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L’évolution, de l’univers aux sociétés: Objets et concepts
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L’évolution, de l’univers aux sociétés: Objets et concepts
Livre électronique890 pages10 heures

L’évolution, de l’univers aux sociétés: Objets et concepts

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À propos de ce livre électronique

Quelle est la pertinence de la théorie de l'évolution hors du domain des entités vivantes ?

Peut-on parler d’«évolution» pour l’univers, les étoiles, les planètes, notre Terre et sa biosphère, les sociétés ? Ces objets si disparates sont-ils redevables de descriptions et d’explications en termes d’évolution ? Si ce vocable désigne aujourd’hui la théorie générale de la biologie (il y a à la fois une théorie de l’évolution et des faits d’évolution), quelle est sa pertinence hors du domaine des entités vivantes ? Ce livre examine ces objets dont on suggère qu’ils sont aussi soumis à évolution. Mais alors quels concepts majeurs constituent cette vision de l’évolution étendue ? Le livre rend alors compte des concepts transversaux (catégorie, temps, transformation, émergence, individu, information…) fondateurs de quasiment tous les propos théoriques ou empiriques portant sur les objets mentionnés plus haut. Les concepts relatifs à l’idée d’évolution, et les objets concernés, sont traités ici par des scientifiques venant de disciplines différentes, mêlant ainsi des savoirs trop souvent isolés les uns des autres. Les trente-trois auteurs, qui ont bien voulu tenter l’exercice parfois épineux de la coécriture, explorent objets et concepts de l’évolution dans un élan interdisciplinaire plausible, en fonction des objets, des concepts et des outils aptes à la réalisation de cette interdisciplinarité aux vertus épistémiques parfois insoupçonnées. Ce livre – à l’abondante iconographie en couleur – ne prétend à aucune exhaustivité, mais offre d’innovantes pistes de réflexions et d’analyses. Il est un nouveau moment, solidement instruit par les sciences en train de se faire dans les laboratoires, de l’opiniâtre nécessité de délimiter objets et concepts de l’évolution, tout en en reconnaissant la permanente labilité.

Dans cet ouvrage, les concepts relatifs à l’idée d’évolution, et les objets concernés, sont traités ici par des scientifiques venant de disciplines différentes, mêlant ainsi des savoirs trop souvent isolés les uns des autres.

EXTRAIT

Ce n’est donc pas seulement la nature chimique des espèces mise en jeu mais surtout la topologie du réseau de réactions menant d’un composé à l’autre, qui détermine la nature catalytique ou autocatalytique des systèmes correspondants. Un cycle dans lequel un des constituants du cycle se trouve également produit par un processus aval va se comporter de manière autocatalytique. La taille du cycle, voire la complexité du réseau de réactions, a peu de conséquence sur l’occurrence d’une catalyse ou pas. Stuart Kauffman a même considéré que la probabilité d’activités catalytiques pouvait augmenter avec la taille et la complexité du système grâce aux nombres de fermetures de cycles possibles. Cependant, contrairement aux polymères porteurs d’une séquence, la variabilité de tels systèmes ne va pas de soi pour les systèmes basés sur de petites molécules.

À PROPOS DES AUTEURS

Sous la direction de Muriel Gargaud et Guillaume Lecointre, de nombreux auteurs ont participé à l'élaboration de cet ouvrage : Hugues Bersini, Jean-Pierre Bibring, Jonathan Braine, Sébastien Charnoz, Denis Couvet, Patrick De Wever, Pierre Deleporte, Emmanuel Douzery, Sylvia Ekström, Matthieu Gounelle, Thierry Jacq, Emmanuelle Javaux, Etienne Klein, Marc Lachièze-Rey, Louis Le Sergeant d’Hendecourt, Jean-Jacques Letesson, Giuseppe Longo, Hervé Martin, Valérie Masson-Delmotte, Éric Muraille, Alain Pavé, Daniele Pinti , Nicolas Prantzos, René Rezsohazy, Carole Smadja, Jean Vandenhaute, Bernard Walliser, Brigitte Zanda, René Zaragüeta i Bagils et Hervé Zwirn.
LangueFrançais
Date de sortie24 avr. 2018
ISBN9782373610338
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    Aperçu du livre

    L’évolution, de l’univers aux sociétés - Muriel Gargaud

    75010 Paris.

    [Introduction]

    L’évolution : de l’univers aux sociétés

    Objets et concepts

    Muriel GARGAUD & Guillaume LECOINTRE

    Le mot « évolution » semble concerner tout ce qui existe, de l’univers­ aux sociétés, en passant bien sûr par le vivant. Mais ce mot est-il vraiment adapté aux objets auxquels on l’associe ? En se posant cette question, on est confrontés à toute une série d’autres mots que les diverses disciplines emploient sans pour autant être sûres qu’ils désignent le même concept (temps, information, émergence, individu, etc.). Le dialogue interdisciplinaire devient alors rapidement une nécessité.

    La plupart des livres collectifs de science, d’épistémologie ou de philosophie des sciences sont organisés par chapitres, écrits par des auteurs individuels. Ici, le pari a été différent. Pour couronner « l’année Darwin », en 2009, des ateliers interdisciplinaires autour du thème de l’« évolution » ont régulièrement été organisés jusqu’en 2013 sous l’impulsion de Muriel Gargaud, Philippe Bertrand et Guillaume Lecointre, mobilisant une cinquantaine de chercheurs de toutes disciplines. L’interdisciplinarité était à l’œuvre lors des débats et nous aurions pu en rester là. Cependant, la concrétisation de l’interdisciplinarité n’est jamais aussi manifeste, et ne va jamais aussi loin dans les efforts que chacun doit faire, que lorsque l’on doit écrire ensemble. Nous sommes donc allés plus loin. Le projet a consisté à faire vivre cette interdisciplinarité en faisant coécrire chaque chapitre, autant que possible, par des auteurs appartenant à des disciplines différentes.

    La plupart des scientifiques vivent leur vie professionnelle au sein d’une communauté disciplinaire et ne sont généralement confrontés aux contacts interdisciplinaires qu’en termes de compétition pour les ressources financières affectées à la recherche. Dans ces moments-là, une mauvaise épistémologie sert à dénigrer la discipline de l’autre et on oublie trop facilement ce qui nous unit, en tant que praticiens d’un métier pour lequel la société nous paye. Mais heureusement, il existe deux autres ordres d’enjeux plus nobles qui nous incitent à comprendre l’originalité de la discipline de l’autre et à expliciter ce qui nous rassemble : un enjeu épistémologique et un enjeu socio-politique.

    L’enjeu épistémologique consiste à comprendre l’autre discipline afin de créer, selon les besoins, soit une interdisciplinarité – où un même objet sera mieux compris par le croisement de deux ou plusieurs disciplines –, soit une pluridisciplinarité – où un même objet sera séquentiellement examiné par plusieurs disciplines en dialogue –, soit enfin la transdisciplinarité – où un même concept ou une même méthode vont traverser plusieurs disciplines. La condition d’une pensée efficace ne réside pas dans l’éradication des frontières disciplinaires, ni dans l’isolement de disciplines devenues obtuses, mais au contraire dans l’explicitation de leurs spécificités conceptuelles, méthodologiques et surtout d’objectifs, puis dans les différences d’usages et de sens qui se cachent derrière un même mot. Rien n’est pire qu’un mot que l’on croit comprendre dans la bouche de l’autre alors qu’il l’entend différemment. L’interdisciplinarité doit donc se fonder sur la clarté des mots et l’explicitation de ce que chaque discipline en fait.

    L’enjeu politique consisterait d’abord à prendre de la distance avec la compétition interdisciplinaire organisée par le financement insuffisant de la recherche. Certes, quand on ne sort pas de son laboratoire, la discipline de la porte d’à côté est votre pire ennemi car elle va demander sa pitance au même guichet que vous. La scientificité sera mesurée à l’aune de vos pratiques, et les brouhahas médiatiques à propos d’absurdités mobilisant les sciences vous feront hausser les épaules, même s’il s’agit de la vôtre, de science. Mais quand on est historien confronté du dehors des sciences aux négationnismes ; quand on est sociologue confronté aux complotismes, au relativisme cognitif ou aux militants conservateurs écrivant au ministre de l’Éducation nationale pour expliquer que la notion de genre n’est pas une notion scientifique ; ou enfin quand on est biologiste confronté du dehors des sciences au créationnisme politiquement organisé, et que l’on constate que sur la toile plus de 80 % des sites qui parlent d’évolution sur un mode vaguement scientifique sont non pertinents, s’ils ne sont pas franchement habités d’idéologie, il devient alors urgent pour notre société – et non plus seulement pour les seuls chercheurs – de nous entendre entre disciplines sur un socle commun de scientificité. Car seul ce socle sera le référent qui, au tribunal, permettra de statuer si un propos qualifié par son promoteur de « théorie » est scientifique ou non, c’est-à-dire enseignable à l’école publique ou non. Certes, en France nos tribunaux sont peu mobilisés à propos de ce type de questions, mais ces affaires sont récurrentes dans nombre de pays occidentaux, par exemple aux États-Unis ou en Australie, lors de procès où il s’agit de statuer sur l’enseignement du créationnisme dit « scientifique » à l’école publique, et dont le plus récent eut lieu à Dover, en Pennsylvanie, en décembre 2005. Car la scientificité concerne au premier chef le projet citoyen d’une démocratie qui a décidé qu’on enseignerait des sciences à l’école publique. Si des think tanks conservateurs manipulent l’épistémologie du dehors des sciences afin de les utiliser comme cheval de Troie pour faire entrer les religions à l’école, nous, scientifiques myopes, leur laisserons la place tant que nous resterons trop occupés par nos querelles disciplinaires.

    &&&&

    Écrire à plusieurs mains – interdisciplinaires – est certes un beau projet, mais au service de quel contenu ? Le propos est ici de saisir les objets soumis à « évolution », puis d’examiner les concepts impliqués dans le concept d’évolution lui-même pour que nous comprenions s’il est exportable dans tous les champs de la connaissance scientifique où il lui arrive d’être employé. En réalité, le projet est transdisciplinaire, puisqu’on examine un même mot à travers plusieurs disciplines, mais il est interdisciplinaire en actes, dans sa production, parce que chaque chapitre – ou presque – est le produit d’interactions entre disciplines. Bien entendu, tous les objets (univers, galaxies, étoiles, planètes, molécules, vivant, biodiversité, sociétés humaines) ne sont pas couverts, ni même tous les concepts (temps, durée, changement, transformation, évolution, individu, information, catégorie, émergence). Les choix se sont forgés au gré des discussions dans les ateliers qui ont précédé l’écriture de cet ouvrage, dont il a été question plus haut. Le besoin n’a nullement été de normer ces concepts pour toutes les disciplines. Le besoin a été de saisir les différences d’usages d’une discipline à l’autre, afin que nous nous comprenions lorsqu’un même concept est employé dans l’une et l’autre (par exemple : temps, information, etc.). Ce livre est donc un projet transdisciplinaire et un condensé d’interdisciplinarité en actes, au service du concept d’évolution.

    &&&&

    Brossons à grands traits une carte des relations entre les concepts que les disciplines ont besoin d’examiner pour parler d’évolution (figure 1). Qu’est-ce qui évolue ? L’univers, les galaxies, les étoiles, les planètes, la Terre, les molécules, le vivant, les individus, la biodiversité, les sociétés humaines ? L’évolution implique qu’on s’intéresse d’abord aux différences entre changement (figure 1 : 5), transformation et évolution. Ces trois concepts impliquent la notion de temps et de durée (4), et de pouvoir nommer à la fois ce qui change et ce qui a changé une fois que cela est fait. Il est alors difficile de parler de changement sans aborder les catégories (15) par lesquelles on désigne les étapes qui caractérisent ce changement. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, une approche nominaliste de nos catégories est essentielle à une bonne approche de l’évolution. Par définition, ce qui est changeant est matière (3). Mais pour décrire et penser ses formes d’une manière généralisable, nous avons besoin de créer des invariants langagiers (14) pour pouvoir simplement en parler. Sinon nous devrions donner un nom à chaque atome, voire à chaque particule subatomique. Il y aura donc un point de vue ontologique (1), où seront naturellement traités les concepts de changement (5), de transformation, de temps (4), de durée (10), d’historicité (11), et un point de vue épistémologique (2), où seraient naturellement traités les concepts de catégorie (15), d’information (16), d’émergence (17), voire de complexité (18). Le hasard (12) aurait un statut hybride entre les deux, car un débat existe pour savoir si le hasard n’est qu’épistémique, c’est-à-dire s’il ne résulte que de notre incapacité à élucider les causes des phénomènes à l’œuvre, ou bien s’il existe vraiment un hasard foncier, intrinsèque et irréductible, soit niché dans l’indéterminisme quantique, soit dans les points de rencontres entre chaînes causales indépendantes qui caractérisent un hasard « à la Cournot » appelé aussi contingence (13). Le changement incarne le temps en durées, et cette durée (10) est mesurable, raison pour laquelle, comme hasard, nous la laisserons entre la colonne « ontologie » et la colonne « épistémologie ». Dans leur cours, c’est-à-dire dans la durée (10), si les changements (5) laissent des traces irréversibles sur les objets qui les subissent, et si la contingence (13) s’en est mêlée, l’objet est alors chargé d’historicité (11). Le changement incessant de la matière est à la source de la variation, et pourtant ces variations à petite échelle offrent des régularités à grande échelle. Soit qu’ils sont sous le joug d’un système de régulation (6), soit que la régularité provient d’une sélection naturelle (8) de variations héritables. Nous avons là l’un des moyens de penser l’individu, lequel peut être expliqué soit par un assemblage physique régulé par davantage de relations centripètes que centrifuges, soit par une trajectoire ontogénétique/historique, soit par les deux. Si les systèmes d’entretien de l’identité de soi à soi, c’est-à-dire la régulation, échouent, alors la régularité expire, et la mort (8) survient. Si la sélection naturelle conduit à cesser la régularité du flux de générations, il y a extinction (9) soit par absence de descendants, soit par scission définitive du flux. Quoi qu’il en soit, ces régularités obtenues à grande échelle – toutes relatives : les changements de la matière engendrent du semblable, jamais de l’identique – comme les organes, les espèces, les fonctions, nous permettent de faire des catégories (15) nous autorisant à en parler. Sur le versant épistémologique, une catégorisation des structures fournit des homologies, tandis qu’une catégorisation des processus aboutissant à des structures semblables nous donne de l’information (16, s’agissant du domaine de la biologie). En effet, l’étymologie d’information est « donner forme à ». Enfin, difficile de parler l’évolution sans parler de l’émergence (17) de propriétés nouvelles comme n’étant pas résumables à la somme des propriétés des entités dont elles émanent pourtant. Se niche en embuscade la notion de complexité (18).

    Figure 1. Univers, galaxies, étoiles, planètes, Terre, molécules, individus, biodiversité, sociétés humaines : Qu’est-ce qui évolue ? Quels concepts pour l’évolution ?.

    La majeure partie de ces concepts, ici reliés entre eux, est traitée dans ce livre de manière transdisciplinaire. Ce livre n’est pas un manuel d’évolution classique, c’est une aventure exploratoire des concepts qu’il faut examiner pour savoir si le mot « évolution » s’applique à tous les objets que nous parvenons à déceler dans le monde réel. Ce livre n’est pas non plus exhaustif, et on pourrait presque dire qu’il n’est pas achevé. Certains des concepts de la figure 1 ne font pas l’objet d’un chapitre entier ; on les retrouvera ici ou là au sein de tels ou tels autres chapitres. On pourrait détailler d’autres concepts en consacrant un chapitre par sous-concepts ou par concepts affiliés. Bref, la pensée se découpe ici non pas en système clos et complet, mais au gré de notre dynamique exploratoire collective.

    &&&&

    Nous terminerons cette introduction en rendant hommage à Jean Vandenhaute, homme de science rigoureux ayant participé avec enthousiasme à cette aventure intellectuelle, et prématurément disparu sans avoir pu en connaître l’aboutissement. Nous remercions aussi Philippe Bertrand (Université Bordeaux I) qui fut à l’origine de ce projet lors de l’année Darwin en 2009, Marc Silberstein (Éditions Matériologiques) pour sa stimulation intellectuelle lors de nos nombreux débats, Patrick De Wever (UMR 7207 « CR2P » CNRS-MNHN-UPMC) et Philippe Grandcolas (UMR CNRS 7205 « ISyEB » CNRS-MNHN-UPMC-EPHE) pour leur soutien, l’Université de Bordeaux, le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), le CNRS, la Maison de l’Aquitaine, l’OASU, le Laboratoire d’astrophysique de Bordeaux, et le département Systématique & évolution du MNHN.

    Les Éditions Matériologiques remercient Olivier Brosseau pour son aide technique et son soutien lors de la fabrication de cet ouvrage.

    I

    Évolution et temps

    [Chapitre 1]

    La « disparition du temps » en physique moderne

    Marc LACHIÈZE-REY & Muriel GARGAUD

    Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas ! (saint Augustin)

    Presque tous les physiciens et les philosophes se sont penchés sur la notion de temps sans réussir à en donner une définition pleinement satisfaisante. Plutôt que de relever un tel défi, nous défendrons ici l’idée que le temps est en fait une notion composite : l’assemblage cohérent d’un certain nombre de notions sans doute plus primitives (datation, chronologie, causalité, durée, etc.) et que c’est la cohérence de cet assemblage qui justifie l’existence et l’usage d’une notion globale, celle de temps. La « disparition du temps » en physique moderne signifie l’absence de cet assemblage cohérent dans la nature.

    1] Le temps et la physique

    L’introduction explicite du temps dans la physique remonte à Galilée et à Newton, et elle s’y est montrée remarquablement efficace. Pourtant, l’invariance de la vitesse de la lumière s’est par la suite révélée incompatible avec la cinématique de l’espace et du temps newtoniens. Ceci engendra au XIXe siècle une crise profonde de la physique, qui conduisit finalement à l’abandon des théories newtoniennes au profit des théories « relativistes » einsteiniennes : relativité restreinte (1905), puis générale (1915), dont la première caractéristique est la disparition de la notion du temps¹. De fait, cette nouvelle physique découle de la prise en compte de l’incompatibilité entre l’existence d’un temps bien défini et les phénomènes de la nature. Elle entraîne une vision du monde – la vision actuelle du monde par les physiciens – où la notion de temps n’a pas cours.

    Avant d’expliciter cette « non-notion » de temps, nous devons rendre compte de son utilisation dans la vie courante, et ceci de manière parfaitement opérationnelle. Ce temps de la vie courante se confond grosso modo avec le temps universel qu’introduisit Newton, et il se prête parfaitement à l’usage des différentes disciplines scientifiques (biologie, géologie, etc.). Comment concilier cela avec la physique moderne qui déclare qu’il ne peut exister dans la nature quelque chose correspondant à ce que l’on appelle le temps ? Les théories einsteiniennes rendent parfaitement compte de cette apparente contradiction : elles précisent comment certaines situations particulières autorisent à reconstruire des notions qui, au moins approximativement, présentent certaines caractéristiques du temps. Ces situations, qualifiées de « non relativistes » (voir section 3) sont précisément celles qui correspondent à notre vie courante.

    2] Décortiquer le temps

    2.1] Datation et chronologie

    Une des premières propriétés du temps réside dans la faculté de dater les événements : le temps est avant tout une datation. Cette propriété est fondamentale dans le sens où les autres en découlent. Cette datation, c’est tout simplement la propriété d’assigner un nombre (sa « date ») à tout événement. En découlent immédiatement les notions de simultanéité et de chronologie.

    À tout événement est associée une date. On peut alors toujours (en principe) comparer les dates de deux événements et établir ainsi sans équivoque leur antériorité, postériorité ou simultanéité chronologiques. Tous les événements sont ainsi classés selon un ordre chronologique (ou plus simplement une chronologie). Le passé [futur] chronologique d’un événement se définit alors comme l’ensemble des événements chronologiquement antérieurs [postérieurs]. Remarquons que cet ordre chronologique est total : de deux événements (non simultanés), l’un est nécessairement antérieur à l’autre² : tous les événements, sans exception, sont classés.

    La notion de simultanéité légitime celle de présent, qui élargit en quelque sorte l’instantanéité de l’événement que l’on vit. Cet événement (comme tout autre) se confond avec la position ponctuelle (ou quasi ponctuelle) que l’on occupe dans l’espace-temps. Mais ce que nous qualifions de présent englobe l’infinité de tous les événements simultanés, aussi loin qu’ils se situent dans l’espace-temps (par exemple dans une galaxie lointaine). Nous ne connaissons rien du présent : tout événement présent est strictement inconnaissable car toute information nécessite une durée finie pour se propager jusqu’à nous (via la lumière, par exemple) et ne peut nous renseigner que sur un événement passé³. Précisons que la notion de présent n’a pas cours en physique relativiste einsteinienne⁴.

    2.2] Causalité

    La physique, comme beaucoup de disciplines, s’intéresse à identifier les causes et les effets des phénomènes. Bien souvent, expliquer un phénomène, c’est identifier ses causes, du moins ses « causes possibles ». Le processus n’est pas toujours simple mais, pour qu’un événement A puisse être la cause d’un autre, il faut d’abord qu’il soit « causalement antérieur ».

    Prenons un exemple : événement A, une supernova explose dans l’univers en disséminant des éléments chimiques dans le gaz intersidéral. Événement B, la formation du système solaire et des planètes. Question : l’explosion A est-elle une cause de la composition chimique de ces planètes ? (Certains éléments chimiques ne peuvent être fabriqués que dans une explosion de supernova.) Première question à se poser : l’explosion A est-elle antérieure à la formation B du système solaire⁵ ? Une réponse négative exclut toute possibilité d’influence causale.

    Il existe ainsi un ordre causal entre les événements : si A est causalement antérieur à B, il est possible (mais non obligatoire) que A soit une cause de B. Les événements sont classés et les physiciens écrivent souvent A → B (ou bien A < B) lorsque A est causalement antérieur à B. Dans la vie courante, comme dans la physique newtonienne, l’ordre causal se confond totalement avec l’ordre chronologique, à tel point que nous les distinguons à peine : A est causalement antérieur [postérieur] à B si, et seulement si, il lui est chronologiquement antérieur [postérieur]. « Passé causal » et « futur causal » se confondent respectivement avec « passé chronologique » et « futur chronologique ». Comme l’ordre chronologique, l’ordre causal est total : de deux événements A et B (non simultanés), l’un est toujours antérieur à l’autre : A → B ou bien B → A, sans alternative⁶.

    La correspondance entre chronologie et causalité, valide en physique newtonienne, cache une réalité importante : que les deux notions sont en fait conceptuellement différentes. Elles sont par exemple totalement dissociées dans la physique einsteinienne (où il n’est d’ailleurs pas toujours possible de définir une chronologie, voir plus bas). La causalité apparaît comme une notion plus générale, plus primitive, que celle de temps ou de chronologie. Il est aujourd’hui bien compris qu’elle peut être parfaitement définie (sous forme de relations causales) sans qu’aucune chronologie (et encore moins de temps) le soit, comme c’est le cas en physique einsteinienne. Toute une branche de la physique contemporaine se consacre à examiner sous quelles conditions, et avec quelles hypothèses, une chronologie peut être définie ou non en présence d’une causalité.

    Selon les théories einsteiniennes, la dissociation entre chronologie et causalité se manifeste de manière concrète dans les situations qualifiées de relativistes (voir section 3). Cependant, on peut déceler certaines similitudes dans la pratique d’autres disciplines. Prenons l’exemple de la généalogie et examinons la descendance « fille » d’une lointaine ancêtre commune que nous prénommerons Alberte. Alberte a des filles, dont tous les prénoms commencent par la lettre B ; ces filles ont à leur tour des filles, dont les prénoms commencent par C, etc. Tout ceci s’exprime par une structure causale :

    Alberte → Berthe,

    Alberte → Béatrice...

    Berthe → Camille,

    Béatrice → Chantal...

    Etc.

    J’interprète cette généalogie comme une causalité. De cette dernière, je puis définir une « chronologie généalogique » définie par le comptage des générations. Toutes les femmes ayant la même initiale peuvent être qualifiées de « causalement contemporaines » : par exemple Michèle et Marie, toutes deux de la douzième génération. Mais cette « chronologie généalogique » n’est pas une chronologie temporelle : je ne sais pas combien de temps ont vécu toutes ces femmes, à quel âge elles se sont mariées, ni à quel âge elles ont eu leurs filles, etc. J’ignore par exemple que l’on s’est marié jeune dans la branche de Marie, contrairement à celle de Michèle ; que, selon la « vraie » chronologie temporelle usuelle, Marie a vécu plus d’un siècle avant Michèle.

    Dans cet exemple, nous privilégions bien entendu la chronologie que nous fournit le temps parmi toutes ces chronologies qui coexistent (même si celle que fournit la généalogie n’est peut-être pas dépourvue de toute pertinence). Pour les phénomènes naturels, nous avons appris qu’il existe, de la même manière, autant de chronologies que l’on veut. Mais la différence fondamentale, par rapport à la situation décrite plus haut, c’est qu’aucune d’entre elles n’est plus légitime qu’une autre. À aucune d’entre elles, plus qu’une autre, ne peut être associée une notion de temps !

    De fait, la plupart des disciplines admettent de telles « chronologies » non temporelles. Elles peuvent être associées à une « causalité » de type générationnel (le comptage des générations est fondamental pour repérer l’évolution biologique). Elles peuvent aussi être liées à tel ou tel phénomène de repérage (événements astronomiques, renversements du champ magnétique)⁸ qui fournit des chronologies à validité restreinte et locale ; difficiles (sinon impossibles) à synchroniser. Et parfois, la causalité nous renseigne davantage sur un système qu’une chronologie temporelle⁹.

    2.3] Durées

    Une durée est un nombre (par exemple en secondes) associé à tout processus, à toute histoire. La durée d’une histoire est en principe mesurable avec un dispositif adéquat, typiquement la montre ou l’horloge de celui qui vit cette histoire. En physique newtonienne (et selon la conception courante), les durées sont liées à la chronologie et ce lien est constitutif de la nature du temps : la durée d’une histoire est égale à la différence entre les dates de sa fin et de son début ; elle ne dépend donc que des deux événements, initial et terminal. Nous sommes tellement habitués à cette propriété qu’elle ne nous surprend plus, alors que la physique moderne nous a appris qu’elle n’est pas vérifiée dans la nature.

    La physique moderne qualifie de durée propre ce que nous avons l’habitude d’appeler durée. C’est toujours la durée propre d’un processus que mesure une montre, une horloge. Ce sont leurs durées propres qui caractérisent nos processus physiologiques (respiration, digestion, battements de cœur, etc.) ainsi que psychologiques (lecture d’un livre, opération de calcul mental, etc.). Ce sont des durées propres que nous ressentons. Mais la physique moderne fait apparaître – et c’est un de ses fondements – que la durée propre d’une histoire ne peut être mesurée (ressentie, éprouvée, ) que par quelqu’un, ou par un dispositif physique, qui participe à cette histoire.

    Spécifions deux événements : A, le 1er janvier 2013 sur Terre ; et B, le 1er janvier 2014, sur Terre également. Entre ces deux événements, j’ai vécu un an ; chaque habitant de notre planète a vécu un an. En fait, il n’en est pas tout à fait ainsi. Entre A et B, j’ai vécu une fraction de seconde de plus, ou de moins, que tel ou tel de mes congénères qui a passé une partie de l’année en altitude, ou qui a voyagé davantage. Cette fraction de seconde est indécelable dans la vie courante. Compte tenu de l’imprécision de nos mesures, tout se passe comme si nous avions vécu des durées propres identiques. C’est cette imprécision qui nous autorise à oublier tout ce qui vient d’être énoncé et à parler de « durées » qui sont communes à nous tous ; et qui peuvent, à la précision de nos mesures, être mises en correspondance avec une chronologie commune également : celle du temps universel. Ainsi est établie la pertinence (toujours approximative) de ce dernier sur notre planète.

    Quoi qu’il en soit, la durée propre d’une histoire est toujours bien déterminée et (en principe) mesurable, dans tous les cas (relativiste ou non). Nous verrons plus bas qu’elle est déconnectée de toute chronologie (sauf, encore une fois, pour des mesures suffisamment approximatives).

    2.4] Notions complémentaires

    De nombreuses autres notions sont associées à celle de temps : évolution, mouvement, déterminisme, « flèche » ou irréversibilité. Quelques-unes sont largement détaillées dans d’autres parties de cet ouvrage mais toutes méritent quelques remarques sommaires :

    – Le déterminisme n’est pas une propriété du temps. La physique newtonienne et la mécanique quantique sont par exemple deux théories qui font usage de la même notion de temps. La première est déterministe. La question n’est pas tranchée pour la seconde mais beaucoup la considèrent comme non déterministe : les deux notions contraires peuvent coexister en accord avec la même notion de temps. Elles en sont dissociées. Par ailleurs, les lois de la physique einsteiniennes sont déterministes, alors que le temps n’y est pas défini.

    – Une évolution est souvent décrite en termes temporels et c’est même l’un des principaux usages du temps. Les physiciens ont cependant appris à décrire l’évolution d’un phénomène en faisant abstraction du temps. C’est sans doute peu commode et déroutant dans les situations habituelles, mais indispensable dans les situations relativistes. Par ailleurs, même dans un contexte où le temps est supposé exister, il ne constitue pas nécessairement le meilleur outil pour repérer une évolution¹⁰.

    – Le terme de flèche du temps est souvent évoqué, et plus ou moins identifié à la notion d’irréversibilité. Nous appréhendons sans aucun doute le temps comme « fléché ». Mais il n’est pas certain que la distinction entre ses deux directions, passé et futur, ait un sens objectif, indépendant de l’observateur (c’est un sujet de débat). La principale distinction, pour nous, c’est que nous n’avons aucun souvenir du futur. La flèche du temps est-elle due à autre chose que notre mémoire ? Question ouverte !

    – L’irréversibilité ne prend son sens que grâce à la flèche du temps. En physique, elle se manifeste comme une propriété (possible), non pas du temps, mais des phénomènes qui s’y déroulent. Dans le cadre temporel le plus simple, celui de la physique newtonienne, nous observons aussi bien des phénomènes réversibles (les mouvements orbitaux des planètes) que des processus irréversibles (le sucre dans le café). Il semble d’ailleurs plus convenable de déclarer que l’irréversibilité n’est même pas une propriété des phénomènes, mais du regard que nous portons sur eux. Débat ouvert, là encore !

    3] Situations relativistes, ou non

    3.1] Situation non relativiste

    Dans notre vie courante, les trois notions fondamentales – chronologie, causalité et durées – apparaissent en parfaite correspondance. Cette correspondance justifie la définition du temps qui en constitue la synthèse, et en autorise l’utilisation. Il en est de même en pratique, tant que l’on considère une situation non relativiste, ce qui définit précisément le domaine d’application de la physique newtonienne. Une situation non relativiste se caractérise par trois conditions : 1° aucune vitesse importante n’est en jeu (en comparaison de la vitesse de la lumière, c) ; 2° aucun champ gravitationnel intense n’est impliqué ; 3° mesures et observations sont accomplies avec une précision limitée. La précision définit la portée des termes « importants », « intense » dans les conditions précédentes. Par exemple, si les vitesses atteignent 1 % de c, la situation pourra être considérée comme non relativiste à condition de se limiter à une précision inférieure à 1 % également pour toutes les mesures.

    Toutes ces conditions sont vérifiées dans la vie courante, et pour des expériences ou observations de physique pas trop sophistiquées, où tout se passe comme si le temps existait. En physique des particules, la première condition n’est à peu près jamais vérifiée, à cause des très grandes vitesses, artificielles (dans les accélérateurs) ou naturelles (par exemple dans les rayons cosmiques¹¹). Dans le domaine spatial (navigation ou télécommunications), la précision nécessaire fait que ces conditions ne sont en général pas vérifiées. C’est par exemple le cas pour décrypter le système GPS. Elles ne le sont pas non plus (sauf rares exceptions) en astrophysique et en cosmologie. Par exemple, la durée réelle (durée propre, celle que mesurerait une horloge sur place) d’un processus astrophysique n’a rien à voir avec la durée que nous en percevons. La différence est exprimée par ce que l’on appelle décalage spectral¹². Enfin, les horloges atomiques les plus récentes atteignent aujourd’hui une précision extrême (10-14 s). À cette précision, presque toute expérience de laboratoire devient non relativiste et interdit de parler de l’écoulement du temps même à l’échelle d’un laboratoire terrestre.

    3.2] Relativité et temporalité

    Si le temps n’existe pas en physique einsteinienne, certaines notions en rapport à la temporalité y sont cependant bien définies.

    Chronologie. Dans certaines situations, il est tout simplement impossible de définir une chronologie et/ou d’assigner des dates aux évènements. Il ne s’agit pas d’une impuissance à connaître la date d’un événement, mais vraiment de considérer qu’il soit possible de lui en assigner une ; différentes tentatives de datation assigneraient plusieurs « dates » différentes et incompatibles à un même événement.

    Les situations les plus courantes permettent cependant l’adoption d’une chronologie. Mais cela peut être accompli d’une infinité de manières : chacun peut choisir la sienne, mais il sera impossible de s’accorder : pour deux événements A et B bien définis, un observateur déclarera A antérieur, un autre B antérieur ; tandis que A et B seront simultanés pour un troisième. Aucun ne peut prétendre à une meilleure légitimité et la notion de chronologie perd tout sens objectif et devient inopérante.

    Causalité. Ceci n’empêche pas qu’une structure causale est toujours parfaitement définie ; et elle constitue sans doute la propriété la plus fondamentale de l’espace-temps. L’ordre causal ne correspond cependant à aucun ordre chronologique. Il s’agit d’un ordre non pas total mais partiel : étant donné deux événements A et B, il est possible que ni A → B, ni B → A ne soit vrai ; dans ce cas, les deux événements sont causalement déconnectés (cette possibilité n’existe pas en physique newtonienne).

    Durées propres. La durée propre d’une histoire, d’un processus, est toujours parfaitement définie. C’est celle que ressent (mesure) un observateur (un instrument) qui vit cette histoire, qui participe à ce processus. Mais la durée propre d’une histoire n’a aucune pertinence pour qui n’y participe pas effectivement. Et elle n’a rien à voir avec une quelconque chronologie : ce n’est pas la différence entre les dates de sa fin et de son début (la valeur de cette différence varie d’ailleurs d’une chronologie à l’autre), mais elle dépend de la totalité de l’histoire. Le physicien Paul Langevin avait imaginé une situation extrême illustrant cette dépendance, en imaginant deux frères jumeaux dont l’un part accomplir un voyage spatial (rapide) : départ le 1er janvier 2013 ; retour le 1er janvier 2014. Le jumeau voyageur a vécu, entre départ et retour, une durée de dix mois et non pas douze comme son jumeau sédentaire. Une confrontation avec de telles valeurs exigerait une technologie du voyage spatial hors de notre portée aujourd’hui ; mais cette expérience a été réalisée des millions de fois avec des particules et a confirmé sans ambiguïté le point de vue einsteinien.

    Pas de relations non plus entre les durées propres et l’ordre causal. D’une certaine manière, les deux notions apparaissent comme deux volets indépendants et complémentaires¹³ de la structure de l’espace-temps¹⁴.

    3.3] Physique et temporalité

    Ce sont aujourd’hui les théories relativistes einsteiniennes qui décrivent le mieux la réalité du monde. Nul ne peut savoir si d’autres ne viendront prendre leur place dans un futur plus ou moins proche. Il peut être important toutefois de souligner leur parfaite cohérence, du point de vue de tout ce qui touche aux questions temporelles. Même dans les situations les plus inhabituelles, l’analyse qu’elles en permettent ne heurte à aucun moment la logique, bien au contraire. Le côté apparemment « paradoxal » parfois prêté à certaines situations relativistes (telle par exemple celle des jumeaux des Langevin) n’est que la conséquence de tentatives d’en rendre compte en utilisant une notion de temps périmée. Nous avons appris que vouloir analyser les processus naturels (sauf les situations « non relativistes » évoquées plus haut) avec la notion de temps conduit nécessairement à des absurdités. C’est d’ailleurs Kurt Gödel, sans doute l’un des plus grands logiciens de l’époque moderne, qui a le plus insisté sur l’impossibilité de toute notion de temps en physique relativiste.

    La notion de temps montre une grande pertinence pour évoluer dans notre environnement proche : elle représente une approximation commune et commode de la réalité. Mais n’oublions pas que sa validité n’est que subjective ; qu’elle caractérise un regard personnel que nous portons sur le monde, et non le monde lui-même. Pour la physique de précision, la navigation spatiale, l’astrophysique, la cosmologie, nous pouvons le plus souvent appliquer certaines notions qui ressemblent au temps (le temps cosmique en cosmologie par exemple). Mais il serait trompeur d’évoquer un temps qui s’écoule dans l’univers. D’ailleurs ces domaines (et davantage encore les spéculations de la physique moderne) nous confrontent également à des situations où plus aucune notion qui ressemblerait au temps ne montre de pertinence.

    Insistons enfin sur le fait que la vision einsteinienne n’est pas une simple vue de l’esprit, une manière différente de nommer les choses. Si l’on croit à son message, c’est-à-dire si l’on croit que la physique nous dévoile quelque chose de la nature du monde, cela implique que toute réflexion de nature « philosophique » doit écarter l’idée d’un temps objectif qui s’écoulerait dans l’univers. Et que si l’on admet l’idée d’une réalité objective du monde, le temps ne peut en faire partie.

    Notes

    [1] Historiquement, c’est d’abord en se rendant compte de l’impossibilité de définir une notion de simultanéité qu’Einstein en est arrivé à remettre le temps en question.

    [2] Par convention, un événement simultané est classé également comme à la fois antérieur et postérieur.

    [3] D’où la difficulté de soutenir une position « présentiste » qui voudrait déclarer que seul le présent existe.

    [4] Voir par exemple M. Lachièze-Rey, Voyager dans le temps : la physique moderne et la temporalité, Seuil, 2013.

    [5] Pour être un peu plus raffiné, on tiendra compte de la vitesse de dissémination des éléments chimiques expulsés par la supernova, mais l’idée demeure.

    [6] Pour A et B simultanés, on déclare par convention que A → B et B → A.

    [7] Voir par exemple Voyager dans le temps : la physique moderne et la temporalité, op. cit.

    [8] Voir dans le présent ouvrage le chapitre « Temps : Échelle des durées chronomètres ».

    [9] Ndé : sur d’autres difficultés conceptuelles de la notion de causalité, on peut se reporter à P. Charbonnat, « Vers un déterminisme libéré de la cause », in F. Pépin & P. Charbonnat (dir.), Le déterminisme entre sciences et philosophie, Éditions Matériologiques, 2012.

    [10] Voir dans le présent ouvrage le chapitre « Temps : échelle des durées chronomètres » ; c’est par exemple le cas en cosmologie.

    [11] On peut observer pendant plusieurs minutes un muon, dont la durée de vie (durée propre) est de l’ordre de la microseconde.

    [12] Le terme « spectral » fait allusion à la manière dont ce décalage est mesuré ; mais le décalage constitue bien la manifestation, dans les théories einsteiniennes, de la non-existence du temps.

    [13] Un peu de la même manière que la notion de forme et la notion de couleur : on peut définir la forme d’un objet sans allusion à sa couleur, et réciproquement. Prises ensemble, les deux caractérisent presque complètement l’objet. De même les deux notions de causalité et de durées propres caractérisent la structure (la forme) de l’espace-temps (mais en aucune manière d’un temps).

    [14] Certains physiciens examinent la possibilité de théories alternatives (réseaux causaux) où l’espace-temps posséderait une structure causale bien définie, mais où aucune durée propre ne serait définie.

    [Chapitre 2]

    Changement, transformation, évolution, historicité

    Guillaume LECOINTRE, Muriel GARGAUD, Marc LACHIÈZE-REY, Giuseppe LONGO, Alain PAVÉ

    1] L’évolution au sens commun

    Le terme « évolution » s’applique au changement en train de se produire au sein d’un certain système (maladie, société, conjoncture, système Terre, etc.). C’est ce changement que l’on cherche à tracer, à suivre, à surveiller dans son cours, sans référence à un processus particulier (voir encadré 1).

    Encadré 1. « Évolution » provient du latin volvere qui désigne la variation d’un système au cours du temps, un « déroulement » dont on peut suivre la progressivité. Au XIIe siècle le mot donne « révolution » en astronomie, et au XVIIe il désigne un changement politique, mais cette fois-ci brutal. Au XVIIIe siècle Charles Bonnet utilise le mot « évolution » pour désigner le développement organique de l’individu, ce qu’on appelle aujourd’hui son développement embryonnaire. Bonnet est préformationniste, et son « évolution » désigne alors le déploiement de ce qui est déjà contenu en germe. Typiquement, pour les préformationnistes du camp des « spermatistes », l’homoncule contenu dans les spermatozoïdes se déployait – évoluait – dans la matrice nourricière de la mère. La généralisation de ce mot, opérée par Herbert Spencer, à partir de la « transmutation » de Charles Darwin, trahit le concept. En effet, chez Darwin l’évolution n’est certainement pas le déploiement de ce qui est contenu en germe, mais au contraire le résultat de nombreuses variations fortuites, permanentes et pas nécessairement bénéfiques à leurs porteurs, triées par un milieu qui, lui-même, subit des modifications contingentes... Entre-temps, et dès 1832, Charles Lyell avait utilisé le terme en géologie.

    En ce sens très général, l’évolution s’applique à tout ce qui change, et donc à toute matière, puisque tout ce qui est matériel change par définition. Notre monde réel est en mouvement perpétuel : la montagne que nous regardons est en train de perdre des particules par l’action du ruissellement et du vent ; en respirant, je perds des atomes de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; je perds des cellules en permanence tout en les renouvelant ; les générations se suivent et ne se ressemblent pas complètement, etc. Le terme « évolution » au sens de changement est donc très imprécis. Il désigne la dynamique même de la matière. Il s’applique universellement, de l’évolution de l’univers à celle d’une réaction chimique ou celle d’une décroissance radioactive.

    On ne confondra pas pour autant « évolution » et « historicité ». L’historicité est une qualité particulière d’un objet d’étude qui a retenu les traces de son changement, si tant est que nous sachions les lire. L’historicité, sur laquelle nous reviendrons, est conçue rétrospectivement, tandis que l’évolution d’un système est conçue dans le cours de son processus.

    Cependant, le mot « évolution » au sens général de « changement » est souvent confondu avec récit. En parlant d’évolution de la vie, ou de l’univers, nous nous référons en effet le plus souvent à une histoire à raconter, pas à un processus de changement en cours. Il y a donc confusion entre connaissance des mécanismes du changement et reconstitution des événements passés. Il s’agit là de l’une des confusions les plus générales (voir encadré 2). C’est pourquoi nous distinguerons bien l’« évolution » de l’« historicité ».

    Encadré 2. Dans les couches du Silurien de Chine on découvrait en 2010 Entelognathus primordialis. Ce fossile de placoderme, une fois analysé, allait faire l’objet d’une publication dans Nature car son anatomie bouleverse les relations d’apparentement entre les grandes lignées de vertébrés à mâchoires : placodermes, chondrichthyens, acanthodiens, actinoptérygiens et sarcoptérygiens. La découverte spectaculaire résidait dans le fait que ce placoderme présentait des os mandibulaires d’ostéichthyens, en lieu et place des plaques gnathales des placodermes. Sa position phylogénétique implique le fait que chondrichthyens actuels, ostéichthyens et acanthodiens ont dû subir de par le passé des réductions osseuses, si bien que nous serions des placodermes ayant perdu leur armure faite de plaques osseuses. Voici comment cette réinterprétation était titrée sur la toile, selon un glissement progressif du sens donné au mot évolution :

    Chap2-fig-encadre-2

    Dans le grand public, le mot « évolution » réfère à toute une série de concepts mélangés : un processus particulier par lequel les espèces biologiques se transforment (on fait allusion souvent à la sélection naturelle) ; la théorie générale de la biologie et de la paléontologie ; le déroulement de l’histoire de la vie (et éventuellement celle de la Terre, plus rarement étendue à celle de l’univers) ; l’image d’un arbre montrant le déploiement généalogique du vivant ; la marche vers le progrès, etc.

    On glisse ainsi progressivement du discours scientifique au discours des valeurs. Car curieusement, le verbe « évoluer » appliqué au champ socio-politique est généralement teinté de positivité : quand on dit que quelqu’un « n’a pas évolué », c’est souvent pour souligner un retard regrettable.

    Pour des professionnels des « sciences de l’évolution », l’évolution n’est pas seulement un déploiement ou un changement. L’évolution est le nom usuel que l’on donne à la théorie générale de la biologie, de l’anthropologie et de la paléontologie. Parmi les outils de cette théorie, les professionnels disposent de processus particuliers de stabilisation temporaire des changements acquis : ceux, par exemple, de la dérive génétique (dans certaines conditions d’effectifs réduits) et de la sélection naturelle.

    C’est ici que l’on voit poindre un paradoxe. Il est courant de penser que le rôle des « sciences de l’évolution » serait d’expliquer le changement. Or, son rôle n’est pas d’expliquer comment ça change, mais au contraire comment ça ne change pas... malgré le changement ! On a bien parlé ci-dessus de « stabilisation temporaire des produits du changement ». La sélection naturelle est un mécanisme qui, dans un milieu stable pour un temps, génère du semblable, du régulier, parce que seules certaines combinaisons sont possibles dans ce milieu-là. Si nous assignons erronément à l’évolution le rôle d’expliquer le changement, c’est que nous prenons comme point de départ les régularités du monde réel, et plus particulièrement celles du monde biologique. Ainsi, nous trouvons rassurant de partir d’un monde fait de repères stables : les chiens font des chiens et les chats font des chats. Les organes sont « bien faits » : ils ont des formes adéquates aux fonctions qu’ils remplissent. Il faut alors expliquer comment et pourquoi ça change dans ce monde que nous croyons bien ordonné. En conséquence, on voit alors dans les librairies, d’un côté, des livres sur la biologie qui décrivent ce monde bien ordonné, et de l’autre des livres sur l’évolution qui montrent le changement. Comme si on pouvait expliquer les régularités sans le changement ! Or, en biologie, la régularité ne se maintient que grâce à la variation permanente, un flot continu de changements renouvelant les combinaisons parmi lesquelles vont prospérer celles qui trouvent convenance, comme le disait déjà Pierre Louis Moreau de Maupertuis. Comme si on pouvait avoir les faits d’un côté, et la théorie de l’autre... Peut-on séparer un livre décrivant les trajectoires et les vitesses de chute des corps (cuillères, enclumes, plumes, boulets de canon, etc.) d’un autre qui décrirait la loi d’attraction universelle ? Pourrait-on comprendre scientifiquement les objets du monde réel sans connaître la dynamique de leur changement et le cours historique passé de ces changements ? Une telle séparation, entre la description des objets et de leur fonctionnement d’une part ; et de l’autre la théorie de leur origine et de leur changement, est catastrophique pour la connaissance biologique, paléontologique, anthropologique et sociale, et pour la compréhension que le public en a. Elle reflète nos présupposés platoniciens, fortement relayés dans le contexte francophone par la puissance de l’héritage de la physiologie de Claude Bernard et de la biologie de Louis Pasteur, modèles de sciences biologiques. Comment en effet comprendre « comment ça marche » sans s’intéresser à « d’où ça vient » ? Cette interrogation concerne toutes les grandes questions de la biologie contemporaine : l’émergence des niveaux d’intégration, l’origine du vivant, de la conscience, du langage, pour ne citer que quelques exemples.

    Renversons la biologie des cinquante dernières années : ce qui est premier dans le monde réel est le changement. Il se manifeste en tout temps, en tout lieu, à tous les échelons de la matière et de ses propriétés émergentes. Le changement fait office de loi. Le rôle des sciences de l’évolution n’est pas tant d’expliquer le changement fondamental (la physique et la chimie s’en chargent aux échelles qui les concernent), mais au contraire d’expliquer comment, en dépit des changements, on enregistre tout de même des régularités à certaines échelles. C’est la façon dont Charles Darwin questionnait les êtres biologiques, et le processus de sélection naturelle (qui partait de variations fortuites) était chez lui la source de régularités. Mais nous l’oublions régulièrement.

    2] La transformation et l’évolution : un chassé-croisé

    Pour désigner le changement des espèces, on a parlé de « transformation » avant de parler d’« évolution » au XIXe siècle. La notion de « transformation » induit l’idée que la forme change. On est donc en face d’objets suffisamment structurés pour pouvoir changer de forme. Certains termes se rapprochent étymologiquement de cette notion : le métamorphisme en géologie, la réaction en chimie, la transformation des espèces au cours du temps en biologie lamarckienne. Ces termes désignent explicitement des changements de forme sans référence à un processus particulier qui les génère. Excepté dans le dernier cas car, dans un contexte francophone, le terme de « transformisme » réfère implicitement au cadre théorique proposé en 1809 par Jean-Baptiste Lamarck. On peut alors s’étonner que le champ d’application des termes « transformation » ou « transformisme » ne concerne pas le développement embryonnaire. En effet, est-il un meilleur endroit pour observer des changements de forme que le développement d’un embryon ? Curieusement, le terme d’évolution lui avait été initialement préféré (voir encadré 1).

    3] L’évolution au sens restreint

    Première caractéristique d’un processus d’« évolution » au sens restreint, celui qui a cours dans les champs biologique et social : une variation fortuite, et même une variation induite, ne se font pas nécessairement au bénéfice de la structure qui la subit (principe de variabilité). Il s’agit de la reconnaissance pleine et entière du changement spontané de toute matière et des propriétés émergentes qui en émanent. Seconde caractéristique : la structure a la capacité, au moins potentielle, de transmettre le changement subi à une structure semblable (principe d’héritabilité). Il faut prendre ici l’héritabilité au sens le plus large possible. La transmission de conformation d’une protéine prion à sa voisine par contact est une forme d’héritabilité. L’apprentissage d’une langue ou de traditions culinaires est une forme d’héritabilité.

    Arrivés là, il ne faut s’attendre à aucune stabilisation. La variation biologique indéfiniment produite se manifeste par des fluctuations de fréquence des versions (appelées aussi variants). Pour qu’un variant se stabilise, c’est-à-dire atteigne une fréquence de 100 % sur ses covariants au même trait, et qu’une nouvelle régularité s’établisse, il faut deux conditions alternatives.

    Soit l’effectif des entités est minime. On peut alors voir un variant atteindre une fréquence de 100 % (et les variants alternatifs s’éteindre) juste par hasard. Ce sont les effets stochastiques des fluctuations de fréquence en effectif réduit, que l’on peut parfaitement illustrer avec des tirages répétés de boules dans une urne contenant peu de boules de deux couleurs. Cependant, si l’effectif est important, les fréquences vont fluctuer indéfiniment de génération en génération. C’est ce qu’on appelle la dérive.

    Soit le milieu présente des paramètres contraignants. Si la contrainte est défavorable à la capacité de transmission pour l’un des variants (l’une des versions), alors ce dernier transmettra moins que les variants alternatifs au même trait et finira par disparaître. Si la contrainte renforce le nombre de transmissions, la fréquence du variant augmentera aussi longtemps que la contrainte durera, jusqu’à atteindre 100 %. La propriété exprimée ici est celle de sélectionnabilité. N’oublions pas, au demeurant, que la fréquence de 100 % une fois acquise pour un variant n’empêche nullement la variation spontanée de se manifester à nouveau à son détriment. Rien n’est figé. Reste à savoir si la nouvelle version sera ou non aussi avantageuse que la précédente.

    Ce principe explique l’existence, malgré le changement permanent, de versions qui nous paraissent régulières parmi les entités naturelles et leurs propriétés émergentes. Les paramètres du milieu trient, en quelque sorte, la variation. La sélection naturelle est susceptible de se manifester dès qu’une forme d’héritabilité est acquise. Par exemple, en biologie, nous avons longtemps été rétifs à reconnaître la variabilité génétique au sein du soma (c’est-à-dire parmi les cellules corporelles). C’est maintenant chose acquise, des processus de génération des anticorps¹ à ceux de la neurogenèse chez l’adulte. Une cellule somatique différente de sa voisine émet par mitose deux cellules filles auxquelles elle transmet le fruit de sa variation. Un processus de sélection naturelle est donc à l’œuvre en nous-mêmes, et il n’y a plus un mécanisme d’évolution séparé pour les individus et un autre pour les espèces. Ce sont les mêmes mécanismes à tous les échelons du vivant.

    Les corps biologiques et les entités sociales qui en émergent manifestent des propriétés qu’on ne voit pas en physique ou en chimie. Ces entités présentent des processus générateurs de hasard qui produisent de la diversité. Cette diversité multiplie le nombre de « versions disponibles », à un moment où la population traverse des conditions de l’environnement particulièrement difficiles. C’est le « hasard endogène ».

    Par exemple, le mécanisme a bien été décrit au sujet des gènes codant les protéines réparatrices des mésappariements de l’ADN, appelés gènes mut chez la bactérie Escherichia coli. Une mutation de ces gènes engendre une diminution, ou une suppression, de la capacité à réparer les mésappariements des bases entre l’ADN résidant et l’ADN importé, lors des transferts horizontaux d’ADN entre bactéries. Il s’ensuit un taux accru de mutations « enregistrées » dans le génome. Ceci entraîne un accroissement de la variabilité génétique, permettant à la population d’explorer davantage le champ des possibles. Au prix de nombreuses morts individuelles, de nombreux essais-erreurs favorisent l’apparition fortuite de variants mieux outillés face aux conditions présentes du milieu, jusqu’à ce que l’allèle sauvage du gène mut soit réacquis, bloquant à nouveau le système. On parle alors de « sauts adaptatifs » des populations bactériennes, par « bouffées ». Autre mécanisme générateur de hasard, les transpositions génétiques massives dans les cellules-souches neurales de l’hippocampe humain créent de la diversité cellulaire lors de la neurogenèse adulte. Cette diversité est ensuite sélectionnée vers le phénotype de cellule gliale ou celui de neurones dont les capacités seront, elles aussi, sélectionnées. Les mécanismes générateurs de fortuité avaient été déjà décrits dans les années 1980 à travers les recombinaisons génétiques des gènes VH expliquant l’incroyable diversité des anticorps qu’un individu allait être susceptible de produire au cours de sa vie. Sans parler des mécanismes générateurs de diversité qui semblent s’amplifier à mesure qu’on monte dans les niveaux d’émergence.

    Une fois sortis de cinquante années d’une biologie très centrée sur le gène, nous considérons le gène comme un partenaire (et non plus un notaire ou un régisseur) dont les capacités se limitent à des impulsions. L’héritabilité peut être étendue aux domaines linguistique, technique, culturel et social. Cela nous mène à penser l’évolution comme celle des entités génératrices de hasard, sans s’encombrer des anciennes oppositions entre nature et culture. Cette évolution-là s’applique aux domaines biologique, cognitif, psychologique, anthropologique, social², et ne s’applique pas, en revanche, aux entités minérales, chimiques, géologiques ou astronomiques. La raison tient à ce que ces dernières suivent des trajectoires déterministes incluses dans des environnements contingents (dont la marque leur confère une certaine historicité), mais sans héritabilité des changements subis ni mécanismes intrinsèques générateurs de variabilité. Au demeurant, la chimie prébiotique doit se préoccuper d’héritabilité des structures et de mécanismes générateurs de diversité si elle veut expliquer l’apparition de la vie³.

    4] Transitions critiques

    Ayant brossé à grands traits ce qui est propre à une « évolution » au sens restreint, on peut s’intéresser à des transitions critiques qui expliquent pourquoi cette évolution est applicable dans certaines disciplines scientifiques et pas d’autres. Sédimentons les objets du monde réel et leurs propriétés afin de dégager les propriétés cumulées :

    Couche 1. Objets des sciences nomologiques (atomes, petites molécules, objets stellaires, minéraux, roches, etc.) : ils n’ont pas de transmission ni d’héritabilité, ni de mécanismes internes générateurs de hasard. Si l’on connaît l’état initial, et les conditions de l’environnement, on peut prévoir le résultat de leur « évolution » grâce aux lois de la physique et de la chimie. Le réductionnisme physico-chimique est opérant.

    Couche 2. Objets pourvus de variabilité intrinsèque et d’héritabilité : l’état initial et les conditions de l’environnement ne permettent pas de prévoir le résultat de l’évolution à une certaine échelle (celle de l’individu). On peut cependant prévoir de grossières tendances, des régularités estimées par des probabilités (et qui ne valent que tant que les conditions de l’environnement ne changent pas). Cette couche va des grosses protéines abiotiques aux populations animales et végétales en passant par les cellules. Le réductionnisme physico-chimique n’est que partiellement opérant.

    Couche 3. Couche proprement informationnelle : l’héritabilité concernant le langage, l’apparition des mythes⁴, les entités qui assurent leur cohésion par des symboles. L’héritabilité est inscrite dans le temps de vie des entités vectrices. Cela signifie que l’information ne change pas tandis que son support peut changer, mais ces supports ont une longévité qui est celle des individus biologiques.

    Couche 4. Apparition de l’écriture (suite de la couche informationnelle). Il existe ici une projection intergénérationnelle (une mémoire) des productions : l’héritabilité dépasse le temps de vie des entités vectrices. Nous savons déchiffrer les hiéroglyphes des sociétés égyptiennes antiques. L’information ne change pas tandis que son support peut changer, mais les supports ont une pérennité qui dépasse largement celle des individus biologiques.

    Entre la couche 1 et la couche 2 se situe l’apparition de la vie et des sociétés ; entre la couche 2 et la couche 3, l’apparition de l’information (au sens rigoureusement défini, dans chapitre « L’information »), de l’abstraction, des symboles et des mythes. Entre la couche 3 et la couche 4, l’information dépasse les capacités individuelles des corps biologiques et des entités sociales vectrices.

    5] Historicité

    L’historicité d’un objet, ou d’une entité, se manifeste lorsque l’entité porte une trace décelable des étapes par lesquelles elle est passée au cours de ses transformations successives. Cette trace n’est interprétable en termes d’histoire que par une approche comparative. Une entité ne raconte pas elle-même son histoire. C’est la comparaison de ses parties avec les parties similaires d’une entité semblable qui permet, par contraste, de reconnaître le changement. L’histoire minimale ne se raconte qu’après avoir comparé un état présumé antérieur du monde avec un état présumé postérieur.

    Cela nous amène à un point important. Pour qu’une entité puisse être chargée d’historicité, il faut qu’elle soit composée de parties identifiables et comparables. L’historicité requiert donc la complexité, pour autant que l’on puisse définir cette dernière. En effet, dès lors que les particules élémentaires s’assemblent entre elles (si elles le peuvent), les

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