Paysages en bataille: Les séquelles environnementales de la Grande Guerre
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À propos de ce livre électronique
En bien des endroits, la nature est toujours lardée des cicatrices de la folie des hommes. La guerre fait encore partie du quotidien des paysans qui ramassent les obus et grenades que la terre recrache dans le sillon des tracteurs. Les sols et les mers resteront encore longtemps pollués par le conflit. La lecture des paysages de la Grande Guerre révèle aussi quelques « secrets » dérangeants. Et l’Armistice de 1918 n’a pas empêché la guerre de continuer à faire des victimes.
Comment observer ces séquelles dans nos paysages actuels ? Comment ne pas s'en inquiéter?
Isabelle Masson nous invite à l’accompagner, de l’Alsace aux Flandres, dans un voyage au coeur des paysages de 14-18. Ses pérégrinations géographiques et historiques témoignent de la relation intime des hommes avec la nature, et nous laissent émerveillés, comme en leur temps les Poilus, devant l'extraordinaire faculté de celle-ci à se relever des ravages subis.
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Aperçu du livre
Paysages en bataille - Isabelle Masson-Loodts
Sur le chemin du front
Par où commencer ce gigantesque voyage temporel et géographique ? Lorsqu’il se fige à la fin de 1914, jusqu’au printemps 1918, le front occidental de la Grande Guerre relie la mer du Nord à la Suisse par une ligne de tranchées continue, longue de 700 km ! Les sources historiques sont nombreuses, les récits littéraires aussi. J’ignore encore si l’angle de la nature déroulera un fil rouge qui me permettra de me repérer dans ce que les combattants de 1914 appelaient le no man’s land, ces quelques dizaines ou centaines de mètres de « terre de personne », entre les tranchées ennemies de première ligne. Ce ne sont pas les seuls lieux que j’envisage de parcourir. Dans le Sud de la Belgique, durant les premières semaines du conflit, le front fut mouvant et les combats sanglants.
Pour l’heure, je cherche un guide. Je découvre avec surprise que Michelin a publié dès 1917 une série d’ouvrages illustrés dédiés aux champs de bataille de la Grande Guerre. Cette collection fut un succès dès sa parution. Déjà bien avant la fin de la guerre, des familles endeuillées venaient en pèlerinage sur le front. Je les imagine découvrir, avec l’accord des autorités militaires, la désolation des contrées délaissées par les combats… Les veuves de guerre et mères orphelines de leur fils, qui obtenaient un laissez-passer pour se rendre sur la tombe du disparu, étaient accompagnées par des soldats qui devaient, je l’imagine, commenter les éléments de ce paysage apocalyptique de ferrailles, de cratères, de fermes détruites, pour retracer les faits qui s’y étaient déroulés.
Les Poilus, les Jass, les Tommies ¹ ont aujourd’hui tous disparu. Le paysage a sans doute changé. Qui pourra m’aider à comprendre ce qu’il nous raconte encore ? Je suis persuadée qu’il a des secrets à nous raconter. Je cherche l’interprète qui le fera parler.
Mes premières recherches me font découvrir le travail d’un botaniste ayant étudié la flore de la région de Verdun. Dans ses publications sur ce thème, Georges Henri Parent parle de « plantes obsidionales », c’est-à-dire de plantes arrivées sur ces lieux au travers de la guerre. Leur présence permettrait même, à certains endroits, de localiser les positions des troupes ennemies, les plantes obsidionales amenées par les belligérants étant différentes selon leurs origines.
Je pense alors que Georges Henri Parent sera peut-être le guide que je cherche. Étrange coïncidence, ce naturaliste réside en Belgique, non loin d’Arlon. Lorsque je parviens enfin à le joindre au téléphone, il me dit de but en blanc qu’il n’aime pas beaucoup les journalistes, mais me fixe rendez-vous quelques jours plus tard, chez lui. En route pour le rencontrer, je cogite. Parviendrai-je à le persuader de m’aider dans mes recherches ? Acceptera-t-il de m’accompagner sur le terrain ? Je ne connais pas encore grand chose de l’histoire de 14-18 et mes notions de botanique sont celles d’une amatrice, pas d’une spécialiste, m’en tiendra-t-il rigueur ?
Avant de frapper à la porte de son domicile, une sorte de trac m’assaille. Georges Henri Parent apparaît. Le petit homme est tout gris. Sa santé n’est pas fort bonne ces derniers temps. Elle l’oblige à ne plus sortir comme il l’aime tant. Son bureau est devenu son antre. Il m’y insalle, m’écoute avec un brin de méfiance, mais aussi de l’intérêt. Pour ce spécialiste, il doit sembler impossible qu’une novice aussi inculte puisse en quelques mois comprendre ce qui a fait l’objet du travail d’une vie, la sienne. Quel âge a-t-il ? Je n’ose pas lui poser la question…
Je tente d’en connaître un peu plus sur sa propre histoire, sur les raisons qui l’ont mené à s’intéresser à la flore particulière des anciens champs de bataille de Verdun. Je suis comme ça, je ne peux m’empêcher de m’intéresser aux parcours personnels de ceux que la vie met sur mon chemin. Georges Henri Parent tique.
« Je n’aime pas qu’on sombre dans l’anecdote… Ce qui m’a ammené à m’intéresser à cette flore particulière, c’est le petit sonneur, un petit crapaud dont la carte de répartition est assez extraordinaire. »
Il s’arrête, sonde des yeux une pile de carnets, retrouve celui qui contient l’observation, et précise.
« Je l’ai découvert le 1er septembre 1979 dans le Bois des Caures, dans un carrefour avec des ornières. La nouvelle de cette découverte a été colportée par tam-tam jusqu’au Conservatoire des sites lorrains… Pendant dix ans, c’est resté la seule station ² connue. Aujourd’hui, on en dénombre deux cents… C’est le site le plus important de France ! »
Ce petit sonneur m’intrigue autant que les plantes obsidionales. C’est donc à Verdun que commencera mon enquête.
« À Verdun, vous retrouvez des témoins végétaux, animaux et paysagers de ce qu’était la nature avant la guerre de 14. C’est bouleversant de voir ça… Le second paradoxe, c’est que c’est sur les sites les plus mitraillés que se trouvent les témoins les plus intéressants. »
En me racontant tout cela, mon interlocuteur sort et étale des cartes. Je sais déjà qu’il ne pourra pas m’accompagner sur place. Il comprend à mon expression, lorsqu’il pointe des noms sur la carte, que je n’y suis encore jamais allée et que j’ignore ce qui s’y est déroulé dans le détail, entre 1914 et 1918… Les Éparges, le Mort-Homme, Froideterre, les Quatre-Cheminées, Douaumont : chacun de ces noms fait naître en moi la curiosité.
Je quitte Georges Henri Parent avec la copie d’une de ses publications sous le bras ³. En première page, l’auteur a inscrit une citation tirée de l’Éloge de la fuite d’Henri Laborit. « Si je pénètre malgré tout dans ce champ miné, c’est plus pour poser des questions que pour y répondre ». Ce soir-là, si je roule vite, ce n’est pas que je fuis. Je suis pressée de me lancer dans la lecture, de programmer mon premier séjour sur l’ancien front, de pénétrer ce champ d’investigation, déjà miné de questions…
1.
Les combattants de la guerre de 1914–1918 reçurent des surnoms : le terme « Poilus » s’appliqua aux soldats français, tandis que les Belges portèrent celui de « Jass » (évoquant le mot jas qui désigne en néerlandais un imperméable), les Anglais furent appelés « Tommies », les Américains « Doughboys » ou « Sammies, les Australiens « Diggers » (ceux qui creusent), et les Allemands « Michel’s » ou « Landsers ».
2.
Une « station » est le site où croît une plante.
3.
Études écologiques et chronologiques sur la flore lorraine, in Bull. SHNM, 1990.
En zone rouge
Au cours de notre conversation, Georges Henri Parent mentionne à plusieurs reprises le nom d’Eric Bonnaire, un agent de l’Office National des Forêts, à Verdun, qui devrait être un excellent guide pour me faire découvrir le champ de bataille sous l’angle de la nature. Quelques jours après cet entretien, je parviens à joindre le forestier et me retrouve aussitôt invitée à participer à un week-end de recensement des chauves-souris hibernant dans les forts, souterrains et autres ouvrages militaires de la fameuse « zone rouge » de Verdun.
Au lendemain de la Grande Guerre, neuf villages de la région de Verdun sont tellement dévastés qu’ils n’accueilleront plus jamais d’habitants. En vertu de la loi du 17 avril 1919 sur la réparation des dommages de guerre, l’État français achète un immense territoire de 17 000 hectares de terrains devenus impropres à la culture. En 1923, cette « zone rouge », désignée ainsi parce qu’alors entourée d’un trait écarlate sur la carte géographique de la région, est confiée à l’administration des Eaux et Forêts pour être boisée. Des parcelles de terre y ont été réhabilitées, avec le