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100 000 dollars pour l'Everest: Un thriller de montagne haletant
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Livre électronique558 pages7 heures

100 000 dollars pour l'Everest: Un thriller de montagne haletant

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À propos de ce livre électronique

« L’Everest, pour des mecs qui n’en ont rien à battre de la montagne, y’a pas pire châtiment ! » 

Basile, un guide d’origine citadine reconverti en éducateur de rue, les a prévenus. Mais avec une prime de 100 000 dollars à la clé, Freddo, Karim et Kevin qui n’ont jamais mis les pieds en montagne, sont prêts à prendre tous les risques. C’est précisément ce qu’escomptait le président Laurier, sponsor de cette expédition improbable. Il espère ainsi venger sa fille Caroline qu’ils ont sauvagement agressée dans le RER.   Pour Basile, il s’agit d’un double challenge : ramener les trois voyous sains et saufs, et les conduire sur le chemin de la rédemption par la montagne. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est la rencontre à huit mille mètres d’altitude avec un alpiniste en perdition et les conséquences dramatiques de sa décision... Parfois, les hommes sont plus dangereux que la montagne, car la montagne ne connait ni haine, ni vengeance.

Un roman à couper le souffle !

EXTRAIT

Denfert-Rochereau 22h33

Après un bref signal sonore suivi d’un chuintement, les portes de la rame se ferment dans un claquement brutal. Les panneaux publicitaires de la station Denfert-Rochereau commencent à défiler de plus en plus vite avant de passer au noir. Cyril consulte sa montre : dix heures et demie. Encore une vingtaine de stations avant Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Le temps de sauter dans la voiture garée sur le parking de la gare – Caroline, qui vient tout juste d’avoir son permis, n’a pas osé s’aventurer seule jusqu’à Roissy –, ils devraient être à destination avant minuit. C’est par Florian, un copain de promo, qu’il a connu la famille Laurier. Invité à Saint-Tropez l’été dernier, il est tombé sous le charme de la petite sœur. Un coup de foudre immédiat et réciproque. Depuis, ils se téléphonent plusieurs fois par jour, même lorsqu’ils sont à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, comme ces dernières semaines où Cyril a dû s’exiler aux USA pour son stage de fin d’année – passionnant !

Les Américains sont décidément des gens formidables. Et généreux… Dans la poche intérieure de son blouson, l’enveloppe est épaisse. Des dollars. Un gros paquet !

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Une expédition tissée de vengeances et de dangers. Une sorte de thriller illustré par de véritables drames qui montrent, qu'en montagne, les hommes sont prêts à prendre tous les risques. - France Info

À PROPOS DE L’AUTEUR

Après deux romans à succès, Yves Ballu, auteur reconnu et primé par tous les jurys de littérature de montagne (Grand Prix de la littérature sportive, palme d’or du festival de Trente, Prix de l’Alpe, deux fois Grand Prix du salon du livre de Passy, etc.) confirme son art consommé du thriller de montagne, un genre qu’il a profondément renouvelé au point de devenir une référence en la matière. Puisant ses ingrédients dans l’histoire de l’alpinisme, les accommodant avec une maîtrise jubilatoire du suspense, il vous emmènera très haut et très loin... et certainement pas là où vous pensiez le suivre, dans ce roman tour à tour drôle et triste, tendre et puissant, étonnant, détonnant.
LangueFrançais
ÉditeurMontblanc
Date de sortie27 juin 2014
ISBN9782511023907
100 000 dollars pour l'Everest: Un thriller de montagne haletant

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    Aperçu du livre

    100 000 dollars pour l'Everest - Yves Ballu

    PREMIÈRE PARTIE

    1

    Denfert-Rochereau 22h33

    Après un bref signal sonore suivi d’un chuintement, les portes de la rame se ferment dans un claquement brutal. Les panneaux publicitaires de la station Denfert-Rochereau commencent à défiler de plus en plus vite avant de passer au noir. Cyril consulte sa montre : dix heures et demie. Encore une vingtaine de stations avant Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Le temps de sauter dans la voiture garée sur le parking de la gare – Caroline, qui vient tout juste d’avoir son permis, n’a pas osé s’aventurer seule jusqu’à Roissy –, ils devraient être à destination avant minuit. C’est par Florian, un copain de promo, qu’il a connu la famille Laurier. Invité à Saint-Tropez l’été dernier, il est tombé sous le charme de la petite sœur. Un coup de foudre immédiat et réciproque. Depuis, ils se téléphonent plusieurs fois par jour, même lorsqu’ils sont à des milliers de kilomètres l’un de l’autre, comme ces dernières semaines où Cyril a dû s’exiler aux USA pour son stage de fin d’année – passionnant !

    Les Américains sont décidément des gens formidables. Et généreux… Dans la poche intérieure de son blouson, l’enveloppe est épaisse. Des dollars. Un gros paquet !

    Caroline vient se nicher dans le creux de son épaule. Il retrouve le parfum subtil de ses cheveux – sous-bois, cassis, vanille ?… non, c’est beaucoup plus simple : juste un avant-goût d’intimité. Ils vont bientôt se retrouver seuls. Enfin, presque seuls… Caroline adore les animaux de compagnie : hamsters, cochons d’Inde, souris blanches… Elle leur parle. Et elle est sûre qu’ils la comprennent. Quand elle se met au clavecin, elle prétend qu’ils l’écoutent ! Cyril aussi aime le clavecin. Il adore la voir effleurer le clavier aux touches noires avec une précision et une délicatesse qui donnent au Petit Livre d’Anna Magdalena une sensualité inattendue. Impossible d’aimer Caro sans aimer Bach ! En arrivant, il lui offrira ses cadeaux. Le sac de voyage contient plusieurs surprises… Ensuite, bain de minuit dans la piscine, avec la magie des projecteurs qui transforment les gouttes d’eau en cristaux luminescents : son et lumière… Et Caro, ruisselante… La force de son désir l’étourdit.

    Cité universitaire 22h35

    Un groupe d’étudiants quitte la rame. Du coup, il ne reste plus grand monde. Un type dort un peu plus loin, effondré sur un sac de sport crasseux, un autre, cravaté, genre « cadre dynamique » ou représentant de commerce, est absorbé dans la lecture du Monde. Une vieille dame tricote en racontant sa vie à un interlocuteur invisible. Derrière elle, sur des strapontins, deux jeunes filles sont en grande discussion. Debout contre le poteau central, un gaillard, taillé comme un deuxième ligne de rugby, mâche un chewing-gum avec application en lisant L’Équipe. Tout au fond, un couple de touristes japonais immobiles et silencieux, telles deux statues de cire. Tandis que les secondes s’effilochent, le silence est brusquement déchiré par un bruit de cavalcade accompagné de hurlements. Juste avant que les portes ne se referment, un groupe d’énergumènes s’y engouffre.

    Ils sont trois. Le plus grand est vraiment grand – et massif. Taille molosse : un bon mètre quatre-vingt-dix. Cheveux frisés, visage poupon, il porte un haut de survêtement Lacoste, un jean baggy et des Nike Requin fluo. Il parcourt la voiture d’un regard circulaire, fixant successivement chacun des passagers.

    — Wesh ! C’est mort ici !

    Cyril détourne les yeux. Pourvu qu’ils ne viennent pas s’installer par ici… Le nouveau venu hésite et se dirige finalement vers les deux filles. Nettement plus petit, l’un de ses comparses, la tête recouverte par la capuche d’un survêtement bleu à bandes jaunes, boit une gorgée de Coca, rote, laisse tomber sa canette, et la shoote en direction des Japonais. Le projectile vient buter contre une valise, aspergeant les chaussures de leurs propriétaires.

    — Oh, Freddo, comment j’l’ai tiré ! En plein dans ses pompes au chinetoque ! Meilleur que Zidane !

    — Laisse tomber, Karim, on est les meilleurs ! Allez, viens par ici, y’a des meufs.

    — Comment on les a niqués les Brésiliens : trois–zéro ! On a gagné ! On a gagné !

    Casquette à l’envers sur une chevelure blond filasse, le troisième individu conclut ses hurlements par un drôle de rire – ça commence comme un gloussement de bébé et ça finit par une quinte de toux. Puis il aspire une ample bouffée de sa cigarette roulée main avant de rejoindre Freddo, déjà installé sur un strapontin face aux jeunes filles. Le dénommé Karim lui emboîte le pas.

    — Salut les crèmes. Vous allez où comme ça ?

    — …

    — Pas causantes, les meufs… Kevin, mets-nous un peu de zique.

    Le type à la casquette esquisse quelques pas de danse en exhibant un volumineux radiocassette qui commence à diffuser un rythme syncopé.

    — Ça déchire, mec ! C’est la guerre !

    Il a beau hurler, sa voix est à peine audible, couverte par la rengaine de son appareil. Et puis arrivent les paroles, martelées, hurlées, distordues – récitatif haineux : « C’est la guerre contre ceux qui nous aiment pas… Les schmitts, les bourgeois, ceux qui nous aident pas… »

    Caroline se redresse :

    — Ils sont complètement fous ! Dis-leur de se taire.

    La litanie venimeuse continue d’égrener son rythme convulsif : « C’estla-guerre—les-mômes-de-Massypal-aiment-la-caillasse—ils-aiment-le-fric-labaise-et-tout-c’qu’est-salace… » Les trois excités reprennent en hurlant : « On aime le fric, la baise et tout c’qu’est salace… »

    Cyril flaire le danger :

    — On descend à la prochaine et on prend un taxi.

    — Attends… Ils vont peut-être se calmer.

    — Comme tu veux.

    — Tu as l’air d’un Américain avec ta casquette.

    — C’est un cadeau.

    — Une copine ?

    — Mais non… c’est mon boss. Il m’a offert la tenue de base-ball des Lakers, tu vois, c’est écrit.

    — Je vois.

    — J’ai même une batte.

    — Ça sert à quoi ?

    — À cogner dans une balle, le plus fort possible pour avoir le temps de courir jusqu’à la prochaine base. Je t’expliquerai.

    Bourg-la-Reine 22h40

    Le couple de Japonais rassemble ses affaires et se dirige vers la porte la plus proche. Après s’être concertées, les deux filles se lèvent également. Freddo n’est pas d’accord :

    — Hé, partez pas, les meufs ! Nous, on descend à Massypal. Y’a une boîte de nuit super cool. Vous connaissez pas la Grange aux belles ? C’est mortel !

    Pourquoi le conducteur ne démarre-t-il pas ? Cyril jette un coup d’œil à sa montre. Cette demi-heure de trajet en RER lui paraît décidément plus longue que la traversée de l’Atlantique ! Et ces petits cons qui bloquent le passage !

    Le sourire poli des deux filles a fait place à un soupir d’exaspération :

    — Laissez-nous passer, s’il vous plaît.

    — Non, mais j’hallucine ! Elles connaissent pas la Grange aux belles !

    Changement de registre :

    — Vas-y Karim. J’en prends une, tu retiens l’autre. Magne-toi !

    En un clin d’œil, les deux malheureuses se retrouvent aux mains des voyous. Des mains qui ne se contentent pas de les immobiliser :

    — Elle est chargée ! Question nibards, c’est du lourd, apprécie Freddo. Qu’est-ce que t’en dis, Kevin ?

    — J’sais pas.

    Les passagers – à peine une demi-douzaine – piquent du nez. Le signal sonore annonce la fermeture des portes. C’est alors que le rugbyman au chewing-gum lève le nez de son journal et se précipite, dégageant dans sa course la mêlée qui encombre le passage. Les filles se retrouvent sur le quai, avec leurs agresseurs qui, déséquilibrés, ont lâché prise. Le dénommé Kevin bloque la porte. Ils hésitent.

    Pas longtemps.

    Tandis que la corne émet un nouveau signal, le lecteur de L’Équipe siffle la fin de la récréation :

    — Vous remontez vite fait. OK ?

    Le conducteur de la rame, qui s’était extrait de sa cabine, voit deux passagers – un grand costaud, les cheveux frisés, et un autre coiffé d’une capuche – réintégrer la rame numéro trois. Il peut enfin démarrer. Freddo tambourine contre les vitres en hurlant :

    — Nique ta mère, fils de pute !

    Cette déjection verbale ne parvient pas aux oreilles de son destinataire, mais c’est sans importance. Il fallait que Kevin et Karim se persuadent que leur chef n’a pas eu peur.

    — Il m’a vénère, ce pédé.

    — Si je le revois, je lui nique sa race !

    — Putain !

    Karim sort un cutter et entreprend de lacérer le dossier d’une banquette. Rien de tel qu’une haine partagée pour resserrer les liens.

    Et les passagers ? Ils ne vont tout de même pas s’imaginer que Freddo s’est fait mettre minable !

    Il les toise d’un regard circulaire. Un type qui ronfle, allongé sur une banquette, une vieille complètement à la masse qui parle toute seule et un nouveau.

    C’est alors que la rame commence à ralentir pour finir par s’immobiliser en rase campagne : « Arrêt momentané en raison d’un incident technique. Prière de ne pas tenter de descendre sur les voies. » Cyril jette un œil à l’extérieur. Une barre d’immeubles surplombe la voie. À travers les rideaux, des fenêtres découpent un rectangle de lumière jaunasse, d’autres laissent filtrer la lueur bleutée des rayons cathodiques. Au deuxième étage, accoudé à son balcon, entre un séchoir à linge et quelques bacs à fleur, un homme en maillot de corps observe. Un accident ?… Il n’a rien entendu. Une tentative de suicide ?… Ça arrive. Il a déjà vu ça aux nouvelles. Mais non, personne ne sort. Une panne ?… Ça peut durer un moment… Il appelle sa femme pour en discuter.

    Freddo se lève, histoire de montrer qu’il est toujours le patron. Tout à coup, il s’immobilise :

    — Hé, vous avez vu, au fond… Y’a encore une meuf.

    C’est précisément ce que redoutait Cyril. Merde ! Le grand con nous a repérés…

    Parc de Sceaux 22h49

    — Caro… tu dors ?

    La tête de Caroline est toujours nichée au creux de son épaule.

    — Caro…

    Elle sursaute :

    — Qu’est-ce qu’il y a ?

    La réponse lui saute aux yeux : un voyou encadré par deux comparses. Elle agrippe le bras de Cyril et lui chuchote à l’oreille :

    — Qu’est-ce qu’ils veulent ? Fais quelque chose, je t’en prie.

    « Fais quelque chose… » Il aimerait avoir la carrure du rugbyman de tout à l’heure pour les dégager d’un coup d’épaule en dehors du RER. « Fais quelque chose… » Il y a bien la batte de baseball dans le sac de voyage. Quatre-vingts centimètres de long : de quoi les tenir à distance.

    Trop risqué.

    Il faut juste gagner du temps. Tenir jusqu’à Massy-Palaiseau. Le paysage défile, visions fugitives de pavillons, de haies, de murs, de talus, de lampadaires, de rues, d’ouvrages d’art en béton et en acier…

    Claquement de langue :

    — Vous avez vu comme elle est fraîche cette belette. Téma ces obus ! Rien que d’y penser, ça me fout la gaule. Allez, Kevin, envoie le son !

    Le radiocassette reprend le récitatif, à pleins décibels.

    Cyril lève les yeux. Encore cinq stations jusqu’à Massy-Palaiseau. Pourvu que les trois voyous continuent à discuter entre eux. Un quart d’heure. Le RER arrive en gare.

    La Croix de Berny 22h52

    La rame se vide… Cyril tente d’accrocher un regard. Mais les regards sont comme les gens : fuyants. Il attrape son sac :

    — Allez, on descend.

    — Mais où est-ce qu’on est ?

    — Croix de Berny. Dépêche-toi.

    Trop tard : signal de la corne, chuintement des vérins. Les portes se rejoignent et les loquets claquent. Il revient s’asseoir. Ou plutôt il essaie. Les trois voyous lui barrent le passage. Cette fois, il explose :

    — Bon, qu’est-ce que vous voulez ? Vous ne pourriez pas nous ficher la paix ? Sinon, je vous flanque dehors au prochain arrêt. Compris ?

    Freddo lui arrache la casquette des Lakers et l’ajuste sur sa tête.

    — Elle est stylée !

    Il tente de la récupérer. Sans succès. Il se retrouve immobilisé, à plat ventre sur son sac.

    — Non, mais truc de ouf ! éructe Freddo. T’as vu ce bâtard, comment il fait le malin ? On lui a rien fait. Juste on a causé à sa meuf. Allez, viens par là, ma jolie, et fais-moi un peu de place. Tu vas être crème, hein ? Sinon, on va buter ton keum !

    Caroline ne supporte pas les trois paires d’yeux qui la détaillent avec une impudeur obscène. Elle perçoit le souffle court de l’homme aux cheveux frisés – celui d’un animal en rut. Elle sent son haleine – dégueulasse. Elle jette un regard éperdu à son compagnon. Il ne bouge pas. Enfin, presque pas. Sous sa main droite, il a senti la fermeture éclair de son sac, et l’a fait glisser de quelques centimètres. Au prochain arrêt, il sortira la batte et il frappera. En pleine gueule. Je les démolirai les uns après les autres. Ensuite, il embarquera Caroline hors de cet enfer.

    Ils finiront en taxi.

    La prochaine station ne doit plus être très loin. Il commence à dégager la batte. Doucement.

    — Qu’est-ce qu’y branle, l’autre triso ? Il est en train de nous faire un coup de bâtard !

    C’est Freddo qui a repéré la manœuvre. Les deux autres réagissent immédiatement. Cyril se retrouve à nouveau plaqué au sol, les mains attachées dans le dos avec les lanières de banquettes découpées au cutter.

    — Y’a quoi dans son sac ?

    Inspection : livres, documents, affaires de toilette, vêtements, et les cadeaux de Caroline sont étalés par terre.

    — Son nom, c’est Cyril Descottes. Ça va… le fils à papa. Des sapes ! Bien ! Le bourge.

    — Et ça, c’est quoi ? Fais voir…

    Cyril n’a rien vu venir : un coup de batte lui éclate les lèvres. Le sang s’égoutte dans la poussière.

    Encouragé par ses copains, Karim s’attaque ensuite aux tubes d’éclairage, les explosant les uns après les autres. Quand le train arrive en gare, l’intérieur de la rame est plongé dans la pénombre. Cyril a dans la bouche un goût infect – sang et poussière mêlés. Il voudrait fuir ce cauchemar : la prochaine station… ramper jusqu’à la porte… appeler au secours. Mais il a trop mal à la tête pour réfléchir. Il gémit. Ça ne sert à rien, mais il ne peut pas se retenir.

    Antony 22h55

    Caroline tambourine contre la vitre. Le quai est quasi désert, et les rares voyageurs qui se dépêchent de gagner la sortie se fichent pas mal de ce qui se passe dans le train. Et quand bien même, que pourraient-ils voir à l’intérieur de ce wagon plongé dans le noir ? Ça excite Freddo de la voir se débattre.

    Karim en a presque fini avec la mise à sac de la rame : banquettes lacérées, néons éclatés… Qu’est-ce qu’il peut encore saccager ? Il aime tellement ça. Tout seul, il n’ose pas. Mais avec ses potes, c’est autre chose. C’est un exploit. Il essaie le poteau central. Juste pour entendre le bruit. Puis il avise une vitre. Il lui faut trois coups pour l’éclater. Les morceaux de verre se répandent sur les banquettes et sur le sol.

    Freddo le calme :

    — Tranquille, Karim, on va se faire repérer.

    Il s’affale sur Caroline.

    — Elle a du tempérament, cette meuf ! Allez, file-moi ton slash.

    Laissant la place à ses deux comparses, il vient s’acalifourchonner sur Cyril et commence à le fouiller :

    — Des dollars !… Des vrais ! Y’en a au moins pour plusieurs patates ! Ça déchire, les frères !

    L’enveloppe.

    Kevin n’a pas eu le temps de bien voir. Il s’efforce tout de même de se mettre au diapason de Freddo, dont la mine triomphante laisse augurer un beau résultat :

    — On a gagné ! On a gagné !

    L’antienne se dilue dans un ricanement entrecoupé de hoquets.

    La fouille continue.

    Cyril tente de glisser sa main gauche sous son ventre. Trop tard :

    — Vous avez vu ?… Moi, ça me fait trop kiffer les montres. T’en as déjà vu une aussi stylée, Kevin ?

    — J’sais pas.

    Non ! Pas ma montre !… Un cadeau de Caro – une Omega… Il a la tête plaquée au sol, dans une mare de sang qui commence à coaguler. Il ne voit pas sa Caro. Il la devine aux mains de ces barbares. Il attend la prochaine station pour alerter le conducteur.

    Ses poignets n’étaient que grossièrement liés. Il a réussi à les dégager. Il attend. Plus question de se rater cette fois. Sinon… sinon, c’est l’horreur. Il voudrait tourner la tête vers Caroline, ne serait-ce que pour échanger un regard. Qu’elle comprenne qu’il va faire quelque chose. Qu’elle se prépare à le suivre. Mais il ne peut pas la voir. Il l’entend gémir. Et il se retient d’imaginer ce qu’elle est en train de subir.

    Fontaine-Michalon 22h57

    Le RER s’immobilise dans un long crissement métallique. Cyril attend l’arrêt complet et se détend brusquement. Un coup de reins, et il roule sur lui-même. Surpris, Freddo bascule à la renverse.

    — Viens, Caro ! Vite !

    Merde ! Et merde !… Pourquoi cette vacherie de porte ne s’ouvre pas ? Il soulève frénétiquement le loquet, mais le conducteur tarde à libérer l’ouverture. Quand le vérin commence enfin à se mettre en mouvement, il est trop tard. Freddo s’est relevé. Il a saisi le fugitif par les cheveux et le tire violemment vers l’intérieur.

    — Cyril ! Non, laissez-le ! Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie… Caroline n’a même pas eu le temps d’esquisser un mouvement. D’ailleurs, elle aurait été bien en peine de se dégager des pattes de Karim.

    La porte s’est finalement ouverte, mais pour rien. Le quai est désert. Si seulement un voyageur montait. Un seul suffirait pour donner l’alerte. Mais personne ne se présente.

    Personne.

    Il se retrouve à terre. Il a l’impression que son agresseur va lui arracher les cheveux. Sa Caro est coincée entre ses gardes du corps.

    — Si vous la touchez, je vous tuerai !

    Un coup de genou dans les côtes le fait taire. Il suffoque, incapable de prononcer un mot. Même lorsqu’il voit la lame du cutter s’approcher de son visage. Instinctivement, il ferme les yeux. Mais la douleur le ramène inexorablement dans cette rame de RER, sur ce sol dur et dégueulasse, à la merci de ces monstres. Il ouvre les yeux. Caroline se débat. Et puis, brusquement, elle s’immobilise.

    — Non, arrêtez ! Ne faites pas ça ! NON ! ! !

    Pourquoi fixe-t-elle Freddo avec ces yeux hagards ?

    — Calmos, la meuf ! Si tu fais la dure, ton prince, y va morfler grave. Si t’es cool, on te le laisse entier. Tu captes ?

    Cyril essaie une fois encore de se dégager, mais, à peine esquissé, il stoppe son mouvement, foudroyé par un horrible élancement dans l’oreille gauche. Le hurlement qu’il pousse donnerait la chair de poule à un boucher. Pas à Freddo qui s’essuie tranquillement les mains sur le sweatshirt de sa victime.

    — J’avais dit de pas bouger !

    Caroline détourne les yeux. Elle ne veut pas voir cette oreille déchirée… Mais surtout, elle a trop honte pour le regarder. Ce qu’elle s’apprête à subir devant le garçon qu’elle aime ne lui permettra sans doute plus jamais de soutenir son regard. Elle a cessé de crier, de se débattre. Elle ferme les yeux, pour ne pas voir ceux de Cyril. De ses paupières closes, les larmes roulent le long de ses joues.

    Les Baconnets 22h59

    La rame entre en gare à vive allure. Le conducteur semble avoir oublié de freiner. Mais non, il a simplement l’habitude. Au terme d’une décélération précise, il immobilise sa motrice pile au bon endroit, sans à-coup, à cinq mètres exactement de la pancarte « Strictement interdit au public ». Au passage, il a jeté un coup d’œil vers la « gare » – enfin, vers le bâtiment que traversent les usagers pour accéder aux quais.

    Calme plat.

    Aucune lumière, hormis une vague lueur derrière la porte vitrée du préposé à la surveillance des lieux. Une station de RER n’est pas une gare SNCF.

    Il libère les portes et sort la tête pour inspecter le quai.

    Personne n’entre ni ne sort des wagons dont l’éclairage éclabousse le quai d’un rectangle jaune. La gare est vide. RER à marée basse… Il actionne le signal et envoie l’air comprimé dans le circuit de fermeture des portes. Le feu est vert. Il tourne le sélecteur. Les caténaires commencent à défiler. Dans une heure, il sera chez lui. Depuis dix-sept ans qu’il conduit ce foutu train, sur cette foutue ligne de Sceaux, il commence à saturer. Le train est maintenant lancé à pleine vitesse. Enfin… soixante kilomètres à l’heure tout de même… Dans deux minutes, il faudra commencer à décélérer. Le conducteur a déjà une main sur la commande des freins. Tout est normal. Trop normal. C’est bien ça, le problème, avec ce foutu RER à onze heures du soir. Pourtant, il lui semble que quelque chose n’était pas exactement comme d’habitude. Il cherche…

    Massy-Verrières 23h01

    Un homme et une femme assis sur un banc. Visiblement pas concernés par l’arrivée du train, encore moins par son départ. D’ailleurs, ils seraient bien en peine d’y monter, avec leur caddie de supermarché bourré d’objets hétéroclites – fripes, nourriture et matériel divers. Peut-être vontils dormir sur place. Après avoir éclusé leur dernière bouteille. Ils ne risquent pas d’être dérangés : c’est à peine si la demi-douzaine de voyageurs descendus des voitures un et quatre leur ont jeté un regard. Ils ont filé vers la sortie, trop heureux d’en avoir fini avec ce trajet omnibus.

    Avant de commander la fermeture des portes, le conducteur s’attarde un instant sur les deux clochards. Comment vivent-ils ?…

    Trompette… fermeture…

    À propos… pourquoi la trois ne projetait pas de lumière sur le quai ? Panne d’éclairage ?… Il faudra le signaler.

    Tandis que la motrice file à bonne allure vers la prochaine station, le conducteur fronce les sourcils. Encore un truc bizarre qui lui trotte dans la tête. Il essaie de se souvenir. Ah oui ! Les jeunes qui faisaient les mariolles à Bourg-la-Reine. C’était bien à la trois. Le coffret électrique s’ouvre avec une clé spéciale, mais ils sont capables de tout, ces merdeux. Il ira jeter un coup d’œil au prochain arrêt.

    Un virage à gauche, un pont, les accotements s’éloignent, l’espace s’élargit, les voies se dédoublent : Massy-Palaiseau. Avec sa passerelle en béton reliant les deux gares jumelées – SNCF et RER.

    Massy-Palaiseau 23h04

    Tandis qu’une quinzaine de voyageurs se dirige vers l’escalier donnant accès à la passerelle, le conducteur sort de sa cabine.

    La voiture trois.

    Il s’écarte pour mieux voir. Toujours plongée dans le noir. Les jeunes excités de Bourg-la-Reine ont dû bricoler le coffret électrique. Petits merdeux, va ! Méritent des coups de pied au cul. Il commence à se diriger vers l’arrière du train, lorsqu’il les voit sortir. Toujours aussi excités, ils hurlent à la cantonade. Le plus grand porte un sac de voyage à moitié ouvert d’où s’échappent des vêtements, un autre brandit une sorte de massue, le troisième se retourne pour faire un doigt d’honneur aux passagers restés à l’intérieur. Rassuré, le conducteur réintègre sa cabine. Bon débarras !

    2

    Le président Laurier aime les endroits chics. On n’y fréquente que des relations choisies, partageant les mêmes valeurs. À cet égard, le Club du manoir, haut lieu parisien du sport et des loisirs, est un cadre exceptionnel, avec son château du XVIIIe, niché au milieu de cinquante-cinq hectares. Les abords de la piscine, le terrain de golf, mais aussi les salons particuliers du restaurant, voire les « chambres de relaxation » du clubhouse sont à la disposition des VIP, leur offrant toutes les garanties de confidentialité.

    Stanislas Laurier marque un temps d’arrêt. Il aime ressentir le moelleux des fins gravillons sous les semelles de ses Weston. Son regard se pose sur Denis, qui tient la portière de la Jaguar. Quinze ans de bons et loyaux services. Un excellent chauffeur qui aime les belles voitures et les conduit avec délicatesse. Mais aussi un féroce garde du corps, doublé d’un agent de renseignement très débrouillard, capable de dénicher les informations les plus sensibles, en particulier chez les concurrents, voire de prendre en charge certaines opérations… spéciales, en faisant appel, si nécessaire, à ses réseaux. Avec un salaire que lui envieraient bien des ingénieurs, et la discrétion sur sa vie antérieure, la loyauté de cet ancien repris de justice n’a jamais failli :

    — Denis… vous pourriez vous joindre à nous.

    Le bar du club-house est un endroit calme – et spacieux. Comme convenu, Le Gual attend à la table huit, celle de « Monsieur Laurier », située tout au fond, avec une vue superbe sur la piscine. Encore quelqu’un de fiable, se félicite le président, qui ne regrette pas d’avoir confié la direction de la sécurité du Consortium à un ancien colonel de gendarmerie. Grâce à ses excellentes relations avec la préfecture et plus généralement avec les administrations, Le Gual a débrouillé bien des affaires délicates, depuis les contraventions qu’il met un point d’honneur à faire sauter, jusqu’à… enfin, certaines affaires plus délicates.

    — Vous attendez depuis longtemps, mon petit Le Gual ?

    — Dix minutes, monsieur le directeur. C’est un endroit sympathique.

    Une évidence.

    — À propos… Je reviens dans un instant. Commandez à boire. Pour moi, ce sera un jus de tomate.

    Saluant au passage le maître d’hôtel, il gagne l’escalier menant au niveau inférieur – celui de la piscine. D’un revers de main, il se lisse les tempes, chasse les pellicules sur les épaulettes de son blazer, puis il remonte ses lunettes sur son front et se dirige vers une chaise longue. La jeune femme qui sirote un Coca Light a-t-elle posé pour un journal de mode ? Idéalement bronzée, sa peau, chichement couverte par un maillot de bain deux pièces, épouse avec une subtilité diaphane des formes irréprochables. Et son sourire en forme de « Je te plais ? » ressemble à tous les sourires de magazines féminins.

    Stanislas Laurier dépose un baiser sur la main tendue :

    — Tu es vraiment ravissante.

    — Je t’attends depuis une demi-heure.

    — Désolé, mon cœur. Si tu savais… Quand je quitte mon bureau, j’ai l’impression d’être un déserteur.

    — Tu viens te baigner ?

    Il s’accroupit et caresse les formes irréprochables.

    Des yeux.

    Mais avec une impudeur qui n’a pas échappé à la jeune femme.

    — Alors, tu viens ?… Ça fait une heure que je t’attends.

    À nouveau, il s’attarde sur l’épiderme luisant de crème solaire :

    — Et tu vas devoir patienter encore un petit moment, mon cœur. Mais tu ne perds rien pour attendre… De toute façon, tu ne perds jamais ton temps quand tu es au soleil. Ta peau est tout simplement sublime – du moins pour ce que j’en vois… Je te rejoins dans un petit quart d’heure. On fera trempette avant de déjeuner. Ensuite…

    — Un quart d’heure ! Mais je meurs de faim !

    — Je commande des petits fours. Fignole encore un peu ton bronzage avant que je le passe en revue.

    Stanislas Laurier s’éloigne à regret en songeant aux carrés de peau qui ne sont pas exposés au soleil et qu’il découvrira un peu plus tard. Après le déjeuner. Dans la « chambre de relaxation » qu’il a réservée, avec fleurs et champagne.

    Comme d’habitude.

    Enfin, avec Sandra, ce sera seulement la troisième fois. Non… la quatrième ? Déjà ?… Voyons, elle est arrivée en mars dernier comme stagiaire documentaliste au Consortium.

    Jolie et réservée.

    Bon… toutes les femmes ne sont pas jolies, mais si au moins elles pouvaient être timides.

    La jeune stagiaire était très impressionnée. Il l’a fait convoquer par Monique. Une recherche documentaire urgente. Il l’a interrogée sur ses études, sur ses projets… Il a évoqué des perspectives au Consortium. Et puis, il a parlé de lui. De ses responsabilités, de sa vie épuisante, de ses rares moments de loisirs… de la grande solitude d’un chef d’entreprise. Il lui a proposé de participer à une visite de chantier dans le sud de la France. Elle a ouvert de grands yeux. Elle commençait à être moins farouche. Comme un petit animal de compagnie qui, après quelques manœuvres d’approche, se laisse caresser. Enfin, il ne l’a pas caressée tout de suite. Même à l’hôtel, le soir de la visite de chantier, au terme de la longue conversation qu’il a eue avec elle après le dîner, il s’est contenté de lui prendre la main :

    — Vous n’avez pas froid ?

    Avant de lui couvrir les épaules avec son pull-over. La délicatesse est une arme de séduction presque irrésistible. Beaucoup d’hommes l’ignorent. Pas Stanislas Laurier qui pratique l’art de la conquête féminine comme d’autres la science des échecs. La suite s’est déroulée sans problème. Il a expliqué à Natacha, une interprète rencontrée l’année précédente à la foire de Paris, que leur liaison arrivait à son terme… Trop de travail. Un emploi du temps impitoyable et surtout le désir de se consacrer à sa famille – une famille admirable qu’il se sentait coupable d’avoir trahie. Il lui a offert un magnifique solitaire, de chez Kirby Beard. Et il lui a promis de l’appeler très vite pour prendre de ses nouvelles.

    En regagnant le club-house, il sourit : elle est amoureuse, cette petite drôlesse… folle amoureuse ! De qui ?… Mais de « gentleman Stanislas » !

    *

    Édouard Le Gual et Denis Schmidt l’attendaient. Le Gual devant son Schweppes, Schmidt devant sa bière.

    — Merci, mon petit Le Gual, d’être venu jusqu’ici. Je préférais qu’on se voie dans un endroit… discret. Vous allez comprendre pourquoi.

    Denis opine ostensiblement, histoire de montrer qu’il est au courant.

    — Voilà… poursuit Stanislas Laurier. Il m’est arrivé quelque chose de tragique. Un drame épouvantable. Ma fille Caroline s’est fait agresser dans le RER par une bande de voyous.

    — C’est malheureusement de plus en plus fréquent. Dès qu’ils repèrent des vêtements ou des objets de valeur, ils n’hésitent plus.

    — Il ne s’agit pas de vol ! Ça s’est passé samedi dernier à onze heures du soir sur la ligne de Sceaux. Elle revenait de Roissy avec… un ami. Ils ont été attaqués par trois individus.

    Denis roule des yeux assassins :

    — Des ordures !

    — Ce qui s’est passé est atroce. Sous la menace de massacrer son ami, qu’ils ont d’ailleurs blessé, ils l’ont… Pardonnez-moi.

    Le Gual pose une main sur l’épaule du malheureux père de famille :

    — Elle a porté plainte ?

    Le président Laurier se redresse :

    — Et puis quoi encore ! Vous voulez voir mon nom livré en pâture à la presse : « La fille du président Laurier violée dans le métro » ? Avec les détails les plus sordides ! Je serais la risée de toutes mes relations ! Ou l’objet de leur pitié, ce qui me serait encore plus insupportable.

    Embarrassé, Le Gual évite le regard qu’il devine dardé sur lui.

    — Je comprends. Mais… enfin, si la justice ne les poursuit pas, cette agression va rester impunie. Et ils recommenceront… Enfin, pas avec votre fille…

    — Parce que vous croyez que la justice empêche qui que ce soit de commettre des crimes ? Depuis que la peine de mort a été abolie – enfin, pour les criminels, pas pour les victimes – ce sont les criminels qui font la loi… Ma petite Caroline…

    Il sort une photo de son portefeuille :

    — Regardez. Dix-huit ans à peine. Ils étaient trois… Trois monstres.

    — Des saloperies d’enculés !

    — Denis ! Enfin, c’est vrai qu’il n’y a pas de mots pour qualifier une telle abjection ! Vous avez deux filles, je crois ?

    — J’en ai trois.

    — Quel âge ?

    — Cinq, sept et treize ans.

    — Dieu les préserve, mon cher Édouard. Vous imaginez…

    Le Gual n’a aucune envie d’imaginer. Dans sa vie antérieure, lorsqu’il traitait des affaires criminelles, il s’est toujours gardé de les transposer dans sa propre vie, fussent-elles dramatiques. Un principe qui lui a permis non seulement de se protéger, mais aussi de rester efficace en évitant de se laisser envahir par les émotions – souvent mauvaises conseillères. Mais cette fois, la situation est différente. Depuis dix ans qu’il connaît le président Laurier, jamais il ne l’avait vu à ce point désemparé. D’ailleurs, qui peut se vanter d’avoir vu le président Laurier désemparé ? Le voir exhiber ainsi la photo de sa fille a quelque chose d’insupportable.

    — Vous imaginez combien il est pénible pour moi d’évoquer cette… cette abomination, Le Gual ?

    Cette fois, l’ancien colonel de gendarmerie n’a pas de mal à imaginer. Il baisse les yeux. La main qui s’attarde sur son bras est parfaitement manucurée.

    — Entre parents, nous partageons les mêmes valeurs, n’est-ce pas ?

    — Si je peux vous aider, monsieur le président, croyez bien que…

    La pression de la main s’accentue :

    — Je savais que je pourrais compter sur vous. Depuis plusieurs jours, j’ai cherché, j’ai beaucoup réfléchi et… enfin… je ne vois personne d’autre à qui m’adresser.

    La phrase reste en suspens. Le Gual est pris de court. Le président compte sur lui, d’accord, mais pour quoi faire ? À tout hasard :

    — Je peux en parler au procureur. Je le vois la semaine prochaine.

    — Pas question ! Je vous interdis de dire quoi que ce soit au procureur ! Ni à personne d’autre. Ce que je vous ai confié est strictement confidentiel, et doit le rester. Vous entendez ?

    Un regard au chauffeur, pour lui faire comprendre que la consigne s’impose à tout le monde, et Stanislas Laurier poursuit d’une voix plus assurée – celle du président :

    — Si cette affaire venait à être connue, ce serait pour ma fille – et pour toute la famille – une honte absolue. Presque comme… un deuxième viol – social, celui-là. La pauvre petite est restée prostrée pendant deux jours, incapable de parler, refusant de s’alimenter. Enfin, elle a trouvé le courage de tout nous raconter, en nous suppliant de garder le secret. Et vous voudriez qu’elle répète toutes ces horreurs à des policiers, que son nom circule dans les commissariats de la région parisienne, qu’on lui impose le supplice d’une confrontation avec ses agresseurs !… Et tout ça pour quoi ? Pour une condamnation improbable. Et de toute façon ridicule ! Au mieux, ils risquent quoi ?… Un ou deux ans de prison ?… Avec sursis… Et puis après ? Ils reviennent infester les banlieues où ils sont accueillis en héros. Non, la justice est incapable de réparer une telle ignominie. Vous me comprenez, Le Gual ? C’est un père qui vous parle.

    — Bien sûr… je comprends. Et… j’aimerais pouvoir vous aider. Ça s’est passé dans quelle banlieue ?

    — Ils sont descendus à Massy-Palaiseau.

    — Y a-t-il eu des témoins ?

    — Cyril, l’ami de Caroline. Il a d’ailleurs été blessé. Les quelques passagers présents ne se sont pas manifestés, ni pendant, ni après. Je vais vous dire… Si les voyous imposent leur loi dans ces banlieues qui sont devenues des zones de non-droit, c’est parce que la lâcheté des gens n’a d’égale que l’impuissance de la police et le laxisme de la justice. Mais c’est une autre histoire.

    Bon, Le Gual ne dira rien au procureur. Ni à personne. Mais il n’est guère plus avancé :

    — Et… comment voyez-vous les suites à donner à cette malheureuse affaire ?

    Après s’être assuré qu’aucune oreille indiscrète ne traînait dans les parages, le président parle à voix basse, en détachant ses syllabes :

    — Ce que je veux, c’est que chacun de ces monstres soit châtié.

    — Ces jeunes désocialisés perdent tout sens moral dès lors qu’ils sont en bande… Mais, tout de même, vous n’envisagez pas de les…

    — De les quoi ?… De leur faire sauter la cervelle ?… Bien sûr que si ! J’en rêve toutes les nuits. Si vous pouviez imaginer la jouissance que j’éprouve ! Ils me supplient, ces lâches. Ils me jurent qu’ils n’ont rien fait. L’arme est pointée sur leur front. Ils vont se tordre de douleur, agoniser avant de crever. Et puis…

    Il essuie ses lunettes, se mouche et poursuit d’une voix brisée :

    — Je me réveille à chaque fois avant d’avoir eu le temps d’appuyer sur la gâchette.

    — Je comprends…

    — Non, vous ne pouvez pas comprendre, mon petit Édouard. Parce que vous n’avez pas idée de la haine que peut éprouver un père pour sa fille… enfin, je veux dire… pour les bourreaux de sa fille.

    — … des Arabes !

    — Denis, je vous en prie… Ça ne sert à rien de remuer le couteau dans la plaie !

    Pour un peu, l’ancien colonel de gendarmerie se sentirait coupable. D’impuissance. Comment faire pour retrouver les agresseurs de la malheureuse ? Dans ces banlieues chaudes, les jeunes se confondent avec le paysage. Et puis, si elle ne porte pas plainte, aucune recherche ne sera entreprise. Si au moins il comprenait ce que le président attend de lui…

    — Vous avez toujours des contacts avec la police et la gendarmerie, Le Gual ?

    — Bien sûr.

    — Parfait. Je pensais que vous pourriez demander à vos anciens collègues de rechercher ces misérables.

    — Dans le cadre d’une procédure, et compte tenu de la gravité des faits, je crois que des effectifs importants pourraient être déployés.

    — Mais je ne veux pas de procédure, Le Gual ! Je veux juste qu’on me livre ces voyous. Je veux les détenir. Vous comprenez ? Les détenir – infinitif de détenu. C’est bien le travail de la police de mettre la main sur des criminels, non ?

    — Évidemment. C’est sa mission.

    — Parfait ! Alors, qu’ils le fassent ! Comme si c’était leur propre enfant qui avait été agressé… qu’ils y mettent tous les moyens dont ils disposent ! Naturellement, je les payerai.

    Il baisse la voix et sa main remonte jusqu’à l’épaule de son interlocuteur :

    — … en liquide, bien entendu. Une grosse enveloppe pour ceux qui retrouveront les tortionnaires de ma fille – une très grosse enveloppe, Le Gual. Je peux compter sur vous ?

    — Je crains que ça ne soit pas possible, monsieur le président. Les policiers sont des fonctionnaires, pas des détectives privés. Ils sont au service exclusif de la justice. Je comprends que vous ne souhaitiez pas porter plainte, mais dans ces conditions, je ne vois pas comment je peux vous aider.

    — Bon. N’en parlons plus.

    Au-delà de la déception, la colère est perceptible dans le ton de la voix. Le président prend congé des deux hommes :

    — Je vous offre à déjeuner, mais je suis obligé de vous laisser. Il consulte sa montre. D’ailleurs, je suis en retard. Denis, je vous retrouve à la voiture dans une petite demi-heure.

    Il s’éloigne en songeant à la grande demi-heure à venir. Le Gual le rattrape :

    — Monsieur le président, j’ai peut-être une idée.

    — Un détective privé ? J’y ai pensé. Mais aucun ne dispose des moyens de la police.

    — Je pensais plutôt à quelqu’un qui connaît bien le secteur de Massy.

    — Un policier ?

    — Non. Un éducateur.

    La stupeur du président se mue en exaspération :

    — Écoutez, mon petit Le Gual, vous allez oublier cette affaire. D’accord ? Vous l’effacez de votre mémoire. Vous n’y pensez plus. Vous ne m’en parlez plus. D’ailleurs, je n’ai pas le temps. J’ai à faire.

    *

    Une heure plus tard, lorsque Stanislas Laurier regagne sa voiture, son chauffeur lui fait un signe discret :

    — Votre chemise.

    — Merci, mon petit Denis.

    Avant de prendre place sur la banquette arrière, gentleman Stanislas remet en ordre ses boutons. Puis il soupire :

    — Franchement, j’espérais que Le Gual se montrerait plus coopératif. Un éducateur ! Et pourquoi pas un curé ? Il espère les convertir, ces monstres ? Ce qu’ils méritent, c’est un châtiment.

    — C’est faisable.

    — Vous parlez sérieusement ?

    — Ça me rajeunira.

    — Je vais y réfléchir. On en reparle.

    Tandis que la Jaguar démarre en souplesse, Stanislas Laurier se plonge dans un dossier important : la construction d’un nouveau complexe pétrolier en Irak. Une rude bagarre en perspective avec les concurrents allemands et japonais.

    3

    Sous un soleil de plomb, la file ininterrompue des voitures avance à une lenteur désespérante.

    Denis tapote le volant de la Jaguar :

    — Il est à quelle heure, votre train ?

    — Midi trente-deux.

    — Ça devrait se dégager après Les Issambres.

    À gauche, des immeubles et des villas, des murets et des portails, des pins parasol et des palmiers. À droite, la mer, à quelques mètres, séparée de la route par une

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