore précaire des liaisons maritimes, elle avait fait ses bagages pour un voyage d’agrément dont le retour était fixé après la trêve des confiseurs. À l’époque, elle avait guerroyé pour convaincre papa Fernand et maman Noémie de la laisser partir visiter sa vieille tante Honorine, installée de longue date au Maghreb. On racontait tant de choses sur ce territoire étrange. « Là-bas », comme on disait pour, souvent, combiner suffisance et perplexité à l’endroit de ces immensités coloniales si méconnues. Certes, elles avaient payé un lourd tribut à l’anéantissement de la peste nazie. Certes, encore, ses vaillants ressortissants n’avaient pas été moins valeureux que les continentaux. Mais, au soir du 8 mai 1945, « là-bas » justement, on balançait entre la liesse de la victoire et le deuil des massacres de Sétif et Guelma². Concomitance dommageable, ou mauvais auspices ? La refondation de la République n’obligerait-elle pas à adopter un prisme offrant une focale sur les desiderata nationalistes de ses satellites… ? Ces algorithmes étaient très éloignés du Béarn natal de Fernand et Noémie. Calfeutrés dans leur ferme, leur unique panorama, ils avaient soulevé bien des objections à cette « expédition » dont il n’avait pas été facile d’infirmer les fondements. Aux garanties de cette chère « Norine » dans un long courrier : « … Oui, Marthe serait en sécurité, chaperonnée dès son arrivée », on avait ajouté la caution de Thomas, leur benjamin. Jamais avare d’espiègleries, « petit Tom » – taquinerie héritée de la puberté pour son homophonie avec « petit homme » – s’en était donné à cœur joie : « Non, Marthe ne se rendrait pas chez les sauvages. » « Non, elle ne ferait pas le tour de la Terre et, oui, les bateaux faisaient bien la navette dans les deux sens. » À bout d’arguments, face à cette aimable coalition, à contrecœur ils avaient donné leur feu vert dans une profusion de prescriptions maquillant des interdits en tout genre. Naturellement, les vingt printemps de leur fille adorée les avaient oubliés sitôt énoncés. N’était-elle pas d’un âge où il ne s’agit que de découvrir ?
Sans détacher ses yeux du paysage chatoyant, Marthe passa ses mains sur son ventre arrondi par six mois de grossesse :
– Raphaël… comment allons-nous l’appeler ?
Tiré de son indolence, son mari se crispa :
– Euh… Nous avons encore le temps, non ?
Quelques secondes passèrent. À plusieurs reprises, déjà, ils avaient reporté cette conversation. Ce jour-là, Raphaël devina à l’élocution de Marthe qu’il ne pourrait pas se dérober. Elle reprit :
– … Pourquoi attendre davantage ? Tu y penses surement. On ne va tout de même pas se décider le jour de l’accouchement !
– Non… tu as raison.
Derechef le silence les confina. Raphaël promena nerveusement ses mains sur le volant :
– Ben… si c’est un garçon, chez les Fastelli l’usage est de recourir à la branche masculine des origines du père… Dans les très vieilles familles du sud de l’Italie, c’est notre façon d’inscrire le petit dans le continuum des anciens. C’est comme ça que mon frère aîné s’est appelé Joseph, en mémoire de Giuseppe, notre grand-père paternel, et que l’on a francisé l’orthographe de nos oncles, Andrea et Raffaelo, pour mon jeune frère André et moi. Tu comprends ?
– Oui… Oh oui très bien.
On eût dit que les mots avaient tout à coup égratigné leur harmonie. Elle enchaîna :
– Guido, c’était sans doute très bien pour ton père… en Sicile ! Mais notre bébé sera français ! Et si c’est une fille ? Ce sera Alma, comme ta mère ? Je sais que l’un et l’autre se font très insistants auprès de toi. Contrairement à mes parents ! Et moi dans tout ça, j’ai le droit de dire quelque chose ? Raphaël, nous n’avons pas besoin de leur assentiment. Franchement, je ne me vois pas en train d’appeler…
– Bon, bon, coupa-t-il. Allez, ne te fâche pas. On doit pouvoir trouver une solution qui nous convienne, tout en ne blessant personne. C’est important aussi, non ?
En fait, pour Raphaël, la transgression de la coutume était d’ores et déjà inscrite en lui. Son sujet n’était donc pas tant l’acceptation parentale que l’adoucissement de son annonce ; cela, quoiqu’il n’en ignorât pas les répercussions pour Alma et Guido. Dans cette coterie³ lilliputienne qui les avait phagocytés lorsqu’ils avaient posé leurs valises en provenance de Taormina, on était tellement sourcilleux du paraître. Pour ses plus zélateurs, la tutelle des aïeux sur leur descendance ne se discutait pas. Elle était un des attributs dont découlait la primauté de leur culture sur celle de ces Nord-Africains « de notoriété publique, si inconstants et indisciplinés ».
Quelque temps plus tard, au soir d’un écrémage de l’almanach des Postes, dans une de ces médiations dont il a la science, l’amour mit fin à cette épineuse négociation ; si c’était un garçon, ce serait Florent ; si c’était une fille, Margot. Fermez le ban !
Par ce bel unisson, Marthe et Raphaël posaient la première pierre de leur détermination. Celle qui annihilerait toute velléité de prise d’un ascendant infantilisant par quiconque. Ainsi, aucun des quatre grands-parents ne pourrait se targuer de les avoir inféodés aux carcans patriarcaux. D’ailleurs, pour que ne subsistât pas d’ambiguïté, on pousserait la symbolique encore plus avant. Ils ne divulgueraient leur implicite récusation du devoir d’allégeance qu’à la naissance du poupon. Chacun comprendrait : ils étaient deux esprits à part entière qui se construiraient au gré de leurs seules inspirations !
Cependant, la simplicité de ce credo n’emporterait pas une adhésion unanime. Lorsque vint la délivrance pour Marthe, furibonds, sidérés par cette désobéissance, Alma et Guido camperaient l’affliction de ces forfaitures qui révulsent les bien-pensants. Car ce serait dans cette théâtralité qu’ils s’apprêteraient à châtier les félons ! En prenant leur temps…
Au préalable, très attentifs au « qu’en-dira-t-on ? », avec un aplomb émérite, ils louangeraient le nom de baptême de « la huitième merveille du monde ». À la baguette, Alma, bien sûr :
– C’est tout son grand-père ! Nous n’en sommes pas peu fiers, allez. Comment ? Florent ? Oui, oui, nous étions au courant. J’en étais toute chose. C’est un touchant hommage à notre chère Lorenza. Pensez, elle ne s’est éteinte que quelques semaines avant que débarque notre future belle-fille.
Lorenza, dite Renza, sœur de Raphaël, était décédée précocement. Un « mal incurable » selon Alma. En vérité, érodée par une passion amoureuse déprédatrice, elle s’était fanée dans l’anorexie. Boudinés dans leur matérialisme, les Fastelli révoquaient ces pathologies-là – ces « sensibleries » disait Guido. Elles avaient trop à voir avec les états d’âme pour ne pas s’en détourner. Elles n’avaient donc pas droit de cité. Mais, au terminus du calvaire de Renza, le glas les avait bourrelés d’un chagrin qu’ils commuèrent en une idolâtrie à servir en toutes circonstances, pour qu’elle les réhabilitât de la culpabilité qui les étrillait in petto. Aussi, le choix de Florent serait-il commodément présenté comme œcuménique, parce qu’il autorisait l’emploi d’un diminutif pour le moins approximatif, Renzo⁴, rappelant celui de la béatifiée. En l’espèce, n’étant pas à une équivoque près, on sauvegardait les apparences. Et tant pis pour le lien incongru avec la gent féminine.
Néanmoins, l’acte de rébellion derrière cette pirouette n’échapperait à personne. Une sale guérilla démarrerait, ad vitam aeternam.
Souvent, au plus fort des escarmouches, Marthe chercherait l’accalmie dans les réminiscences de son enjouement de naguère ; lorsqu’elle bouclait son paquetage pour les côtes marocaines, à mille lieues d’imaginer qu’elle y rencontrerait un homme que ses yeux noirs allaient foudroyer ; qu’elle l’épouserait quatre mois plus tard ; et qu’elle incarnerait sa pierre d’achoppement entre lui et sa parenté.
Mais à l’heure où sa femme avait enfanté, Raphaël n’avait voulu être qu’à son ravissement. Dès que la clinique l’avait appelé pour lui apprendre la bonne nouvelle, ivre de contentement avant de l’être des verres plus tard, il s’était précipité pour s’assurer que la mère et le bébé allaient bien. Quelques minutes pour faire ce que faisaient nombre de ses congénères en ce moment si magique, c’est-à-dire rien d’utile, et il se carapatait sous un ciel se parant des opacités d’une nuit qui promettait d’être longue. Aucun des trois ou quatre bons copains qui l’accompagnèrent n’évalua exactement son bouleversement, tellement au-delà de celui commun à tous les nouveaux pères. Ce n’était rien moins que le signal de son épanouissement d’homme.
Désormais, il traiterait d’égal à égal avec tous les mâles de sa tribu. Il se dévêtait de sa panoplie du « petit dernier » que l’on écoute à peine, qui se doit de n’être que le réceptacle des expériences et des diktats de tous ces « sachants ». Fini l’asservissement dans lequel on l’avait maintenu, y compris après qu’il avait étrenné sa blouse grise d’instituteur. Dorénavant, plus rien ne briderait son besoin viscéral de se délester de la subordination familiale. C’était vital. Plus encore depuis que Marthe était devenue sa femme. « Ils » étaient trop là. Tout le temps, censeurs ou conseilleurs. Critiques avec lui, intrusifs avec elle qui n’en endurait que plus cruellement l’isolement avec ceux, en métropole, que ses lettres entretenaient dans le mensonge d’un conte de fées.
En réalité, elle était affreusement marrie du dédain instillé