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Théorie, réalité, modèle: Epistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences
Théorie, réalité, modèle: Epistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences
Théorie, réalité, modèle: Epistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences
Livre électronique403 pages5 heures

Théorie, réalité, modèle: Epistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences

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À propos de ce livre électronique

Une réflexion autour du réalisme scientifique

Dans cet ouvrage, Franck Varenne pose la question du réalisme scientifique, essentiellement dans sa forme contemporaine, et ce jusqu’aux années 1980. Il s’est donné pour cela la contrainte de focaliser l’attention sur ce que devenaient sa formulation et les réponses diverses qu’on a pu lui apporter en réaction spécifique à l’évolution parallèle qu’ont subie les notions de théories et surtout de modèles dans les sciences, à la même époque. Même si, bien sûr, on ne peut pas attribuer le considérable essor des modèles au XXe  siècle au projet qu’auraient eu les scientifiques de régler cette question, en grande partie philosophique, du réalisme – car les modèles scientifiques ont bien d’autres fonctions et ils proviennent de bien d’autres demandes techniques, cognitives et sociales –, son choix épistémologique a consisté à suivre la littérature contemporaine désormais classique, tant scientifique que philosophique, sur les théories puis sur les modèles afin d’une part, d’en rapporter l’évolution générale, mais, d’autre part aussi, afin de l’interroger de proche en proche, et systématiquement, sur ce qu’elle entend à chaque fois réévaluer ou remettre en débat au moyen de cette question persistante du réalisme et de la réalité en science. Au-delà de l’enquête historique, cette étude se révèle donc également comparative. Elle présente l’intérêt de mettre en évidence des similitudes de forme remarquables (identités, symétries, inversions, déplacements) entre des séquences argumentatives produites par des auteurs différents, dans des contextes distincts, au sujet de cette capacité qu’aurait – ou non – la science à rendre véritablement compte de la réalité.
Ainsi, via l’analyse épistémologique historique et comparative qu’en propose Franck Varenne, la question cruciale de la médiation du réel par nos outils conceptuels ou expérientiels reçoit dans ce livre l’éclairage d’auteurs dont les conceptions sont, pour certaines encore, méconnues du lecteur non anglophone.

Plongez-vous dans une analyse épistémologique historique et comparative des théories et modèles scientifiques.

EXTRAIT

Moyennant ce contexte poppérien de l’analyse de la logique de corroboration que nous avons rappelé, qu’en est-il de la nécessaire recherche de réfutations si la théorie n’est vue que comme une technique de calcul ? Comme le remarque Popper, si la théorie n’est conçue que comme technique de prédiction, elle ne tendrait plus à unifier les savoirs. Les scientifiques ne chercheraient plus de grandes représentations théoriques qui seraient de surcroît cohérentes entre elles. On se satisferait du fonctionnement local des théories comme on le dit souvent des modèles justement. Dans certains cas extrêmes, avec l’approche instrumentaliste, la théorie pourrait être rendue insensible à la réfutation : assez paradoxalement, l’instrumentalisme devient alors une doctrine épistémologique antiscientifique.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Franck Varenne est maître de conférences en philosophie des sciences à l’Université de Rouen et chercheur au Gemass (UMR 8598 – CNRS/Paris Sorbonne). Ses recherches portent sur l’épistémologie des modèles et des simulations. Il a notamment publié Du modèle à la simulation informatique (Vrin, 2007), Qu’est-ce que l’informatique ? (Vrin, 2009), Formaliser le vivant : lois, théories, modèles ? (Hermann, 2010) et Modéliser le social (Dunod, 2011). Il a également publié dans de nombreuses revues, dont Simulation, Journal of Artificial Societies and Social Simulation , Natures Sciences Sociétés et laRevue d’Histoire des Sciences . Il codirige les collectifs Modéliser & simuler. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation, tome 1 (en 2013) et tome 2 (en 2014) aux Editions Matériologiques.
LangueFrançais
Date de sortie29 mars 2018
ISBN9782919694600
Théorie, réalité, modèle: Epistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences

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    Aperçu du livre

    Théorie, réalité, modèle - Franck Varenne

    interprétations.

    Introduction

    1 - Première analyse de l’expression « réalisme scientifique »

    Le réalisme scientifique  [1]  est la thèse selon laquelle une recherche scientifique validée produit des types de jugements ou de représentations qui sont d’authentiques connaissances au moins approchées de certains phénomènes, ces phénomènes subsistant comme des réalités indépendamment 1) de la théorie scientifique elle-même, 2) de l’observation ou encore 3) des procédures de construction des représentations de ces phénomènes ou des procédures de preuves des jugements portant sur ces phénomènes.

    Le réalisme scientifique est donc une thèse philosophique qui porte sur le statut cognitif des produits de la science. Elle ne porte pas prioritairement sur la méthode de la science, ni sur ses normes (ce qu’elle se doit à elle-même pour être scientifique), ni sur ses autres fonctions éventuellement extracognitives, même si elle peut avoir une incidence sur ces questions. Elle n’est donc pas purement épistémologique. Il s’agit bien d’une question plus large de philosophie de la connaissance, et qui concerne la portée de la connaissance, mais appliquée au cas particulier de la connaissance scientifique. Elle touche notamment à la question de la vérité de la science.

    Cette expression pose la question de ce qu’on entend par réalité. En général, dans les définitions contemporaines du réalisme scientifique (Richard Boyd, Ilkka Niiniluoto, Elie Zahar), il s’agit de désigner par ce terme ce qui a une forme d’existence indépendamment de l’esprit, c’est-à-dire indépendamment 1) de son existence, 2) de son contenu ou 3) de ses opérations.

    Le plus souvent, on entend, par là, viser des entités ayant une existence spatio-temporelle (physiques). Mais cela peut concerner des entités non nécessairement physiques comme des idées au sens de Platon ou des universaux au sens où l’entendaient les réalistes médiévaux [2] .

    2 - Les autres réalismes

    En philosophie, la problématique du réalisme concerne d’autres domaines d’interrogation. On évoque ici ces autres domaines de manière à les distinguer plus clairement du problème du réalisme scientifique. Cette distinction est effectuée de manière poussée dans l’ouvrage d’Ilkka Niiniluoto [3] . Nous nous inspirons ici de sa présentation. Mais nous la complétons aussi sur certains points.

    2.1 - Réalisme ontologique ou métaphysique

    Le problème du réalisme ontologique ou métaphysique est celui qui consiste à se demander quelles sont les entités qui sont réelles. C’est une question portant directement sur l’ensemble des entités candidates à la réalité, et pas seulement sur celles qui sont visées ou mises en œuvre par la science. C’est en ce sens que c’est une question d’ontologie. Ce réalisme d’ensemble, qu’on peut dire naïf ou de première intention, s’oppose en général à l’idéalisme pour qui le monde n’est qu’une représentation des sujets humains (idéalisme subjectif) ou de sujets supra-humains (idéalisme objectif). Parmi les idéalismes subjectifs on trouve celui de Berkeley. Mais on peut aussi y faire figurer le phénoménalisme de Ernst Mach bien que le monisme de ce dernier puisse nous faire penser qu’il ne peut s’agir de subjectivisme, en tout cas pas dans le même sens que chez Berkeley. Pour Mach, les corps et le monde physique lui-même sont seulement des « complexes de nos sensations ».

    L’idéalisme objectif a son représentant dans la philosophie de Hegel. L’esprit absolu est ce qui y possède en un sens la plus haute réalité. Non sans raison, Niiniluoto fait également remarquer que l’ontologie de Charles Sanders Peirce (via l’influence qu’a eu sur lui l’œuvre de Schelling) donne un poids important à la notion d’un esprit-monde. Ce qui rapproche sa doctrine d’un idéalisme objectif.

    2.2 - Réalisme sémantique

    La question du réalisme peut se poser dans un contexte de philosophie du langage. On peut poser par exemple la question de la réalité de la signification des mots en s’interrogeant pour cela sur sa nature et sur son lieu de subsistance : où se loge la signification des termes ou des propositions du langage ? Dans notre tête (selon les théories des idées), dans les mots seuls (selon les thèses nominalistes), dans les choses (selon les théories de la référence directe) ou bien nulle part, c’est-à-dire dans aucun lieu à proprement parler mais dans des usages, des pratiques (ainsi en est-il pour différents pragmatismes) ?

    Par ailleurs en focalisant le questionnement non pas tant sur la nature, la teneur ou le lieu de la signification, on peut poser une question proche, en ce qu’elle interroge aussi ce qui fonde la valeur ou la validité des productions linguistiques, mais distincte en ce qu’elle recherche le fondement de cette valeur du langage dans ce qui caractérise la vérité d’une proposition. Elle peut alors prendre cette forme : la propriété de vérité pour une proposition consiste-t-elle en sa capacité à établir une relation de correspondance objective, réaliste en ce sens, entre elle et le monde (correspondantisme), en une relation de cohérence entre elle et d’autres propositions (cohérentisme), en une capacité à produire des résultats utiles et/ou féconds (pragmatisme) ou encore dans sa capacité à être assertée (vérificationnisme) ? [4]  Selon Michael Dummett, par exemple, le réalisme sémantique soutient précisément que « les conditions de vérité des phrases d’un langage transcendent leurs conditions de vérification » [5] .

    Il est à noter qu’avec ce type d’interrogations, le domaine philosophique concerné déborde la seule philosophie du langage et devient celui de l’« épistémologie » au sens anglo-saxon (dans la mesure même où dans la tradition contemporaine anglo-saxonne langage et connaissance sont étroitement imbriquées), à savoir celui de la « philosophie de la connaissance » et non celui de la seule philosophie des sciences [6] .

    2.3 - Réalisme éthique

    En philosophie morale, on peut s’interroger sur la nature des règles éthiques ou des valeurs morales et donc aussi sur ce qui les fonde. Les règles éthiques ou les valeurs morales existent-elles indépendamment des hommes qui se trouvent les formuler à un moment ou à un autre de leur histoire ? Préexistentelles à l’esprit qui les conçoit et qui se sent obligé par elles ? Ou est-ce l’esprit humain qui les construit comme des fictions moralement obligeantes mais qui ont en fait une fonction tout autre ? Dans certaines versions du positivisme moral, par exemple, on suppose que de telles normes sont conçues pour répondre à des contraintes d’un autre ordre, comme des contraintes de type biologique. Ainsi peut-on imaginer qu’elles sont autant de fictions se révélant simplement utiles à la coopération et donc à la survie d’une population donnée [7] .

    Il est significatif que lorsqu’un tenant de la vérité en épistémologie, au sens anglo-saxon du terme, comme Pascal Engel, est poussé dans ses retranchements par un pragmatisme radical comme celui de Richard Rorty, il en vienne à répondre finalement sur le terrain même du réalisme éthique. Il le fait de manière à tenter d’éveiller un dernier soupçon de réalisme, au moins résiduel, chez son adversaire [8] . Par là, on voit que les interrogations sur le réalisme, même si elles appartiennent à des domaines différents, peuvent avoir des ancrages, des liens ou des conséquences dans des domaines connexes.

    3 - Types de réalismes scientifiques

    En science, sur quoi peut porter plus précisément la question de la réalité ? Sur quelles productions scientifiques le doute peut-il s’installer à ce sujet ? Comme ces questions peuvent avoir plusieurs réponses, il en résulte différents types de réalisme scientifique. Ces types de réalismes scientifiques peuvent être classés eux-mêmes en deux grandes catégories selon que la science impliquée est de nature formelle ou empirique [9] .

    3.1 - Réalismes dans les sciences formelles

    3.1.1 - Réalisme en mathématique ou « platonisme »

    À partir du milieu du XIXe siècle, à la suite du grand bouleversement en mathématiques occasionné notamment par le développement des géométries non euclidiennes, la question du fondement des mathématiques associée à celle de la réalité des objets mathématiques s’est posée de manière plus insistante. L’ouvrage de synthèse sur cette question reste celui de Paul Benacerraf et Hilary Putnam [10] . Les questions qui se posent dans ce domaine sont les suivantes : les objets mathématiques existent-ils indépendamment du fait qu’on les pense ? Existent-ils en eux-mêmes, indépendamment de la manière dont on les appréhende comme indépendamment des symboles ponctuellement utilisés dans la pratique mathématicienne (platonisme, réalisme [11] ) ? Tiennent-ils leur consistance et leur fondement d’entités logiques réellement subsistantes (comme les constantes logiques) et auxquelles tout concept mathématique peut se ramener (logicisme [12] ) ? Ou ne tiennent-ils leur consistance que des règles formelles sur les symboles (formalisme [13] ) ? Ne sont-ils pas qu’un jeu sur des conventions (conventionnalisme [14] ) ? S’ils doivent avoir une certaine existence dans l’esprit, le fait que l’on puisse les saisir par une appréhension finie, une intuition ou par des procédures effectives et finies n’est-il pas nécessaire (intuitionnisme, constructivisme [15] ) ?

    3.1.2 - Réalisme en logique

    Lorsque l’on se pose la question du réalisme en logique, on s’interroge sur le fait de savoir si une vérité logique préexiste à sa procédure de preuve. Il existe en effet une position intuitionniste qui considère que l’on ne doit accepter un énoncé logique que si l’on possède une procédure effective (dotée d’un nombre fini d’étapes) pour déduire cet énoncé à partir des axiomes et des théorèmes dont on dispose déjà. Dans certains cas, l’applicabilité du principe du tiers-exclu est alors contestée. Cette question du réalisme en logique avoisine en fait étroitement celle du réalisme en mathématiques, notamment lorsque l’on s’y concentre sur le caractère propositionnel, « logique » en ce sens large, des productions mathématiques comme c’est le cas par exemple dans les analyses de Dummett [16] .

    Il existe également une alternative entre ce que Newton da Costa [17]  appelle l’absolutisme ou platonisme (que l’on peut identifier à un réalisme et à un universalisme logique) et ce que l’on peut appeler le « relativisme » en logique : les relativistes croient qu’il n’y a pas de lois logiques absolues et que notre choix en faveur du caractère de primauté de telle ou telle loi dépend de considérations pragmatiques (simplicité, compréhensibilité …) liées aux domaines d’application de la logique.

    Il est significatif que dès que la réflexion sur le réalisme en logique ou en mathématiques sort des seules considérations sur l’esprit humain et sur ses pratiques centripètes et autocentrées [18] , à savoir sur la capacité de cet esprit tantôt à appréhender de lui-même in toto un concept dont le contenu semble le dépasser (comme dans le cas de la question de la représentation mathématique de l’infini actuel qui déclenche précisément la discussion entre formalistes et intuitionnistes [19] ), tantôt à construire de lui-même une proposition dans des procédures effectives de preuves, cette réflexion finisse par s’appuyer tôt ou tard sur l’applicabilité de la logique hors des sciences formelles, à savoir précisément dans les sciences qui recourent à l’expérience, les sciences empiriques.

    Nous considérerons ici par hypothèse, et parce que notre enquête empirique le confirmera dans la suite de l’exposé, que les différentes questions du réalisme scientifique peuvent être souvent rendues largement indépendantes de ces seules réflexions sur le réalisme dans les sciences formelles et, qu’à tout le moins, elles n’en dépendent pas toutes. Empiriquement, on observe d’ailleurs que les travaux en philosophie des sciences empiriques restent ou redeviennent en grande partie autonomes des productions en philosophie des sciences formelles. Symétriquement, nous observons que les questions autour du réalisme dans les sciences sont rarement homogènes à celles que soulèvent les réflexions autour du réalisme ontologique conçu par ailleurs comme un réalisme de l’expérience commune [20] . Admettre cela n’impose pas pour autant de réactiver le débat sur la rupture ou la continuité entre science et expérience commune tel qu’il est censé avoir eu lieu entre la tradition continentale (Auguste Comte, Pierre Duhem, Gaston Bachelard, etc.) et la tradition anglo-saxonne de la philosophie des sciences. Une « métaphysique scientifique réaliste » est le nom d’une élaboration métaphysique fascinante – et peut-être prometteuse – mais qui ne peut proposer un point de départ pour la modeste enquête, à base empirique, d’histoire épistémologique des sciences qui sera la nôtre. Ainsi, pour notre part, en rendant compte de certains épisodes de l’histoire des sciences, nous débusquerons les réflexions philosophiques telles qu’elles sont formulées de manière inédite, dans leurs contextes tout au moins, et renouvelées par les scientifiques eux-mêmes, dans les pratiques et les développements mêmes qu’ils proposent à leur sujet, et non pas toujours en tant qu’elles seraient censées se reconnecter aussi à notre sens commun de la réalité, à l’échelle du mètre qui est la nôtre et pour le corps qui est le nôtre, bien que cette question d’une reconnexion présente certes un intérêt métaphysique que l’on peut comprendre.

    Concentrons donc maintenant notre regard sur les différents types de réalisme dans les sciences empiriques. Il est à noter que leur variété dépend directement de la variété des types de représentations ou d’objets posés ou construits par ces sciences empiriques : théories, lois, entités, classes, genres, etc.

    3.2 - Réalismes dans les sciences empiriques

    3.2.1 - Réalisme des théories

    C’est un type de réalisme scientifique qui porte sur les seules théories. En première approche, nous définirons une « théorie » comme un système de connaissances (concepts, principes, règles de déduction, axiomes, postulats, etc.) permettant d’interpréter, mais aussi de coordonner et de combiner dans un langage (formel ou non) des phénomènes jugés élémentaires ou fondamentaux appartenant à un champ donné, cela de manière à permettre de comprendre, d’expliquer ou de prédire, par raisonnement, par déduction ou par calcul procédant à partir des axiomes ou des postulats, l’ensemble – ou tout un secteur – des phénomènes se manifestant dans ce champ. Une théorie est réputée aujourd’hui provisoire et révisable, comme le précise Nadeau [21] .

    Pour quelqu’un qui soutient le réalisme des théories, une théorie doit pouvoir être dite vraie ou fausse. Par conséquent, une théorie seulement valide – au sens où ses conséquences observables sont vraies ou au moins corroborées ou non réfutées – pourrait en même temps être dite fausse dans la mesure où elle supposerait des entités inobservables non recevables par ailleurs (car fictives, ou fausses car contradictoires avec d’autres théories mieux fondées) ou bien des structures de relations non recevables par ailleurs.

    Comme exemple de théorie prêtant à une telle distorsion, on peut citer le cas de la théorie du phlogistique telle qu’elle fut conçue pour expliquer les bilans de masse intervenant lors des phénomènes de combustion. À partir du travail du chimiste allemand Georg-Ernst Stahl (1659-1734) qui popularisa et diffusa cette théorie, beaucoup de chimistes considérèrent que la perte de masse qui intervenait au bilan des combustions devait être attribuée au départ d’une mystérieuse substance inflammable nommée « phlogistique ». La combustion du magnésium cependant donnait un résultat plus lourd (la magnésie ou talc) : on inventa alors la notion de phlogistique à masse négative. On le fit juste avant que Lavoisier (1778) montre la nécessité de présence d’oxygène dans toute combustion. Au XVIIIe siècle, on avait donc modifié cette vieille théorie pour qu’elle s’adapte aux données de l’expérience. Seulement, sous cette nouvelle forme, elle faisait intervenir une masse négative, ce qui était gênant car non représentable, non compatible avec des savoirs plus familiers et donc non modélisable physiquement à notre échelle de perception. La théorie de l’oxygène l’emporta.

    3.2.2 - Réalisme des entités

    Selon le réalisme des entités, seules les entités posées par les théories ou par les lois existent. Quant aux théories ou lois elles-mêmes, elles ne peuvent être dites vraies ou fausses : bien qu’elles soient utiles voire indispensables, elles ne reproduisent pas ou n’imitent pas des relations fondamentales supposées exister par soi dans le monde réel. Ce type de réalisme est soutenu par Nancy Cartwright et Ian Hacking, mais pour des raisons différentes, elles-mêmes évolutives et sur lesquelles nous reviendrons. Le principal intérêt de cette position consiste à mettre en valeur le fait que ces formes de représentations articulées typiquement humaines que sont les théories ou les lois ne sont pas conçues pour dire la vérité (« elles mentent » affirment Cartwright [22] ), mais que cela ne nous condamne pas pour autant à un antiréalisme en science.

    3.2.3 - Réalisme structurel

    Le réalisme structurel vise les structures des théories et des lois. Il pose donc la question de la réalité à un niveau de généralité supérieur à celui que les théories particulières décrivent ou formulent. Selon le réalisme structurel, seules les structures des lois générales validées ont une certaine permanence par-delà l’évolution des termes de ces mêmes lois. Comme ces structures se signalent par leur invariance, elles sont probablement plus réalistes que les théories ou que les entités postulées par les théories. Selon Zahar [23] , c’est le type de réalisme qui caractérise la position de Poincaré.

    3.2.4 - Réalisme des espèces

    Le réalisme des espèces est une forme de réalisme des universaux appliqué aux concepts taxinomiques des sciences descriptives et de classification. Il concerne notamment les théories de la classification dite « naturelle » des espèces. Comme tenants du réalisme des espèces, on peut citer le botaniste anglais John Ray (1627-1705) et le botaniste français Michel Adanson (1727-1806) [24] . C’est principalement dans l’œuvre de Willard Van Orman Quine que l’on trouve une critique contemporaine de la naturalité des espèces [25] .

    4 - Contexte récent de la réapparition de ce problème philosophique

    Cette question du réalisme de la connaissance a été posée très tôt, dès l’apparition des premiers types de théorisation puis de formalisation de la connaissance humaine. On peut renvoyer à cet égard au débat entre Platon et Aristote au sujet de la réalité des espèces telles qu’elles sont définies à la suite d’une opération de division en deux ou dichotomie. De telles espèces sont réelles d’après Platon (Le Politique, 262-267). Mais, selon Aristote, elles sont artificielles, car « la division est un syllogisme impuissant » (Premiers analytiques, 31, 46a, 30-34) dès lors que la division en deux, quand elle est imposée a priori à n’importe quelle essence, ne s’attache pas à exhiber la cause expliquant la division. Une telle division n’est pas fondée en nature selon Aristote et n’est donc pas réaliste.

    En ce qui concerne des époques plus récentes, Michel Blay a par exemple montré comment le passage de la première géométrisation de la loi de la chute des corps, avec Galilée [26]  (1638), à sa théorisation mathématique ultérieure par les moyens du calcul différentiel, calcul introduit d’abord par Leibniz et Newton puis complètement élaboré dans l’œuvre de Lagrange, est contemporain d’une modification du statut de la représentation mathématique des phénomènes physiques et cela dans le sens d’un nouvel antiréalisme. Car, à la différence de ce que semble promettre la géométrisation galiléenne, le « calcul de l’infini » introduit par le calcul différentiel se révèle à la fois fécond au niveau opératoire et impossible à fonder dans une connaissance intime de la nature des choses :

    La mathématisation se substitue à la géométrisation. Ne subsiste plus alors qu’un discours bien construit qui, ne parlant plus de la réalité des choses, en en étant dégagé, peut utiliser librement les procédures de la géométrie infinitésimale ou du calcul différentiel ou intégral ; ces procédures ne sont plus que des méthodes, des techniques, voire des auxiliaires de calcul et d’investigation dont on ne prétend plus trouver l’écho direct dans la réalité [27] .

    Toutefois, en marge de cette conception positiviste avant l’heure, due elle-même à la difficulté de représenter l’infini, le calcul différentiel et intégral a pu également, et à d’autres égards, passer pour un mode d’écriture particulièrement réaliste dans la mesure où il permet de codifier des relations causales de manières strictes. Selon un certain nombre de physiciens théoriciens et de biologistes théoriciens, cela même encore à la fin du XXe siècle, un tel formalisme n’est rien d’autre que la traduction mathématique du principe de causalité (tout événement physique a une cause), principe auquel la science ne doit nullement renoncer si elle veut continuer à prétendre parler du réel [28] .

    En fait, il semble bien qu’au sujet du formalisme différentiel en particulier, deux écoles interprétatives peuvent coexister sans grands dommages dès lors que les raisons de leur réalisme et de leur antiréalisme ne sont pas directement contradictoires : irreprésentabilité de l’infini pour l’une, représentabilité fidèle du lien causal pour l’autre.

    Il faudra donc que ce soit dans un autre contexte que la question du réalisme scientifique impose son retour au premier plan, à la fin du XIXe siècle. Cela se produira à la faveur des conquêtes de la physique dans de nouveaux domaines et dans une situation particulière de crise. Il ne s’agit pas d’une crise de la science au sens où il y aurait un obstacle incontournable à son progrès, une soudaine stérilité de ses approches. Mais il s’agit bien plutôt d’une crise de compréhension de la science, de ce que fait la science. Et cette crise n’est pas prioritairement une crise de compréhension de la science par la philosophie, mais de compréhension de la science par la science elle-même. C’est la raison pour laquelle notre approche privilégiera les questionnements nés au sein de la communauté des scientifiques praticiens – qui peuvent parfois se révéler aussi d’authentiques philosophes – plutôt qu’au sein de la communauté de théoriciens de la connaissance.

    À cette occasion en effet, de nombreux scientifiques se sont sentis obligés de se muer de nouveau explicitement en philosophes pour aborder à nouveaux frais cette question du réalisme scientifique. Ainsi en est-il de Ernst Mach, Ludwig Boltzmann, Pierre Duhem, Henri Poincaré ou Albert Einstein. Il en résulte pour nous la nécessité de restituer et d’interpréter dans un premier temps un échantillon de cette crise intrascientifique.

    C’est par la suite seulement, après cette nécessaire contextualisation, que nous rendrons compte aussi des débats qui ont suivi tout au long du XXe siècle et qui feront intervenir tant la philosophie de la science au sens strict (de par la mobilisation des concepts de théorie, loi, expérimentation, modèles, induction, déduction, explication, mathématisation, etc.) que la philosophie de la connaissance (avec les concepts d’expérience, de consensus social, d’espèces naturelles, d’entités intentionnelles, d’entités observables, d’entités détectables, etc.) que la philosophie du langage (avec les concepts de signification et de référent notamment).

    La portée d’une telle interrogation reste grande aujourd’hui. En effet, quid de la vérité de la science et, plus généralement, de toute forme de connaissance rigoureusement fondée si elle n’est pas réaliste ? Qu’en est-il de sa fonction ? Que peut-on espérer de l’évolution future d’une telle connaissance si elle n’est pas vraie ? Une simple foi en une convergence finale vers une classification naturelle, au sens où l’entendait Duhem, peut-elle être encore à l’ordre du jour ? En quoi un réalisme scientifique désormais nécessairement sophistiqué (par exemple sous la forme du réalisme structurel de type à la fois analytique et phénoménologique tel que prôné par Zahar), rescapé des sévères critiques antiréalistes, oblige-t-il à renouveler la notion même de réalité ? Dans ce contexte, cette notion de réalité doit-elle même être conservée ou faut-il ne plus voir dans la science qu’une technoscience interdisant toute forme de theoria, c’est-à-dire toute forme de contemplation de ce qui vraiment existe ? Le fait qu’on ne puisse répondre immédiatement ni fermement à ces questions ne confirment-elles pas une sorte de schisme entre le vrai savoir, ou l’idée que l’on s’en fait, et la science ?

    Le point de départ de cette crise réside surtout donc dans la physique : elle entre en crise méthodologique et épistémologique à la fin du XIXe. Carlos Ulises Moulines [29]  rappelle que la philosophie des sciences se développe d’ailleurs vraiment et pleinement dans ce contexte.

    La crise de la théorie physique, l’interrogation sur sa portée, sur son objet, sur ses critères de vérification amènent à réactualiser l’interrogation sur le réalisme scientifique, mais essentiellement dans la version du « réalisme des théories ». Dans un premier temps, en effet, ce sont surtout les théories ou les lois générales qui sont directement interrogées dans leur prétention à dire le vrai et à représenter de manière réaliste les divers types de relations subsistant entre les phénomènes. C’est ce rapport entre théorie et réalité que nous allons donc à notre tour interroger dans la première partie de cet ouvrage.

    Mais, progressivement, au cours du XXe siècle, un autre type de représentation scientifique, souvent pensé d’abord comme intermédiaire entre la théorie et les données de l’expérience, fait son apparition et se diffuse dans la plupart des sciences empiriques : le modèle. Or le modèle semble à la fois plus souple formellement que la théorie et plus proche des données observables. Au-delà de leur apport technique et méthodologique indéniable, la diffusion des modèles scientifiques depuis les années 1950 répond-elle à une exigence de retour à une sorte de réalisme dans les représentations scientifiques ? Et si oui, de quel type ? Ou bien, au contraire, l’inflation de modèles dans les sciences n’est-elle pas plutôt la preuve que les scientifiques renoncent de plus en plus à réellement théoriser et connaître ce que pourtant ils représentent et prédisent ? En tout cas, le modèle devient un troisième terme désormais incontournable dans cette interrogation renouvelée, à l’époque contemporaine, sur les représentations scientifiques et leur réalisme. Notre seconde partie reviendra donc plus particulièrement sur les rôles que les modèles scientifiques peuvent effectivement jouer dans cette réflexion générale sur le réalisme scientifique.


    Notes du chapitre

    [1] ↑  On le nomme aussi « réalisme épistémologique ». Voir l’article correspondant dans Robert Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie , Paris, PUF, 1999, p. 588-589.

    [2] ↑  Un « universel » (au pluriel : universaux) est une propriété qui peut être dite appartenir à plusieurs choses particulières : elle passe donc pour quelque chose qui leur est commun. Dans le contexte de la querelle médiévale, la question du réalisme a été celle de savoir si les universaux existent en soi (réalisme) ou s’ils ne sont que des concepts de l’esprit (conceptualisme) ou s’ils ne sont encore, et plus radicalement, que des noms (nominalisme). Pour une mise en perspective informée et fouillée, voir Alain de Libera, La Querelle des universaux , Paris, Seuil, 1996.

    [3] ↑  Ilkka Niiniluoto, Critical Scientific Realism , Oxford, Oxford University Press, 1999, http://www.oxfordscholarship.com/view/10.1093/0199251614.001.0001/acprof-9780199251612 . Voir notamment les pages 22 à 26.

    [4] ↑  Sur ces questions, voir Pascal Engel, La Norme du vrai , Paris, Gallimard, 1989.

    [5] ↑  Ibid. , p. 479.

    [6] ↑  On doit faire remarquer toutefois qu’il peut paraître réducteur de se représenter la philosophie des sciences comme une simple partie de cette philosophie de la connaissance arc-boutée elle-même sur la seule philosophie du langage. Nous verrons que, comme l’a noté Bas van Fraassen, considérer les productions scientifiques toujours à l’aune d’une production linguistique ne permet pas toujours de prendre la mesure de leur apport en connaissance.

    [7] ↑  Sur ces questions, voir, entre autres, les articles et chapitres suivants : Nicolas Baumard, « Une théorie naturaliste des phénomènes moraux est-elle possible ? », ibid. , http://www.materiologiques.com/Matiere-premiere-no-1-2010  ; Jérôme Ravat, « Morale darwinienne et darwinisme moral », in Thomas Heams et al. (dir.), Les Mondes darwiniens. L’évolution de l’évolution , Paris, éditions Matériologiques, 2012, http://www.materiologiques.com/Les-mondes-darwiniens-L-evolution  ; Christine Clavien, « é volution, société, éthique : darwinisme social versus éthique évolutionniste », ibid ., http://www.materiologiques.com/Les-mondes-darwiniens-L-evolution (Ndé.)

    [8] ↑  Engel répondant à Rorty : « Il y a une conception que l’on appelle l’expressivisme qui consiste à défendre la thèse suivant laquelle, lorsque je dis La torture est un mal, je ne fais qu’exprimer mon état mental ou autre. L’autre conception consiste à dire qu’il s’agit d’un énoncé en bonne et due forme qui exprime une croyance qui peut être vraie ou fausse. Vous considérerez que cette discussion est inutile, si je vous comprends bien. Vous considérez que la réponse que l’on pourrait lui apporter ne changerait rien à notre pratique. J’ai évidemment le sentiment que c’est au contraire extrêmement important, dans ce domaine comme dans d’autres, que de pouvoir saisir ces différences » (Pascal Engel & Richard Rorty, À quoi bon la vérité ? , Paris, Grasset, 2005, p. 77).

    [9] ↑  Cette distinction grossière est discutable : mais c’est justement souvent une argumentation sur le réalisme impliqué dans les sciences qui permet de consolider ou, au contraire, de dissoudre cette frontière. Rentrer dans cette discussion, c’est donc déjà poser la question du réalisme. Pour éviter le cercle logique, nous nous en tenons donc ici à une classification commune et de première intention.

    [10] ↑  Paul Benacerraf & Hilary Putnam, Philosophy of Mathematics. Selected Readings [1964], Cambridge (UK), Cambridge University Press, 1983, http://www.cambridge.org/fr/knowledge/isbn/item1131198/?site_locale=fr_FR .

    [11] ↑  On peut reconnaître ici en partie la position d’Albert Lautman (1908-1944).

    [12] ↑  Sous cette conception, on peut ranger Bertrand Russell (1872-1970).

    [13] ↑  On peut reconnaître ici la position de David Hilbert (1862-1943).

    [14] ↑  Un conventionnalisme radical pour toutes les sciences, y compris donc en mathématique,

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