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La Mue du serpent: Littérature géorgienne
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La Mue du serpent: Littérature géorgienne
Livre électronique403 pages5 heures

La Mue du serpent: Littérature géorgienne

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À propos de ce livre électronique

« La Géorgie est emplie de forces mythiques, d’un esprit chevaleresque et d’une aspiration à la modernité. Je viens d’apprendre tout cela du livre de ce jeune écrivain. Les ornements de feu des anciennes légendes et épopées sont tressés dans la trame romanesque. [...] Depuis le jour où je l’ai lu, mon imagination est excitée par l’aube vermeille de Tbilissi, par ce monde des caravanes et des bazars. Ce livre, qui n’appartient à aucune catégorie de la littérature, illustre que dans notre monde moderne, où triomphent le rationalisme et le scientisme, le mythe est toujours vivant. »
(Stefan Zweig)

La Mue du serpent a paru pour la première fois en Géorgie, en 1925-1926, en revue puis en volume. Remarqué par un Stefan Zweig émerveillé, le roman paraît en traduction allemande en 1928, avec une préface du célèbre auteur autrichien.
Lors de la Première Guerre mondiale, Archibald Mekeche, peintre et intellectuel détaché de ses racines, se retrouve en Iran comme correspondant de guerre. Dans l’Orient mystérieux des bazars flamboyants et des caravanes qui traversent éternellement les déserts de la Mésopotamie, il va découvrir ses racines géorgiennes. Aux côtés de Vamekh, Géorgien fier et intrépide, et de la belle Olga dont le destin tragique résonne comme celui de la Russie elle-même, Archibald part en quête de son identité.
L’Orient s’offre à l’imagination de l’écrivain comme un univers opposé à tous les systèmes politiques et économiques occidentaux, à l’individualisme, à la désagrégation de l’homme européen. Il s’agit de deux visions différentes du monde.
André Malraux, dans La Tentation de l’Occident, en parle ainsi: « L’une veut apporter le monde à l’homme, l’autre propose l’homme en offrande du monde. » Parfaite illustration de la pensée de Robakidzé, son contemporain.
LangueFrançais
Date de sortie18 déc. 2020
ISBN9782846793544
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    Aperçu du livre

    La Mue du serpent - Grigol Robakidzé

    cover.jpg

    Grigol Robakidzé

    LA MUE DU SERPENT

    ROMAN

    Préface de Stefan Zweig

    Traduit du géorgien par Maïa Varsimashvili-Raphael

    et Isabelle Ribadeau Dumas

    Notes et postface de Maïa Varsimashvili-Raphael

    GINKGOéditeur

    Lettres d'ailleurs

    Collection dirigée par Xavier Mottez

    © Maïa Varsimashvili-Raphael et Isabelle Ribadeau Dumas, 2020

    © Ginkgo Éditeur, 2020

    Préface

    Notre monde européen, comme de façon plus générale le monde civilisé, succombe irrésistiblement à l’uniformisation et au nivellement. Les mœurs et les costumes, les coutumes populaires et les danses nationales disparaissent peu à peu ou sont maintenues artificiellement, en quelque sorte comme objets de musée et curiosités historiques : l’Europe devient une nation et une rue des temps modernes nous révèle à peine sous quelle latitude elle se trouve, tant s’uniformisent les formes concrètes (et secrètement avec elles les formes spirituelles) des caractères des peuples autrefois si expressifs et personnels.

    À ce caractère extérieur et monotone du monde s’oppose la volonté de l’esprit, tournée avec curiosité vers le changement et la diversité ; et plus la civilisation de l’unité se répand, plus cette volonté s’envole. La proximité ne satisfait plus, le côté exotique séduit et nous voyons apparaître une littérature qui recèle de la matière et des personnages venus de zones étrangères, tropicales et antarctiques. Mais il est vrai, le coup d’œil jeté sur ces mondes l’est généralement depuis la fenêtre d’un train express, du quai du port d’où l’on part pour un tour du monde : seul est éclairé ce qui est coloré, la face extérieure de ces sphères ; on trouve rarement dans de tels reportages la véritable essence des odeurs traditionnelles des peuples étrangers et, de façon encore plus grave, le souffle de leur âme. Un ancrage plus profond est nécessaire pour sentir un lien de sang, un sentiment premier et l’enthousiasme sans limite de l’amour du pays natal. Seul le poète local, porteur de l’âme de son peuple, est capable de rendre dans l’écriture son véritable exotisme.

    Grâce à la curiosité toujours plus intense des nations les unes pour les autres, beaucoup d’éléments nous ont été livrés récemment (la guerre y a contribué plus qu’elle ne l’a empêché) : des Esquimaux, des Japonais, des Chinois parlent de leur civilisation ; avec Tagore et Gandhi s’ouvre pour nous une Inde très présente et très vivante. Et voilà que se révèle une nouvelle nation, je crois pour la première fois, grâce à ce roman du géorgien Grigol Robakidzé. Une nation très ancienne qu’Alexandre avait déjà rencontrée pendant ses campagnes, dans laquelle se mélangent de nombreux peuples de façon féconde : soumise sans interruption aux influences russe, turque et perse, implantée dans l’un des plus beaux paysages de notre terre, rendue célèbre par des chants et des légendes et cependant honteusement méconnue des Européens. Sa richesse en force mythique, en esprit héroïque et en même temps associée à l’esprit contemporain, je l’ai découverte véritablement seulement dans ce livre d’un jeune auteur qui, en écrivant, nous a rendu un service insigne ainsi qu’à son pays natal. Grâce à sa création apparaît à notre curiosité une zone toute nouvelle et incroyablement attirante ; un pays, un peuple de la terre n’est véritablement présent que dès qu’il sait se raconter et se peindre.

    Dans ce livre, semblable à ceux dans lesquels se révèle une littérature nouvelle, gronde le chaos du commencement. Des ballades très anciennes, des légendes disparues tissent de façon ornementale des raies de feu dans le tapis de l’existence ; cela nous rappelle parfois l’exubérance des chansons de geste des héros perses et le romantisme débridé des orientaux. Puis passe un éclair aveuglant, l’esprit de notre temps ; on voit foncer les automobiles des soviétiques dans la rue Alexandre, des poèmes de Baudelaire sont cités — monde ancien et monde nouveau, sphère magique et réelle se mélangent d’une façon tout à fait inhabituelle que seul peut justifier le côté poétique, parfois même extrêmement poétique de cet art épique. Quelle fougue dans ces descriptions : on voudrait découper plus d’une page pour les mettre en strophes comme les poèmes qu’elles sont véritablement, entendre un conteur nous lire plus d’un chapitre comme cela arrive encore — même si c’est rare — dans les bazars de l’Orient par trop civilisé. Chaque page recèle des passages brûlants de ballade d’une beauté très étrange et bien que le sentiment ne puisse véritablement distinguer à qui il doit ce parfum exotique et entêtant de rose et de haschisch — au poète Robakidzé ou à la Géorgie — il se laisse séduire par la nouveauté. Ce livre a élargi pour moi l’image du monde, éclairé avec bonheur l’horizon de l’exotisme et rendu sensible une poésie épique qui nous est étrangère : Hamadan{1} et Tiflis, monde des caravanes et des bazars séduisent davantage l’imagination, dans une lumière orientale de lever de soleil, depuis que j’ai lu ce livre inhabituel et inclassable qui témoigne victorieusement de la force créatrice du mythe au milieu de notre monde matérialiste toujours plus savant et plus tourné vers la science.

    STEFAN ZWEIG

    (Préface à la traduction en langue allemande : Grigol Robakidse, Das Schlangenhemd, Eugen Diederichs Verlag, Jena, 1928. Traduit de l’allemand (Autriche) par Chantal David.)

    À Goethe, dont je ressentis Le Roi des aulnes avant de le lire, encore enfant, à l’âge de sept ans.

    Ce roman est le témoignage de mon admiration pour le Maître.

    Chapitre I. Ecbatane

    Mon frère qui n’existe plus,

    je l’ai aimé plus que le soleil,

    plus que mon épée

    car il est un autre moi-même.

    Mots gravés sur une pierre couleur de lézard, vue à Hamadan

    La colline Moçalla s’élève au sud-ouest de la ville. Au sud de la colline se dresse un grand lion de calcaire, moucheté de soleil. Du calcaire émane l’ardeur. Les grains de soleil somnolent dans le sable.

    La statue de pierre est le bouclier de la ville.

    De temps en temps, le rugissement d’un lion tombe des falaises nues de la Perse, où le soleil lascif assouvit ses désirs. Ce cri de fureur s’engouffre loin dans les ravins silencieux et vient troubler le calme iranien. Inébranlable et orgueilleux, il est d’une étrange majesté.

    Le lion rupestre est l’épée d’Hamadan.

    Au grand soleil de midi, quand les choses perdent leur ombre, un homme en peine — stérile ou atteint de la syphilis — s’approche de la statue. Devant la pierre brûlante, il dénude son phallus et implore du lion roux la fertilité. Puis, il effleure de son membre la pierre baignée de soleil et attend que le fauve terrible lui accorde la guérison. Les prières se déversent par poignées sur le sable brûlant. Personne ne comprend leur langue.

    La colline Moçalla est un lieu de prière. Elle domine une vaste plaine, de quinze milles de long sur neuf milles de large, composée d’une suite interminable de vergers et de champs. De-ci de-là, des peupliers solitaires s’élancent. Le nerouend, espèce d’orme, avec ses formes fantasmagoriques, surgit au milieu des champs. Parfois, des rangs de plantation apparaissent. La plaine d’Hamadan, comme tombée en cascade de l’escarpement du mont Elwend, s’élève progressivement en formant des collines sur lesquelles la ville est édifiée. La plus haute éminence, Moçalla, abrite la forteresse construite par le légendaire Déiocès, si l’on en croit le « père de l’histoire ». Selon Hérodote, la forteresse était entourée de sept enceintes de murailles formant des cercles concentriques, chacune surpassant la précédente. Les créneaux de la première enceinte étaient peints en blanc, ceux de la deuxième, en noir, de la troisième en pourpre, de la quatrième en bleue, de la cinquième en rouge. Les créneaux des sixième et septième murailles étaient plaqués d’or et d’argent. Au cœur de la septième muraille, le palais du roi se dressait, bâti de cèdre et de cyprès, chargé d’or et d’argent, à la toiture en tuiles d’argent. Hérodote le décrit et l’admire.{2} Aujourd’hui, il n’en reste qu’un point sur la carte — une plate-forme dont l’avant est constitué de pierres de taille blanches et l’arrière de pierres ordinaires liées par du mortier. Ces décombres que les Persans appellent Takht-Ardechyr, sont le vestige du siège du premier Sassanide, Ardéchir Ier.

    Hamadan, l’ancienne Ecbatane.

    La ville s’étend sur le versant nord du mont Elwend.

    L’Elwend : l’Orontes des géographes anciens. Une masse de granit dont le pic évoque une demi-lune.

    À sept milles de la ville, se trouvent des rochers d’où une rivière jaillit. Quarante pieds au-dessus de la rive, entaillées dans le porphyre, deux tablettes couvertes d’inscriptions se laissent apercevoir. C’est Ganjnameh. Au-dessus des tablettes, plusieurs sources sourdent des roches. Elwend est veiné d’eaux limpides.

    Les Perses sont persuadés que les rochers d’Elwend cachent la pierre de la sagesse. Ils croient aussi qu’une plante étrange, qui guérit de tous les maux, pousse sur les flancs du mont. Ce n’est pas tout : Elwend cache une autre plante magique, capable de changer en or les vils métaux. Mais les Perses ne pensent pas que Ganjnameh qui, depuis deux mille cinq cents ans, contemple les environs d’Hamadan, en leur parlant à la muette, avec ses mots gravés, est lui-même un prodige fabuleux.

    La première inscription dit :

    « Le Grand Dieu est Ahura Mazda, qui a créé cette terre, qui a créé ce ciel, qui a créé l’homme, qui a créé le bonheur pour l’homme, qui a fait Darius roi, roi unique de beaucoup, législateur unique de beaucoup.

    Moi, Darius, je suis le Grand Roi, le Roi des rois, le Roi des peuples, le Roi sur cette terre, je suis le fils d’Hystaspès, l’Achéménide. »

    Ainsi parle Darius. Ses mots sont comme des épées. Leur pathos avait de la vigueur. Le Grand Roi soumit à son pouvoir ses nombreux voisins : la Perse, la Syrie, la Mésopotamie, la Phénicie, la Palestine, la Bactriane, le Khorezme... un vaste territoire s’étendant de la Méditerranée à la Chine.

    Le fils d’Hystaspès, de la lignée des Achéménides, est le blason d’Hamadan.

    Hamadan — l’ancienne Ecbatane, la résidence d’été et le trésor de la dynastie des Achéménides.

    Achéménide — la sonorité du mot évoque à lui seul le fer de Damas !

    C’est ici, d’Ecbatane, que Cyrus brandit son décret{3}, comme un glaive.

    Elwend... À proximité des inscriptions se trouvait l’autel du feu. Aujourd’hui il n’en reste qu’un amas de ruines. Peut-être a-t-il été détruit car la ville entière est elle-même un autel du soleil. Le fils d’Hystaspès, l’Achéménide, est le blason solaire d’Hamadan.

    * * *

    Pour entrer dans la ville, il faut franchir des murs d’argile effondrés. La mosquée Mesged-Djemaah, cruellement marquée par le temps, s’offre aux yeux. Devant elle se trouve le Meïdan, une place où s’étale le marché. Chaque matin, avant le lever du soleil, les ouvriers agricoles, bêche en main, s’y rassemblent. Ils sont répartis puis envoyés travailler dans les champs.

    Près de la mosquée, une cour emplie de tombes. Dans cette cour s’élève le mausolée d’Esther et Mardochée, un édifice construit en brique, couronné d’une coupole de forme elliptique et composé de deux pièces. Son architecture n’est certainement pas antérieure à l’invasion des Sarrasins. On y pénètre par une porte de pierre percée d’un trou. Pour ouvrir la porte, il faut glisser la main dans ce trou. La première moitié du mausolée est un véritable dépôt de symboles mortuaires, parmi lesquels figurent des civières en bois. La deuxième pièce est le lieu du repos éternel. Elle enferme deux sépulcres, recouverts de coffrets de bois brun-rouge, ressemblant aux sarcophages et ornés d’inscriptions hébraïques sculptées. C’est ici que reposent Esther et Mardochée. Sur les murs, des passages du Talmud, certains en hébreu, d’autres en arabe, sont éclairés par de petites ouvertures pratiquées dans le dôme. Les caractères sont en stuc. {4} Les Juifs et même les Musulmans viennent y prier. Ils tapissent les murs de petits papiers. « Moi, qui m’appelle... fils de… originaire de la ville... j’ai fait le pèlerinage jusqu’à ce lieu saint et j’y ai prié. » Esther et Mardochée — des Juifs en plein royaume mède ! Sur le toit de l’édifice, une cigogne a fait son nid. Est-ce l’ironie de l’histoire séculaire d’Ecbatane ou l’humour du mausolée juif ? La cigogne n’en sait rien et ne s’en soucie pas. Perchée sur le dôme, elle se dresse sur une patte, et porte son regard sur l’horizon, comme si elle voulait disputer de grâce orgueilleuse avec l’épervier, campé majestueusement sur un poing noble.

    Hamadan ne manque pas de vestiges : vieux minarets, restes de l’ancien bazar, pierres tombales, tours en ruine, inscriptions coufiques à tous les coins de rue, pierres cylindriques de Persépolis gravées de figures humaines ou d’inscriptions, monnaies antiques datant des Achéménides, des Sassanides et autres. L’araire de l’histoire a fendu maintes fois la poitrine d’Ecbatane. Quand on y pense, ces vestiges semblent peu nombreux. Mais, curieusement, cette rareté des vestiges ou leur absence ne font que mettre en évidence l’ancienneté de la ville.

    Il existe des lieux impersonnels. Comme s’ils venaient d’ouvrir les yeux et n’avaient pas encore forgé leur propre caractère. Mais il en existe bien d’autres, à la forte personnalité, auxquels l’histoire a laissé son parfum imprégné dans le sol. Hamadan a du caractère jusque dans le moindre caillou. Ici, l’œil peut distinguer les ombres du passé. Mais il faut un œil expérimenté pour ne pas les faire fuir. Chaque motte de terre exhale un parfum lointain. On ne peut que humer ce passé. Il est impossible de le saisir autrement. Seul le parfum peut faire revivre ce qui n’existe plus... Du premier coup d’œil vous ne voyez que ces rues étroites et ces maisons d’argile. Mais cette argile, ne témoigne-t-elle pas d’égards envers le temps ? Elle obéit au temps, elle se détruit.

    Et cette étroitesse... Ne traduit-elle pas la peur de l’espace ? Les bâtiments se rapprochent... Tout est presque monochrome : du gris à la couleur de la braise, selon l’humeur du soleil. Chaque élément est petit, docile, peut-être réconcilié avec son destin. Seules les mosquées s’élancent vers le ciel, comme les femmes, montées sur des échasses, qui tournent leurs visages pailletés de soleil vers la pleine lune, pour lui demander la fertilité. « La ilah illa Allah... » — les mots, comme nés d’eux-mêmes, flottent dans l’air...

    Rues étroites, sinueuses, zigzaguées. On peut sauter d’un côté à l’autre, d’une maison à l’autre. La foule bouge, s’agite comme une fourmilière. Partout des hommes coiffés de calottes comme des citrouilles, sur leurs têtes rasées ou à moitié rasées, même en pleine chaleur.. Leurs visages ressemblent à des masques derrière lesquels se cache un regard lointain, insaisissable, signe d’une race ancienne. Il faut un certain temps et une grande patience pour voir se rapprocher le regard d’un Perse. Çà et là, on se heurte à des profils sémites — ce sont des Juifs. Eux aussi, ils ont un regard venu de loin, mais le sourire léger de leurs yeux humides semble voiler ce lointain. Le regard d’un Juif a quelque chose de mystérieux. Dans ses yeux il y a de l’ironie et sur ses lèvres, de la tristesse. Comme si ses yeux te disaient : « Je connais le mystère, et toi, tu ne le connais pas. » Comme si ses lèvres te chuchotaient : « Que Dieu t’évite mon sort. » Il se retourne. En le suivant des yeux, on remarque des oreilles jaune pâle, fripées. Ce trait est plus frappant là où les Juifs sont peu nombreux, comme à Hamadan.

    Parmi les habitants, on reconnaît les Arméniens. Leur front fuyant traduit une extrême ténacité. Leurs mouvements lourds révèlent un caractère ferme. Ils ressemblent à des arbres noueux, de guingois, mais solidement plantés et forts.

    Tout est couvert de poussière et de fange. Croyez-vous que les Perses s’y plaisent ? Non. Peut-être savent-ils que toute chose deviendra poussière et accordent-ils leur estime à cette dernière forme d’existence. La fange sera emportée par l’eau et disparaîtra sans laisser de trace. Celui dont la mère nourricière est une terre assoiffée connaît le mystère de l’eau. Il vénère l’eau toute-puissante. La fange dévalant des montagnes et emportée par l’eau sur une distance de dix archines n’est déjà plus de la fange : elle a été purifiée. C’est ce que pense le Perse. Hamadan est traversée par la rivière limpide des montagnes. Celle-ci emporte toute l’impureté de la ville. Hamadan ne craint pas cette impureté.

    À tous les coins de rue, des cafés bondés. Au bout de doigts effilés, des chapelets aux perles d’ambre ou de jais. Partout, une odeur de haschich. Un homme fume et tend le tuyau de son narguilé à un autre, le deuxième fume et tend le tuyau à un troisième, le troisième à un quatrième, le quatrième à un cinquième, le cinquième à un sixième, le sixième à un septième, et ainsi de suite jusqu’à ce que le tuyau revienne au premier ; les fumeurs forment un cercle magique. Rêvant les yeux ouverts, ils s’initient au mystère oriental de la coexistence ou de l’union. Différence et dégoût disparaissent. Le même embout passe de bouche en bouche. Un homme se fond dans un autre, puis, à travers les autres, revient à lui-même. C’est là la force magique de s’ouvrir ou de trouver la délivrance dans le groupe.. Elle donne libre cours à une imagination bigarrée. L’un commence le récit d’une aventure héroïque : « Un jour, Roustan partit voir Sohrab... »{5} Un autre poursuit. Un troisième, récitant un poème, évoque le souvenir de Saadi{6} ; un quatrième fait fleurir les roses de Chiraz ; un cinquième fait voler le rossignol d’Ispahan... Et ainsi de suite jusqu’à ce que la parole parvienne à maîtriser l’ivresse, même si la bête invisible de l’ivresse commence à montrer ses griffes et à gronder.

    À l’écart d’un groupe, apparaît un homme en haillons. Bouche bée, cheveux fous, bave aux lèvres, yeux fébriles, tête branlante, couvert de poussière. C’est un derviche. Il regarde tout le monde mais ne voit personne. Il semble écouter un être invisible et attendre de lui un signe. Le groupe se tait. Le silence pèse. Tout à coup, le derviche s’exalte et, se met à hurler d’une voix stridente. Le cri de cet homme terrifiant couvre tout, avant de voler en éclats dans une danse effrénée. Puis, l’espace occupé par une hallucination colorée retentit de mots étranges. Personne ne peut les comprendre. Tout s’entremêle et se transforme en un fantasme diurne.

    Un âne blanc, lourdement chargé, surgit. Il est grand, de la taille d’un cheval. Il appartient à la fameuse race d’Hamadan. Un jeune garçon le suit en criant : « Panir ! Panir ! »{7}

    L’hallucination colorée se dissipe. Le grand âne blanc passe avec une gravité stoïque. La griserie retombe. Une diseuse de bonne aventure hèle les passants.

    Tavernes. Échoppes pareilles à des coffres.

    Raisins secs, olives, noisettes, noix, riz, pistaches crues et pistaches grillées...

    Étoffes innombrables : taffetas, mousselines et crêpes de soie, cachemires...

    Verres, bols, cruches, aiguières... Ornés de motifs nombreux...

    Galons, fils d’or torsadés, rubans, cordelettes. Éblouissants....

    Tentures, tapis : les fameux numuds{8} d’Hamadan, des carpettes, des nattes. Innombrables !

    Fers de Khorassan, sabres du shah Abbas, lances, arcs, flèches...

    Selles, brides, rênes, mors... Amulettes...

    Dans un coin, une miniature. À côté, un Coran enluminé, avec sa reliure de cuir gaufré.

    Des pierres précieuses de toutes les couleurs attirent les yeux : saphir, rubis, turquoise, ambre, jaspe, émeraude... Plus loin, un canari ou un rossignol dans une cage... Mille choses, milles vétilles pêle-mêle...

    Une femme, enveloppée d’un voile vert jusqu’aux chevilles, surgit. Sa tête est couverte d’un foulard couleur safran, légèrement chatoyant. Ses pantoufles vertes découvrent des talons peints de rouge. Le voile se soulève. Hasard ? Le visage, du marbre poli, couleur d’ivoire, apparaît furtivement. Une eau sombre d’émeraude indienne baigne les grands yeux en amande. Le voile ondulant épouse la démarche gracieuse du corps svelte. Sous l’étoffe, l’œil du connaisseur discerne un corps de tanagra. Si l’on cherche à se rapprocher de la femme, elle se dissipe comme un songe et disparaît dans la foule bruyante. Le souvenir des Mille et Une Nuits effleure l’esprit. Ces nuits perdurent....

    La colline Moçalla s’élève au sud-ouest de la ville. Au sud de la colline se dresse un grand lion de calcaire, moucheté de soleil. Du calcaire émane l’ardeur. Les grains de soleil somnolent dans le sable.

    La statue de pierre est le bouclier de la ville.

    De temps en temps, le rugissement d’un lion tombe des falaises nues de la Perse, où le soleil ardent assouvit ses désirs. Ce cri de fureur s’engouffre loin dans les ravins silencieux et vient troubler le calme iranien. Inébranlable et orgueilleux, il est d’une étrange majesté.

    Le lion rupestre est l’épée d’Hamadan.

    Au grand soleil de midi, quand les choses perdent leur ombre, un homme en peine — stérile ou atteint de la syphilis — s’approche de la statue. Devant la pierre brûlante, il dénude son phallus et implore du lion roux la fertilité. Puis, il effleure de son membre la pierre baignée de soleil et attend que le fauve terrible lui accorde la guérison. Les prières se déversent par poignées sur le sable brûlant. Personne ne comprend leur langue.

    Un étranger est assis au pied du lion de pierre. Il n’est pas malade. Il ne souffre pas de syphilis ni de stérilité. Le grand midi, quand les choses perdent leur ombre, est passé. Il fait clair de lune. Nous sommes à l’été 1917. Les choses ne perdent pas leur ombre. La lueur magique de la lune enfante des formes fantasques. Une autre face de l’univers — sans nom, sans matière, insaisissable, inintelligible — apparaît.

    L’étranger n’est ni un Perse, ni un Turc, ni un Hindou, ni un Juif, ni un Slave, ni un Français, ni un Allemand. Ni un Géorgien ? À première vue, il ressemblerait plutôt à un Anglais. Assis au pied du lion de pierre, il a posé son grand panama blanc à côté de lui. Son profil clair, aux traits réguliers, rivalise avec le croissant. L’inconnu assis au pied du lion rupestre se mêle aux formes fantasques brodées par le clair de lune. Il contemple les alentours d’Hamadan et sombre peu à peu dans ses souvenirs.

    La ville, elle aussi, rêvasse. Peut-être rêve-t-elle de son passé ?

    Il y a deux mille ans, Alexandre le Grand fit irruption dans la forteresse d’Ecbatane sur son Bucéphale. Il prit la vieille ville d’un seul coup, comme une reine très longtemps désirée. En triomphant des invincibles Achéménides, il devint lui-même un Achéménide. Dans l’éclat des épées, il célébra ses noces avec la reine et le festin effréné galopa comme un étalon sauvage. Le « Bicorne » parsema les coteaux jaunes d’Ecbatane de tentes innombrables, sous la lumière cascadante des astres. Puissant, il blessa le soleil de sa lance insolente et emplit les coupes de ses guerriers assoiffés des ruisseaux pourpres coulant du giron du soleil. Il maria dix mille soldats à dix mille esclaves d’Asie mineure. Les noces durèrent une nuit entière. Nulle part, aucune nuit ne connut magnificence ni ivresse comparables. À Ecbatane, cette nuit-là, l’humain passa sa mesure. Dans le temple de Libye, le « Bicorne » s’était proclamé fils d’Amon Ra. Peut-être en prélude à cette fameuse nuit ? {9}

    Ce souvenir évoque un autre. Il y a des siècles, Soliman le Magnifique (ou plutôt Mehmet II le Conquérant, mais les guides préfèrent Soliman, peut-être pour l’euphonie), monté sur un cheval écumant, pénétra au galop dans la basilique Sainte-Sophie. Prisonnier des entrailles du Léviathan de la sainte basilique, le cheval emballé se cabra et ses sabots frappèrent de robustes piliers. Sa rage retombée, l’animal recula. Sur un pilier blanc, le sang ruissela de l’endroit où le sabot échauffé avait frappé. C’est ce que dit la légende. En effet, dans la basilique, un pilier haut porte une trace sanglante, prétendument faite par le fer d’un cheval.

    L’incursion d’Alexandre le Grand dans Ecbatane et l’irruption du cheval de Soliman dans la basilique Sainte-Sophie ont sans doute quelque chose de semblable. Ecbatane elle-même est l’empreinte sanglante que le cheval de Soliman a laissée sur le solide pilier de la basilique. Il y a là un emportement hors du commun, une cruauté effrayante et une volupté exquise. Passion et emportement. Ici l’humain a vraiment passé sa mesure.

     Hamadan... Cette ville fait penser à l’empreinte, laissée par le fer de Bucéphale : ensanglantée, jaunie, un peu rouillée et couverte de mousse, mais cependant baignée de soleil ; Hamadan est la marque d’un sabot furieux.

    Le lion de pierre roux est le bouclier ardent d’Hamadan.

    * * *

    L’étranger sursaute. Dans le lointain, un bruit de cavalcade : un groupe de cavaliers se ruent vers la ville. À leur tête, un homme de plus de soixante-dix ans, coiffé d’un turban blanc. Ses yeux vifs dénotent un esprit aiguisé comme une lame. Sa longue cape bleutée s’envole comme des ailes au galop de son cheval. C’est un noble afghan avec sa garde et sa suite. Il se presse sans doute pour aller blâmer le gouverneur d’Hamadan. Au clair de lune, le cortège s’étend en une vision féerique. Le fantôme d’Alexandre le Grand hante peut-être le noble afghan. Mais que sait-il des excès du Macédonien ? Il ne sait pas qu’en Europe, les nations s’entretuent, que la Révolution gronde au Nord. Il n’a peut-être jamais entendu parler de Pétersbourg, ville que la volonté de Pierre le Grand fit émerger des lacs finlandais... ville que Dostoïevski, dans son épilepsie, vomit en île de Patmos. La Ville... Mais cette ville ne dit rien au vieil émir. Le noble afghan n’a rien à voir avec l’Apocalypse... Trois milles plus loin, à Cheverine, l’état-major des armées russes éprouve une appréhension. Le général Baratov, ossète ou cosaque, ou les deux à la fois, homme de petite taille, aux yeux brillants d’intelligence, en habits circassiens, est chagrin : si le grand Empire de Russie se désagrégeait... Perdu dans de secrètes pensées, il cherche des solutions.

    * * *

    Les images tourbillonnent dans la tête de l’étranger. Puis, la réalité revient avec un rationalisme et un scepticisme sans merci, propres aux temps modernes... L’ombre d’Alexandre le Grand se dissipe. Le lion jaune n’est qu’une masse rupestre. Hamadan ? Ce n’est qu’une ville de fange et de terre argileuse...

    Archibald Mekeche rentre chez lui. Soudain, il se rappelle la pierre couleur de lézard, vue la veille. Les mots étranges gravés sur cette pierre brûlent son esprit comme un fer chauffé au rouge.

     « Mon frère qui n’existe plus,

    je l’ai aimé plus que le soleil,

    plus que mon épée

    car il est un autre moi-même. »

    Chapitre 2. Le spleen

    Un homme traverse la forêt : voici qu’il marche sur une herbe étrange et se perd. Il ne s’arrête pas mais il lui semble rebrousser chemin. Le sens de sa marche lui échappe. Alors l’homme se déshabille, retourne ses vêtements, les remet et reprend sa marche. Revenu à lui, il se repère et poursuit son chemin, agissant selon une vieille croyance populaire, maintes fois éprouvée.

    Archibald Mekeche est allongé sur son lit. Il fait encore nuit, bien que la lune ait presque épuisé ses fantasmes. Archibald ne dort pas. Plus exactement, il est plongé dans ce demi-sommeil où la conscience est déjà aux franges de la réalité. Il sait où il est, mais il ne sait pas où il va. Il est perplexe, contrarié, irrité. Il a le sentiment de revenir sur ses pas, comme l’homme qui a foulé l’herbe magique. A-t-il vraiment marché sur cette herbe en parcourant le chemin de Bagdad à Hamadan avec l’escadron du cosaque Paliy{10}? Bagdad-Hamadan... le chemin doit

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