Contes à la comtesse
Par Ligaran, Armand Silvestre et Kauffmann
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Aperçu du livre
Contes à la comtesse - Ligaran
Préface
Le seul titre de cette nouvelle suite de récits est un garant de leur parfaite moralité. Je suis d’assez bonne éducation pour n’adresser à une femme du grand monde que des propos absolument distingués.
Ceux donc qui voudront lire, par-dessus l’épaule de celle-ci, les histoires que j’ai spécialement composées pour charmer ses aristocratiques loisirs, sont certains d’y retrouver l’austérité de pensées, la délicatesse de langage, les aperçus vertueux, les chastes soucis qui ont fait la fortune de mes Contes grassouillets, de mes Histoires belles et honnestes et signalent depuis longtemps mes ouvrages à l’attention des éducateurs de la jeunesse et aux récompenses de l’Académie.
ARMAND SILVESTRE
C’est si simple
I
Ceux qui ne conçoivent la vie que comme un drame hérissé de violences et la veulent pareille à ces sombres fantaisies eschyliennes où l’antique fatalité accumule les horreurs, sont bien coupables vraiment et méconnaissent le charme tranquille qu’elle comporte. Ils sont nombreux cependant et les gazettes ne sont pleines que des fureurs d’amants jaloux, de fils parricides, d’époux outragés et autres sanguinaires toqués, dont les vengeances imbéciles délassent agréablement les lectrices sensibles, au coin de leur feu. Eh bien, toutes ces abominations, chère madame, dont vous léchez vos jolies babines tout entendant vers l’âtre le bout frileux de votre pied charmant, ne sont que d’affreuses rocamboles et des choses contraires à la nature, si j’ose employer une expression compromise par les saligauds, mais qui n’en exprime pas moins parfaitement ma pensée. Non, morbleu ! les hommes ne furent pas institués, longtemps avant la garde nationale, pour s’entre-déchirer comme des fauves sous le fouet de passions sauvages, pour rugir des outrages, et mourir sous des couteaux. Cette fâcheuse habitude qui conduit devant les tribunaux un tas de misérables lesquels auraient pu occuper beaucoup mieux leur temps, est la suite d’une série de malentendus. Car, en vérité, je vous le dis, comtesse, les mobiles de toutes ces actions exécrables ne soutiennent pas une minute l’examen. Dans toutes ces colères soulevées, il n’y a pas, les trois quarts du temps, de quoi fouetter un chat. Si les gens le voulaient bien, l’existence ressemblerait infiniment plus à une idylle qu’à une tragédie et ce serait un avantage manifeste pour tout le monde, excepté pour les avocats. Mais ceux-ci ont la politique qui demeurerait le rendez-vous des gredins. Car tenez pour certain que la compagnie du berger Tircis et de son collègue Ménalque est infiniment plus enviable que celle des Atrides. Affaire de s’entendre, vous dis-je, mon amour, et de prendre une bonne fois le parti de bannir de ses mœurs l’élément farouche pour envisager les choses et les accomplir conformément à la forme salutairement bourgeoise du bon sens. Ne irascimini et nolite peccare, dit fort sagement l’Écriture, un vieux recueil dont je n’ai pas à faire l’éloge. Oui, certes, si nous le voulions, Célestine, l’âge d’or refleurirait entre personnes sensées qui, sans exclure de leurs jours un tas d’aimables badinages, se contenteraient d’en répudier les conséquences meurtrières et les corollaires criminels que la bêtise leur a donnés. Laissez-moi vous conter, à ce sujet, une histoire qui prouve combien tout est simple pour qui sait prendre sous leur bon aspect les plus critiques situations à l’ordinaire. Seulement, maintenant que votre petit pied est chaud, vous voudrez bien le poser de préférence sur mes genoux que sur ce coussin insensible que son poids léger n’effleure d’aucun frisson. C’est ça… Ah ! ma mie ! je n’ai plus envie de narrer maintenant. – Il y a temps pour tout ! me dit votre regard impitoyable. Soit, cruelle, narrons !
II
M. et Mme Bonnefoi n’étaient pas mariés depuis trois mois que leur ménage était déjà troublé de mauvaises humeurs et de criailleries. Bonnes gens, cependant tous deux : lui tout à fait bonasse, mais entêté et enclin à céder à ses amis par faiblesse ; elle pleine de bon sens, d’un esprit solide et bourrée de vertus domestiques. C’était misérable de voir tant d’éléments de bonheur gâchés par le destin, lequel n’est, vous le savez comme moi, qu’un pseudonyme de la sottise humaine. Monsieur avait eu les premiers torts, mais Madame abusait vraiment de l’apparente justice de sa cause pour l’accabler. Ce Bonnefoi aimait le jeu, non pas le gros jeu où l’on se ruine, mais le simple whist ou le domino à quatre, lequel n’est pas moins difficile à bien jouer. Il y avait dix ans qu’au café Minerve ses amis Lemiteux, Poussemol et Cascaret l’attendaient à neuf heures ; trois gaillards à qui une santé de fer permettait une régularité parfaite dans le vice. Quand arrivait l’heure de la fermeture, le patron réservait à ces clients de choix un petit local où se continuait la partie aussi longtemps qu’il leur plaisait. Lemiteux était veuf, Poussemol séparé de sa femme judiciairement et Cascaret célibataire. Si bien que l’Aube aux doigts d’argent surprit souvent les enragés sur un schelem ou sur un double-six culotte. Pendant les trente premiers jours de son hyménée, Bonnefoi fit faux bond à ses compagnons, qui firent des morts tout en bougonnant un peu. Au commencement du second mois, il s’en fut les rejoindre et resta, cette première fois-là, jusqu’à minuit. Il eut en rentrant une scène abominable à laquelle il répondit en déclarant qu’il n’était pas un petit garçon et n’aimait pas qu’on le menât par le bout du nez. Et il le prouva en restant le lendemain soir jusqu’à une heure, ce qui lui valut une scène plus abominable encore que la première. C’en était fait. La fatalité était déchaînée. Madame Bonnefoi n’hésitait pas à le traiter de débauché et de ruffian. Il répliquait par les épithètes flatteuses de mégère et de furie. Tous ces gros mots, toutes ces menaces, tous ces gestes ridiculement tragiques pour une partie de dix sous, des cartes graisseuses ou des dominos écornés ! Monsieur s’obstina et la situation s’aggrava. Madame Bonnefoi devenait intraitable. Au fait, je ne vous ai pas dit ce qu’aimait madame Bonnefoi. Bah ! vous le saurez tout à l’heure, si vous ne l’avez pas deviné déjà. C’était une nature généreuse à qui un mois d’éducation conjugale avait suffi pour apprécier les légitimes joies du ménage. Où en seraient venus ces époux infortunés ? Aux sévices, à l’assassinat peut-être !… Mais enfin, la lumière d’en haut, celle à qui je faisais appel en commençant ce récit, visita l’un d’eux. Une nuit, M. Bonnefoi rentra à une heure et demie, et sa femme ne lui dit rien. Il recommença le lendemain, insista le surlendemain et n’en reçut aucun reproche. Il crut qu’elle cédait et lui en fit compliment, ce qui était une fière maladresse. Elle répondit par un sourire énigmatique en lui disant : « Ne vous y fiez pas ! Une de ces nuits je me fâcherai tout de bon et je vous laisserai à la porte. » Cette hypothèse invraisemblable l’amusa beaucoup.
Vous savez, comtesse, que si vous continuez à me chatouiller délicieusement la rotule du bout de votre orteil rose, je plante mes personnages là. Bon, vous retirez tout à fait votre pied maintenant ! Donnez-moi l’autre ; c’est çà ! Vous êtes une bonne petite Louloute.
III
Cette tant précieuse lumière d’en haut que je souhaite à tous mes contemporains, soleil de mansuétude, arc-en-ciel de sagesse et de miséricorde, avait visité madame Bonnefoi sous les espèces d’un beau gars de vingt ans, clerc de notaire de son état, poète aux heures perdues pour son étude, ayant nom Michel et qui, un jour, à brûle-pourpoint, lui avait adressé une déclaration rimée, comme le Fortunio du Chandelier, mais d’un caractère beaucoup moins mélancolique. Ces choses se passèrent sur un nouveau chemin de Damas. – Tiens ! s’écria en dedans madame Bonnefoi, – car, pour être muettes, les conversations que nous tenons avec nous-mêmes n’en sont pas moins susceptibles de toutes les nuances – pourquoi ferais-je à mon mari des querelles qui m’égosillent personnellement ? Il n’a pas le monopole de ce qui me manque. Ou je me trompe fort, ou ce robuste drôle me payera grassement l’arriéré conjugal. Le déficit est considérable, mais avec du courage et de la bonne volonté, quelques virements et de nouveaux impôts, les gouvernements ont soldé en recettes de plus difficiles budgets ! Vite à l’apurement de nos comptes ! – Ainsi parla la sage madame Bonnefoi et ce fut pour Michel une réelle bonne fortune d’être tombé, pour ses débuts, sur une personne aussi parfaitement sensée. Il montra beaucoup de zèle dans ses fonctions de comptable intérimaire, et la vie devint charmante pour ces trois gens de bien. Bonnefoi rentrait aussi tard qu’il voulait, couvert des bénédictions de Lemiteux, de Poussemol et de Cascaret. Son épouse, dont son absence n’avait pas laissé la couche solitaire, ne lui témoignait ni impatience ni mauvaise humeur. Quant au vertueux Michel, il possédait une très enviable maîtresse qu’il ne quittait que fort avant dans la soirée, pouvant compter absolument sur la régularité des retours du mari. Jamais cocuage se présenta-t-il sous de meilleurs auspices ? – Mais mon cher, me dites-vous, quel alea dans ce bonheur fragile ! Qu’un jour, ou mieux une nuit, votre vertueux Michel s’attarde, par une raison ou par une autre, jusqu’à la rentrée du mari ! Quel pétard ! – Moins formidable que le vôtre, idole de mon cœur ! Je veux dire moins charmant et moins délectable ! Détournez de moi votre face, si vous le voulez bien ; quand on me fait de l’œil de cette façon-là, je m’embarbouille dans tout ce que je dis. Je vous assure que leur félicité était à l’abri de tout péril, et je vais vous le prouver.
IV
Eh bien, cette hypothèse, qui vous semble formidable, se réalisa ; cet évènement que vous voyez gros de périls eut lieu. Une nuit, la pendule s’arrêta, sournoisement, comme ont coutume de le faire ces sottes pièces d’horlogerie qui nous comptent les heures heureuses et ne raccourcissent pas les autres. Détestable invention de quelque misanthrope voulant mesurer son chemin vers la mort. Était-ce l’époque où les bons commerçants ont coutume de faire leur balance et d’arrêter leurs livres pour connaître la situation ? Toujours est-il que Michel s’était attardé dans ses écritures amoureuses au point de n’avoir plus aucun sentiment du temps écoulé. Cric ! crac ! C’est M. Bonnefoi qui rentre. Car il est trois heures du matin tout simplement, et jamais il n’avait poussé l’impudence aussi loin ; aussi se sent-il confusément penaud et monte-t-il doucement l’escalier dans l’espoir de ne pas réveiller sa femme. Si je vous disais que c’était lui, le gredin, qui avait préparé l’arrêt de la pendule ! – « Ton mari ! » Et Michel, qui avait la tête bourrée de romans, sauta sur son pantalon, en tira un coutelas javanais : – Je te défendrai jusqu’à la mort ! dit-il, en le brandissant, à madame Bonnefoi. – Voulez-vous vous tenir tranquille et rester tout bêtement dans votre lit, cher insensé, lui répondit celle-ci, sans la moindre émotion apparente, mais en allant donner un tour de clef à la porte. M. Bonnefoi essaya vainement d’entrer : – C’est moi ! ouvre ! fit-il à sa femme, très ennuyé au fond d’être obligé de l’arracher au sommeil. – Non, monsieur, vous n’entrerez pas, lui répondit madame Bonnefoi avec fermeté. – Par exemple ! – Je vous ai prévenu, n’est-ce pas ? Je vous ai dit qu’un jour je me fâcherais et vous laisserais à la porte. – Cependant… – Il n’y a pas de cependant ! C’est trop fort, à la fin. Allez coucher au diable, mais je ne vous ouvrirai pas ! Et son accent avait une telle vigueur de résolution, que M. Bonnefoi eut, un instant, l’idée d’enfoncer l’huis à coups d’épaule. Mais, lui aussi eut enfin son salutaire accès de bon sens. Faire un scandale ! Après tout, sa femme y avait mis de la patience, et il n’avait pas volé cet innocent châtiment. Et puis, à quelque chose malheur est bon. Il retournerait au café Minerve où Lemiteux, Poussemol et Cascaret se trouvaient encore probablement. On ferait un domino monstre jusqu’au jour. – Une fois, deux fois, trois fois, vous ne voulez pas m’ouvrir, madame ? – Non ! – Eh bien, bonsoir ! – Bonsoir ! Et il