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Le Palais des Illusions: Paris des Limbes
Le Palais des Illusions: Paris des Limbes
Le Palais des Illusions: Paris des Limbes
Livre électronique508 pages5 heures

Le Palais des Illusions: Paris des Limbes

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À propos de ce livre électronique

Entre amour interdit et mystères envoûtants, plongez dans le Paris des merveilles.

Paris, 1900, l'Exposition universelle attire les foules.
Cali, jeune Bohémienne curieuse et débrouillarde, pensait profiter de l'occasion pour se laisser émerveiller par la capitale et gagner de quoi nourrir sa famille… sans se laisser envahir par son encombrant don de clairvoyance.

Mais dans les zones d'ombres de la Ville Lumière, un tueur rôde.

Kiyoshi n'a pas choisi de quitter son Japon natal pour Paris, ni de servir les machinations de son « oncle ». Tout ce qu'il veut, c'est se libérer de cette servitude magique. Et surtout ne pas tomber sous le charme d'une jeune fille trop maline pour son propre bien.

LangueFrançais
Date de sortie15 mai 2023
ISBN9791095394662
Le Palais des Illusions: Paris des Limbes

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    Aperçu du livre

    Le Palais des Illusions - C. C. Mahon

    1

    UNE NUIT, À PARIS

    Le prédateur se tapit dans l’ombre d’une contre-allée boisée.

    Dans l’air doux de la nuit, les façades de pierre rayonnaient encore de la chaleur du soleil.

    L’été est arrivé.

    Depuis quand n’avait-il pas affronté le froid ?

    Des semaines ?

    Des mois ?

    Il avait depuis longtemps perdu le compte des saisons. Chaque nuit se fondait dans les précédentes, leur obscurité illuminée par un unique désir : se nourrir.

    Et rien d’autre.

    Surtout rien d’autre.

    Les avenues rectilignes du nouveau Paris se prêtaient mal à l’embuscade. Mais l’année 1900 lui avait offert un nouveau terrain de chasse et une nouvelle réserve de gibier.

    Au bout de l’avenue, les projecteurs électriques poignardaient la nuit de leurs lumières blafardes, attirant le gibier aussi sûrement qu’un point d’eau en plein été.

    L’Exposition universelle.

    Depuis sa cachette, il goûtait sur le bout de sa langue la poussière des allées et la sueur des visiteurs. Chaque jour, des milliers d’humains s’y précipitaient ; chaque nuit, un n’en repartait pas vivant.

    L’heure de fermeture de l’exposition approchait, et les derniers visiteurs en sortaient en groupes bruyants.

    Le prédateur attendait.

    De l’autre côté de la grille de fer forgé, le silence retomba sur l’exposition.

    Il avait plu dans la soirée, et de lourds nuages couraient encore dans le ciel de Paris, dissimulant plus souvent qu’à leur tour le maigre croissant de lune.

    Le prédateur s’en moquait — la nuit n’avait aucun secret pour lui.

    Le vent lui porta l’odeur de la fille bien avant qu’il ne découvre sa silhouette. Jeune, saine, elle exhalait des senteurs d’ail et de vin. Elle salua le gardien d’un geste de la tête et se glissa dans le tourniquet. Une fois sur le trottoir, elle longea le mur de l’École militaire en direction de l’hôpital des Enfants malades.

    Il lui emboîta le pas.

    À cette heure de la nuit, les honnêtes gens étaient depuis longtemps dans leur lit. Ne restaient dans les rues de Paris que les malfrats, les prostituées, et les pauvres employées forcées de travailler jusque tard le soir. Et cette Exposition universelle regorgeait de pauvres employées.

    Les pas de sa proie résonnaient sur le pavé d’une rue étroite. Devant elle, la masse sombre de l’hôpital bloquait les lumières de la gare Montparnasse. Bientôt la fille déboucherait dans le nouveau quartier, avec ses avenues rectilignes et ses immeubles brillamment éclairés. Et elle lui échapperait.

    Il avait trop faim pour laisser son repas s’en sortir.

    Il pressa le pas, abandonnant les ombres pour le milieu de la rue.

    Au dernier moment, sa proie dut sentir le danger. Elle se retourna, ouvrit la bouche pour pousser un hurlement. Il se mua en gargouillis avant de franchir sa gorge.

    La chair était souple sous les doigts du prédateur, le sang chaud sur sa langue. Des rires éclatèrent dans une rue voisine. Derrière une façade sombre, un nouveau-né hurla.

    Dans la ruelle, les battements frénétiques d’un jeune cœur se turent enfin.

    2

    LE FAUX DU VRAI

    Kiyoshi leva les yeux vers la grande fenêtre. La lumière douce du matin se déversait dans le bureau, faisant étinceler des particules de poussière en suspens dans l’air.

    Comme des joyaux.

    De l’autre côté de la vitre, Paris résonnait déjà des bruits d’une ville moderne — sabots ferrés des chevaux sur le pavé, cris en tout genre, et à l’occasion le rugissement d’un moteur automobile. Mais dans le bureau de Masao Hata, le silence régnait. L’air sentait le bois ciré, l’encens et le chien.

    Kiyoshi fronça le nez. Sous le bureau, les deux pékinois ne le quittaient pas des yeux. Il leur montra les dents et se détourna.

    Debout devant la fenêtre, Masao examinait la dernière « création » de Kiyoshi : une statuette de femme de la taille de l’avant-bras.

    Le bronze luisait doucement dans les rayons du soleil, le visage impassible sous la haute coiffe. Plus bas, les plis de la toge avaient pris l’apparence poussiéreuse du vieux bois.

    Masao retournait la statuette entre ses mains, un sourire gourmand aux lèvres. Il avait revêtu un costume occidental, le même qu’il obligeait Kiyoshi à porter tant qu’ils étaient à Paris : chemise blanche à col cassé, gilet de soie grise brodée, pantalon anthracite. Mais aucun changement de costume n’aurait permis aux deux Japonais de se fondre dans la masse des Européens, comme les regards curieux le rappelaient tous les jours à Kiyoshi.

    — Kannon, marmonna Masao, « le Grand Être de compassion »… Parfait. Cet imbécile n’y verra que du feu. Préviens Legall que j’ai une nouvelle pièce à lui proposer. Et n’oublie pas de retirer la vraie Kannon de l’exposition, cette fois. Personne ne doit savoir…

    — Ils finiront bien par s’en rendre compte.

    Masao reposa brutalement la statuette sur son bureau. Sous le meuble, les deux pékinois couinèrent de surprise.

    Le regard toujours fixé sur le visage béat de Kannon, Kiyoshi ne réagit pas. Immobile et raide dans son costume occidental, il s’appliquait à conserver le même masque impassible que la déesse. C’était la seule manière de protester encore à sa portée.

    Masao contourna son bureau à grands pas — trop grands pour sa modeste stature — et vint se planter devant Kiyoshi.

    Son crâne prématurément dégarni luisait doucement dans la lumière matinale, ses cheveux ras ébouriffés comme les plumes d’un oisillon.

    Malgré leur différence de taille, il tentait de toiser Kiyoshi.

    — Tais-toi, sale bête ! cracha-t-il.

    Kiyoshi laissa échapper un soupir. Il savait ce qui allait suivre.

    Masao lui expédia un coup de poing vicieux entre les côtes. Kiyoshi étouffa un grognement et courba l’échine. Masao agrippa sa nuque et le força à se pencher encore plus. Kiyoshi le laissa faire, jusqu’à ce que son visage soit au niveau de la poitrine de Masao. Là, sous la cravate de soie grise et la chemise de coton, il pouvait sentir la présence du joyau. Si proche. Il n’avait qu’à tendre la main et…

    Un grognement monta depuis le tapis persan et Kiyoshi se figea. Son regard quitta la poitrine de Masao, descendit le long du gilet brodé, du pantalon gris et des chaussures de cuir noir, pour se poser sur la menace.

    Saleté de chien à la face écrasée.

    Le second pékinois se précipita près de l’autre chaussure et lâcha un aboiement aigu. Kiyoshi tressaillit et Masao ricana.

    — Regarde-toi, grosse bête idiote, terrifiée par mes deux amours. Animal stupide. N’oublie pas ce que tu es, et le respect que tu dois à ton maître. File, maintenant, et va servir le commissaire Legall — une fois que tu auras retiré Kannon de sa vitrine.

    Il relâcha la nuque de Kiyoshi et lui tourna le dos.

    Comme il serait facile de lui briser l’échine…

    Mais les deux pékinois montaient la garde ; Kiyoshi sentait la puanteur de leur haleine. Une vague de dégoût le traversa. Sans un mot, il tourna les talons et quitta le bureau de son maître.

    Le commissaire Legall avait évoqué une petite inspection des guichets du Trocadéro pour ce matin-là. Kiyoshi quitta la résidence japonaise pour émerger sur l’esplanade des Invalides. À sa droite, le palais de pierre surmonté d’une coupole dorée. À sa gauche, au bout de l’esplanade, le fleuve.

    L’exposition n’avait pas encore ouvert ses portes, et le trottoir roulant ne serait pas en marche. Kiyoshi descendit vers le quai. Il lui fallait passer au pavillon des arts modifier l’exposition avant de retrouver le commissaire…

    Chaque fois que Kiyoshi approchait les jardins japonais, il pouvait sentir ses dents grincer. Tout était faux dans cette partie du parc. Si les paysagistes français s’étaient bien inspirés de jardins existants, ils n’en avaient vu que de mauvaises représentations, et n’avaient pas cherché à en connaître les différents principes. Résultat : un portique de temple shintô surplombait l’entrée du jardin zen, lui-même perdu au milieu d’un parc de plantes vertes. Le tout était dominé par une impressionnante reproduction de temple bouddhiste, le seul élément réussi dans cette cacophonie. Plus loin, des boutiques vendaient du mauvais saké et des « japonaiseries » fabriquées à la chaîne.

    Les essences de plantes utilisées ne correspondaient à rien, les proportions étaient fausses… Kiyoshi réprima une grimace et passa sous le portique monumental.

    L’allée retenait un peu de la fraîcheur nocturne. Les pins nains embaumaient. Au cœur de l’exposition, le tohu-bohu de la capitale n’était qu’un murmure lointain. Un rossignol salua le début d’une belle journée de juin. Plus loin, un râteau raclait les gravillons blancs du jardin zen.

    Kiyoshi dépassa un buisson de buis et avisa une silhouette en kimono indigo et hakama gris, la tête coiffée du chignon traditionnel des guerriers.

    — Akio-kun !

    Akio se retourna et sourit.

    Le sourire du jeune garde était le seul auquel Kiyoshi se fiait. Le seul qui ne dissimulait aucune arrière-pensée.

    Akio quitta l’étendue des gravillons en prenant soin de n’en déplacer aucun. Il rangea son râteau contre le tronc d’un érable proche, récupéra son katana et le replaça à sa ceinture. Puis, après s’être incliné devant Kiyoshi, il partit ouvrir les portes coulissantes du pavillon.

    Une odeur de cèdre et d’encens les accueillit, et pour un instant Kiyoshi aurait pu se croire rentré chez lui.

    Dans la pénombre, les silhouettes des armures anciennes montaient la garde le long des murs. Kiyoshi inspira les parfums familiers et s’avança dans la salle encore sombre. Après les armures à l’aspect menaçant venaient des Bouddhas aux sourires bienveillants. Il les salua en silence, comme de vieux compagnons. Puis son regard tomba sur Kannon, et le charme se dissipa. Il traversa la salle et s’arrêta devant la statuette.

    — Un problème ? demanda Akio.

    — Mon oncle veut retirer cette pièce de l’exposition.

    Il souleva la vitrine pour attraper la statuette. Quand il se retourna, il faillit buter contre Akio. Le jeune homme considérait Kannon en fronçant les sourcils.

    — Je ne prétends pas m’y connaître en art ancien, mais… les visiteurs semblent apprécier cette pièce. Ils s’arrêtent longuement devant et parlent beaucoup — même si je ne comprends pas ce qu’ils racontent.

    Ils l’apprécient tellement qu’ils sont prêts à la payer une petite fortune.

    — Je sais. Mais mon oncle veut varier les objets. Qui suis-je pour m’y opposer ?

    Le regard d’Akio quitta Kannon pour croiser — brièvement — celui de Kiyoshi. Puis le jeune homme recula et s’inclina. Sans un mot, il suivit Kiyoshi jusqu’à l’étage. Dans un recoin de l’exposition de peintures, une discrète échelle de bois montait jusqu’à une petite trappe. Kiyoshi confia la statuette à Akio, escalada l’échelle et repoussa la trappe. Il déboucha dans le grenier, qui servait de réserve. Là, dans la pénombre, des centaines d’œuvres attendaient leur heure.

    Il tendit la main vers le bas de l’échelle, et Akio lui passa Kannon.

    — Votre oncle a-t-il décidé par quoi la remplacer ?

    — Je vais voir ce que nous avons…

    Kannon serrée contre sa poitrine, Kiyoshi s’engagea entre les piles de boîtes de la réserve. Il trouva le coffret de la statuette et l’installa, bien calée en vue de son retour au pays. Puis il balaya l’espace sombre du regard — la pénombre ne l’avait jamais gêné. Et il connaissait par cœur le contenu des caisses de bois empilées autour de lui. Enfin, il arrêta son choix sur un dogû, une statuette de terre cuite vieille de deux millénaires. Il prit le coffret qui la contenait et redescendit l’échelle à pas prudents.

    Kiyoshi installa le dogû sur le socle jusque-là occupé par Kannon, et Akio replaça le couvercle de verre qui protégerait l’objet des Parisiens trop curieux.

    — Je vois que vous êtes contrarié, remarqua le garde. Vous n’approuvez pas les décisions de votre oncle pour l’exposition ?

    — M’as-tu déjà vu en accord avec lui ?

    — Et pourtant vous le servez avec diligence.

    Comme si j’avais le choix.

    3

    RÊVE ET RÉALITÉ

    Cali releva ses jupons, enjamba un tas de crottin et se pressa à la suite de sa mère. Le soleil de juin, déjà haut malgré l’heure matinale, réveillait les puanteurs de Paris. Mais au-delà des senteurs de charbon et de chevaux, Cali se laissait émerveiller par le paysage.

    Les calèches encombraient l’avenue rectiligne. Des hommes au visage rougeaud tiraient des charrettes pleines de légumes ou de caisses de vin. Sous les marronniers chargés de fleurs pâles, des messieurs en vestes noires, l’air sérieux sous leur moustache, donnaient le bras à de belles dames, avec leurs ombrelles en dentelle blanche et leurs chapeaux ornés de toute une flore.

    Tous des sédentaires.

    Tous pressés d’aller on ne savait où.

    Leurs chaussures frappaient la terre compacte du trottoir, que Cali foulait de ses pieds nus. Les pavés de bois résonnaient sous les sabots ferrés des chevaux. Un gamin hurlait à tue-tête les titres de la presse. Les voix se mêlaient dans un brouhaha que les façades de pierre se renvoyaient à qui mieux mieux, sous un ciel dépourvu de nuage.

    La journée s’annonçait belle.

    La dernière fois que Cali était venue à Paris, elle n’était qu’une enfant et sa mère avait refusé de l’emmener danser dans les rues. Cette fois, elle était adulte et avait bien l’intention de profiter du séjour pour découvrir les merveilles de la…

    Un cri féroce la tira de sa rêverie dans un sursaut. Une automobile remontait l’avenue à folle allure, le conducteur usant de son avertisseur pour écarter les calèches qui encombraient la voie. Il disparut aussi vite qu’il était arrivé, laissant derrière lui une rumeur de hennissements et d’insultes.

    Cali pressa le pas pour rattraper sa mère.

    L’avenue débouchait sur une place ronde, et Cali se figea devant le spectacle qui s’offrait à elle.

    Au milieu de la place s’élevait un haut bâtiment blanc et circulaire, dont la forme rappelait un chapiteau de cirque. Une palissade de bois le séparait de la rue. Les calèches tournaient autour de la place, les chevaux au pas comme dans un manège. De rares automobiles faisaient rugir leur moteur comme pour exprimer leur frustration devant la lenteur du trafic, et des cris rageurs leur répondaient.

    Au-delà de la place, un bâtiment à deux étages étendait ses ailes au milieu d’un jardin verdoyant. Une grille de fer forgé en interdisait l’accès. Dans la grille s’ouvraient plusieurs guichets, devant lesquels des douzaines de personnes s’alignaient.

    — Les sédentaires font la queue pour aller voir l’Exposition universelle, expliqua la mère de Cali. Tu danses et je lis les lignes de la main. On aura vite de quoi acheter le dîner.

    Cali acquiesça et se fraya un chemin à la suite de sa mère entre les Parisiens perpétuellement pressés.

    Tambourin en main, elle commença à marquer le rythme. Quelques têtes se tournèrent dans sa direction. La musique l’enveloppa, et elle commença à danser sur le trottoir bondé.

    Bientôt un cercle de spectateurs se forma autour d’elle. Du coin de l’œil, elle vit sa mère terminer de lire la main d’une jeune femme, empocher la pièce et se poster au premier rang des curieux. D’un geste discret, Mama réclama le tambourin. Cali le lui confia, sans cesser de virevolter.

    Les mains ainsi libérées, elle put se livrer entièrement à la danse. Le rythme se complexifia et s’accéléra sous les doigts de Mama. Cali attrapa ses jupons à pleine main et se lança dans une chorégraphie frénétique.

    Elle tourna et repéra un homme barbu coiffé d’un haut de forme rutilant. Son ventre rebondi tendait un gilet de soie. La chaîne dorée qui pendait à son gousset annonçait une bourse aussi pleine que la panse de son propriétaire.

    Si je lui donne l’impression de danser uniquement pour lui, il se montrera généreux.

    Sans jamais cesser de tourbillonner, elle examina sa proie. Elle avait toujours un peu de mal à deviner l’âge des sédentaires, mais celui-ci devait avoir… quarante ans ? Cinquante ? Sa barbe fournie était encore noire comme le charbon.

    Peu importe.

    Il était riche, comme ses habits le prouvaient. Mais il semblait aussi détenir un certain pouvoir. Autour de lui, d’autres sédentaires affichaient des mines déférentes. Une femme parée de dentelles blanches et surmontée d’un extravagant chapeau à plumes de paon lui parlait avec animation. La proie de Cali hochait la tête d’un air distrait.

    Le poisson est ferré.

    Une dernière pirouette, et Cali se planta juste devant sa proie pour le final. Le rythme du tambourin s’accéléra encore. Cali cambra les reins, arqua les bras au-dessus de sa tête et…

    Une main jaillit de la foule et lui envoya une violente bourrade dans les côtes.

    Souffle coupé, Cali se sentit perdre l’équilibre.

    Non, elle n’avait pas dansé pour qu’un mauvais plaisantin gâche tout au dernier moment !

    Le tambourin se tut et le cercle des spectateurs laissa échapper un hoquet de surprise.

    Cali jura en silence. Son numéro était fichu, sa proie allait lui échapper.

    Elle tenta de se rattraper comme elle le put, et crut un instant y parvenir. Mais son pied se déroba et…

    Elle bascula en arrière comme un arbre sous les coups de hache.

    Une nouvelle main se tendit depuis le cercle et rattrapa Cali par le bras.

    Un homme qu’elle n’avait pas vu jusque-là s’avança.

    Comment a-t-il pu se cacher ?

    Avec ses cheveux noirs comme les ailes d’un corbeau, il dominait les autres d’une bonne tête.

    Sa poigne était presque douloureuse sur le bras de Cali, qui sentait la manche de son chemisier sur le point de se déchirer. Mais l’homme avait arrêté sa chute.

    Un instant le silence les enveloppa comme une bulle, et Cali se surprit à détailler son sauveur.

    Sa peau était aussi lisse que celle d’un enfant, ses pommettes hautes et son nez droit, un peu trop long.

    Un Oriental.

    Sous ses sourcils froncés, son regard noir foudroyait Cali. Sa bouche, comme taillée à la serpe, était pressée dans une moue désapprobatrice.

    Sauveur, vraiment ?

    Il attira Cali à lui pour la redresser, et elle vint s’écraser contre sa redingote. Elle voulut se dégager, et les doigts de l’homme effleurèrent la peau de son poignet.

    Un éclair explosa sous ses paupières.

    Deux petits chiens sur un tapis luxueux. Ils grognent.

    Je déteste ces sales traîtres. Si je pouvais les…

    Elle se jeta en arrière et tituba, jusqu’à ce que des mains noueuses se referment sur ses épaules.

    — Es-tu blessée ? souffla Mama à son oreille.

    — Saleté de chien.

    — Quoi ?

    Ne jamais faire confiance à un homme qui déteste les chiens.

    Cali se redressa et prit le temps de calmer sa respiration chaotique sous le regard acéré de l’étranger. S’il avait un instant semblé surpris de la vitesse à laquelle elle s’était écartée de lui, un masque impassible était vite tombé sur son visage.

    Il esquissa une courbette et recula parmi les badauds, sans quitter Cali du regard. Ses yeux noirs semblaient tenter de lire dans son esprit. Elle se détourna avec un frisson.

    L’homme barbu — la proie de Cali — intervient alors avec un gros rire.

    — Allons, allons ! Mademoiselle Martin, vous faites un garde du corps zélé, mais il n’est pas nécessaire de recourir à la force. Vous auriez pu blesser mademoiselle.

    Le souvenir de sa cheville se dérobant sous son poids lui revint, et elle tenta de peser sur son pied avant de se dégager de l’étreinte de Mama.

    — Je vais bien, confirma-t-elle.

    Mama tendit la main vers une mèche de cheveux échappée du chignon de Cali. Celle-ci esquiva le contact. Elle n’avait pas besoin qu’un nouvel éclair de clairvoyance vienne lui troubler l’esprit. Elle se tourna vers l’endroit d’où avait jailli la bourrade.

    — Qui… ?

    Avec sa taille corsetée et ses hanches rembourrées, la femme ressemblait à un sablier enroulé dans un mouchoir en dentelle. Sous les plumes de paon de son chapeau, son chignon était blond vénitien, et son visage déformé par la colère.

    — Cette sauvageonne a essayé de vous voler !

    — C’est faux ! s’indigna Cali.

    — Je les connais les traînées dans ton genre. Vous n’en avez qu’après une chose…

    — Allons, allons, fit l’homme barbu en tapotant le bras de la furie.

    — Commissaire… reprit celle-ci d’une voix plaintive.

    Commissaire ?

    Cali se figea. À côté d’elle, Mama étouffa un juron. L’homme barbu était un policier ? Allait-il les arrêter pour avoir dansé sans autorisation ?

    Le commissaire sourit sous sa barbe et leva les mains en geste d’apaisement.

    — Allons, allons mesdemoiselles, calmons-nous. Personne n’a été volé, et grâce à l’intervention de monsieur Hata, personne n’est blessé…

    Mama se jeta sur le barbu et lui attrapa les mains :

    — Monsieur le commissaire, mon mari est parti vous voir pour faire signer notre carnet de voyage. Promis ! Il va aussi demander l’autorisation pour le spectacle de rue, mais il faut gagner l’argent chaque jour et il n’a pas encore…

    Le barbu fronça un instant les sourcils avant d’éclater d’un rire bon-enfant.

    — Je ne suis pas ce genre de commissaire ! Pas un policier ! Je dirige l’admirable exposition coloniale qui se tient derrière nous. Allons, je ne vais pas vous faire arrêter…

    Il tapota les mains de Mama avant de se dégager. Puis il farfouilla dans une poche intérieure de sa veste.

    — Et pour vous aider à pardonner le zèle de ma secrétaire…

    Il brandit deux petites cartes de papier rose.

    — … voici deux entrées permanentes pour l’exposition. Venez découvrir le génie industriel français, et des peuplades que même vous n’avez jamais rencontrées dans vos pérégrinations !

    — Monsieur le commissaire ! s’écria la furie. Si vous les laissez entrer, elles vont importuner les visiteurs avec leurs danses et leurs tours de sorcellerie…

    — Encore mieux ! L’allée coloniale n’a jamais trop d’animations de ce genre.

    Avec un sourire bonhomme, il remit les cartes à Mama et se détourna.

    Dans la foule qui s’éloignait, Cali chercha l’inconnu du regard, sans retrouver sa haute stature.

    — Tu sais pourtant que tu dois te méfier des hommes ! souffla Mama.

    Cali sursauta et rentra la tête dans les épaules. Mama était furieuse.

    — Pourquoi t’es-tu tant approchée ? poursuivit celle-ci. Et tu as laissé un étranger te toucher… Tu sais ce qu’aurait fait ton père s’il t’avait vue dans les bras de ce sédentaire ?

    Cali frissonna au souvenir du contact des doigts sur son poignet.

    — J’ai commis une erreur, marmonna-t-elle. Mais j’ai appris ma leçon. Je me tiendrai à distance. Promis.

    À distance des commissaires barbus et des étrangers au regard noir.

    Elle rajusta la manche de son chemisier brodé. Autour d’elle, les derniers spectateurs se dispersaient, dédaignant le tambourin que Mama leur fourrait sous le nez dans l’espoir d’une pièce ou deux.

    Les portes de l’exposition venaient d’ouvrir, et le trottoir se vidait à mesure que les guichetiers admettaient les visiteurs.

    Mama considéra les deux cartes d’entrée avec une moue renfrognée.

    — J’imagine qu’il ne nous reste plus qu’à tenter notre chance à l’intérieur.

    Son visage se rembrunit encore et elle tourna un regard noir vers Cali :

    — Tu restes près de moi et ne parles à aucun homme, compris ?

    Pour ne pas finir comme ta sœur.

    Ces derniers mots, personne ne les avait prononcés. Ils flottaient pourtant entre elles comme une nappe de brume suffocante.

    Cali leva les yeux vers les fanions qui flottaient dans la brise d’été, et un frisson lui parcourut l’échine.

    4

    LES SECRETS DES AUTRES

    Kiyoshi gravit l’escalier monumental à la suite du commissaire. Parvenu au premier étage, il se retourna vers le vaste hall en contrebas.

    Les guichets venaient d’ouvrir et déjà un brouhaha assourdissant résonnait sous les voûtes du palais du Trocadéro. Hommes, femmes et enfants piaffaient d’impatience à l’idée de découvrir l’exposition coloniale — une version du vaste monde mastiquée et recrachée par l’Occident dans une bouillie facile à digérer pour les familles de curieux.

    Au milieu des hommes en costumes sombres et des femmes aux tailles cintrées par leurs corsets se détachaient les silhouettes de la danseuse et de la joueuse de tambourin.

    Kiyoshi les suivit du regard alors qu’elles se perdaient dans la foule des visiteurs. La plus vieille avait l’instinct de protection d’une mère. La jeune, avec ses pieds nus et sa peau dorée par le soleil, semblait plus fière qu’une princesse. Pourtant, les autres visiteurs leur jetaient des regards méprisants. Il désigna leurs silhouettes d’un coup de menton.

    — De quel pays viennent-elles ?

    Agrippine Martin suivit son regard et poussa une exclamation brève et outrée.

    — Allez savoir, avec ces Bohémiennes !

    — Bohémiennes ? Vous voulez parler de… l’empire d’Autriche-Hongrie, c’est bien cela ?

    Il avait beaucoup lu sur l’Europe pendant la traversée depuis Yokohama.

    — Oui et non, intervint le commissaire. Les Bohémiens sont un peuple nomade. Pas vraiment d’ici, et de partout à la fois. Quelques savants ont récemment étudié leur langage et conclu que leurs ancêtres nous sont venus d’Inde il y a mille ans de cela. Un voyage presque aussi long que le vôtre, cher monsieur Hata, mais bien plus lent.

    — D’Inde ? La mère a un accent, mais je n’ai pas reconnu de langage indien. Plutôt germanique, non ?

    Legall lui adressa un sourire débonnaire avant de tourner le dos à la foule qui s’écoulait un étage plus bas. Il s’éloigna à pas lents.

    — Cher monsieur Hata, combien de langues parlez-vous, au juste ? Japonais, bien entendu, et le français que vous maniez à merveille. Mademoiselle Martin m’affirme que vous avez conversé en arabe avec nos commerçants du bazar algérien hier encore. Combien d’autres compétences nous cachez-vous ?

    Kiyoshi lui emboîta le pas, affichant son meilleur sourire modeste.

    — Pourquoi compter ?

    Legall éclata de rire et lui tapota le bras.

    — « Quand on aime, on ne compte pas », c’est très juste. Quelle chance nous avons que votre oncle vous ait détaché auprès de nous ! J’espère que vous ne lui manquez pas trop ? Gérer la délégation japonaise et le palais des arts à l’exposition coloniale doit lui demander tellement de travail…

    Kiyoshi décrocha le ruban de velours grenat qui leur barrait le passage. Il s’effaça pour laisser le commissaire et sa secrétaire franchir la limite entre l’exposition ouverte au public et la partie du palais réservée à son administration.

    Mademoiselle Martin le foudroya du regard au passage.

    Qu’avait-elle trouvé à lui reprocher cette fois ? Son intérêt pour la danseuse qu’elle avait poussée ? Ou peut-être le fait qu’il ait rattrapé la gamine avant qu’elle ne se casse la cheville ? Il avait déjà rencontré des secrétaires possessives, mais celle-ci remportait la palme.

    Il accrocha à nouveau le ruban à son poteau doré et rattrapa les deux Français en quelques enjambées — Legall n’était pas bien grand, et mademoiselle Martin n’avançait qu’à petits pas. En Occident comme au Japon, les élégantes parcouraient toutes le monde de la même démarche entravée.

    Ils parvinrent au secrétariat de l’exposition et la porte de chêne ciré se referma sur les derniers échos de la foule. Sans un mot, mademoiselle Martin posa son ombrelle dans un coin, retira son chapeau et fila tout droit à sa table de travail, les lèvres serrées et l’air orageux.

    Kiyoshi se glissa à la suite de Legall dans son cabinet personnel. Ici, les tapis épais et les meubles de bois précieux témoignaient des goûts de luxe du commissaire. Un mur entier était dédié à une bibliothèque où s’alignaient des volumes reliés en cuir doré. Leurs titres trahissaient l’intérêt de Legall pour l’art et les cultures du monde.

    Kiyoshi referma la porte et se planta devant le large bureau où le commissaire venait de prendre place.

    — Mon oncle dispose d’une nouvelle œuvre d’art à vendre, annonça-t-il sur le ton de la confidence.

    Le visage de Legall s’éclaira.

    — Qu’est-ce ? Un kakémono ? Une… hum… estampe ?

    Des coups timides résonnèrent à la porte. Le vantail s’entrouvrit sur un visage de souris.

    — Quoi ? tonna Legall. Qui vous a laissé entrer ?

    — Monsieur le commissaire, je… travaille ici ? Jérôme Le Bon, comptable. Je voulais vous entretenir de…

    — Plus tard !

    Le Bon se recroquevilla derrière sa porte.

    — Quand… ?

    Legall leva les bras au plafond.

    — Prenez rendez-vous avec ma secrétaire !

    Le regard du visiteur se tourna vers Kiyoshi en un appel à l’aide muet. Ce dernier le rejoignit en quelques enjambées.

    — Plus tard, souffla-t-il, avant de lui refermer la porte au nez.

    Puis il retourna auprès de Legall et reprit à voix basse.

    — Je disais donc : mon oncle dispose d’une statuette du bodhisattva Kannon. Bronze, huitième siècle de votre calendrier.

    La moustache de Legall frémit, et il passa la main dans sa barbe.

    — À quel prix votre oncle accepterait-il de renoncer à cet objet ?

    — Le mieux serait d’en discuter avec lui. Ce soir, peut-être ?

    Deux coups violents résonnèrent à la porte, et Legall sursauta comme un enfant pris en faute. Le vantail pivota et mademoiselle Martin s’encadra dans l’ouverture. Sa mâchoire était contractée et ses yeux gris lançaient des éclairs. Kiyoshi coula un regard vers Legall, qui s’était visiblement raidi. Le temps tournait à l’orage.

    Il salua le commissaire d’une courbette rapide et s’éclipsa. La porte claqua derrière lui. Il tendit l’oreille.

    — Tu donnes dans les Bohémiennes, maintenant ? lança mademoiselle Martin d’une voix discordante.

    — Allons, Bouchon…

    — Ne m’appelle pas comme ça !

    — Ma chérie, reprit Legall d’une voix conciliante, tu sais que je ne regarde aucune autre femme…

    — Pas même la tienne ?

    — C’est différent.

    Kiyoshi considéra le vantail de chêne et laissa échapper un grognement. Il savait qu’Agrippine Martin était la maîtresse de Legall. Elle ne cachait pas sa jalousie quand il s’agissait du commissaire. Mais leur relation semblait battre de l’aile. Il n’osait imaginer comment l’ambiance de leur petite équipe allait évoluer si ces deux-là mettaient fin à leur liaison.

    Il se tourna vers la table de travail de la secrétaire. À côté du sous-main en cuir usé, plumes en métal et encriers étaient alignés au cheveu près. Il effleura le cahier dans lequel mademoiselle Martin consignait les rendez-vous de Legall. Son doigt glissa sur le bord du sous-main avant de se poser sur le socle en bois ciré de l’appareil téléphonique. La sonnerie avait le don de lui taper sur les nerfs, mais il lui fallait

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