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Croix de bois, Croix de fer si tu mens…: DOUBLON
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Livre électronique346 pages4 heures

Croix de bois, Croix de fer si tu mens…: DOUBLON

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DOUBLON

DOUBLON


DOUBLON
LangueFrançais
Date de sortie11 juin 2019
ISBN9791035305147
Croix de bois, Croix de fer si tu mens…: DOUBLON

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    Croix de bois, Croix de fer si tu mens… - Jean-Luc Loiret

    1

    Un banal suicide ?

    Anne-Lise Léonard avait le don très peu partagé d’être pimpante en toutes circonstances comme si elle sortait de sa salle de bains. Dans son métier de médecin légiste au CHU de Poitiers c’était une performance tant il était difficile d’imaginer des protections plus laides que celles dont elle devait s’affubler pour satisfaire aux nouvelles obligations hygiénistes bien dans l’air du temps. On pouvait s’interroger sur les risques encourus par les macchabées qui se succédaient à un rythme plus ou moins soutenu sur sa table de travail en inox glacé. Que pouvait-il leur arriver de pire ? Si encore on pouvait compter sur le masque pour faire barrage aux odeurs obsédantes de putréfaction.

    Avec des gestes élégants, le médecin se débarrassa prestement de ses équipements d’un vert miteux qu’elle enferma dans un sac poubelle pendant que ses deux assistants s’efforçaient de rendre plus présentable son client du jour qu’elle venait de charcuter pour lui soutirer ses secrets. Ses services allaient le conserver encore un peu au frais, on ne sait jamais, avant de le livrer aux pompes funèbres. La famille sous le choc pouvait attendre quelques jours.

    Au début de la matinée de ce lundi, elle avait été appelée par le lieutenant Isabelle Pontreau, adjointe du commandant Mario Venturini du commissariat de Poitiers. Dès qu’elle entendait parler de Venturini, elle perdait un peu de son self-control. Elle devait se l’avouer, il lui faisait de l’effet tout autant qu’il l’intriguait. Un policier philosophe, adepte de Comte-Sponville, était en soi un phénomène rare, surtout dans ce milieu plus aspiré par l’action que par la réflexion. Elle appréciait sa façon de se sortir de situations complexes sans se laisser piéger par les apparences, son art de s’abriter derrière des citations pour se ménager des plages de réflexion et elle en était persuadée, dans le but de dérouter ses interlocuteurs. À son goût, il lui manquait quelques faiblesses pour être parfait. Anne-Lise Léonard affichait une cinquantaine épanouie, malgré tout elle se sentait trop âgée pour tenter sa chance auprès du commandant de plus de dix ans son cadet. Quand le charme un tantinet désuet se mariait avec l’intelligence, elle ne pouvait résister, elle avait gardé un côté très fleur bleue qu’elle assumait pleinement.

    Isabelle Pontreau l’avait invitée à se rendre sans délai dans la commune de Mezeau, à une dizaine de kilomètres du CHU, près du lieu-dit la Martinière. C’était une charmante bourgade de mille cinq cents habitants, située à l’est de Poitiers et depuis plus de dix ans, membre de l’agglomération poitevine. Elle lui avait parlé d’un décès qui pouvait se révéler suspect. Il requérait une attention particulière de sa part, on n’était jamais à l’abri d’une mauvaise surprise selon les termes employés par la policière. L’examen de terrain était un préalable quasi indispensable à l’ouverture d’un corps. Il suffisait parfois d’observer une position insolite, un indice minime pour modifier l’orientation d’une enquête. Même si elle était passionnée par son travail, l’ambiance formol de la salle d’autopsie lui pesait parfois. Un petit peu d’air frais automnal, on était à la mi-octobre, ne pouvait que lui faire du bien et un échange avec le commandant Venturini serait un rayon de soleil dans la journée.

    Elle était venue seule, le lieutenant lui ayant précisé qu’il s’agissait selon les premières constations d’un suicide par arme à feu. Elle était parvenue sans encombre jusqu’à un ensemble surprenant de constructions. Une route étroite montante conduisait à un premier bâtiment imposant qui attirait le regard dès qu’on quittait le bourg de Mezeau alors qu’il se situait à plus d’un kilomètre de la cité. Cette maison bourgeoise entourée de quelques cèdres centenaires faisait incongrue dans ce paysage bocager où beaucoup de haies avaient été sacrifiées au rendement. Elle aurait été davantage à sa place dans le quartier chic d’une ville cossue. Elle était la proclamation aux yeux de tous les voisins d’une réussite sociale. Les chiens assis, la toiture en ardoise, deux portes d’entrée monumentales, un muret alliant la pierre de Chauvigny et le fer forgé participaient à cette majesté. Plus curieusement encore, en retrait à trois cents mètres à gauche de la bâtisse, une maison pourtant vaste faisait pâle figure. Elle datait manifestement des années cinquante-soixante et aurait eu besoin d’une sérieuse remise en état. Un rideau se souleva discrètement et elle crut apercevoir un visage féminin derrière la vitre.

    La légiste avait constaté une fois encore que les constructions anciennes résistaient bien mieux au temps que ces habitations plus récentes souvent bâties à l’économie. Un corps de ferme avec des hangars et une stabulation, lui beaucoup mieux entretenu, s’étendait à quelques centaines de mètres à l’arrière, en partie caché par un mur de clôture et une haie de lauriers. Il annonçait une propriété qui avait connu de beaux jours ; du matériel agricole épars traduisait de la négligence.

    Anne-Lise Léonard n’était pas venue en ces lieux pour une visite patrimoniale, aussi elle avait engagé son véhicule sur la droite, vers un bosquet situé à plusieurs centaines de mètres, où des gyrophares lançaient leurs signaux lugubres annonciateurs d’un drame. Sur le bord d’un chemin bordé de quelques buissons épars, un Scénic Renault avait été abandonné à la va-vite. Elle avait marqué une légère déception en se rendant compte que Venturini était absent, ayant délégué ses deux adjoints les lieutenants Isabelle Pontreau et Bruno Chalais. Celui-ci affichait encore sur un visage tendu, les stigmates d’une affaire qui l’avait laissé broyé au bord de la route¹, six mois plus tôt. Selon la rumeur, il avait repris un peu du poil de la bête, un moment elle avait pensé qu’il allait quitter la police. Cet homme n’était pas fait pour porter un masque de sérieux, sa feinte désinvolture lui manquait. Le capitaine Arnaud Robert et un autre fonctionnaire de la police scientifique étaient en plein travail. Pendant que l’un faisait des relevés, l’autre photographiait avec une rigueur toute militaire chaque mètre carré des lieux.

    Le suicide, si c’était le cas ici, restait pour la légiste un acte toujours mystérieux qui voyait un face-à-face tragique entre un individu et le destin qu’il avait décidé de défier. Quand le geste s’accompagnait de violence, comme c’était le cas ici, la souffrance pour la famille était décuplée.

    – Bonjour docteur, nous connaissons la victime, il s’agit d’un dénommé Julien Lamy, trente-deux ans, il est domicilié à Poitiers.

    Le lieutenant Pontreau tenant entre ses mains un permis de conduire, lui laissa à peine le temps de s’équiper. Comme à son habitude elle avait abrégé le plus possible la prise de contact, elle était comme elle, de la race des fonceuses.

    – Mais on le reconnaît à peine.

    Anne-Lise se devait d’émettre un doute après avoir vu la photo d’un gamin de dix-huit ans aux cheveux très longs, bien éloigné du mort dont le crâne était presque rasé.

    – Son grand-père nous l’a confirmé.

    Elle avait montré d’un geste discret un homme âgé légèrement en retrait.

    – C’est une vraie tête de mule qui a marmonné quelques mots en patois. Il refuse de bouger. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir insisté.

    La légiste l’avait observé à la dérobée. C’était l’image d’Épinal du vieillard du début du siècle dernier, empreint à la fois de dignité et d’autorité, à qui il était vain de donner des ordres. Le regard perdu dans le vide, le port altier, vêtu d’un costume de velours sombre, il avait tout du hobereau campagnard. Elle se permit un léger signe de tête en guise de salut auquel il ne daigna pas répondre, peut-être ne la voyait-il pas ?

    Le lieutenant Chalais, muet jusqu’alors, était intervenu.

    – Ne cherchez pas docteur, c’est un suicide. Dès qu’on est en pleine lune, il y a comme une épidémie.

    – Ça n’est pas démontré.

    Il y a quelque temps, elle s’était passionnée pour le sujet. Comme souvent cette croyance populaire n’avait pas tenu devant les statistiques. La pleine lune n’avait aucune influence maléfique sur les comportements de ses concitoyens et elle le regrettait presque.

    Selon ses habitudes, Anne-Lise Léonard jeta un regard circulaire pour bien s’imprégner de la scène, tous les détails avaient leur importance, même les plus insignifiants ou les plus futiles en apparence. Il s’agissait d’un bosquet plutôt touffu où se mêlaient dans un ensemble hétéroclite, quelques chênes, des frênes, des bouleaux, des noisetiers et un vigoureux noyer. Elle apprécia d’y apercevoir quelques buissons de houx et de buis. Le sol avait été nettoyé avec soin. Elle repéra immédiatement un élément incongru à moins de trois mètres du cadavre, une petite croix formée de deux bouts de branche de noisetier attachés par une ficelle bleue. Elle était plantée dans le sol. Elle était bien incapable d’en comprendre la signification. Était-ce une forme de remords, une dernière prière ou une macabre mise en scène ?

    L’autre pièce à conviction n’avait rien d’étonnant, c’était une cartouche en équilibre sur des brindilles, à environ soixante centimètres du corps.

    La terre du bosquet recouverte de feuilles était trop sèche pour avoir conservé des traces d’un quelconque passage. Elle pouvait s’intéresser dès lors à Julien Lamy que la police scientifique lui abandonna. C’était un grand gaillard, large d’épaules, qui était vêtu avec une certaine recherche comme s’il partait à un rendez-vous, d’ailleurs la mort n’en était-elle pas un des plus importants dans une existence ? Il avait basculé sur le ventre, la tête de côté. Un trou net entouré de traces de brûlure au milieu de la tempe indiquait l’entrée d’une balle. Du sang et des morceaux de cervelle avaient coulé sur la joue ; un léger rictus marquait le visage comme pour souligner la volonté de passer à l’acte. Les yeux vitreux de la victime fixaient le vide. Il n’y avait pas à chercher loin les causes du décès, la main droite du cadavre tenait toujours fermement un pistolet automatique dont elle connaissait vaguement le modèle. Cette crispation des doigts avait surpris Anne-Lise, elle aurait plutôt imaginé la chute de l’arme, en même temps que celle de son propriétaire.

    L’heure de la mort serait facile à établir. Après avoir pris la température du corps, elle détermina très vite que le décès remontait à moins de deux heures. Pendant une vingtaine de minutes, elle avait poursuivi ses observations en changeant le cadavre de position puis après un bref échange avec les policiers, elle avait donné l’ordre de transporter le défunt au CHU, prenant soin d’enlever délicatement le pistolet qui serait analysé par les services de la police scientifique.

    L’après-midi, dans son antre elle avait poursuivi les examens qui ne présentaient aucune difficulté apparente, le suicide semblant aller de soi, trop peut-être pour qu’elle ne redouble pas de vigilance et garde un minimum de doute dans un coin de cerveau. L’extrémité du canon avait été placée contre la peau sur la tempe droite, les traces de brûlure autour de l’orifice d’entrée l’indiquant de façon incontestable. Cela n’était pas en contradiction avec la position de l’arme dans la main droite de Julien Lamy. La scène s’était déroulée dans le petit bois, la cartouche éjectée après le tir en attestant ainsi que les lividités cadavériques qui prouvaient que le corps n’avait pas été déplacé après la mort.

    Les policiers devraient déterminer, si cela était possible, la cause du suicide. Pour les aider elle devait s’assurer qu’aucun problème physique n’en était à l’origine. Elle effectua consciencieusement divers prélèvements en vue d’analyses ultérieures. S’était-il gavé de médicaments avant le grand saut comme cela arrivait fréquemment ? Elle releva quelques égratignures et légères contusions au niveau du poignet gauche, vraisemblablement sans rapport avec les faits. Les organes ne présentaient aucune lésion, on avait affaire à un homme en excellente santé. Elle pouvait exclure d’emblée un geste fatal consécutif à la découverte d’une maladie incurable.

    Délestée de ses protections, Anne-Lise Léonard s’attaqua sans attendre à la rédaction de son rapport. Pour le lieutenant Pontreau qui venait d’assister à l’autopsie, il ne serait d’aucune utilité, elle lui avait fait part de ses premières conclusions. Il y avait tout lieu de penser qu’on était en présence d’une personne qui avait mis fin à ses jours, sans aucune aide extérieure. Qui aurait pu menacer une personne dont la force physique était avérée, sans que des traces de lutte ne soient relevées ?

    Cependant la présence de cette croix bricolée avec deux morceaux de bois lui laissa une impression étrange, mais sans doute avait-elle tort.


    1- Voir La chute d’un flic poitevin chez Geste Noir.

    2

    Le père Tonin

    La même pensée obsédante trottait dans la tête d’Antonin Barillet depuis le matin, prenant au fil des minutes une ampleur inquiétante qui le menait au bord de l’implosion. Il n’avait aucun élément de réponse à cette question sournoise ou plutôt les réponses étaient si nombreuses et si contradictoires qu’elles se télescopaient dans son esprit et ajoutaient à la confusion.

    « Comment a-t-on pu en arriver là ? »

    Antonin Barillet, que tout le monde à Mezeau connaissait sous le diminutif de Père Tonin, était un vieil homme osseux, au tronc droit qui faisait penser au chêne, tout aussi indestructible. On l’imaginait plus grand qu’il n’était en réalité. Son visage, aux rides affirmées tels les sillons qu’il traçait dans sa jeunesse au pas du cheval, barré d’une moustache blanche très fournie à la Clemenceau, dégageait une autorité naturelle prouvant s’il en était besoin qu’il avait toujours dirigé sa vie et celle de ses proches d’une main ferme. À l’approche de ses quatre-vingt-douze ans, il les fêterait discrètement comme toujours en décembre prochain, il conservait une volonté farouche et une intelligence vive que le temps n’avait pas entamées. Il n’était pas décidé à mettre de l’eau dans son vin, fidèle à l’un de ses dictons : « Le vin dét se bouére comme l’ét tiré : faut pas le mêler avec de l’aève ! »

    Quand, dans cette bourgade habituellement tranquille, on parlait du père Tonin, on secouait la tête d’un air entendu en admirant sa vitalité, tout en plaignant discrètement ses proches qui devaient subir le joug d’un tel personnage.

    Cela faisait plus de quatre heures qu’il était assis sur une chaise bancale très inconfortable, muré dans un silence de plomb. Autour de lui il y avait des va-et-vient continus, mais personne ne se serait avisé de le déranger, sentant que le moment n’était pas des mieux choisis.

    Les paupières à peine entrouvertes, il fixait d’un regard presque absent le cercueil de chêne clair qui reposait sur une table métallique recouverte d’un drap d’une blancheur immaculée. Il haïssait la pièce où il se trouvait comme tant d’autres de ces lieux qu’un soi-disant progrès avait imposés à une population résignée. Rien ne l’énervait plus que ces subterfuges utilisés pour camoufler sous un voile impudique toutes les terreurs ancestrales, comme s’il était possible par un tour de passe-passe magique de faire disparaître la mort.

    Il ne voulait pas dépendre des autres, aussi il s’était déplacé seul au volant de sa vieille CX, provoquant quelques encombrements sur la route, jusqu’à cette chambre mortuaire dissimulée au premier sous-sol du CHU de Poitiers. Si on avait pu confiner cette sinistre salle encore plus profond, on n’aurait pas manqué de le faire. Il ne fallait pas effrayer les malades qui franchissaient les portes coulissantes de l’hôpital. Ils devaient croire dur comme fer en leur immortalité, persuadés que d’ici quelques jours ils sortiraient de ce lieu sur leurs deux jambes et non dans une caisse en sapin.

    Pour Tonin au contraire, un mort devait être exposé sur le lit familial, dans sa maison, veillé par ses proches et offert au défilé des amis et des voisins. C’est ce qu’il avait exigé pour lui quand le moment serait venu. Il avait toujours aimé ces instants où les voix se font plus discrètes, les rires plus retenus à l’évocation des derniers instants du défunt et de quelques faits marquants de son existence. Un visage froid aux yeux clos avait certes quelque chose d’effrayant pour beaucoup mais lui, il avait aimé y chercher, sans succès, la clé du mystère de l’au-delà que le trépassé venait de percer.

    À dix ans à peine, il avait contemplé celui de son père disparu prématurément, partagé entre incompréhension et sourde révolte. C’est alors qu’il avait décidé, à sa façon, de prendre son destin en main sans se laisser arrêter par les écueils.

    Mais ici, il ne pouvait être question d’exposer à la curiosité morbide du public son petit-fils Julien dont la tempe était percée d’un trou si ridicule qu’il aurait été facile de masquer sous quelque crème.

    Antonin Barillet aurait-il pu empêcher le drame qui avait trouvé son dénouement tragique il y a cinq jours dans le petit bois de la Noue, à quatre cents mètres de son domicile ? Il n’était pas dans ses habitudes de faire un tel examen de conscience, aussi il décida, avec une mauvaise foi consommée, coutumière chez lui, qu’il n’avait rien à y voir, la fatalité c’était la fatalité. Tout au plus pouvait-il se reprocher de ne pas avoir su gérer la situation avec suffisamment de fermeté, sans doute son âge avancé l’avait-il amené à baisser sa garde. Il allait s’efforcer de sauver ce qui pouvait l’être mais il y avait un temps pour tout. Un minimum de recueillement était indispensable avant de reprendre la main, il attendrait que l’enterrement prévu pour mardi ait été célébré.

    Antonin, laissa défiler une fois de plus dans son esprit les séquences de sa longue vie avec une certaine complaisance. Elle avait été brillante de promesses tenues, de réussites éclatantes, d’admiration craintive de la part de son entourage. Et si ce coup du destin devait réduire à néant tous les fruits des efforts déployés, des intrigues nouées, des magouilles assumées ? Ce serait trop bête ! Sa nature coriace allait reprendre une fois encore le dessus. Il en avait vu d’autres et il avait toujours vaincu le sort contraire sans se laisser abattre, le passé n’allait pas le rattraper, pas maintenant !

    Depuis deux ans il vivait seul dans une maison bien trop grande pour lui, une gentilhommière plutôt, mais il n’était pas question de la quitter, elle représentait tout pour lui, elle était le symbole de sa réussite. Sa femme Virginie s’était éteinte doucement une nuit, sans bruit comme pour ne pas déranger, à l’image d’une existence où elle s’était efforcée de ne gêner personne, en tout premier lieu un mari épousé et accompagné si longtemps comme par devoir. Elle lui manquait beaucoup plus qu’il ne voulait le reconnaître, il ne pouvait plus s’épancher auprès d’elle. S’épancher était un terme inexact car s’il pouvait tout lui raconter c’était plutôt pour mettre de l’ordre dans sa tête, il n’attendait pas ses réponses. Elle ne se serait pas permis de le contredire, se contentant de hocher la tête ou dans les cas de désaccord profond, de le regarder de l’œil morne de celle qui n’en pensait pas moins. Jamais au grand jamais elle n’aurait laissé filtrer la moindre confidence à l’extérieur, cela ne se faisait pas, un point c’est tout !

    Antonin Barillet et Virginie Poiron avaient fait un mariage de raison, la dot de la mariée, près de trente hectares de bonnes terres, justifiant amplement leur union acceptée du bout des lèvres par leurs familles respectives. Le vieil homme n’enviait aucunement les jeunes d’aujourd’hui qui se marient soi-disant par amour et qui se séparent avec une facilité déconcertante, au moindre accroc, oubliant les promesses enflammées faites devant le maire ou le curé. Eux, ils étaient restés ensemble soixante-trois ans, jusqu’à ce que la mort les sépare. Cette formule toute faite ranima sa peine enfouie, non qu’il ait cru à la fidélité mais la famille était un refuge où l’on peut revenir même après une aventure.

    Aujourd’hui il aurait eu besoin de lui exprimer cette nouvelle douleur de savoir Julien dans ce cercueil au terme d’une trop brève existence. Il était surtout accablé par la violence de ce départ qui le visait indirectement. Son petit-fils avait dérobé un de ses pistolets pour se faire sauter la cervelle, du moins c’est ce qu’il voulait croire. Qui d’autre aurait pu venir se servir chez lui ? Cela avait failli lui valoir des ennuis avec les policiers l’accusant d’inconscience parce qu’il laissait ses nombreuses armes dans un placard vitré dont il était facile de récupérer la clé. Ce qui l’avait le plus énervé était leur allusion à son âge quand ils avaient contrôlé son permis de chasse. Et leur prétention de réclamer un permis de port d’arme, comme s’il en avait besoin quand il était sur ses terres. Quant à en connaître l’origine, ils pouvaient se brosser, ce n’est pas à son âge qu’ils allaient le mettre en cage et quand bien même ! Il avait toujours résisté de toutes ses forces aux exigences de l’administration et ce n’est pas aujourd’hui qu’il allait changer de comportement, que cela plaise ou non aux flics !

    Rien pourtant ne laissait prévoir un tel geste, certes ses relations avec son petit-fils ne débordaient pas de chaleur, comment aurait-il pu en être autrement ? Entre hommes il n’était pas question de s’épancher ! Cependant ils avaient été assez proches pour susciter parfois la jalousie de ses autres petits-enfants, d’autant qu’il n’avait pas rechigné à lui donner un coup de pouce quand cela avait été nécessaire.

    Le corps de Julien avait été rendu à la famille la veille, autre expression qui le faisait grogner, après une bien trop longue autopsie – comme si elle était nécessaire – et une enquête de la police qui n’en finissait pas. Quel besoin avaient ces fonctionnaires de fouiller partout et de remuer la merde ? Antonin en vint soudain à espérer qu’il ait été assassiné comme la médecin légiste avait semblé le croire un instant, privilégiant finalement un suicide. Les policiers avaient laissé entendre qu’ils poursuivraient leurs investigations aussi longtemps que nécessaire, preuve s’il en était qu’il subsistait des doutes dans leur esprit ; ils avaient évoqué les fameuses zones d’ombre, moyen inélégant qui ne le trompait pas, de cacher ce qu’ils savaient. À les entendre, ils espéraient que le procureur de la République ne classe pas trop vite le dossier ; son petit-fils était un dossier qui causait des soucis aux autorités et qu’on allait abandonner au plus vite sur une étagère poussiéreuse. À vrai dire c’est bien ce qu’il souhaitait, qu’on les oublie un peu.

    Soudain Antonin Barillet se remémora sa dernière conversation avec Julien, il n’en avait pas saisi toute la portée jusqu’à cet instant. Il avait évoqué ses ennuis professionnels, avec le recul il devait constater qu’il s’était efforcé d’en minimiser l’importance. Avait-il eu une prémonition de ce qui allait lui arriver ? Non, il commençait à dérailler, la vérité était beaucoup plus simple : Julien, accablé par la vie, avait décidé de son plein gré d’y mettre un terme, cela arrivait tous les jours. C’était tellement plus confortable de s’en persuader.

    Il était temps de délaisser cet endroit de malheur. Il se leva brusquement et sans dire un mot, ni jeter un regard au reste de sa famille, il quitta la pièce. Il marchait d’un pas décidé, la canne ne faisait pas partie des accessoires dont il avait besoin pour se déplacer.

    3

    Dossier à classer ?

    Le commandant Venturini, fidèle à ses habitudes, assis en équilibre précaire sur le

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