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Droit de l'entreprise
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Livre électronique1 663 pages17 heures

Droit de l'entreprise

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À propos de ce livre électronique

Le présent ouvrage dresse un panorama général des principaux aspects juridiques relatifs aux activités économiques exercées en Belgique. Plus large que le droit commercial au sens strict, le droit de l’entreprise étudie des règles qui transposent, dans l’ordre juridique, les quatre concepts-clés du libéralisme économique : L’agent économique reçoit une première traduction juridique à travers la notion de commerçant, de laquelle découle un grand nombre de règles spécifiques. Cette notion est de plus en plus supplantée par celle d’entreprise qui constitue en particulier le noyau central du droit de la concurrence et du droit de la comptabilité. L’organisation et le fonctionnement du marché sont analysés à travers les grands principes juridiques qui les sous-tendent (liberté du commerce et de l’industrie, droit d’établissement, libre concurrence) et les dispositifs normatifs les plus significatifs (pratiques du marché, droit antitrust, réglementation des prix, statut des PME, organisation des marchés financiers). Le recours au contrat permet aux agents économiques de collaborer entre eux, notamment au travers d’opérations courantes dans la vie des affaires: contrats de distribution, effets de commerce, crédits bancaires. Le droit des entreprises en difficulté, incarnation de l’idée de risque dans la sphère juridique, est abordé, en tant qu’il organise la sanction des défaillances des agents économiques. Outre les étudiants, auxquels il s’adresse en priorité, l’ouvrage intéressera les avocats spécialisés en droit commercial et en droit des affaires, les magistrats, les juristes d’entreprise, les professeurs et chercheurs en droit économique.
LangueFrançais
Date de sortie30 janv. 2013
ISBN9782804457396
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    Aperçu du livre

    Droit de l'entreprise - Thierry Delvaux

    couverturepagetitre

    © Groupe De Boeck s.a., 2013

    EAN : 978-2-8044-5739-6

    Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

    Pour toute information sur notre fonds et les nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez notre site web :

    www.larcier.com

    Éditions Larcier

    Rue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles

    Tous droits réservés pour tous pays.

    Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

    ISSN : 1780-5864

    Cette collection a pour vocation de publier des traités pédagogiques et synthétiques dans des matières fondamentales du droit. Rédigés par de brillants professeurs de la Faculté de droit de Liège, ces ouvrages s’adressent aussi bien aux étudiants qu’aux praticiens qui pourront s’appuyer sur ces études ancrées dans l’actualité et de haute qualité scientifique.

    Dans la même collection :

    Pascale LECOCQ, Manuel de droit des biens. Tome 1 Biens et propriétés, 2012

    Ann Lawrence DURVIAUX, Ingrid GABRIEL, Droit administratif. Tome 2. Les entreprises publiques locales en Région wallonne, 2e édition, 2012

    Ann Lawrence DURVIAUX, Damien FISSE, Droit de la fonction publique, 2012

    Michel FRANCHIMONT, Ann JACOBS, Adrien MASSET, Manuel de procédure pénale, 4e édition, 2012

    Melchior WATHELET, avec la collaboration de Jonathan Wildemeersch, Contentieux européen, 2e édition 2012

    Éric GEERKENS, Paul DELNOY, Aurélie BRUYÈRE, Anne-Lise SIBONY, Cécile NISSEN, Méthodologie juridique. Méthodologie de la recherche documentaire juridique, 4e édition, 2011

    Christian BEHRENDT, Frédéric BOUHON, Introduction à la Théorie générale de l’état - Manuel, 2e édition, 2011

    Ann Lawrence DURVIAUX, avec la collaboration de Damien Fisse, Droit administratif. Tome 1. L’action publique, 2011

    Nicolas THIRION, Théories du droit. Droit, pouvoir, savoir, 2011

    Georges de LEVAL, Frédéric GEORGES, Précis de droit judiciaire. Tome 1. Les institutions judiciaires : organisation et éléments de compétence, 2010

    Yves-Henri LELEU, Droit des personnes et des familles, 2e édition, 2010

    Melchior WATHELET, avec la collaboration de Jonathan WILDEMEERSCH, Contentieux européen, 2010

    Gilles GENICOT, Droit médical et biomédical, 2010

    Paul DELNOY, Les libéralités et les successions, 3e édition, 2009

    Christian BEHRENDT, Frédéric BOUHON, Introduction à la Théorie générale de l’état - Recueil de textes, 2009

    Michel FRANCHIMONT, Ann JACOBS, Adrien MASSET, Manuel de procédure pénale, 3e édition, 2009

    Paul LEWALLE, Contentieux administratif, 3e édition, 2008

    Paul DELNOY, éléments de méthodologie juridique, 3e édition, 2008 (revue et corrigée en 2009)

    Jean-François GERKENS, Droit privé comparé, 2007

    Michel PÂQUES, Droit public élémentaire en quinze leçons, 2005

    Georges de LEVAL, éléments de procédure civile, 2e édition, 2005 Sean VAN RAEPENBUSCH, Droit institutionnel de l’Union européenne, 4e édition, 2005

    Louis MICHEL, Les nouveaux enjeux de la politique étrangère belge, 2003

    Paul MARTENS, Théories du droit et pensée juridique contemporaine, 2003

    In memoriam Anne Benoit-Moury

    Les auteurs

    Thierry DELVAUX est assistant à l’Université de Liège et avocat

    Audrey FAYT est collaboratrice scientifique de l’Université de Liège et avocate

    Deborah GOL est maître de conférences et assistante à l’Université de Liège et avocate

    David PASTEGER est assistant à l’Université de Liège et avocat

    Mathieu SIMONIS est assistant à l’Université de Liège et avocat

    Nicolas THIRION est professeur ordinaire à l’Université de Liège

    Introduction générale

    1. L’ouvrage que le lecteur a entre les mains vise, pour l’essentiel, à servir de support écrit à un enseignement de droit commercial général dispensé à des étudiants de la troisième année du grade de bachelier en droit²¹¹. si nous avons l’immodestie de croire qu’il peut également être de quelque utilité pour les praticiens et de quelque intérêt pour les juristes de faculté, son ambition est donc prioritairement pédagogique.

    Or, à celui qui enseigne le droit commercial et qu’anime un souci didactique élémentaire, un problème irritant se pose : celui de l’absence totale de logique, de cohérence, de structure, qui paraît, de prime abord, affecter la discipline juridique ainsi désignée. Les matières qu’elle subsume sont éparses (théorie de la commercialité, comptabilité, concurrence, effets de commerce, contrats de distribution, opérations bancaires, procédures collectives, etc.) et semblent s’enchaîner sans lien de nécessité entre elles. Certes, toutes ont en commun d’être en rapport avec ce que l’on a coutume d’appeler « la vie des affaires », mais il s’agit là d’un point de convergence et, plus encore, de spécification pour le moins problématique : outre le flou de l’expression, ne pourrait-on tout aussi bien soutenir que le droit des obligations ou le droit du travail entretiennent, eux aussi, quelque lien avec la vie des affaires, sans pour autant être assimilés à du droit commercial ? Incapacité, donc, pour cette référence à conférer au droit commercial tout à la fois son étendue et ses limites et, partant, sa cohérence globale. Celui-ci serait-il dès lors condamné à n’être qu’un florilège de réglementations diverses, de jurisprudences éparses et de commentaires doctrinaux parcellaires ?

    2. Par comparaison, d’autres branches du droit séduisent immédiatement l’esprit par leur solidité conceptuelle et leur armature systématique. Comment ne pas être admiratif devant l’harmonieuse architecture de la théorie générale des obligations, où naissance, exécution et extinction des obligations s’enchaînent selon une logique implacable²¹² ? Là même où une telle cohérence ne s’offre pas au premier regard, comment, par exemple, ne pas apprécier à leur juste valeur les efforts récurrents des publicistes français pour dégager un critère explicatif général du droit administratif (puissance publique ou service public, peu importe ici pour notre propos) et conférer à celui-ci l’esprit de système qu’on lui a si souvent dénié ?

    Pourquoi s’accommoderait-on, dès lors, du fatras conceptuel charrié par les matières commerciales ? N’est-il pas temps d’appeler à la rescousse, ici aussi, les « faiseurs de systèmes »²¹³ ? L’intérêt ne serait pas seulement didactique (permettre aux étudiants de saisir la cohérence globale d’un discours juridique déterminé) mais aussi théorique et pratique. Théorique, en ce sens qu’une approche systémique obligerait à penser non plus seulement sur un mode diachronique (c’est-à-dire une succession de règles ou de corps de règles isolé(e)s les un(e)s des autres) mais également dans une perspective synchronique (en d’autres termes, l’articulation entre eux ou les uns sur les autres de ces différents dispositifs normatifs). Pratique, dans la mesure où elle donnerait aux usagers du droit des armes supplémentaires, des outils conceptuels nouveaux, en tissant des liens jusqu’alors inconnus, en faisant apercevoir des rapports souterrains ou bien encore en mettant en lumière des ressources inexploitées.

    3. L’objet de cette introduction générale consiste donc à identifier, sous l’apparente disparité des matières concernées par ce que l’on appelle traditionnellement le droit commercial, un élément de cohérence suffisamment solide pour faire « système » et donc, dans une certaine mesure aussi, pour faire « sens ».

    Pour aboutir à ce résultat, nous nous proposons d’adopter une démarche généalogique²¹⁴, semblable à celle qui a permis, depuis longtemps déjà, de dégager la cohérence interne d’une autre discipline : le droit social. On sait en effet que la structure de celui-ci résulte, pour l’essentiel, du contexte historique dans lequel il est né : la question ouvrière au XIXe siècle²¹⁵. Il existe également, selon nous, une étroite connexion entre le « système » du droit commercial (ou, plus exactement comme nous le préciserons ci-après, du droit de l’entreprise) et ses conditions historiques d’émergence.

    Une telle approche se déploiera donc en deux étapes : d’abord, nous nous efforcerons de retracer brièvement la généalogie du droit de l’entreprise²¹⁶ (titre 1er) ; ensuite, nous dresserons une présentation synthétique du système qui en découle (titre 2).

    Titre 1. Une généalogie du droit de l’entreprise

    4. Dans un premier temps, une série de nouvelles pratiques se sont développées depuis, grosso modo, le XIIe siècle, qui correspondent à l’avènement et au développement du capitalisme moderne (chap. 1er) ; dans un second temps, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, ces pratiques ont favorisé l’essor de nouveaux discours, de nouveaux savoirs, débouchant eux-mêmes sur un dispositif juridique radicalement nouveau (chap. 2).

    Chapitre 1. De nouvelles pratiques

    5. Au fond, de la même manière que la question ouvrière donna naissance au droit social, c’est le capitalisme ou, plus exactement, l’ensemble des pratiques que ce mot recouvre qui expliquent la formation et la structure contemporaine du droit de l’entreprise. Or, ainsi que l’ont montré les travaux de Braudel²¹⁷, le capitalisme moderne naît et se développe à la faveur de deux périodes : l’essor des villes aux XIIe-XIIIe siècles et l’expansion géographique à partir des XVe-XVIe siècles.

    6. Antérieurement au développement du phénomène urbain, le monde des échanges économiques est en effet réduit à sa plus simple expression. Le Haut Moyen Âge est en effet peu propice aux rapports commerciaux. L’écroulement de l’Empire romain d’Occident, la multiplication consécutive de souverainetés locales qui ne cessent de se combattre, l’insécurité qui en résulte, le dépérissement (par défaut d’entretien notamment) des anciennes infrastructures impériales, à quoi il faut ajouter la condamnation de tout esprit de lucre par la doctrine chrétienne : tout cela concourt à favoriser une simple économie de subsistance, essentiellement agricole et rétive à la multiplication des échanges. Pas de place, donc, pour une économie de type capitaliste dans un tel contexte.

    C’est l’avènement et l’expansion des villes qui closent cette longue période de déréliction des activités marchandes. La ville, en effet, c’est un nouveau pouvoir politique (la commune), une nouvelle architecture (les enceintes fortifiées qui l’entourent), un nouveau dispositif de sécurité (des forces de l’ordre susceptibles de réprimer les atteintes à la personne et aux biens des commerçants) et, surtout, la consécration d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie marchande. Celle-ci se trouve en effet à l’intersection des pouvoirs économique (puisqu’elle préside à la multiplication des échanges commerciaux qui favorisent la prospérité) et politique (dans la mesure de sa participation aux instances de décision du pouvoir communal).

    7. Cette première phase est renforcée par une seconde : celle qui voit le terrain de jeu du capitalisme s’agrandir (quasiment) au monde entier, outrepassant ainsi les limites d’une Europe devenue bien étriquée. En effet, les grandes découvertes géographiques permettent aux puissances européennes (qui, dépassant à leur tour les limites circonscrites de la ville, se sont réorganisées à la dimension des États modernes) d’accroître tout à la fois leurs débouchés (multiplication des comptoirs commerciaux, création de colonies embryonnaires préparatoires aux politiques de colonisation proprement dites) et leurs importations de matières premières et de métaux précieux.

    8. Depuis lors, les fortunes de ces différentes puissances européennes ont pu évoluer ; d’autres puissances, extraeuropéennes celles-là (États-Unis d’Amérique, Japon), ont pu émerger ; d’autres modèles ont bien pu être opposés à ce capitalisme global (politique protectionniste des régimes fascistes, collectivisation soviétique…) : rien n’y fait. Notre présent semble désormais saturé par l’horizon indépassable du régime capitaliste.

    Ainsi donc, certaines pratiques sociales ont émergé vers les XIIe-XIIIe siècles, se sont consolidées au fil du temps, donnant lieu, dans le champ économico-politique, à une reconfiguration des relations de pouvoir, et semblent aujourd’hui s’inscrire dans la nature des choses, au lieu d’être tenues pour ce qu’elles sont : un dispositif historiquement constitué.

    Or, ceci n’a été rendu possible que parce que ces pratiques, ces relations de pouvoir ont pu être pérennisées, solidifiées, légitimées par le relais de nouveaux discours et, plus spécifiquement, de nouveaux savoirs susceptibles de leur conférer une assise « scientifique ». C’est le propre du projet d’un Michel Foucault, on le sait, que d’avoir insisté sur cette connexion (cette complicité ?) constante entre pouvoir et savoir²¹⁸. Il s’agit donc de déterminer maintenant comment les discours, les savoirs et, en fin de compte, l’ordre juridique ont pu œuvrer à cette légitimation des pratiques sociales qui viennent d’être décrites.

    Chapitre 2. De nouveaux discours

    9. En effet, si les pratiques du capitalisme se sont développées depuis les XIIe-XIIIe siècles, la rationalité de ce dernier découle de sa conceptualisation et de sa légitimation par la philosophie libérale qui se déploie à partir de la fin du XVIIe siècle²¹⁹ et par la création concomitante d’un nouveau type de savoir, qui supplante l’ancienne analyse des richesses : l’économie politique²²⁰.

    Le libéralisme correspond à une réaction contre l’expansion de ce qu’on a appelé « l’État de police » (Polizeistaat), c’est-à-dire un État qui, notamment dans le domaine économique, s’efforce de contrôler jusqu’au grain le plus fin des relations sociales, de réglementer jusqu’à la plus infime des opérations, d’encadrer jusqu’aux rapports humains les plus ténus. C’est contre cet État « total »²²¹, donc, que s’élève le courant libéral, qui pose d’emblée le problème en termes d’efficacité de l’art de gouverner : comment gouverner le moins possible ou, plus exactement, comment atteindre les objectifs du gouvernement en mobilisant le moins de moyens possible²²² ? Ce courant s’abouche lui-même à une nouvelle discipline scientifique, l’économie politique, qui constitue ainsi l’armature épistémologique de la pensée libérale. Ce n’est du reste pas un hasard si ce mouvement philosophique (le libéralisme) et ce savoir (l’économie politique) ont les mêmes pères fondateurs, dont les plus emblématiques sont sans doute Adam Smith, en Angleterre, et François Quesnay²²³, en France.

    10. Or ces nouvelles formes de savoir emportent, en retour en quelque sorte, des effets de pouvoir sur le plan politique.

    C’est que le libéralisme et l’économie politique plaident l’un et l’autre pour un gouvernement frugal, lequel se traduit, dans le domaine des échanges commerciaux, par la doctrine du laisser-faire. Ce faisant, ils sapent la légitimité des principaux dispositifs propres à l’Ancien Régime : corporations, multiplicité des taxes et des droits à payer, limitations à la liberté des échanges… Certes, il y eut bien quelques tentatives, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, de libéraliser les mécanismes de l’économie (ainsi des tentatives de Necker ou de Turgot en France) mais il était déjà trop tard : l’Ancien Régime apparaissait décidément comme irréformable, y compris du point de vue économique.

    Il était dès lors logique que la Révolution française fût essentiellement une révolution libérale qui, par-delà le bouleversement de l’ordre institutionnel, renversa aussi le paradigme du système économique jusqu’alors en place.

    11. Dans le prolongement de ce renversement, les premières réformes juridiques de la période révolutionnaire touchent essentiellement le domaine économique : ainsi du décret d’Allarde, toujours en vigueur dans l’ordre juridique belge, qui proclame la liberté du commerce et de l’industrie, et de la loi Le Chapelier, qui interdit les coalitions (notamment d’ouvriers).

    En somme, le droit, qui, pour paraphraser Clausewitz, n’est rien d’autre que la continuation de la politique par d’autres moyens ou, plus exactement, l’exercice d’une politique par certains moyens, était appelé à devenir désormais le réceptacle des grands préceptes du libéralisme, sous l’impulsion du renversement de logique économique opéré par la Révolution française.

    12. Si l’on devait donc synthétiser l’évolution qui vient d’être brièvement retracée, on aurait dès lors un complexe de faits et de discours s’enchaînant de la manière suivante : pratiques du capitalisme ; rationalisation et légitimation de ces pratiques par la philosophie libérale et l’économie politique ; consécration de ces régimes discursifs nouveaux dans l’ordre politique ; traduction de cette consécration dans des règles juridiques.

    Le pari que nous faisons, c’est que, nonobstant les bouleversements économiques, politiques et sociaux qui se sont produits depuis l’époque révolutionnaire, nous ne sommes pas encore sortis de cette séquence. Dès lors, à supposer que cette généalogie est admissible, aujourd’hui encore, le droit de l’entreprise n’est rien d’autre, au fond, que la transposition juridique des grands thèmes qui structurent la pensée libérale. Ce faisant, il devient beaucoup plus aisé, comme on va le voir maintenant, de systématiser cette branche du droit et de lui conférer dès lors la cohérence globale qui paraissait lui faire défaut.

    Titre 2. Un essai de systématisation du droit de l’entreprise

    13. Systématiser le droit de l’entreprise, c’est, d’abord, retourner à la pensée libérale des origines et déterminer quelles en sont les arêtes principales (chap. 1er). C’est, ensuite, présenter la manière dont le système juridique est parvenu à faire siens les concepts clés ainsi dégagés (chap. 2).

    Chapitre 1. Les concepts clés de la philosophie économique libérale

    14. La philosophie économique libérale s’articule autour de quatre concepts clés : l’agent économique, le marché, le contrat et le risque. Certes, depuis deux siècles, la pensée libérale a connu bien des fléchissements, des aménagements, des changements de cap, voire des radicalisations²²⁴. Toutefois, l’ensemble de ces évolutions s’est toujours inscrit dans ce cadre de référence.

    15. L’agent économique, d’abord. Point n’est besoin de rappeler que le libéralisme est avant tout une philosophie individualiste : l’individu est donc premier dans l’analyse libérale, tantôt en qualité de sujet lesté de besoins à satisfaire, tantôt en tant que titulaire de moyens susceptibles d’apaiser les besoins d’un autre individu. On reconnaît là les deux positions que quiconque est en mesure d’occuper comme agent économique : demandeur ou offreur.

    Ainsi, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous des agents économiques, tantôt en offrant, tantôt en demandant. Encore faut-il distinguer, par-delà la summa divisio entre offreurs et demandeurs, deux grandes catégories d’agents économiques : les uns le sont par nécessité, de façon intermittente et sans visée professionnelle aucune ; les autres le sont par choix, de façon permanente et dans le cadre d’une activité professionnelle. L’exemple type de la première catégorie, c’est, on s’en doute, le consommateur final ; l’illustration la plus significative de la seconde, c’est, tout bonnement, l’entreprise. En somme, il y a des agents économiques professionnels, d’un côté, et, de l’autre, des agents économiques non professionnels.

    16. Le marché, ensuite. Demandeurs et offreurs doivent en effet pouvoir se rencontrer afin de conclure les transactions nécessaires. Lieu d’abord purement matériel (le périmètre géographique de la ville²²⁵ où se concluent les échanges commerciaux), le marché est ensuite devenu l’espace virtuel de rencontre des offres et des demandes. C’est là, en particulier, que les offreurs s’affrontent dans le cadre d’une compétition afin d’emporter l’adhésion du maximum de demandeurs. Dans la perspective libérale classique, un tel espace doit être ouvert, transparent et atomistique.

    17. Le contrat, encore. À un moment donné, le choix du demandeur se fixe sur un offreur et se conclut dès lors, entre eux, un contrat. Lorsqu’un tel accord est conclu sur les marchés des biens de consommation, il lie donc, le plus souvent, un agent économique professionnel (en position d’offreur) et un agent économique non professionnel (en position de demandeur). Toutefois, il existe des marchés intermédiaires (ainsi du marché bancaire, tout au moins en ce qui concerne le crédit aux entreprises, ou bien encore le marché de la distribution) sur lesquels les conventions se nouent entre agents économiques professionnels uniquement. La situation est donc différente selon le type de marché analysé.

    18. Enfin, le risque. Dans le cadre de la compétition entre agents économiques (professionnels), il y a nécessairement des gagnants et des perdants, des faibles et des forts. Ceux qui ne résistent pas à la pression concurrentielle doivent être éliminés du marché car leur maintien en dépit de leur faiblesse peut fortement perturber le fonctionnement de ce dernier. Ainsi, en cas de non-paiement répété, ce sont les fournisseurs, les sous-traitants et, plus largement, tous les cocontractants qui risquent à leur tour de se trouver en difficulté. Tout agent économique professionnel doit savoir qu’il s’expose donc à un risque, dès son entrée sur le marché.

    Chapitre 2. La transposition des concepts clés de la philosophie économique libérale dans l’ordre juridique : le droit de l’entreprise

    19. La discipline juridique étudiée dans les pages qui suivent correspond dès lors à l’ensemble des dispositifs normatifs grâce auxquels les quatre concepts clés de la philosophie économique libérale sont transposés en droit. Ce faisant, cet ensemble devient beaucoup plus aisé à décrypter, puisqu’il suffit alors de suivre l’enchaînement des propositions formulées par la pensée libérale.

    20. Première étape donc : la transposition juridique de la notion d’agent économique. Pour être plus précis, le droit que l’on a ici en vue s’intéresse spécifiquement à une catégorie seulement d’agents économiques : les agents économiques professionnels. Or, de ce point de vue, une évolution importante a pu être constatée.

    Dans un premier temps en effet, la transposition juridique de la notion d’agent économique professionnel s’est opérée par le biais du concept de commerçant, au centre de la théorie traditionnelle de la commercialité. Pourtant, cette approche est très rapidement devenue obsolète, pour trois raisons essentiellement. Premièrement, le recours à cette notion confère au Code de commerce de 1807 une coloration « corporatiste » en complète inadéquation avec la nouvelle donne économique : en réalité, les rédacteurs du Code, formés à une pensée d’Ancien Régime, ne sont pas parvenus à s’en extraire. Deuxièmement, si le commerçant se définit par référence à l’accomplissement d’actes de commerce, la liste de ces derniers est, d’une part, marquée, dans le Code de 1807, par l’influence d’une économie bientôt dépassée par la Révolution industrielle et, d’autre part, considérée, en tant que domaine d’application de règles d’exception par rapport au droit commun du Code civil, comme exhaustive. Troisièmement, le commerçant qu’avaient en vue les rédacteurs du Code, c’est la personne physique exerçant son activité à titre isolé, le « boutiquier » brocardé par Balzac ; le recours aux personnes morales dotées d’une personnalité juridique distincte est, à l’époque, loin d’être entré dans les mœurs commerciales.

    Certes, au fil du temps, des améliorations ont pu être apportées pour colmater les brèches d’un édifice affecté, dès sa création, de substantiels vices de construction. Ainsi, pour tenir compte de l’évolution économique, le législateur a actualisé (insuffisamment il est vrai) la liste des actes de commerce. Ainsi, encore, si cette dernière est bel et bien limitative, la jurisprudence en a interprété les termes de manière extensive, afin de les adapter autant que possible à la réalité sociale ; mais, quoi qu’on puisse en penser parfois, l’interprétation judiciaire a ses limites. Ainsi, enfin, le commerçant personne morale a fini par être pleinement reconnu, à travers le développement de plus en plus foisonnant du droit des sociétés, lequel apparaît dès lors comme une sorte d’excroissance monstrueuse du processus de transposition juridique de la notion d’agent économique²²⁶.

    Toutefois, ces évolutions sont loin de tenir compte de la multiplication des activités exploitées sur les marchés. C’est qu’en effet, au-delà des activités commerciales stricto sensu, notre époque connaît un développement sans précédent des activités économiques ou, plus exactement, considérées comme telles. Ainsi, par rapport à la théorie de la commercialité, quid des professions libérales ? des entreprises publiques ? des groupements sans but lucratif exploitant de telles activités ? des fondations ? Par ailleurs, comment montrer – ce qui fait défaut à la théorie de la commercialité – la multiplicité des intérêts (apporteurs de capitaux, travailleurs, fournisseurs, prêteurs, etc.) qui gravitent nécessairement autour de toute entité exploitant une activité économique ? Face à ces interrogations, un nouveau modèle a peu à peu été conçu, qui entend mieux prendre en compte les évolutions de l’économie moderne : la théorie de l’entreprise. L’entreprise exprimerait ainsi plus adéquatement, en droit, la notion d’agent économique professionnel que le concept de commerçant.

    C’est la raison pour laquelle, l’agent économique professionnel étant premier dans l’analyse et sa transposition juridique la plus adéquate s’incarnant désormais dans la notion d’entreprise, la discipline juridique étudiée nous paraît plus exactement dénommée, à l’heure actuelle, par l’expression « droit de l’entreprise »²²⁷.

    L’étude de la transposition juridique de la notion d’agent économique professionnel fera l’objet de la IIe partie du présent manuel.

    21. Deuxième étape : la transposition juridique de la notion de marché et de ses mécanismes protecteurs. Sur ce point, l’ordre juridique libéral s’appuie sur deux piliers fondamentaux : la liberté du commerce et de l’industrie, d’une part ; la liberté de concurrence, d’autre part. L’une est fondée sur le décret d’Allarde des 2-17 mars 1790 ; l’autre découle du principe de l’autonomie des volontés. Concrètement, la liberté du commerce et de l’industrie autorise quiconque à accéder au marché de son choix sans la moindre entrave ; la liberté de concurrence permet à tout agent économique (professionnel) qui a accédé au marché d’y exercer son activité comme il l’entend. Toutefois, on s’est très vite rendu compte que ces libertés portaient en elles les germes de leur propre destruction et qu’il fallait donc les encadrer.

    Du point de vue de l’accès au marché, d’abord. Autoriser une liberté totale, sans entraves, dans un tel domaine, c’est prendre le risque, dans certains secteurs sensibles en tout cas, d’une multiplication incontrôlée des opérateurs économiques incompétents, sous-capitalisés, dépourvus des garanties élémentaires de probité et d’expertise, avec, à la clé, un important degré d’insatisfaction des consommateurs. Certes, dans l’optique libérale, ces entreprises, insuffisamment préparées, sont appelées à être éliminées du marché à brève échéance, mais, dans l’entretemps, elles auront provoqué de substantielles perturbations. D’où l’idée que, dans de tels secteurs, l’accès au marché doit être conditionné par le respect de certaines exigences, dont l’appréciation est en général laissée à certaines autorités administratives ou quasi administratives. Symptomatiques à cet égard sont les réglementations relatives à l’artisanat, au petit commerce et à la petite industrie, d’une part, et à la bancassurfinance, d’autre part. Toutefois, ces encadrements réglementaires ne peuvent faire abstraction, désormais, des exigences européennes et, en particulier, de la liberté d’établissement. C’est qu’en effet, dans la ligne de la jurisprudence Cassis de Dijon pour la libre circulation des marchandises, le principe de reconnaissance mutuelle vaut également dans le domaine de la liberté d’établissement ; il en résulte que les entraves réglementaires susmentionnées doivent être justifiées à suffisance par des raisons impératives d’intérêt général et respecter strictement le principe de proportionnalité.

    Il en va également ainsi, ensuite, pour l’exercice des activités économiques proprement dit. La liberté de concurrence n’autorise pas tout. D’abord, elle ne permet pas qu’un opérateur économique se comporte de façon déloyale ou malhonnête à l’égard d’un autre opérateur économique : approche microéconomique, en quelque sorte, des pratiques du marché et de leur principale arme procédurale, l’action en cessation. Ensuite, elle n’habilite pas davantage les entreprises à adopter des comportements, multilatéraux ou unilatéraux, qui porteraient atteinte à la structure concurrentielle des marchés : approche macroéconomique du droit antitrust (ententes, abus de positions dominante et concentrations). Enfin, elle n’admet pas, aussi bien sur le plan des transactions isolées que dans la perspective de leur prise en considération globale, que le processus de formation des prix fût entaché d’irrégularités ou portât atteinte à certaines préoccupations d’intérêt général : approche à la fois micro- et macroéconomique de la réglementation des prix.

    La IIIe partie du présent ouvrage reprendra les développements consacrés au statut proprement juridique de l’idée de marché.

    22. Troisième étape : la réception, dans le discours juridique, de la notion (économique) de contrat. Cette dernière vise toute transaction conclue sur un marché entre un offreur et un demandeur, peu importe que cette opération corresponde bel et bien à la notion (juridique cette fois) de contrat.

    Sous l’angle du droit de l’entreprise, il s’agit plus spécifiquement d’analyser les transactions conclues entre agents économiques professionnels. Or celles-ci sont innombrables et aussi diversifiées que le permet la pratique des affaires. On peut néanmoins identifier quelques catégories de transactions particulièrement significatives et qui, de surcroît, ont donné lieu à d’importants développements juridiques. Ainsi en va-t-il, par exemple, du secteur de la distribution ou des crédits bancaires. Toutefois, on peut aller plus loin et estimer que relèvent également de ce champ d’études tous les moyens qui favorisent la conclusion de telles opérations, qui la rendent plus aisée, en raison des garanties (de paiement ou de crédit) qu’ils confèrent, ou qui en favorisent la bonne exécution. Aussi les matières des effets de commerce, des moyens et services de paiement et de la facturation trouve-t-elles harmonieusement leur place ici.

    L’examen de ces différents sujets sera réservé à la IVe partie.

    23. Enfin, quatrième et dernière étape : la traduction juridique de l’idée de risque. Certes, il est admis que les entreprises incapables de faire face à la pression concurrentielle doivent être éliminées du marché. Toutefois, il faut éviter que cette élimination se fasse dans le désordre, au profit exagéré des uns et au détriment excessif des autres, voire dans une atmosphère délétère de fraude… Aussi le législateur a-t-il été amené à encadrer également ce processus d’élimination. Il l’a fait en distinguant deux catégories d’entreprises en difficulté : celles qui, pour le plus grand bien de l’économie, des créanciers et du personnel, sont susceptibles d’être redressées, relancées, et celles qui, en revanche, ne présentent plus aucune chance de survie et dont il convient, dès lors, d’accompagner l’agonie. Dans le premier cas, c’est la procédure de réorganisation judiciaire qui s’applique ; dans le second, c’est la faillite qui entre en jeu.

    Ces procédures seront dès lors examinées dans une Ve partie.

    24. En recourant à une méthode généalogique, il paraît possible d’organiser les matières composant ce que l’on a coutume d’appeler le « droit commercial » selon une perspective systématique qui confère à cette discipline juridique sa cohérence globale. Il apparaît en effet que cette branche du droit peut se définir comme l’ensemble des règles au moyen desquels les concepts clés de la philosophie économique libérale (l’agent économique – professionnel pour être précis –, le marché, le contrat et le risque) sont transposés dans le discours juridique. Or, comme la traduction la plus adéquate de la notion première d’agent économique (professionnel) semble désormais s’incarner dans le concept d’entreprise, nous proposons de rebaptiser la discipline juridique systématisée de la sorte : « droit de l’entreprise ».

    Toutefois, avant d’entrer dans le vif du sujet, un bref rappel historique et quelques considérations générales s’avèrent nécessaires (Ire partie).

    1- La documentation consultée est arrêtée, pour l’essentiel, au 31 décembre 2011.

    2- Logique d’autant plus éclatante qu’elle résulte du texte même du Code civil et des articles qui se succèdent selon un ordre bien déterminé.

    3- Pour reprendre l’expression célèbre de Rivero.

    4- Pour adopter une expression (et une démarche) chères à Michel Foucault, dont plusieurs des intuitions inspirent les pages qui suivent.

    5- L. FRANÇOIS, Introduction au droit social, Liège, Collection scientifique de la Faculté de droit, 1974.

    6- Pour plus de détails, cf. infra, partie I, titre 1er.

    7- F. BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, Paris, Armand Colin, 1979 (3 vol.).

    8- Voy. déjà L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. Cf., surtout, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 (à propos du savoir criminologique) et La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 (à propos du savoir psychanalytique).

    9- Et que Foucault étudie du reste en détail dans son cours Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), coll. Hautes Études, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004.

    10- Dans Les mots et les choses (Paris, Gallimard, 1966), Foucault a longuement étudié le changement d’épistémê (c’est-à-dire la « configuration épistémique cohérente » grâce à laquelle les différents savoirs locaux survenant à un moment historique précis « se répondent entre eux » – termes empruntés à J. REVEL dans le dossier du Magazine littéraire, no 436, octobre 2004, consacré à Foucault, p. 31) qui a rendu possible ce passage de l’analyse des richesses à l’économie politique.

    11- Dont la monarchie absolue en France constitue probablement le parangon le plus éclatant.

    12- C’est là tout l’objet de ce que M. Foucault appelle la « gouvernementalité » moderne (Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France (1977-1978), coll. Hautes Études, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2004 ; Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), op. cit.).

    13- Fondateur de ce qu’on a appelé la doctrine physiocratique.

    14- Ainsi du keynésianisme, qui se conçoit aussi comme une variante du modèle libéral, de l’ordolibéralisme allemand ou bien encore du néolibéralisme américain (sur ces écoles de pensée modernes du libéralisme, cf., en particulier, infra, partie I, titre 1er, chap. 7, section 3, nos 128 et s.).

    15- Cf. supra no 6.

    16- Excroissance qui a pris une telle importance, du reste, que le droit des sociétés est devenu une branche du droit à part entière, qui fait souvent l’objet d’un enseignement distinct – raison pour laquelle le présent manuel n’y consacrera que des développements succincts.

    17- Pour plus de détails, cf. infra, partie I, titre 3, chap. 4, no 185.

    Partie 1

     Historique

     et principes généraux

    25. En commençant notre périple par une brève escapade historique (titre 1er), nous serons en mesure de déceler, à travers les époques parcourues, les particularités essentielles de la vie des affaires justifiant la mise en place d’un régime juridique spécifique en la matière (titre 2). D’autres facteurs, davantage liés, cette fois, aux périodes plus récentes, expliquent les difficultés récurrentes à délimiter, à l’heure actuelle, l’étendue exacte de ce régime spécifique (titre 3).

    Titre 1

     Historique

    26. Les pages qui suivent n’ont certes pas la prétention de constituer un exposé exhaustif de l’histoire du droit commercial. La raison en est que le caractère nécessairement limité de toute introduction, tout autant que notre incompétence en matière historique, ne nous permettent pas de prétendre pouvoir brosser un tableau détaillé de l’élaboration et de l’évolution du corps de règles qui constitue l’objet de ce manuel, à savoir le droit applicable aux rapports marchands en Belgique.

    Nous chercherons plutôt à mettre en lumière tel ou tel épisode de l’histoire en tant qu’il a pu, de près ou de loin, contribuer à l’élaboration de la discipline juridique étudiée. Outre que nous limiterons pour l’essentiel notre exposé à l’histoire de l’Europe, en particulier de la Belgique, la méthode adoptée nous contraindra souvent à négliger l’appréhension globale d’un événement ou d’une période, pour nous focaliser sur un détail ou un aspect limité de celui-ci parce qu’il intéresse plus particulièrement les règles de droit positif. Il en résultera de fréquentes approximations et parfois des simplifications, qui heurteront inévitablement les historiens. Si l’un d’eux devait poser les yeux sur les passages qui suivent¹, nous comptons sur son indulgence pour nous les pardonner.

    27. Toutefois, quel est, pourrait-on se demander, l’intérêt d’une introduction historique dans un manuel qui se veut, de prime abord, de droit positif ? Que l’historien soucieux de décrire une société dans tous ses tenants et aboutissants doive se pencher sur certaines institutions juridiques significatives, nul ne s’en étonnera² ; que cet étrange Janus qui hante les facultés de droit et que l’on a coutume d’appeler « historien du droit » mette au jour les racines historiques de certaines constructions de l’ordre juridique, quoi de moins étonnant ? Mais pourquoi un juriste voué au droit positif devrait-il se soucier d’un passé souvent révolu ? En d’autres termes, quel objectif poursuit-il, ce faisant ?

    28. Nous serions bien en peine de répondre pour autrui. En ce qui concerne notre propos, une préoccupation majeure a motivé notre souci d’ouvrir un ouvrage de droit commercial positif par une introduction historique qui, pour n’être pas complète, n’en est pas moins, comparativement à d’autres travaux du même genre, relativement ample.

    L’historiographie contemporaine paraît mettre en présence deux conceptions opposées du savoir historique³ : d’un côté, « l’Histoire-science »⁴ ; de l’autre, « l’Histoire-récit » ou, si l’on veut, « l’Histoire-art »⁵. Selon cette dernière approche, l’histoire est essentiellement une « mise en intrigue »⁶ : en effet, à proprement parler, la discipline historique ne peut être considérée comme une science, en ce sens qu’à la différence, par exemple, des savoirs consacrés à l’étude de la matière ou de la vie (physique, biologie), l’analyse des sociétés humaines à travers l’espace (ethnologie, anthropologie) et le temps (histoire) ne permet pas (pas encore ?) de dégager de véritables lois scientifiques, fondées sur le principe de causalité (tel événement, ou ensemble d’événements, entraînant systématiquement tel autre événement, ou tel autre ensemble d’événements). La tâche de l’historien est dès lors plus modeste : elle consiste à essayer de reconstituer ce qui s’est passé, c’est-à-dire à faire le récit des événements antérieurs, à tenter de résoudre les énigmes que cette reconstitution a pu faire apparaître⁷ et aussi, le cas échéant, à comparer telle série d’événements du passé avec telle autre série, voire avec telle ou telle tendance repérable dans le présent⁸.

    Cette idée de mise en intrigue renvoie, selon nous, à la façon dont un Michel Foucault concevait son rapport à l’histoire, à l’intérieur de son travail philosophique : lui qui, dans une réponse quelque peu provocatrice à une question qui lui était posée, prétendait n’avoir écrit que des « fictions »⁹ utilisait le matériau historique dans le dessein de faire apercevoir la façon dont les choses avaient été, à telle ou telle époque, « problématisées » et de montrer combien ces approches étaient diverses à travers le temps, afin de récuser toute prétention naïve à l’universalité de nos propres représentations et de nos propres conceptions¹⁰. Se livrer à une histoire des problématisations : telle était, au fond, la tâche que s’était assignée Foucault.

    Mutatis mutandis, cette approche peut être transposée à un questionnement juridique et non seulement philosophique : en l’espèce, il s’agit de déterminer comment les différents actes et comportements qui forment la trame de la vie des affaires ont pu être « problématisés » par le droit et quelles solutions, diverses toujours, contradictoires souvent, ont été ensuite imaginées pour répondre à ces problématisations. Le temps long de l’histoire permet ainsi à la fois de repérer les éventuels invariants que cette escapade dans le passé aurait mis au jour (de façon à découvrir, le cas échéant, les structures en quelque sorte immuables des discours rencontrés au fil du temps – titre 2) et de mesurer les changements opérés dans les discours juridiques (de manière à constituer ainsi une invitation au relativisme et à la distance critique vis-à-vis des solutions du droit positif actuel – titre 3). C’est à cela que devrait servir spécifiquement, selon nous, une introduction historique au droit commercial.

    Chapitre 1

     L’Antiquité

    Section 1

    Rareté des institutions commerciales antiques ayant survécu jusqu’à nous

    29. Il n’est guère d’institutions du droit positif actuel qui trouvent leur source directe dans l’Antiquité, à l’exception peut-être de certains pans du droit maritime.

    Trois raisons principales peuvent justifier cette influence minime. D’abord, aucune des civilisations antiques – droit romain excepté – n’a légué à l’Europe un corps de règles organisé et systématisé. L’absence de compilations écrites des règles en vigueur explique en grande partie une telle situation¹¹. Ensuite, l’historien est également confronté à la rareté des documents anciens issus de la pratique et par lesquels il serait possible de reconstituer les techniques juridiques de l’époque¹². Enfin, on peut estimer que le contexte socio-économique du droit commercial contemporain n’est pas encore en place. Celui-ci remonte fondamentalement à la confrontation du droit coutumier du Moyen Âge avec la redécouverte du droit romain, à une époque où le capitalisme moderne commence à s’ébaucher (XIe-XVe siècles)¹³.

    À bien des égards, se plonger dans l’examen des traditions juridiques antiques revient en fin de compte à remonter exagérément le fil de l’histoire du droit commercial ; il est en quelque sorte trop tôt pour espérer y voir un germe du droit actuel.

    30. Pour l’anecdote, on peut toutefois citer quelques-unes des rares institutions du droit commercial antique qui ont, dans une certaine mesure et essentiellement en matière maritime, subsisté jusqu’à nos jours.

    L’illustration la plus célèbre est la Lex Rhodia de jactu¹⁴. Cette loi est à l’origine de la réglementation du jet maritime et de la contribution aux avaries communes (art. 145 à 164, Livre II, C. comm.). L’hypothèse est la suivante : un navire est sur le point de sombrer au cours du voyage ; pour le maintenir à flot, le capitaine fait jeter par-dessus bord une partie de la cargaison et parvient à rejoindre un port. Il serait inéquitable que seul le propriétaire de la marchandise perdue fasse les frais du « jet », puisque les autres – en l’occurrence, l’armateur du navire en perdition et les propriétaires des autres marchandises embarquées – profitent tous du sacrifice du premier. Aussi le chargeur sacrifié doit-il être indemnisé de sa perte par tous ceux qui en ont profité : l’avarie qui a donné lieu au jet d’une partie de la cargaison est ainsi « commune » à tous les intéressés.

    Également tirée du droit maritime antique, une autre préfiguration d’une institution du droit positif actuel est le nauticum foenus, lointain ancêtre du prêt à la grosse aventure ou contrat à la grosse (art. 179 et s., Livre II, C. comm.). Ce contrat devait permettre aux commerçants grecs, puis romains, d’affréter de lointaines expéditions, tout en assurant à leurs bailleurs de fonds une rémunération proportionnelle aux risques encourus. Si le navire arrivait à bon port avec sa cargaison, le prêteur obtenait le remboursement du capital investi majoré d’intérêts très élevés. Si, à l’inverse, le navire se perdait corps et biens, l’affréteur ne devait rien rembourser au prêteur, ni intérêts ni capital. Le prêt à la grosse suit sensiblement les mêmes principes¹⁵.

    Section 2

    Émergence de certaines préoccupations du droit commercial encore présentes à l’heure actuelle

    31. En dépit du nombre restreint de traces directes des droits antiques dans le droit positif actuel, bien des préoccupations présentes à cette époque préfigurent déjà celles qui hantent aujourd’hui encore ceux qui participent à l’activité économique d’une région, d’un pays ou d’un continent. Indiquons-en cinq.

    32. Premièrement, en tant qu’ensemble de règles chargé de présider aux échanges, le droit commercial est d’emblée un droit à vocation internationale. Aujourd’hui comme hier, l’entrepreneur souhaite donner à son projet le rayonnement le plus large et, par la même occasion, engranger des bénéfices tout aussi conséquents. Tout est alors une question d’échelle. À l’Antiquité, « l’Univers » se résume essentiellement, du point de vue de la civilisation occidentale, aux terres qui entourent la Méditerranée¹⁶. La cité voisine est déjà une autre contrée où, même lorsque l’on ne parle pas une autre langue, on utilise généralement une autre monnaie. La mégalomanie des grands conquérants (Nabuchodonosor, Darius, Alexandre, César, Trajan, etc.) débouche par ailleurs sur des rencontres commerciales inédites. Vainqueurs et vaincus comparent leur mode de vie, découvrent des produits dont ils ignoraient jusqu’à l’existence et mettent en place des réseaux commerciaux qui croissent à l’ombre des empires.

    33. Deuxièmement, la protection du crédit est également présente dès l’Antiquité, chez les Phéniciens et dans la Grèce antique notamment. Il n’aurait pu en être autrement. Les échanges entre les peuples anciens conduisent à l’harmonisation ou, à tout le moins, à un effort de conversion et de comparaison entre les unités de mesure et le calcul des valeurs. L’armateur égyptien est ainsi relativement assuré de ne pas être grugé par son homologue perse ou crétois.

    34. Troisièmement, la rapidité dans la résolution des litiges est une préoccupation partagée elle aussi par les négociants de l’Antiquité : il serait impensable de prolonger une escale en pays étranger pour un débat judiciaire qui s’éternise ; le besoin d’une procédure abrégée y est donc aussi vif qu’aujourd’hui.

    35. Quatrièmement, si elles ne sont généralement pas dotées de la personnalité juridique, les sociétés sont connues du droit antique. Dès le IIe siècle avant notre ère, les associés regroupés dans des sociétés de publicains reçoivent des parts au prorata de leurs apports, titres négociables entre vifs ou à cause de mort.

    Chaque associé pouvait en principe assumer la direction de la société. Toutefois, ce système de sociétés par actions¹⁷ réunissait souvent un tel nombre d’associés qu’il était en réalité impossible de maintenir cette règle en l’état, sous peine de multiplier les contradictions et les sources de conflits entre associés. Aussi devint-il courant de tenir à Rome, chaque année, une assemblée réunissant tous les associés afin qu’ils élisent l’un d’eux pour diriger le négoce commun et tenir les comptes de la société.

    36. Cinquièmement, l’intervention publique dans l’économie occupe dès cette époque une place non négligeable. Le pouvoir politique¹⁸ a la capacité d’orienter, sciemment ou non¹⁹, l’activité économique vers une tendance que nous qualifierions aujourd’hui de « protectionniste » ou de « libérale », selon le cas. En percevant des droits de douanes sur les importations²⁰, en se réservant l’exploitation, sinon le contrôle, de monopoles²¹, en imposant un prix maximum, en battant monnaie avec parcimonie ou de façon démesurée, en prohibant de manière plus ou moins heureuse l’exportation de métaux précieux, les pouvoirs publics protègent l’économie locale ou l’exposent au contraire à la concurrence de l’étranger, avec les conséquences que cela implique sur le sort des entreprises et de la main d’œuvre du cru et sur le prix des produits.

    Section 3

    Influence indirecte mais vivace du droit romain sur le droit positif actuel

    37. Le droit romain occupe, comme pour tout ce qui a trait à la plupart des branches du droit privé, une place non négligeable dans l’histoire du droit commercial. Il faut s’empresser de préciser notre pensée en distinguant le statut du commerçant, d’une part, et le régime des opérations commerciales, d’autre part.

    38. Du point de vue du statut personnel du commerçant, il faut rappeler que Rome, tout au long de sa domination sur le monde antique, n’a fondamentalement d’yeux que pour la guerre et la gloire récoltée sur le champ de bataille. Peuple d’agriculteurs et de soldats, les Romains n’ont guère de goût pour le négoce et l’enrichissement par l’investissement. Une fois la guerre terminée, seuls comptent le partage du butin et l’attribution de terres à (faire) cultiver. À l’instar des Grecs²², ils abandonnent le travail et le commerce aux soins des classes inférieures et des peuplades qu’ils ont vaincues et soumises : aux classes aristocratiques, l’otium ; aux classes inférieures, le neg-otium. Ce dédain pour le métier, plus pacifique, de marchand aura de profonds échos dans l’économie européenne et sera bientôt relayé, quoique pour d’autres motifs, par la religion chrétienne²³. Le négociant est donc assujetti à un statut tout à la fois particulier et infériorisant.

    39. En ce qui concerne les opérations commerciales, en revanche, l’appréhension des règles qui président à l’organisation des échanges commerciaux dans l’Empire se fonde sur l’application pure et simple des mécanismes ordinaires du droit romain, essentiellement inspirés des opérations agricoles et immobilières. En effet, les Romains ne font pas la distinction entre le droit civil et le droit commercial²⁴. Les jurisconsultes confrontés à des problèmes plus spécifiquement commerciaux se sont donc efforcés de les résoudre à la lumière du droit commun. Aucune loi particulière ne réglera jamais ce domaine. En ce sens, l’apport le plus significatif du droit romain aux droits positifs belge et français actuels – qui consacrent pourtant, eux, la division, au sein du droit privé, du droit civil et du droit commercial – est le lien étroit – voire le rapport servile – que celui-ci entretient avec la théorie générale des obligations, héritage du droit romain s’il en est : sous l’angle des opérations juridiques, le droit commercial apparaît comme un droit d’exception, qui se détache de la trame du droit des obligations pour y revenir dès qu’aucune solution spécifique n’est prévue.

    Chapitre 2

     Le Haut Moyen Âge (Ve-Xe siècles)

    40. Le Haut Moyen Âge constitue une période particulièrement peu propice aux échanges commerciaux et, à ce titre, guère déterminante pour l’émergence de nouvelles institutions juridiques en la matière. Des raisons politiques (section 1re) et religieuses (section 2) peuvent expliquer cette situation.

    Section 1

    Les raisons politiques : l’écroulement de l’Empire romain d’Occident et l’avènement de la féodalité

    41. Avec l’effondrement de l’Empire romain d’Occident, s’ouvre une longue période de troubles, auxquels les échanges commerciaux n’échappent pas. Si les incursions répétées des Germains au IVe siècle de notre ère, puis leurs conquêtes progressives des provinces de l’Empire au Ve siècle²⁵ ont bien évidemment ébranlé la sécurité des transports et du commerce, on s’accorde aujourd’hui à considérer qu’elles n’ont pas à elles seules porté un coup fatal à l’économie européenne de l’Antiquité. Les Germains cherchaient en effet à s’installer dans les palais et les villas romaines, plutôt qu’à piller l’Europe du Sud et à emmener ses richesses dans leurs contrées d’origine. Du reste, jusqu’au VIIe siècle, la Méditerranée conserve son pouvoir d’attraction et est toujours le théâtre d’un commerce florissant, quoique déclinant.

    Le véritable coup d’arrêt de l’économie est probablement à situer au VIIIe siècle, avec les invasions des Sarrasins²⁶ et les razzias des Normands²⁷ : à cette époque, la puissance maritime et, partant, commerciale des anciens maîtres de la Mare Nostrum n’est plus. Les échanges s’en trouvent du coup compromis, sinon paralysés, et périclitent inéluctablement. Pour plusieurs siècles, les flux commerciaux européens devront désormais passer par les terres.

    42. Or les terres ne font plus l’objet d’une administration centralisée, comme sous l’Empire. Le pouvoir impérial et ses avatars ont littéralement éclaté en une multitude de niveaux de pouvoirs inégaux, concurrents, imbriqués les uns dans les autres et traversés par un écheveau de rapports de force complexes, voire antagonistes. Chaque seigneur local s’efforce de contrôler un maximum de bourgades et de fermes, n’hésitant pas à piller et à détruire les exploitations agricoles qui se trouvent sur les terres qu’il revendique²⁸.

    Les grands centres urbains romains ont été les premières victimes de ces convoitises territoriales. S’il existe encore des villes en tant que forteresses et (médiocres) centres d’administration, leurs populations ne se consacrent plus guère à l’exercice du commerce et de l’industrie artisanale. L’économie européenne est alors confinée au secteur agricole. Encore s’agit-il essentiellement d’une économie de subsistance, non d’excédents et d’exportations²⁹.

    Section 2

    Les raisons religieuses : l’empreinte de l’Église sur les esprits et le mépris chrétien du lucre

    43. Héritage du temps où elle détenait les rênes de la religion officielle de l’Empire romain finissant, l’Église règne sans partage sur l’ensemble de la chrétienté. Elle a non seulement su habilement résister aux invasions barbares mais a profondément accru son emprise sur les esprits. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel collaborent et s’appuient mutuellement³⁰. Ainsi, les chefs de guerre germains se convertissent et les prélats adoptent des mœurs seigneuriales. Il en résulte évidemment des querelles en cas d’empiètements d’un pouvoir sur le domaine réservé de l’autre.

    La religion chrétienne érige la pauvreté évangélique en idéal de vie ; la fortune et le confort qu’elle génère sont déconsidérés. La recherche du lucre est condamnée. Ainsi, le prêt à intérêt est-il interdit. Cette prohibition est un frein considérable à l’essor économique : à quoi bon investir si l’on ne s’en trouve pas mieux à l’échéance du prêt³¹ ?

    44. La rigueur de l’idéal chrétien n’est cependant pas suivie par tous. Certains (Juifs, Lombards) se livrent à des opérations de crédit. Les premiers y sont du reste acculés, l’antisémitisme chrétien ayant conduit à leur refuser l’accès à toute activité « honorable » (comme, par exemple, l’activité agricole). Les seconds sont à peine christianisés à cette époque, originaires qu’ils sont de régions non conquises alors par la foi chrétienne. Sous-jacente à cette interdiction est l’idée selon laquelle il n’est de richesse digne de ce nom qu’immobilière. Jusqu’à la fin du XIIIe siècle, ces comportements ne seront du reste qu’éminemment marginaux, quand ils ne seront pas sévèrement réprimés³².

    Ce n’est que lorsque le carcan religieux se relâchera – et, en fin de compte, à mesure que le capitalisme moderne émergera – que le droit commercial proprement dit commencera à s’ébaucher pour de bon. Pour ce qui nous occupe, on ne peut guère retenir du début du Moyen Âge que quelques mesures de contrôle des prix³³.

    45. La prohibition de l’« usure » constitue à cet égard une attitude symptomatique du mépris du lucre au Moyen Âge. L’Église, bientôt relayée par le pouvoir temporel, interdit en effet l’usure. Cette prohibition vise à l’origine tout type de prêt à intérêt : « l’argent ne peut engendrer l’argent »³⁴. Au fil des siècles néanmoins, à mesure que le besoin de capitaux se fait sentir (financement des guerres et des croisades³⁵, etc.), une casuistique conduit à de subtiles distinctions entre les prêts à intérêt permis et ceux qui sont prohibés. L’interdiction du prêt à intérêt tendra à s’estomper définitivement à partir du XVe siècle³⁶.

    Au demeurant, l’Église, pas plus que le pouvoir seigneurial, voire royal, ne parvint jamais à écarter tout recours au prêt à intérêt. La raison en est à la fois économique et sociale. La prohibition du prêt à intérêt revient en effet à nier purement et simplement toute activité de crédit. Or celle-ci s’avère de plus en plus indispensable au développement du commerce. En outre, l’emprunt peut constituer l’ultime recours dont disposent des personnes dans le besoin et espérant un retour de fortune. Diverses figures sont ainsi inventées pour contourner l’interdiction officielle : reconnaissance de dette portant sur une somme plus importante que la somme prêtée, stipulation d’intérêts moratoires, contrat de société³⁷, vente à réméré³⁸, mort-gage³⁹, prêt à la grosse, etc.

    46. Il reste que le mépris que l’on nourrit dans cette société guerrière et agricole pour les métiers où l’on fait le commerce de l’argent (il faudra d’ailleurs du temps pour que l’on admette qu’il s’agit d’un travail méritant d’être rémunéré) fait que ceux-ci sont, une fois encore⁴⁰, délaissés à des êtres considérés comme inférieurs (Juifs et Lombards).

    Chapitre 3

     Le Bas Moyen Âge (Xe-XVe siècles)

    47. « Les sources nous permettent de nous faire une idée exacte des troupes marchandes qui, à partir du Xe siècle, se rencontrent de plus en plus nombreuses dans l’Europe occidentale. Il faut se les représenter comme des bandes armées, dont les membres pourvus d’arcs et d’épées encadrent des chevaux et des chariots chargés de sacs, de ballots et de tonneaux. […] Un esprit de solidarité étroite anime tout le groupe. Les marchandises sont, selon toute apparence, achetées et vendues en commun et les bénéfices répartis au prorata de l’apport de chacun dans l’association.

    […] C’est […] le commerce à longue distance qui a été la caractéristique de la renaissance économique du Moyen-Âge. De même que la navigation de Venise et d’Amalfi, et plus tard celle de Pise et de Gênes, se lancent dès le début dans des traversées au long cours, de même les marchands du continent promènent leur vie vagabonde à travers de larges espaces. C’était là pour eux le seul moyen de réaliser des bénéfices considérables. Pour obtenir de hauts prix, il était nécessaire d’aller chercher loin les produits que l’on y trouvait en abondance, afin de les revendre ensuite avec profit, aux lieux où leur rareté en augmentait la valeur. Plus était lointain le voyage du marchand, plus aussi il était profitable. Et l’on s’explique sans peine que l’appât du gain ait été assez puissant pour contrebalancer les fatigues, les risques et les dangers d’une existence errante et livrée à tous les hasards. Sauf pendant l’hiver, le marchand du Moyen-Âge est continuellement en route. Des textes anglais du XIIe siècle le désignent pittoresquement sous le nom de pieds poudreux […].

    Cet être errant, ce vagabond du commerce a dû dès l’abord étonner, par l’étrangeté de son genre de vie, la société agricole dont il heurtait toutes les habitudes et où aucune place ne lui était réservée. Il apportait la mobilité au milieu de gens attachés à la terre, il révélait à un monde fidèle à la tradition et respectueux d’une hiérarchie qui fixait le rôle et le rang de chaque classe, une activité calculatrice et rationaliste pour laquelle la fortune, au lieu de se mesurer à la condition de l’homme, ne dépendait que de son intelligence et de son énergie. Aussi ne peut-on pas être surpris s’il a fait scandale. La noblesse n’eut jamais que dédain pour ces parvenus sortis on ne sait d’où et dont elle ne pouvait supporter l’insolente fortune. Elle enrageait de les voir mieux fournis d’argent qu’elle-même ; elle était humiliée de devoir recourir, dans les moments de gêne, à la bourse de ces nouveaux riches. Sauf en Italie, où les familles aristocratiques n’hésitèrent pas à augmenter leur fortune en s’intéressant, à titre de prêteurs, aux opérations commerciales, le préjugé que c’est déchoir que de se livrer au négoce demeura vivace au sein de la noblesse jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

    Quant au clergé, son attitude à l’égard des marchands fut plus défavorable encore. Pour l’Église, la vie commerciale était dangereuse au salut de l’âme. […] Le commerce apparaissait aux canonistes comme une forme de l’usure. Ils condamnaient la recherche du profit, qu’ils confondaient avec l’avarice. […] Toute espèce de spéculation leur apparaissait comme un péché »⁴¹.

    48. La reprise, voire l’intensification, du commerce ainsi décrite par Pirenne s’explique autant par de profonds bouleversements économico-politiques (section 1re) que par les innovations juridiques qui en ont résulté (section 2).

    Section 1

    Développement urbain et essor du capitalisme

    49. Un regain de l’activité économique occidentale se manifeste à partir du Xe siècle et prend toute sa signification au XIIe siècle. L’on peut d’ailleurs estimer que, en dépit des crises⁴², le mouvement ne se démentira plus en Europe – à tout le moins plus aussi durablement qu’à l’époque franque.

    Il est impossible de dire lequel des deux phénomènes, du développement des villes ou du renouveau de l’activité commerciale, a permis l’avènement de l’autre. Du reste, cela nous importe peu ; seul compte le fait qu’ils se soient alimentés et confortés réciproquement. Les villes ont alors besoin des marchands pour subvenir à leurs besoins et prospérer ; les marchands ont besoin des villes pour écouler leurs produits en toute sécurité parmi le large public qui s’y concentre.

    En revanche, les foyers de ce renouveau économique de l’Europe occidentale sont connus : on les situe communément en Italie et en Flandre. À la suite de Venise⁴³, Gênes et Pise se lancent dans le commerce maritime, ce qui encourage l’industrie dans ces villes mais également dans le reste de la péninsule (Amalfi, Naples, Vérone, Bergame, Crémone, etc.). La Méditerranée est toujours le théâtre des échanges commerciaux de l’Europe avec le reste du monde – elle le restera d’ailleurs jusqu’au XVIe siècle. Il n’est donc pas surprenant que la mainmise progressive des villes italiennes sur celle-ci les ait conduits à une prospérité durable. La Flandre occupe quant à elle une position centrale où convergent les marchands d’Europe du Nord (Angleterre, Écosse, Scandinavie, Prusse, Russie)⁴⁴. À une époque où les voies romaines ne sont plus qu’un souvenir, le réseau fluvial ouvert sur la mer que constituent la Meuse, le Rhin et l’Escaut offre un moyen commode de faire circuler des biens, en particulier les étoffes de laine dont la qualité est réputée dans tout l’Occident.

    Le phénomène gagne en ampleur. La réussite italienne convainc rapidement des villes du sud de la France et d’Espagne (Marseille, Barcelone, etc.) d’emprunter la même voie. Flandre et Italie, dans leur course au profit, ne manquent pas de se rencontrer. Les foires de Champagne, qui feront à leur tour cas d’école, assurent le lien entre le commerce de la Méditerranée et celui de l’Europe du Nord⁴⁵.

    50. Par ailleurs, les croisades, qui dépassent largement la motivation politico-religieuse sur laquelle elles se fondent, sont l’occasion pour l’Occident de redécouvrir les splendeurs de l’Orient⁴⁶. Outre qu’elles purgent l’Europe de nombre de ses chefs de guerre parmi les plus belliqueux⁴⁷, contribuant ainsi à une stabilisation de la situation interne au continent européen, ces guerres saintes institutionnalisées débouchent sur la constitution de nouveaux comptoirs commerciaux (italiens pour la plupart) sur les rivages de la Méditerranée, mais provoquent aussi un développement de l’activité bancaire et financière en Europe et, partant, un changement dans la perception morale de ces activités tournées vers l’argent⁴⁸.

    51. Nous l’avons vu dans l’extrait de Pirenne cité en exergue de ce chapitre, les marchands voyageaient en groupe. À l’origine, le contexte était en effet peu propice aux échanges commerciaux : péages – quand l’autorité locale ne se livrait pas au pillage pur et simple des caravanes – et ressorts multiples, brigandages, guerres, etc., sans oublier la méfiance à l’égard de ces gens « venus d’on ne sait où ». Aussi était-il indispensable que les marchands fassent cause commune pour lutter efficacement contre cette hostilité multiforme.

    52. À une autre échelle, ce phénomène de cohésion sociale observé à travers les caravanes de marchands se reproduit au niveau urbain. À partir du XIe siècle, la ville gagne en puissance et acquiert peu à peu les moyens de ses ambitions. De fortes murailles et une population nombreuse, donc susceptible de représenter autant d’hommes en âge de porter les armes, lui permettent d’offrir un refuge apprécié aux marchands et de résister au pouvoir temporel traditionnel lorsque la ville ne parvient pas à le convaincre de lui offrir sa protection.

    En effet, la sécurité des échanges et un encadrement juridique adéquat sont alors plus que jamais la clé du développement économique. L’essor urbain et l’avènement des grands fiefs concourent à assurer un climat plus favorable à la vie des affaires : des centres de pouvoirs, communaux ou seigneuriaux, gagnent suffisamment en puissance pour offrir à tous ceux qui se trouvent sous leur coupe un espace de paix protégé des agressions extérieures. La place de plus en plus reconnue du marchand dans l’organisation sociale conduit d’ailleurs graduellement à une tolérance, puis à un soutien de plus en plus net de ses anciens adversaires.

    53. De la rencontre de la ville et du marchand naît une catégorie sociale particulière qui s’empare de la direction du tiers ordre : les bourgeois⁴⁹. Commerçants, négociants et artisans finissent par prendre conscience de leurs intérêts communs mais aussi du fossé qui les sépare des seigneuries féodales, laïques ou ecclésiastiques. Aussi s’érigent-il en pouvoir de pression de plus en plus organisé (corporations, guildes, magistratures communales, etc.) pour s’opposer à ces dernières.

    La montée en puissance des villes et des bourgeois signifie évidemment une remise en cause de la hiérarchie féodale. La noblesse laïque et ecclésiastique en est bien consciente ; aussi ne faut-il pas être surpris de la voir tenter de réprimer cette quête d’émancipation, désormais connue sous l’appellation de « mouvement communal ».

    Ce terme, qui évoque avant tout la vocation des villes à s’administrer elles-mêmes (l’« autonomie communale »), est loin, toutefois, de ne désigner que des luttes sanglantes. Les soulèvements communaux violents sont d’ailleurs l’exception. Bien souvent, la communauté urbaine est suffisamment forte et organisée pour imposer sa volonté par la pression et la négociation⁵⁰. Elle sait aussi exploiter les rivalités entre les différents niveaux de pouvoirs à son profit⁵¹. Il arrive même que le développement urbain soit facilité, voire suscité par certains seigneurs féodaux. Soucieux de régner sur une ville peuplée et prospère et d’accroître les revenus qu’ils tirent de l’impôt, ceux-ci tentent en effet d’y attirer la population en édictant des chartes libérales, dans lesquelles la protection des bourgeois est assurée⁵²,⁵³. Ainsi, la ville de Huy se voit-elle, la première en Europe, octroyer une charte

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