Moscou: Heureux qui comme… Armand Silvestre
Par Armand Silvestre
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À propos de ce livre électronique
Partager les émotions des premiers écrivains-voyageurs et retrouver les racines d’un monde intemporel.
Des églises du Kremlin aux bistrots borgnes imbibés de vodka, le poète symboliste et libertin Armand Silvestre s’avère un guide passionnant pour découvrir les secrets de la ville aux « sept fois soixante-dix clochers d’or ». Curieux de tout, ébranlé par le spectacle de la piété orthodoxe des moujiks, il passe volontiers des anecdotes les plus cocasses à de belles envolées lyriques.
Récit extrait de La Russie, impressions, portraits, paysages, 1892.
Plongez dans ce portrait poétique de la capitale russe au 19ème siècle
EXTRAIT
Il est quatre heures du matin et il fait aussi jour qu’à midi, sans que la nuit ait duré plus de trois heures. Les derniers tramways circulent et les premiers vont les croiser bientôt, sur leur double voie. Les rues n’ont pas cessé un seul instant d’être pleines de monde. On ne reconnaît pas ceux qui vont se coucher de ceux qui se lèvent. Tous sont également frais et souriants. Quelques buveurs zigzaguent aux bras les uns des autres, affectueusement enlacés et, quand l’un d’eux se heurte au détestable pavé de Moscou, c’est avec une sollicitude infinie que ses compagnons le relèvent, toute la grappe l’ayant quelquefois suivi dans sa chute.
A PROPOS DE LA COLLECTION
Heureux qui comme… est une collection phare pour les Editions Magellan, avec 10 000 exemplaires vendus chaque année. Publiée en partenariat avec le magazine Géo depuis 2004, elle compte aujourd’hui 92 titres disponibles, et pour bon nombre d’entre eux une deuxième, troisième ou quatrième édition.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Armand Silvestre (1837-1901) est un écrivain français. Dandy libertin et farceur, auteur reconnu de son vivant, il est surpris – et séduit – par le fanatisme religieux et les marques de piété qu’il constate dans la capitale russe en 1892.
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Avis sur Moscou
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Aperçu du livre
Moscou - Armand Silvestre
I
Ave Moscou
Dans le long paysage qui sépare Saint-Pétersbourg de Moscou, et qui, sans grand accident de terrain, sans rencontre de station vraiment pittoresque, fuit lentement en sens inverse de la marche désespérément modérée du train, rien ne prépare les yeux à l’éblouissement qui les attend, l’esprit à la surprise qui le guette.
C’est seulement quand, de plus loin et comme lassé, le mouvement de la machine s’alanguit comme un essoufflement d’agonie, que, les têtes se passant aux portières, un spectacle absolument féerique et inattendu met comme une angoisse d’admiration dans les poitrines. C’est, à l’horizon et comme à l’infini, un étincellement de dômes s’arrondissant et de tours s’allongeant, carrées avec des toits pointus peints en couleurs éclatantes. C’est comme un coup de vent qui a balayé toutes les brumes, comme un rideau qui se déchire et s’ouvre sur l’Orient.
Tout concourt à nous faire l’illusion plus intense. Durant la nuit du voyage, le ciel s’est éclairci à mesure que nous avancions, une durée d’ombre un peu plus longue permettant aux étoiles de percer l’azur assombri du ciel moins polaire ; en même temps, et par l’effet d’un rayonnement moins intense de la terre échauffée par le jour moins long, la température s’est comme alourdie et une tiédeur troublante flotte dans l’air.
Il est dix heures quand nous arrivons et le soleil frappe en plein sur la ville, allumant des étincelles à toutes ces flèches qui montent vers lui ; descendant, en cascades de lumière, sur ces toits aux arêtes vives, ayant des tons de verdure tendre, comme une patine de bronze très clair, caressant toutes ces pentes douces d’où émergent de véritables collines d’or.
Et les maisons déjà plus distinctes – non plus, l’une contre l’autre, serrées comme dans nos villes occidentales – semblent plutôt le troupeau de quelque pasteur d’Assur sous les feux d’une mystérieuse Aurore.
Et tandis que cet enchantement vous tressaille sous les paupières, c’est comme un bourdonnement d’abeilles lointaines qui vous berce, une rumeur de cuivre palpitant dans les échos, la voix innombrable des cloches s’exhalant de toutes ces chrétiennes mosquées.
Ce bruit de prières, bientôt rythmé par les prosternements des passants, aux coins de toutes les rues où s’élèvent des images saintes, ne nous quittera plus. C’est comme la respiration de Moscou ; l’âme des superstitions éperdues n’ayant plus que ce coin de l’Europe pour asile ; l’antique et idolâtre vision des premiers hommes inquiets d’infini et ne sachant mettre le symbole plus haut que la réalité. Et je ne sais quelle oppression vous prend de ce spectacle à la fois révoltant et sublime où nos scepticismes se fondent dans une forme nouvelle du doute, l’admiration s’y mêlant à la pitié.
Depuis que le grand fleuve humain roule par le monde, arrachant des parcelles à toutes les terres qu’il traverse, mêlant les races dans son cours, faisant notre sang de toutes les épaves moléculaires, abêtissant l’orgueil des souches primitives dans une continuelle promiscuité; depuis que les hasards du voyage et les rendez-vous mystérieux de l’amour ont confondu les familles humaines, sans en éteindre, hélas ! les rancunes séculaires, qui peut dire qu’il ne porte pas dans ses veines le stigmate fluide de quelque origine inconnue et que ses grands-mères n’ont pas failli dans le crime continu et charmant de l’humanité?
Pour qui recule devant cette irrespectueuse pensée, comment s’expliquera le phénomène, certain cependant, des parties mystérieusement retrouvées, des terres jamais vues et cependant reconnues, des sentiments qui vous viennent au cœur comme si quelque aïeule, depuis longtemps endormie dans une tombe dont on ignorait la place, vous ouvrait subitement les bras délivrés du suaire ?
Je ne me connais pas d’aïeux aux croisades. Si quelqu’un de mes ancêtres en a rapporté la gale, il a eu l’exquise attention de s’en guérir. Mon obscure lignée ascendante, de son nid pyrénéen, n’avait jamais rêvé de plus long voyage que celui de Toulouse la Romaine. Que me peut donc avoir de maternel cette terre d’Orient que j’ai failli baiser en fils respectueux, sentant ma tête s’incliner parmi toutes les têtes, et mes genoux ployer, et des prières me monter aux lèvres, dont je ne comprenais pas les mots ? Je vous jure cependant que cela fut ainsi, qu’un véritable attendrissement d’enfant prodigue me vint de cette cité éblouissante dressant en l’air, comme des mâtures, ses grandes croix d’or haubanées ! Et rien ne me sembla ridicule de ces mysticismes exubérants, et j’avais grand-peine à m’en défendre moi-même, comme si quelque souffle schismatique y fût venu sécher, à mon front, les dernières gouttes de mon catholique baptême.
Me voici maintenant par les rues, supportant sans blasphème les coupures d’un pavé vraiment abominable, contemplant avec des vénérations infinies de petites images souvent grotesques dans leur richesse, prêt à me courber sous la bénédiction des popes crasseux aux chevelures inquiétantes et vaguement zoologiques.
Et une fraternité immense m’envahit pour les esclaves d’hier qui sont demeurés des misérables en haillons, avec des gaîtés d’ilotes sur leurs maigres visages et des éclairs illuminés dans les yeux pleins de la caresse du ciel. Des signes de croix à rebours me viennent dans le bras, en fourmillement contagieux. Il me faut retenir d’acheter un petit cierge et de boire de l’eau sainte à la gamelle où trinquent les barbes hirsutes des moujiks ; une haleine d’encens et de malpropreté souffle aux carrefours où des pigeons sacrés s’abattent vers de sordides nourritures.
Ô Moscou la Sainte et la bien nommée, quel trouble tu as mis en moi !
Moscou a eu beau s’étendre, Moscou est demeurée tout entière dans l’enceinte, toujours fermée de murailles et de tours, du Kremlin. C’est bien toujours dans cet amoncellement de cathédrales somptueuses au centre d’une forteresse qu’est resté le cœur, à la fois farouche et mélancolique, de la grande cité. Il y est comme embaumé, dans l’indestructible légende, avec les dépouilles des empereurs qui ont précédé Pierre le Grand et qui dorment dans des tombeaux pareils, auprès de la tour d’Ivan le Terrible dont les cloches semblent sonner encore le réveil des antiques terreurs, à deux pas de cette place Rouge qui vit rouler tant de têtes et où, la nuit, le fantôme de Saint-Basile s’allonge en flèches d’ombre semblant traverser les cœurs.
C’est demain la Pentecôte russe, qui vient après la nôtre. On officie déjà dans la cathédrale de l’Assomption où sont sacrés les tsars. Imaginez l’intérieur sonore d’une pépite immense d’or. Les piliers eux-mêmes en sont couverts sur toute leur hauteur où de grandes images de saints dressent, sur ce fond, une ascendante théorie. L’iconostase est comme fouillée dans le métal dont les déchirures encadrent des Vierges dont les visages et les mains seuls sont peints, tandis que le vêtement est en relief, et qui regardent avec de grands yeux doux, très fendus en longueur, comme ceux des almées.
Dans le nuage d’encens que des diacres épaississent, à hauteur de leurs genoux en balançant nonchalamment leurs cassolettes, le sanctuaire aux portes d’or forgé s’ouvre, et le pope, sous sa dalmatique d’argent finement tissée, qui a des cassures d’armure, s’avance solennel, majestueusement indifférent, coiffé à l’orientale, léonin sous sa crinière retombant aux épaules. Tel est son flegme sacerdotal qu’il semble seul ne pas croire, parmi tous ces croyants, dont la foi épileptique s’évertue en pantomimes vraiment émouvantes à ses pieds.
Plus édifiant est le spectacle des fidèles en haillons et dont beaucoup sont venus de loin pour visiter les églises de Moscou la Sainte, à la veille du jour consacré aux saints apôtres. Nos yeux s’arrêtent, sur une petite vieille dont l’extraordinaire ferveur nous met des larmes aux yeux. Sur sa robe sordide, un sac de voyage poudreux, tout en longueur, de toile en lambeaux, se croise en x, pendant qu’une espèce