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Hérédité: Les mémoires oubliées - la saga
Hérédité: Les mémoires oubliées - la saga
Hérédité: Les mémoires oubliées - la saga
Livre électronique373 pages6 heures

Hérédité: Les mémoires oubliées - la saga

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À propos de ce livre électronique

Cette saga à travers les générations familiales ne peut être qu’inventée puisqu’elle est née du silence qu’engendrent les morts… de ces parcelles de vérités ou de mensonges, de ces histoires qui n’appartiennent à personne dans la quête d’une identité organique où subsiste la recherche du sens de la vie.

Plus loin que le regard des autres qui aurait pu être le nôtre, le hasard se moque de la destinée de deux familles aux attaches rompues. Ascendants et descendants à la dérive sur deux continents, dans un monde où nous sommes tous immigrants. À trop chercher ses origines pour savoir d’où l’on vient pour comprendre où l’on va, on oublie de prendre le gouvernail de sa vie. Sur une mer de tragédies on vogue tant bien que mal à travers les histoires de ces deux familles sur la Saga de l’oubli… On porte en soi l’héritage de tous ces autres sans savoir que le destin génétique existe, qu’il est implacable et sournois, qu’il transcende les générations.

Parce que l’on ne peut échapper à l’histoire de ceux qui ont vécu avant nous et que nous portons leur destin, parce que nous mourrons de leur existence, nous les devinons sans les connaitre, nous écrivons leur histoire sans savoir que quelque part nous sommes inspirés par ces fantômes attachants ou tyranniques…nous leur donnons vie pour qu’ils puissent nous libérer. Mais à quel prix?

Dans un style sincère, parfois touchant, avec un soupçon de prose, l’auteure nous fait découvrir un monde imaginaire transgénérationnel.
LangueFrançais
Date de sortie28 oct. 2013
ISBN9782897261061
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    Aperçu du livre

    Hérédité - Diane Leblond

    oubliées.

    CHAPITRE UN

    LE CHANTIER

    Juillet 1924

    Il fallait bien que l’on déterre leur mémoire, il fallait bien que l’on invente ces mémoires, il fallait bien que quelqu’un le fasse. Cela aurait pu prendre encore quelques générations, mais il fallut que ce soit moi.

    Comme par magie, une fin d’après-midi d’avril, tout près du jour anniversaire de ma naissance, comme par magie, sur mon épaule, on allait m’inspirer tous ces morts qui ont vécu pourtant.

    Elle avait le bras long et fort, un peu velu, souvenir de ses gènes italiens. Près d’elle, dans un berceau, son petit Clément était endormi. Elle faisait et refaisait toujours le même mouvement, sur la corde étendue. Entre le vieux hangar et le tambour, les vêtements de travail de son mari. La longue semaine qui se terminait allait lui ramener Aurel pour la relâche du dimanche.

    Elle avait pris un rythme plus rapide. Finirait-elle son panier avant d’entendre, du bas de la côte qui mène au chantier maritime, le son d’une sirène qui marque, comme une horloge, la vie de ce quartier juché sur les falaises qui tombent dans le fleuve ?

    Le train de cinq heures est en avance, sous ses pieds, les planches grises de la galerie vibrent, vibrent.

    Sans qu’elle ait à bouger la tête, le train entre dans son champ de vision. Elle aime bien hocher la tête alors que le train s’engage sur le pont de fer qui enjambe les rues du village. Puis, vient un moment où il n’y a plus de train dans le village de Julia et sa tête tangue. Son petit Clément se réveille et sourit. Une douce musique, un air d’opéra italien, fait frémir, à peine, la cordée humide qui s’étire et s’approprie, en cette fin d’été, un soleil beaucoup trop chaud. Et quand elle se met à chanter, comme dans de vieux films musicaux qui n’ont pas encore été tournés à Hollywood, du fond de son âme, s’échappe l’espoir de tous ces immigrants du début du 20ième siècle intégrés à des mœurs nouvelles, à l’Amérique.

    Les tons exotiques de sa voix modulent sur toutes les autres cordes à linge du village et l’air d’accordéon qui languit quelque part en son cœur cache bien la mélancolie dans ses yeux bleu marine.

    Elle regardait son premier fils; sous ses paupières refermées, il avait le même regard que le sien et celui de son grand-père Augusto. Sans le savoir, elle portait en elle un autre fils qu’elle nommerait Lucien. Elle était née ici, au pays. Quelle était donc cette nostalgie qui l’envahissait à chaque fois qu’elle chantait ? On dit que les Italiens sont émotifs, pensait-elle. Son petit Lucien encore à l’état d’embryon reçoit à chaque pulsion, les traces de ce sang qui porte une partie de l’histoire du monde et celui de Julia.

    Le train de cinq heures est passé, il est en avance. Une longue traînée de fumée noire balaie le ciel et s’y fixe, attendant que l’atmosphère s’adoucisse pour venir ruiner, comme à son habitude, les lessives quotidiennes oubliées sur les cordes à linge au fond des cours. Julia accélère ses mouvements, c’est bientôt l’heure à laquelle tout se précipite; au chantier maritime du village, c’est l’effervescence, les dernières secondes qui mènent à la liberté s’écoulent.

    Soudés à leurs chalumeaux, les travailleurs à la peau de bronze sont suspendus entre ciel et terre à une masse de fer, ombre géante de navire de guerre. L’hypnose est collective, le soleil a tapé tout le jour, tout l’été; à quelques boulons près, une journée de congé : les pique-niques sur les plages du fleuve, les excursions aux chutes Montmorency… À la fraîche, le soir venu, les bonnes pipées sur les galeries et le grincement des berçantes jusque dans la nuit.

    Au fil des secondes qui s’écoulent, rien ne leur semble plus loin que cette sainte journée du seigneur. Près de la barrière qui bloque l’accès aux visiteurs, une bande d’enfants s’amusent en attendant que la sirène délivre leur père. Aurel Dupré sort de son office, il porte une chemise blanche, impeccable malgré la chaleur étouffante. Sous le bras il a glissé un sac contenant les horaires des ouvriers pour la semaine à venir.

    — Allez jouer plus loin les enfants, il va y avoir du monde par ici dans pas grand temps.

    Aurel n’entend pas, en s’éloignant, les enfants qui croient l’insulter en le traitant de boss… Tout en marchant, il empoigne sa montre et presse le pas vers l’horizon bloqué, comme un décor, les flancs d’une immense structure navale en construction à laquelle semblent accrochés des centaines d’hommes. Aurel s’est arrêté près d’un escalier, il contemple les échafaudages sur plusieurs niveaux, toutes ces cordes, ces systèmes de poulies ne sont pas sans lui rappeler les constructions de Babylone.

    La sirène du chantier émet un son perçant, encore plus strident que tous les autres jours. Les torches s’éteignent, les ouvriers laissent là tout leur ouvrage, la sirène s’épuise un peu. Un brouhaha humain général prend le dessus sur les bruits métalliques, ils courent tous vers la passerelle principale, c’est l’heure de la fête. Aurel admire le spectacle de la délivrance. À l’ombre, au travers du treillis de fer, il aperçoit peu à peu les bottes des hommes qui font vibrer la passerelle. Bientôt, tous ces pas, en complète cacophonie, ne font qu’un. La passerelle se fend en deux entraînant avec elle la structure et les hommes qui s’entassent, en l’espace de quelques secondes, quarante pieds plus bas, dans un fracas d’os brisés et de cris de douleur.

    Ils se sont engagés par dizaine sur la passerelle. D’en bas, c’était comme une forte pluie sur le toit des maisons, une musique déformée par l’approche du sommeil, quand tout prend une dimension démesurée. Puis, ils sont apparus, glissant, tentant de s’accrocher, mais en vain. Les secours sont arrivés, Aurel criait encore et ses hurlements se mêlaient aux autres. Il y avait des hommes restés suspendus par miracle qui résistaient un peu pour se laisser tomber, épuisés, au bout d’un moment, en s’écrasant sur leurs compagnons.

    À la porte du chantier, les enfants s’étaient littéralement fondus aux clôtures. Ils tentaient de grimper et de franchir les barbelés qui les séparaient du lieu du drame. L’un d’eux, à bicyclette, s’éloigne en gravissant la côte du chantier. Plus il s’éloigne et plus les sons d’horreur s’atténuent. Il ne sait pas où il va, il veut crier la nouvelle; en haut de la côte, il prend la première rue qui surplombe le fleuve et le chantier.

    Sur sa galerie, Julia calme son petit Clément que la sirène de cinq heures a éveillé. Voilà que les mots « accident » et « chantier » tournent dans sa tête. Pendant que le jeune garçon s’éloigne, debout, sa bicyclette entre les jambes, qui se promène de droite à gauche, Julia regarde tout autour et aperçoit sa voisine. Elle lui fait signe de traverser. Julia descend l’escalier qui donne sur le côté de la maison, elle croise sa voisine qui a tout compris. Sans dire un mot, elle ira surveiller le petit Clément.

    La seule et unique ambulance du village fonce vers le chantier. Julia se joint aux marcheurs inquiets qui dévalent déjà la côte sans se parler.

    Julia, devant la barrière du chantier où les secours évacuent déjà les premiers blessés, porte la main sur son ventre de quelques jours.

    Ave Maria !

    L’ambulance surchargée démarre dans un nuage de poussière. Aurel apparaît couché sur une civière de fortune, couvert de sang, le sien et celui des autres.

    Julia se voit traversant la foule, se jetant sur Aurel, lui couvrant le visage de chauds baisers. Elle se surprend à contrôler ses émotions, elle se rappelle avoir dit au journaliste qui cherchait à photographier la scène, que tout ça était bien inutile pour Aurel et les autres, qu’il valait mieux les emmener très vite à l’hôpital. Dans les yeux de cette Italienne au teint clair, le jeune journaliste avait vu la fourgonnette inutilisée du journal. Sans avoir à prier de nouveau la Sainte Vierge, Mère de Dieu, Aurel, son mari, et les autres blessés allaient se rendre à temps à l’hôpital dans la fourgonnette réquisitionnée.

    Sur le chemin qui le mène à l’hôpital, Aurel souffre mais il est heureux, lui, le petit patron survivant; parce qu’au fond du trou, écrasés sous le poids d’autres corps, plusieurs sont morts, d’autres hommes pleurent comme des enfants en attendant qu’on les dégage. Certains ne seront pas secourus à temps, on entendra leurs pleurs, sur les quais déserts, pendant des années et des années encore.

    Dans le petit village naval, en ce mois de juillet 1924, on n’avait plus parlé de courage et de sacrifice depuis la fin de la guerre. Les héros avaient pris le visage des « self made men » américains. Les combats se livraient chaque jour sur les chaînes de montage toutes neuves, on produisait sans raison patriotique, on allait bientôt consommer au nom de la patrie…

    Dans le petit hôpital, en cette chaude soirée de juillet, les lumières étaient tamisées et les corridors, pourtant vides, portaient encore l’écho du combat qu’avaient mené plus tôt, quelques héros : vingt-deux blessés, quatre morts, sans médailles, sacrifiés au champ de bataille de leur vie d’ouvrier. Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.

    Aurel, à plat ventre dans son lit, couvert de sueurs, ne parle pas, respire à peine.

    Et ce sera l’automne et ce sera l’hiver.

    Janvier 1925

    Un hiver insupportable qui colle la peau des narines et coûte cher en charbon, un mois de janvier qui n’en finit plus de faire cracher du fleuve une bave de vapeur blanche qui recouvre tout, qui s’abat sur le village, qui le gèle de partout.

    Devant la maison Dupré, stationnée, une grosse voiture noire fait rouler son moteur. Dans l’espace, à contre-jour, une chaise roulante en bois, impressionnante, frappe de temps en temps le mur de la maison. On hisse, à l’aide d’un treuil, l’objet humiliant, qu’Aurel, assis bien au chaud sur la banquette arrière de la Ford, regarde monter jusqu’au premier étage de sa maison. À la fenêtre, Julia guide l’ascension et voilà que la chaise troublante fait son entrée dans la maison. Aurel ouvre la portière de l’automobile, Julia, par pudeur, a refermé la fenêtre. Les bras autour du cou de son beau-père, un costaud à moustache d’une quarantaine d’années, Aurel franchit l’escalier qui le mène chez lui. Julia l’y rejoint pour l’envelopper d’une couverture de laine. Aurel regarde ailleurs, elle l’emmaillote comme un enfant. En équilibre instable sur une marche d’escalier givré, le père de Julia, solennel, porte dans ses bras son gendre paralysé, le futur tragique de sa fille. Alors qu’ils entrent dans la maison, Julia sourit à son père.

    Mission accomplie, Aurel est de retour, Julia s’affaire autour de lui. Augusto s’approche de son petit-fils. Les longues mains aux ongles bien taillés, presque trop fines pour un homme de cette carrure, les longues mains d’Augusto caressent le visage de Clément. De beaux traits de fille, une beauté encore plus subtile que celle de ses propres filles, un raffinement au masculin. Le grand-père s’interroge, Clément a les yeux de sa mère Julia et sa prestance à lui. Il sera grand et fort, son visage sera empreint de douceur. À qui pourra bien ressembler le prochain enfant – fille ou garçon ? Parfois, il passe des heures à contempler son petit-fils, il a l’impression que sa fille a parachevé une œuvre, son œuvre. Dans la chambre derrière, sa Julia porte au lit son mari handicapé. Il ne voit pas qu’elle le retire péniblement de la chaise où il s’était enfoncé, où Aurel aurait aimé disparaître pendant qu’elle chauffait les draps. Il ne voit pas le gros ventre de Julia qui se tend sous l’effort. Il ne voit pas que pour elle rien n’a changé.

    Dans la chambre, Aurel n’a pas voulu qu’on ouvre les rideaux, il ne cesse de revoir l’humiliante scène de son retour à la maison, après six mois d’hospitalisation. Lui, entrer dans son logis dans les bras d’un autre homme, plus vieux, un artiste, un étranger, sentimental, le premier amour de sa femme, témoin omniprésent et parfois gênant, toujours là dans les grands moments, Augusto, l’ombre masculine de sa Julia.

    Nouveau marié, alors qu’Aurel portait fièrement sa Julia dans ses bras vers le lieu où ensemble ils fonderaient leur famille, pendant qu’il gravissait les marches, une à une, la tête de Julia renversée sur son épaule, Aurel pensait que le bonheur n’était pas loin. Mais, au bas de l’escalier, Augusto, son beau-père, prenait toute l’attention de la jeune mariée. Il gesticulait et parlait fort. Julia, la tête en arrière, n’avait d’yeux que pour le piano que son père, tel un maestro, portait de ses mains, à distance, jusqu’à l’étage. Le cheval qui servait de treuil, ne comprenait pas les ordres qu’il recevait en italien. Mais le piano montait, montait. Au fur et à mesure que le piano montait, la joie de Julia faisait battre son cœur; Aurel le sentait bien, ce cœur de femme qui battait pour un piano, et chacun de ses pas lui semblait de plus en plus lourd.

    Aurel se rappelle de sa première impression : la maison vide ressemblait à un entrepôt, mais le talent d’Augusto qui crée les moulures et donne vie aux murs de plâtre, lui avait rendu tous ses hommages. Bientôt les meubles de style ou de famille, les ornements de Julia, malgré les protestations d’Aurel qui passait des soirées entières à refaire les mêmes calculs, embellirent les trois étages. Et le joyau de l’aménagement décoratif de Julia, arraché de peine et de misère au sens économe d’Aurel, ce sera le magnifique miroir gravé qu’elle placera dans le salon juste au-dessus du long sofa.

    C’est dans ce miroir d’une clarté nouvelle qu’Aurel a découvert pour la première fois, le galbe arrondi, du ventre de sa belle Italienne.

    Un ventre qui aujourd’hui pèse lourd sur sa vie.

    1925. Dans la chambre aux rideaux tirés, sans éclairage, Aurel s’accroche à l’odeur précise de l’aisselle de sa femme qui tente de l’installer confortablement dans son lit, de soutenir par des oreillers le côté gauche de son corps paralysé. Il a froid, toujours froid et mal de cette impuissance à réchauffer son propre corps. De sa main droite, chaque jour plus forte, il arrête le bras de Julia en pleine action. Elle a assez forcé comme ça pour une femme qui va bientôt accoucher. Mais le contact de la peau de Julia dans sa main l’a secoué. Son cœur se brise et les morceaux s’éparpillent, il se sent plus léger, il aurait le goût de parler pendant six mois pour compenser ses six mois de silence. Il respire à nouveau. Alors, il pose doucement sa main droite sur la joue de sa femme, un spasme douloureux s’empare de son épaule gauche. L’amour qu’il porte en lui commande à ce bras immobile, à cette main de cent tonnes de s’élever, de s’élever, de bouger. Sur la joue de Julia la main d’Aurel tremble. Sans le quitter des yeux, branchée sur sa respiration, elle porte elle-même la main morte d’Aurel à son autre joue. Avec l’illusion, comme avant, qu’Aurel tient son visage entre ses mains, elle se penche vers lui et l’embrasse avec passion.

    Tout l’hiver, chaque nuit, le cauchemar recommence.

    Le train qui siffle et surtout la sirène du chantier, Aurel qui hurle, Julia qui le calme, l’enfant qui s’éveille et la veilleuse incertaine qui gicle sa faible lueur, qui éclaire par saccades les angoisses nocturnes d’Aurel. Les insomnies de Julia ravagent son visage. Le petit être qui l’habite en souffre, elle accouche plus tôt que prévu.

    La maison s’agite pour la première fois depuis des mois. Les deux jeunes sœurs de Julia, Augustine et Éléna, discutent du sexe probable de l’enfant; la sage-femme s’affaire. Aurel reclus dans un coin, anime nerveusement sa chaise roulante en bois.

    Augustine et Éléna n’ont pas d’enfants, elles ont fait de lucratifs mais stériles mariages. Comme elles sont belles, se dit Clément assis sur les cuisses confortables de sa tante Augustine, comme elles sentent « bonnes » les « matantes ». Clément ira se coucher, c’est l’heure de la délivrance, le cérémonial d’un accouchement qui doit se faire idéalement comme on fait les enfants, sans un bruit.

    C’est un garçon, un autre garçon, petit, mais viable. C’est la Saint-Valentin, on le nommera Lucien, c’était prévu.

    Aurel contemple son nouveau-né, se rappelle, il y a huit mois, la nuit où Clément avait pleuré à s’arracher les poumons. Épuisée, au petit matin, Julia, petite mère fatiguée, ne demandait qu’à être femme, aimée, enrobée, cela venait d’en-dedans. Elle avait le goût de briser sa respiration, de la contenir et puis de tout lâcher. Il l’avait prise différemment, ils croyaient avoir franchi l’interdit, c’était leur secret.

    Voilà que l’enfant était né. Julia était pâle dans ce lit où elle avait peint la vie. Aurel avait avancé son fauteuil roulant dans le cadre de la porte. Il se sentait seul, oublierait-elle l’homme complet qu’il avait été ? Le petit garçon couché près d’elle venait-il d’effacer leur jeune passé ? Aurel passa presque inaperçu lorsqu’il fit marche arrière.

    Augustine et Éléna cherchaient déjà des ressemblances chez le bébé encore tout enflé et bouffi.

    Aurel tourna le dos à cet enfant qui, pour marquer encore plus sa solitude, portait les traits typiques des Vespucci. Que la vie était dure. Aurel avait pensé que celui-là, conçu avant son malheur, aurait pu lui ressembler, le faire renaître un peu. Mais non !

    Toujours ce regard bleu, ce regard trop bleu d’Augusto Vespucci.

    Avril 1925

    Les glaces de quatre pieds qui avaient recouvert le toit de la maison d’Aurel glissaient, dans un fracas infernal, en chutant à quelques pouces des fenêtres. Aurel était en colère, les petits avaient pris peur; Julia ne contenait pas la rage de son mari qui fonçait de toutes ses forces avec son fauteuil dans le mur devant lui. Et les glaces tombaient, éclataient tout autour de la maison. C’était avril 1925, l’année où l’on dû refaire une partie du toit de tôle parce qu’Aurel avait refusé qu’on y monte durant l’hiver pour dégager la neige épaisse qui s’y était accumulée.

    Dans l’après-midi, Augusto passa à la maison, Julia s’installa au piano. À ses côtés, Clément s’acharnait sur le si. Lucien, le plus jeune, couché dans un moïse, gazouillait, Augusto lui caressait le visage, celui-là serait finalement costaud et porterait un bon nez, comme lui. Il sortit son mouchoir et souffla un grand coup dedans. Julia cessa de jouer.

    — Papa, voulez-vous quelque chose pour votre rhume, un petit verre de vin chaud ?

    — Non, ça va, je dois prendre le prochain bateau à la traverse. Je t’ai apporté mon dernier moule, il va protéger ta maison.

    Augusto déposa un paquet sur la petite table ronde du salon, la petite table qu’il avait donnée à Julia parce qu’elle lui rappelait Carla, son épouse, la mère de ses enfants qui tirait aux cartes et faisait parler les esprits. La petite table qui bougeait toute seule et qu’il craignait depuis la mort de Carla, recevait le dernier moule de plâtre d’Augusto, une « Sainte Face ». Julia n’avait plus peur, depuis la mort de sa mère Carla, des fantômes et des morts de son enfance et elle aimait bien cette petite table ronde qui ne demandait qu’à parler. Sur le bois rouge d’acajou, bien verni, brillant, Julia regardait l’œuvre de son père, une moulure sans défaut à la texture quasi réelle, une teinte où l’on semblait voir la vie. Clément fasciné, se rappellera toujours le paquet entrouvert et le regard de ce Dieu qu’Augusto avait délibérément copié sur celui de son petit-fils Clément. Clément s’était laissé tomber du tabouret où Julia l’avait laissé pianoter, il s’était approché de la table et avait passé ses petits doigts longs et fins sur les contours du visage du Jésus empreint de douceur et de sainteté.

    Augusto y avait vu un signe. Clément serait sculpteur comme son grand-père.

    C’était un de ces moments précieux de la vie que seule la musique sait accompagner. Alors Julia s’installa au piano et joua la mélodie que son père préférait. Augusto s’appuya contre la grande colonne du salon et regarda le fleuve par la fenêtre.

    Clément vint s’asseoir sur ses grands pieds, il savait qu’en suivant le rythme de la musique, son grand-père le ferait sautiller, ce qu’il aimait tant.

    Augusto se laissait bercer par la mélodie italienne, nostalgique, il se mit à chanter son tango préféré :

    « Si tu m’écrivais,

    je verrais fuir tout mon chagrin.

    Tu ferais briller l’espoir,

    sur mon chemin.

    Si tu m’écrivais,

    la nuit, le jour,

    je me souviens.

    Ha ! Quel grand bonheur pour moi

    serait le tien… Si tu savais combien je t’aime… »

    Combien de coups de canne dans le mur mitoyen du salon et de la chambre a-t-il fallu à Aurel pour briser le corps à corps d’Augusto avec le songe palpable de son passé que Julia faisait revivre quand elle jouait au piano, comme sa mère lui avait appris en prolongeant les notes, échos qui se chevauchent, un peu comme le font nos vies.

    Aurel, depuis l’accident du chantier, ne supportait plus la vie, ni la moindre étincelle qui pouvait ressembler au bonheur. Il emprisonnait Julia dans son propre désespoir, c’est elle qui massait ses membres refroidis, sans relâche, c’est elle qui payait avec lui. Aurel frappait le mur et le miroir gravé qui s’y trouvait tremblait. Julia courut vers la chambre. Clément s’accrocha à la jambe de son grand-père en quémandant encore quelques sauts. Augusto suivit sa fille sans même s’inquiéter du petit toujours installé sur son pied.

    Aurel avait voulu uriner sans aide dans le petit pot de chambre et il avait mouillé ses draps.

    Après l’incident, Augusto sortit de la maison sans saluer son gendre, il savait que l’orgueil le paralysait bien plus que son handicap. Il le comprenait en tant qu’homme. Depuis l’accident, Augusto avait pris l’habitude de visiter chaque jour sa Julia, il faisait le beau, le fort, l’indispensable mâle au foyer. Il revivait près de sa Julia. Il respirait sa féminité, l’entourait de mille attentions, il se sentait moins vieux. En retour, Julia confortait son père et Aurel manquait de plus en plus d’air.

    Augusto aimait bien marcher, descendre jusqu’au traversier, quelques milles dans les rues étroites qui montent et qui descendent. Ce soir-là il s’arrêta au cimetière et rata son bateau. Alors, il passa à la taverne pour boire un coup, l’alcool lui faisait chaud dans le corps, il ne sentait plus ses pieds mouillés par la fonte du printemps. Il ne se rappelle pas le visage du brave homme qui l’a reconduit chez lui en lui volant son porte-monnaie. Mais, au petit matin, la gueule épaisse et l’œil bleu pâle, il a compris qu’il lui fallait donner de l’espace aux racines meurtries de son gendre et qu’ainsi, Aurel pourrait reprendre sa place d’homme et de bon mari.

    Juin 1925

    Aux premiers jours de juin, l’église du village se préparait à recevoir l’évêque. Il fallait tout repeindre, refaire les joints du plâtre et surtout, décorer le palais de Dieu, un contrat pour « les Italiens », en ce début d’été 1925. Augusto, maître d’œuvre, avait engagé, comme à son habitude, ses deux frères.

    En ce matin ensoleillé, par les vitraux de l’église s’échappait un Ave Maria en italien. Augusto était agenouillé sur ses plans au beau milieu de l’allée principale. Les voix de ténor dispersées selon la besogne des frères Vespucci, l’un aux voûtes, l’autre à la nef et celle d’Augusto portaient, en canon, jusqu’à deux rues de là.

    Sur le trottoir encore jonché du gravier de l’hiver, Julia poussait un gros landau noir. Elle y avait attaché Clément qui suivait au bout d’une corde de trois pieds. Elle marchait en profitant de la magnifique température, du petit vent léger qui montait du fleuve. Il faisait bon au soleil. Elle suivait le chemin tracé par l’écho des voix de son père et de ses oncles.

    Assis dans une balançoire que de longues chaînes retenaient au toit de la galerie du presbytère, le curé s’était endormi. Un jour, Julia aussi aurait une balançoire, elle serait jaune et rouge, à quatre places avec un petit toit pour protéger la peau des rayons du soleil. Elle l’installerait près du garage, dans la cour, ou plutôt sous le cerisier qu’elle n’a pas encore planté.

    Elle répondit aux salutations de la bonne du curé et d’une dame de Sainte-Anne qui aurait bien aimé être la bonne du curé. Où ces « grenouilles de bénitiers », qui chuchotaient dans son dos, avaient-elles appris qu’elle attendait son troisième enfant ? « Un infirme pas si infirme que ça ! », dira la rumeur, pendant les mois de sa grossesse. Une rumeur, des railleries, comme une marée salissante vient jeter sur la plage quelques déchets et si peu de coquillages.

    Peu importe que le premier des six enfants qui suivront ait été l’œuvre d’une femme cherchant par tous les moyens à sauver son mari, sa famille et sa propre vie. Un soir de printemps, de pluie torrentielle, toute sa chaleur sur l’homme qu’elle aime à faire l’amour comme on donne la respiration artificielle, à rentrer dans une église la tête haute. Après tout l’Église voulait que l’on fasse de grosses familles. Mon Dieu ! Qu’il est beau cet Ave Maria qui monte et tourne sous les voûtes.

    Julia avait détaché Clément qui courait dans la grande allée vers son grand-père accroupi, il se jeta sur son dos.

    Tout en chantant, Augusto s’est relevé et l’a porté sur ses épaules : Clément a eu peur, le vertige s’est emparé de sa petite tête, Julia s’en inquiéta et Augusto le déposa.

    À la vue de leur nièce, les oncles, suspendus comme des chérubins, entamèrent un tout autre air de musique. Que de joie et de folie dans cette église, cet air d’Italie n’avait rien à voir avec les cantiques latins qu’on y chantait de coutume. Julia leva les yeux, projeta sa tête vers l’arrière. Comment faisaient-ils pour travailler si haut perchés ? Augusto ne pouvait pas le savoir, lui qui craignait les hauteurs, n’avait qu’une fois dans sa vie, à neuf ans, sur le bateau qui le menait de son Italie natale vers l’Amérique, et pour payer son passage, peint les plafonds des cabines rouillées de ce vieux rafiot qu’on avait bourré d’immigrants qui rêvaient à l’ouest en faisant des prières.

    Les oncles, tout en haut, chantaient de plus en plus fort. Augusto qui s’était ennuyé de sa fille durant ces derniers mois, parce qu’il laissait à Aurel le temps de s’enraciner à nouveau, avait le goût de la faire danser. Et pourquoi pas ? Pendant que Clément barbouillait au fusain les plans d’Augusto, il se mit à la faire tourner. Elle attendait un autre petit, la vie faisait son travail, c’était un signe de recommencement, Aurel reprendrait confiance en lui.

    Mais deux ombres noires menaçaient leurs retrouvailles : deux bonnes sœurs du couvent d’en face s’avançaient rapidement vers le père et la fille enlacés.

    — Du vrai blasphème, dans une église catholique !

    Augusto se retourna et chargea du regard les deux religieuses.

    Julia reconnut les vieilles sœurs qui lui avaient appris la bienséance, l’orthographe et le catéchisme…

    — Où est Dieu ? Julia réentendait la voix de sœur Bernadette, « Dieu est partout » et la réponse en chœur de la classe de couventines.

    Julia revoyait la scène cocasse de la visite d’Augusto au couvent…

    Une porte s’était ouverte brusquement s’arrêtant sur le mur, ébranlant la cape noire de la sœur accrochée sur la patère. Pendant que les élèves répétaient le petit catéchisme, Augusto, debout dans le cadre de la porte, les vêtements sales, blanchis; Augusto, d’une trentaine d’années à peine, parlait avec cet accent d’Italie qui charme parfois, mais qui surprend aussi. Il brisait les précieuses règles de la bienséance.

    Voilà qu’il remettait ça aujourd’hui. Elle s’amusait à nouveau, quinze ans plus tard de l’intolérance de son père envers les religieuses. Augusto poursuivait les deux vieilles sœurs offusquées jusqu’à l’extérieur de l’église. Pendant qu’il revenait sur ses pas, Julia survolait le souvenir de cette journée de classe au couvent qui s’était terminée, pour elle et ses sœurs, un peu plus tôt qu’à l’habitude.

    Comme il leur avait dit : « Non, les mains des petites Vespucci n’étaient pas sales; chaque soir, les petites aidaient leur père Augusto, elles peignaient adroitement les statues saintes, les mêmes que l’on retrouvait dans chaque pièce du couvent. » Et Augusto ne s’était pas gêné pour leur rappeler que ces couleurs sur les mains de ses filles étaient presque bénies.

    Augusto avait acheté son banc à l’église comme toutes les familles canadiennes françaises du village. Et lui, il l’avait payé en travaillant dans cette église, en y créant la beauté avec ses mains sales d’immigrant italien. Aujourd’hui, il y avait dansé comme on prie et les sœurs du couvent n’avaient rien à faire entre lui et le Bon Dieu. Julia fixait la petite plaque de bronze où l’on pouvait lire : Vespucci – no 29. Augusto pinça la joue de bébé Lucien, embrassa Clément et Julia et retourna à son travail, une moulure de plâtre frais venait de s’affaisser et les oncles chantaient :

    « Sur l’ombre claire, charmant mystère, la lune éclaire, l’ombre s’enfuiiiit – Saan-taa Lou-ou-ciiaaa… ».

    Printemps 1926

    Comme elle en a pétri de la pâte à pain, comme elle en a pétri.

    Chaque soir, les grandes mains de Julia s’attaquaient au levain et de tous ses muscles, elle le pétrissait. C’est par ces gestes quotidiens, à la limite du sommeil qui fermait ses paupières que, sans briser la cadence, elle venait arrêter ses longs bras sur la table enfarinée. Pendant qu’un fin nuage blanc l’enveloppait, elle était seule au monde. Elle sentait à un certain moment la petite main de Clément ou de Lucien qui tentait de voler un morceau de pâte fraîche et, sans ouvrir les yeux, elle leur en lançait deux gros morceaux. Les garçons, la tête appuyée sur le bord de la table, le menton dans la farine, sursautaient.

    Si elle ouvrait les yeux, c’était pour balayer la pièce d’un demi-regard, à peine le temps de capter les efforts d’Aurel pour se lever de son fauteuil roulant. Parfois, elle feignait de ne pas le voir et ce soir, il exécutait noblement et pour la première fois, trois pas incertains vers sa radio. Julia ne peut plus le voir se torturer ainsi, dans un grand soupir retenu, elle porte la boule de pâte dans la huche à pain. Pendant qu’elle en referme le couvercle, une musique s’échappe de la radio. Aurel a réussi et les trois pas qu’il exécute à reculons vers son fauteuil lui semblent déjà moins souffrants. Mais Julia ne doit pas lui montrer sa joie, elle doit l’ignorer, tout ignorer, c’est ce que les impatiences d’Aurel lui ont appris.

    Julia repousse de la main les cheveux qu’elle supportait depuis un bon moment sur son front humide. Elle se tourne vers ses garçons.

    — Non, maman ne fera plus de pain ce soir, il faut monter se coucher.

    Lucien sous le bras, Clément par la main, Julia passe lentement devant le fauteuil d’Aurel qui ferme les yeux. Les garçons n’embrassent pas leur père, ce sera pour une autre enfance.

    Elle s’engage dans l’escalier, monte les border. Elle jette un regard au

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