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Un café à Beyrouth: Récit de voyage
Un café à Beyrouth: Récit de voyage
Un café à Beyrouth: Récit de voyage
Livre électronique183 pages2 heures

Un café à Beyrouth: Récit de voyage

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À propos de ce livre électronique

Un portrait contemporain du quotidien à Beyrouth.

Un café à Beyrouth est un vagabondage inédit au cœur d’une ville particulièrement attachante et d’une richesse – humaine, historique, culturelle – insoupçonnée : on y croise des chrétiens, des musulmans, des juifs, des Arméniens, des cireurs de chaussures, des petits vendeurs ambulants, des militaires avenants, des réfugiés syriens et irakiens, des travailleurs africains, des Libanais amoureux de leur pays et ardents défenseurs du patrimoine, des chauffeurs de bus improbables, des éleveurs de chevaux ; on y devine l’ombre du général de Gaulle, du futur résistant Missak Manouchian, de Lamartine, Barrès, Nerval, etc. ; on y contemple des pierres multiséculaires, une architecture traditionnelle en péril, une nature maltraitée mais luxuriante… Surtout, on y découvre une âme singulière, fière de ses racines mais pétrie de mille influences, qui se dévoile autour d’un café.

Le cœur battant du Liban, sa capitale, vue par deux passionnées qui y séjournent chaque année plusieurs mois.

EXTRAIT

Dans la fraîcheur des petits matins, la lumière monte doucement sur l’hippodrome de Beyrouth, Sabâ’ el-Kheil, révélant le terre-plein vert et le sol rouge de la piste. Le claquement de sabots ferrés frappant le béton, du côté des écuries, et les hennissements qui enflent sont la seulemusique perceptible de ces aubes étranges. Beyrouth n'est pas encore livrée à l’agitation trépidante, ni engorgée par les voitures ou saturée de klaxons. Ces concerts champêtres, en plein cœur de la capitale libanaise, tranchent avec les bruits coutumiers de la ville. Et si l’ouïe est surprise, la vue l’est tout autant. Autour de 6 heures du matin, une vision aux contours imprécis émerge de la pénombre : des chevaux traversent la large chaussée, rue Omar-Beyhum, au milieu des voitures. Les animaux de l’hippodrome ne respirent ni ne vivent au rythme de la grande cité.

À PROPOS DES AUTEURES

Nathalie Duplan travaille au Figaro magazine et a collaboré à plusieurs titres de presse dont National Geographic ; Valérie Raulin, accréditée auprès du ministère de la Défense, est une spécialiste du Proche-Orient. Ensemble, elles ont publié plusieurs ouvrages dont Le Camp oublié de Dbayeh, pour lequel elles ont reçu le prix littéraire de L’Œuvre d’Orient.

LangueFrançais
Date de sortie3 août 2018
ISBN9782350745237
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    Aperçu du livre

    Un café à Beyrouth - Nathalie Duplan

    - 1 -

    PASSION

    « Ô Beyrouth… Dame de l’univers […]

    Nous confessons maintenant

    Que nous n’avons pas été justes envers toi ni miséricordieux

    Nous ne t’avons pas comprise…»

    Majida El Roumi,

    Beirut set el-dounia

    Éblouie de soleil, enveloppée de brume, Beyrouth émerge des flots, mais se dérobe à nos yeux. Tout juste offre-t-elle ses teintes mordorées, ses formes et son relief à nos regards avides. Beyrouth est souvent insaisissable, gorgée de lumière, drapée d’obscurité, nimbée de brouillards. Les jours d’orage, après la pluie, quand le ciel est de soufre, Beyrouth semble un mirage pastel posé sur la Méditerranée.

    Derrière les hublots d’un avion, impossible de distinguer les ficus, les grenadiers, les bougainvilliers, les frangipaniers, les lauriers-roses, dont les fleurs empourprent jusqu’aux axes les plus bétonnés. Les contours de quelques constructions emblématiques se détachent parfois, subrepticement. Beyrouth se rapproche, mais Beyrouth nous échappe. Coutumière du fait, elle avait plongé Maurice Barrès dans un grand désarroi :

    Mais quelles contrariétés ! Après trente-deux heures de navigation, ce matin, quand nous touchons à Beyrouth, rien qu’un immense brouillard, épais, universel et tout chargé de pluie. Aucun Liban ! […]

    Il n’est point de brouillards comme il n’est point d’algèbres

    Qui résistent, au fond des nombres et des cieux,

    À la fixité calme et sereine des yeux…

    Pardon ! les brouillards du Liban résistent. Ils ne me laissent voir que la scène bariolée des barques et des mariniers lancés à l’assaut de nos bagages, et, au ras de la mer, la ville¹.

    Tel un promontoire, Beyrouth s’avance dans la mer, comme donnée au monde. Pourtant, elle ne se laisse pas découvrir facilement. Les localités libanaises se tiennent en retrait, dans les montagnes ou sur le littoral. Elle, la capitale, le chef, fait office de tête de pont, de figure de proue du pays tout entier. Dans sa géographie de ville en quête de large, Beyrouth se révèle résolument tournée vers l’inconnu, livrée à ses influences, vulnérable à ses vents et à ses marées.

    Dix-sept civilisations successives ont enrichi cette dame honorable, l’une des plus vieilles cités : trois mille ans de plus que Lutèce, deux mille cinq cents de plus que Rome. L’unique capitale à avoir été habitée sans discontinuité depuis cinq mille ans cache, entre six et douze mètres de profondeur, des traces phéniciennes, hellénistiques, romaines, byzantines, médiévales, mameloukes, ottomanes… Et elle s’enorgueillit d’abriter dix-huit confessions religieuses.

    Beyrouth aux mille visages : refuge des persécutés de la terre et colline de rejet ; montagne de spiritualité et fleuve de débauche.

    Beyrouth, mosaïque de convivialité, jadis crânement dressée vers le ciel, et désormais étendue sous le pas de passants indélicats, gisant, comme autant de tesselles fragiles foulées aux pieds.

    Beyrouth, chantre de la vie et antre de la mort.

    Nous l’avons découverte en guerre, à feu et à sang, agonie de mitraille et de déluges d’acier, abandonnée aux herbes folles et à la démence des hommes.

    Sortie du conflit, elle ne s’en est pas totalement exemptée. Marquée de cicatrices béantes, Beyrouth se présente comme la poésie d’une ville meurtrie, mais non dénuée de superbe. Elle garde la tête haute, tente de faire bonne figure.

    Beyrouth « mille fois morte, mille fois revécue », écrivait Nadia Tuéni.

    Pénétrer dans les méandres de la ville est un enchantement, une émotion de chaque instant. Tel un puits sans fond, Beyrouth dissimule ses trésors. L’antique Béryte est bien nommée, elle que les anciens avaient baptisée du terme araméen birut, « les puits ».

    Nul ne se rend à Beyrouth par hasard. Une raison insoupçonnée prévaut souvent à l’aventure. Mais laquelle ? La promesse d’un exotisme modéré, garanti par l’aspect familier de cette cité à l’abord accessible, bien qu’elle ne se dévoile pas aisément ?

    Son histoire exceptionnelle ne s’affiche pas d’emblée. Beyrouth a du charme, mais elle n’est pas la plus belle ville du globe, ne possède pas un cadre ou des paysages à couper le souffle. Quel appel mystérieux conduit donc jusqu’à elle ? Quel magnétisme fait succomber le voyageur ? Barrès se le demandait, conscient d’être guidé par une force irrationnelle :

    Qu’est-ce donc qui m’attire dans ce vague et cet indéterminé? Une fois pour toutes, je veux savoir de quoi je suis obsédé. Quand je ne ferais que dresser un questionnaire, du moins je reviendrai avec des curiosités claires, substituées aux parties nocturnes de mon désir².

    À défaut de cerner ses propres motivations, l’académicien pressentait ses dispositions :

    Je n’y vais pas chercher des couleurs et des images, mais un enrichissement de l’âme. […] Je vais voir des âmes et des dieux³.

    Combien de voyages en Orient – la « terre maternelle » pour Gérard de Nerval – masquent la sourde recherche universelle des origines ? « Voyager en Orient, c’est revivre, dans le présent, les diverses étapes de notre propre évolution », se plaisait à affirmer le diplomate et archéologue Melchior de Vogüé. Touchant au but, Lamartine résumait bien :

    Le capitaine du brick a reconnu les cimes du mont Liban. […] C’est une des plus magnifiques et des plus douces impressions que j’aie ressenties dans mes longs voyages. C’était la terre où tendaient toutes mes pensées du moment, comme homme et comme voyageur ; c’était la terre sacrée où j’allais de si loin chercher les souvenirs de l’humanité primitive

    Mais choisir, dans cet Orient, une ville qui a implosé et s’est consumée durant quinze longues années n’est pas anodin. Il y a là comme l’intuition d’un tête-à-tête essentiel, d’un face-à-face fondamental. La guerre révèle ce que l’homme porte de meilleur et de pire en lui, ce que chacun tait. Engager ses pas dans ceux de Beyrouth entraîne sur des sentiers non balisés. Au contact de cette capitale, nous sommes happés par les paradoxes de nos existences, la violence de nos sentiments, la magie de nos émotions.

    Chaque année, tels des oiseaux migrateurs, nous mettons le cap sur le Liban. Nous croisons les volatiles qui commencent à emprunter ce corridor migratoire exceptionnel. Leurs escadrilles formées en triangle se succèdent au-dessus de l’eau, en direction de l’Égypte et au-delà. Ils préparent leur hiver tandis que nous effectuons notre transhumance orientale.

    Nous avons coutume de poser nos valises sur la côte libanaise aux premiers jours de septembre. Non pour imiter Lamartine qui y accosta le 6 septembre 1832, mais parce que l’automne est une période propice.

    Le climat, à l’exception de quelques coups de vent sur la mer et de quelques orages de pluie vers le milieu du jour, est aussi beau qu’au mois de mai en France⁵.

    La lumière y est plus douce qu’en été. Complice des pierres, elle n’écrase plus les bâtiments, mais les caresse et les embrase parfois. Quant aux Libanais, ils sont plus disponibles, moins tiraillés entre un oncle venu d’Amérique, un cousin débarqué d’Australie, un frère rentré d’Afrique, un fils arrivé d’Europe.

    Dès que nous atterrissons, nous jetons nos premiers regards inquiets et inquisiteurs alentour afin de vérifier que tout est en place. Ici tout bouge, mais rien ne change : Beyrouth est l’étonnant mariage entre agitation et immobilisme.

    Mais avant même de toucher terre, nous sommes déjà au Liban. Car dans l’avion, c’est Beyrouth ! Le joyeux désordre auquel les hôtesses tentent de remédier, la frénésie des voyageurs à communiquer les uns avec les autres, les valises obèses débordant de cadeaux et n’entrant pas dans les coffres à bagages, les passagers prompts à vouloir négocier un changement de siège, les apostrophes mêlant le français, l’anglais, l’arabe, dans une seule phrase, le tourbillon d’enfants se coursant dans les couloirs pour se dérober les consoles de jeux, les conversations téléphoniques se poursuivant au-delà de la limite autorisée… disent mieux qu’une carte d’embarquement, ou que les annonces d’un steward, que l’appareil est en partance pour Beyrouth.

    Et le moindre dialogue avec un voisin de siège propulse, à son tour, en terre libanaise : « Vous êtes Françaises ?

    – Oui.

    – C’est la première fois que vous voyagez (allez) au Liban ?

    – Non, nous venons régulièrement.

    – Comment avez-vous trouvé le Liban ? Vous avez aimé?

    – Oui beaucoup.

    – Ah, vraiment, c’est bien ! Qu’est-ce que vous avez aimé?

    – Tout, nous aimons beaucoup le Liban.

    – ‘An jadd (vraiment) ? Où habitez-vous en France ?

    – À Paris.

    – Hîîî! J’ai beaucoup aimé Paris. I love Paris ! »

    En poursuivant la conversation, en énumérant les sites parcourus depuis des années, l’étonnement se lit sur les visages. Les Libanais sont toujours surpris de l’intérêt porté à leur pays, ses habitants, son patrimoine. Rien n’a changé depuis l’époque de Lamartine :

    Ils ne comprennent pas d’abord que l’on vienne habiter et voyager parmi eux, uniquement pour les connaître et pour admirer leur belle nature et leurs monuments en ruines

    Cela ne les empêche pas de convier le voyageur à prendre un café chez eux. Le café, ’ahweh en libanais, qahwah en arabe, la boisson par excellence. Au Liban, il est l’assurance de la convivialité. À lui tout seul, il scelle des relations plus solides que n’importe quel contrat. En plusieurs décennies de reportages, combien d’informations, d’éléments cruciaux à la bonne compréhension des situations ont-ils été recueillis grâce aux tasses de café? Les interviews formelles sont… pour la forme. Le café, lui, est pour l’échange, le partage, la confidence, immédiate ou à venir. Au détour d’une phrase légère, après une discussion futile, à l’occasion d’un proverbe énoncé, des histoires se dénouent ou s’éclairent. À Beyrouth, qui ne « perd » pas de temps à palabrer autour d’un café ne peut saisir l’âme de la ville.

    Dès que le train d’atterrissage flirte avec la piste, un petit pincement au cœur se fait sentir : durant des années, à peine l’appareil touchait-il le tarmac que la carlingue vibrait sous les applaudissements. Cela arrive encore parfois. L’anecdote a inspiré des comiques : « Je cesserai d’avoir peur en avion quand les gens arrêteront d’applaudir. » Mais ces applaudissements nourris étaient émouvants. Ils disaient l’attachement à leur patrie de personnes condamnées à l’exil. Ils trahissaient leur joie de retrouver leurs familles. Ils exprimaient leur gratitude pour ce pilote qui venait de les ramener sur leur terre.

    Longtemps, Beyrouth a été notre port d’attache, la plaque tournante de nos déplacements. De Beyrouth, nous poursuivions par route ou par air vers Damas, Alep, Antakya, Diyarbakir, Mossoul, Bagdad. Nous partions sillonner la vallée de l’Oronte, les massifs du Tur Abdin, l’Anatolie du Sud-Est, la plaine de Ninive, le Kurdistan irakien, la Djézireh syrienne, à la rencontre de civilisations oubliées, de populations prises en otages, de groupes malmenés, de sites archéologiques en péril. Par sécurité, à l’ère où le numérique n’était qu’une chimère, nous revenions confier nos films, nos notes et nos archives, au Liban où nous avions moins à craindre la censure de régimes autoritaires ou l’indiscrétion de services maladivement fureteurs. Tous nos chemins menaient à Beyrouth, désormais ultime « réduit » d’une région dévastée que nous avons vue sombrer, impuissantes. Fidèle à sa vocation, malgré les risques et le danger, le Liban continue d’être « un refuge, une arche de salut pour les races traquées »⁷.

    À force de traverser Beyrouth pour nous focaliser sur d’autres métropoles, nous y avons noué des amitiés. Notre univers est peuplé de personnes qui, un jour, nous ont confié leur vie. Aucune n’a été une parenthèse, aucune n’a constitué un « bon sujet ». Toutes ont été des êtres de chair et de sang, de larmes et de rires, dont nous avons partagé les joies, les peines, les abattements, l’espérance.

    Les médecins et le personnel soignant apprennent à se blinder contre la maladie, et la mort éventuelle, de leurs patients. Sans cela, il leur serait impossible d’exercer leur profession. Aucun équivalent n’existe pour les journalistes. Pas de formation pour ne pas se sentir affecté par les misères qui frappent les interlocuteurs d’un jour. Nulle recette pour neutraliser une douloureuse empathie.

    À l’instar de nombreux étudiants en journalisme, nous avions cru, en nos jeunes et naïves années, que les lignes consacrées aux laissés-pour-compte en tous genres inverseraient leur destin, l’inclinant vers un avenir plus clément. Avec la maturité, l’expérience, le leitmotiv de certains professeurs s’était imposé à chacune de nous : « Ne vous imaginez pas que vous allez changer le monde avec vos écrits. En tant que journalistes, vous pensez être investis d’une mission ? Alors rappelez-vous deux choses : la moitié des gens liront vos articles assis sur la cuvette des toilettes ! L’autre moitié utilisera vos journaux pour trier leurs légumes et emballer les épluchures ! »

    À regret, nous avons dû admettre que nous ne modifierions aucune existence. En revanche, ces personnes sont entrées dans nos vies et n’en sont jamais sorties.

    Beyrouth est généreuse en rencontres. Moins grandiose que d’autres capitales ou cités mythiques qui arborent des lieux époustouflants, elle est riche d’échanges inattendus. Ils se méritent, sont réservés aux êtres réceptifs à l’imprévu, ou disposés à prendre un café…

    Voilà qui est particulièrement séduisant. Ici, la vie se déroule dehors et en relation. Des relations bonnes ou mauvaises, mais toujours lisses et courtoises, du moins en apparence, « hypocrites » médisent ceux qui n’ont pas percé l’âme orientale. L’architecture des maisons traditionnelles, l’agencement des pièces, les ouvertures franches sur l’extérieur par le biais de cour intérieure, véranda, iwân⁸, riwâq⁹, illustrent cette conception de l’existence. Sans compter les expressions enjouées qui ponctuent les journées, à faire pâlir de jalousie un Parisien bougon.

    « Tfaddalô » (Entrez, je vous en prie), « Ta‘ô, chrabô ’ahweh » (Venez prendre le café). Qu’il est doux de s’entendre inviter de la sorte, même s’il serait discourtois d’accepter, d’emblée, la première invitation, et de se précipiter dans le salon de tous, à tout instant. Qu’importe que l’hôte installé sur sa terrasse ou celui assis devant la devanture de sa boutique, et qui forment ces vœux, soient des inconnus. Leur démarche est appréciable.

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