Eros, Thanatos, Hypnos: Poèmes
Par Constantin Cavafy et Nedim Gürsel
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À propos de ce livre électronique
Constantin Cavafy, le grand poète d’Alexandrie de langue grecque (1863-1933), reste encore trop peu connu du public français malgré de nombreuses traductions et l’enthousiasme de Marguerite Yourcenar. Issu d’une famille aisée d’Alexandrie soudain ruinée, Cavafy, devenu humble fonctionnaire, fréquentera toujours l’élégante société mais également les quartiers interlopes où il vivra, en secret, d’homosexuelles amours. On évoque souvent la froideur de son style, son contrôle des émotions. Il laisse, en réalité, des poèmes érotiques parfois incandescents, parfois pleins d’un charme retenu. Mais comme toujours chez Cavafy, Eros, force de vie et de sensualité, est déjà condamné par Thanatos, la mort et son continuel cortège d’empêchements. Que sera le rôle d’Hypnos, le gardien de la nuit et troisième force symbolique en jeu dans cet étrange essai ? Une cinquantaine de poèmes présentés in extenso sont traduits et commentés par l’auteur.
À PROPOS DES AUTEURS
Nedim Gürsel est un écrivain turc, né à Gaziantep en 1951, installé à Paris. Il est l’auteur, en turc et en français, d’une quarantaine d’ouvrages traduits dans de nombreuses langues. Il a reçu le prix Méditerranée Étranger pour L’Ange rouge publié au Seuil en 2013.
Pierre Jacquemin a étudié le serbe et le grec moderne à l’Université de Bordeaux III, parcourant l’ex-Yougoslavie, la Grèce et l’Égypte sur les traces du grand poète alexandrin de langue grecque. Il est l’auteur chez Riveneuve de plusieurs recueils de nouvelles et de deux ouvrages sur Constantin Cavafy : De l’obscurité à la lumière ou l’art de l’évocation (2009) et la première édition de ce présent ouvrage (2011).
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Avis sur Eros, Thanatos, Hypnos
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Aperçu du livre
Eros, Thanatos, Hypnos - Constantin Cavafy
À Mireille et Pierre-Louis
Qui parlaient grec ou latin à table,
Je leur dois la découverte de Cavafy,
Il y a de nombreuses années, déjà.
Préface
Le vieux poète
et le trio de la volupté
« Laissant de côté les poèmes historiques d’inspiration érotique, trop voisins des poèmes personnels, et à étudier avec ceux-ci, j’en viens enfin à ces belles pièces mi-gnomiques, mi-lyriques, que j’appellerais volontiers les poèmes de réflexion passionnée » écrit Marguerite Yourcenar dans Sous bénéfice d’inventaire¹. Elle a certes le mérite d’avoir découvert la poésie énigmatique de Cavafy mais le tort de l’avoir traduite en prose, laissant justement de côté ce qu’elle appelle « les poèmes d’inspiration érotique », trop personnels à son goût. En fait elle en parle tout de même, à sa manière, tout en les condamnant non pas au nom de la morale mais au nom de la littérature : « Ceci dit, et d’un point de vue seulement littéraire, il reste néanmoins pour moi chez Cavafy quelques poèmes d’une fadeur (et donc d’une indécence) inacceptable ». Ainsi, la grande romancière occulte-t-elle en partie une dimension importante de l’œuvre du grand poète d’Alexandrie, à savoir l’érotisme. C’est ici que prend tout son sens le travail de Pierre Jacquemin qui traduit, avec grand soin, non seulement les poèmes exclus, voire condamnés par Yourcenar, mais les analyse de façon exhaustive et détaillée. Car comme le reconnaît par la suite Yourcenar, il s’agit là de la sensualité du poète qui constitue « la cheville ouvrière de son œuvre ».
Cet essai enrichi de nouvelles traductions faites à partir de l’original nous introduit de plain-pied dans l’univers érotique de Constantin Cavafy au travers des trois dieux de l’antiquité grecque, Eros, Thanatos et Hypnos qui forment un trio infernal pour évoquer l’amour homosexuel de manière quelque peu pudique mais avec tout son cortège de voluptés, d’interdits et de débauches. L’auteur dévoile chez le poète d’Alexandrie, ville cosmopolite par excellence vouée à la luxure, un érotisme discret qui flambe parfois et surprend le lecteur par sa « sensualité farouche ». Nous sommes certes face à une poésie « sèche » et « distante » pour reprendre les termes de Jacquemin mais ô combien suggestive. Les références à l’époque hellénistique sont en vérité un prétexte pour détourner nos regards de « l’inavouable », qui est le fondement même de la poésie de Cavafy. Il ne s’agit pas, loin de là, d’une tendance à la confession selon le rite orthodoxe, mais bien du désir rendu discret par le truchement du style même du poète : sec et presque sans aucune métaphore. Quelques adjectifs anodins suffisent à évoquer le désir, homosexuel de surcroît, condamné par les valeurs bourgeoises de l’époque mais vécu pleinement, souvent en cachette, par les petites frappes du port d’Alexandrie et le vieil homme solitaire.
« On ne sort pas indemne de la découverte d’un texte du vieux poète » écrit Pierre Jacquemin. En effet, les mots de Cavafy vacillant entre le grec parlé et la langue savante évoquent à la fois un souvenir lié à un état d’âme, le plus souvent mélancolique et un silence dû au refoulement du désir homosexuel. Celui-ci est parfois irréversible comme les mots qui l’évoquent. Quant à la traduction, elle diffère à plusieurs égards de celles de Yourcenar, de Grammont et de Volkovitch. On dirait qu’elle est plus fidèle et beaucoup moins embellie. Le ton si propre au poète, le vers qui ne se laisse jamais emporter par le sentiment ni la passion sont bien rendus dans la langue de Descartes qui supporte mal les envolées lyriques. Pierre Jacquemin rend l’érotisme de Cavafy dans toute sa nudité.
Cavafy, « poète inclassable » pour reprendre les termes de l’auteur, a fasciné l’imaginaire de plus d’une génération, y compris dans mon pays, la Turquie. Je me souviens encore de ma première rencontre avec la poésie de Cavafy au début des années 1980 grâce à la traduction de Cevat Capan qui m’avait dédicacé ainsi les Quarante poèmes : « À Nedim Gürsel : la ville te suivra ». Curieusement c’est à Paris, au réveil d’un songe, à la lumière de ma lampe qui s’abattait sur les feuilles blanches, ou ailleurs, pendant mes interminables voyages à travers le monde, que j’ai retrouvé Istanbul dont je n’ai cessé de parler dans mes livres. Il ne s’agissait pas d’un lancinant souvenir qui planait, ni d’un remords planté comme un fer rouge dans mon cœur, mais d’une ville réelle où j’avais « détruit ma vie » comme dit Cavafy :
« De nouveaux lieux
Tu n’en trouveras point
Ni d’autres mers
La ville te suivra »
Et la ville me suivit. Combien de fois ai-je cité ces vers pour exprimer mon attachement névrotique à Istanbul, ma ville bien-aimée dont était originaire le poète d’Alexandrie par sa famille maternelle et où il a vécu trois ans. Et c’est là qu’il écrivit ses premiers poèmes érotiques et connut, dans sa dix-neuvième année, les plaisirs charnels. Pour cette raison, je le considère comme un Stambouliote échoué sur la rive de Mare Nostrum à Alexandrie, où il a vécu en solitaire et « ruiné sa vie ». Et lorsque je suis allé lui rendre visite et que j’ai vu le petit appartement qu’il avait occupé, désormais un musée (le nom de la rue a changé, « Lepsius » est devenu « Charm el-Cheikh », puis « Cavafy » mais le vieux bâtiment est toujours là, face à deux eucalyptus trapus), je n’ai pas pu m’empêcher de l’imaginer en train de rentrer seul ou flanqué d’un marin dragué à l’arsenal comme je l’ai longuement écrit dans mon livre Les écrivains et leurs villes².
Pierre Jacquemin procède à une analyse très méticuleuse des poèmes de Cavafy que l’on pourrait qualifier à juste titre d’ « érotiques » mais aussi de « mélancoliques ». Car souvent, c’est un homme vieilli, usé par la débauche et la solitude qui évoque le passé avec amertume et parfois avec nostalgie. En citant ces vers dits « érotiques », l’auteur met l’accent sur l’interdit, l’inavouable désir homosexuel à peine suggéré par le poète mais pleinement ressenti par le lecteur. Il nous donne en fait quelques détails sulfureux liés au « plaisir charnel » qui est l’un des thèmes récurrents dans l’œuvre du grand poète d’Alexandrie.
L’analyse de la dimension érotique de la poésie de Cavafy par Jacquemin est pertinente, notamment quand il souligne l’absence du corps et son évocation par la couleur. Dans ce livre, le lecteur découvrira l’un des aspects les plus émouvants de l’œuvre de Cavafy dans son rapport à la sexualité. « Constantin Cavafy est un poète de l’Amour et de l’érotisme » écrit l’auteur en mettant sur scène les trois figures inséparables du désir : Eros, Thanatos et Hypnos. Cette dernière dénote en quelque sorte le dialogue imaginaire avec les gisants à travers leurs épitaphes. Je dirai que le livre de Pierre Jacquemin traite d’un sujet universel en étudiant le cas particulier d’un grand poète et son univers où « tout n’est pas qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » comme dirait un autre grand poète.
Nedim GÜRSEL,
Paris, mars 2020
1. Marguerite Yourcenar, Folio-essais, p. 233
2. Nedim Gürsel, éd.du Seuil, 2014
Un de leurs dieux
À l’heure où s’avance la nuit,
Tandis que l’un d’entre eux traversait l’agora de Séleucie,
Tel un tout jeune homme, grand et d’une absolue beauté,
Avec cette joie d’éternité dans les yeux,
Ses cheveux noirs tout parfumés,
Les passants l’observaient.
Ils s’interrogeaient l’un l’autre afin de savoir
Qui le connaissait, si c’était un Grec de Syrie ou bien un étranger.
Mais certains, par une attention bien plus soutenue,
Comprenaient alors et se rangeaient devant lui.
Et tandis que, sous les portiques, parmi les
Ombres et les lumières du soir, il se dérobait à la vue,
Et marchait vers ce quartier qui, seulement la nuit,
S’anime, dans les orgies et dans les débauches,
Et dans toutes les formes d’ivresse et de luxure,
Ceux-là mêmes se laissaient à rêver et se demandaient
Qui,
Et pour quelles louches jouissances,
Ayant quitté les vénérables demeures célestes,
Descendait ainsi les rues de Séleucie…
Avant-propos
Une poésie isolée, inclassable.
Un rapport étrange lie le poète à sa création
Certains auteurs ne pourront jamais sortir complètement de l’ombre, de grands auteurs pourtant, parfois même très célèbres, très souvent traduits dans d’autres langues pour d’autres cultures, très lus, très étudiés, très commentés. Pourtant, il se peut que cette ombre les protège encore bien longtemps après leur mort, les protège d’une trop grande popularité qu’ils n’auraient peut-être pas souhaitée. Constantin Cavafy fait partie de ce groupe-là. En effet, l’une des plus grandes figures de la littérature grecque du début du vingtième siècle, ce poète né en Égypte, ce poète d’Alexandrie, demeure toujours bien trop peu connu du grand public. Difficilement, il peut arriver que son œuvre forte puisse quitter enfin la conservation possessive des grandes universités qui se la sont appropriée pour le privilège volontaire de certains étudiants interpellés par la puissance jaillissante de son écriture inattendue. Comment cet écrivain que Laurence Durrell surnommait « le vieux poète de la ville » et que l’on découvre fréquentant les cafés de la vaporeuse Alexandrie, au tournant de certaines pages du sublime roman Justine¹, comment aurait-il pu être apprécié, voire célébré alors qu’il ne chercha jamais à l’être ? Le grand poète entretenait un rapport à sa littérature plutôt original. On peut le dire, Cavafy gardait jalousement ses poèmes. Il les remaniait, même après les rares divulgations de certaines pièces qu’il réservait exclusivement à de distingués connaisseurs. Ceux-ci recevaient alors une ou deux feuilles détachées, imprimées. Feuilles tombées d’un arbre dont l’espèce était inconnue dans la littérature de l’époque, et qui, finement découpées, présentaient de bien déconcertantes couleurs ! Il est vrai qu’il autorisa aussi à l’occasion de très rares publications de minces feuillets ne comprenant que quelques pages. En effet, le résultat fut peu favorable. E. M. Forster, l’auteur de la Route des Indes, laissa cette étrange remarque très imagée et pertinente : « Un tel écrivain ne pourra jamais être populaire. Il vole à la fois trop lentement et trop haut². » N’oublions pas l’accueil glacial, parfois accompagné de railleries que lui réservèrent ses contemporains, même si cette attitude plutôt hostile devait finir par évoluer alors qu’il atteignait le crépuscule de sa vie. Crépuscule baigné d’une lumière soudaine où il aura pu alors apprécier une apparente reconnaissance tardive mais sincère et qui fut parfois même, disons-le, un véritable plébiscite. Ce lien curieux qu’il entretenait avec sa littérature et auquel nous apporterons sans doute un éclaircissement, cette attirance pour l’obscurité et la discrétion, l’originalité de ce que furent son œuvre et sa vie, originalité et, parallèlement, l’extrême platitude de son quotidien, vont bien entendu entretenir un intérêt particulier à son égard, fascinant toujours le lecteur curieux.
La vie et l’œuvre de Constantin Cavafy sont marquées par l’expression d’une dualité inattendue
Que fut sa vie ? Sa vie de tous les jours. Il est bien vrai que l’on ne possède que très peu d’informations sur ce sujet : « La biographie de Constantin Cavafy tient en quelques lignes. », nous dit Marguerite Yourcenar³. En même temps, cet homme peu banal troublait l’esprit de ceux qui le rencontrèrent ou le côtoyaient. Ils furent un certain nombre, au contraire de ce