Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

La Morévie
La Morévie
La Morévie
Livre électronique174 pages2 heures

La Morévie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Sous le pseudonyme de Florent Lelou, il avait publié quelques poèmes et nouvelles, car mon ami s’adonnait à l’écriture et ne manquait pas de me présenter le fruit de son inspiration.
Mais c’est à ses récits que mon imagination s’exaltait. Combien de fois l’ai-je prié de me conter de nouveau Le Feu, Mazelure ou bien Le Chemin perdu, ou quelque autre récit. Curieusement, ces histoires qui m’enfiévraient jusqu’à troubler mes nuits, il ne les a jamais écrites ; du moins, il ne m’en a jamais montré les manuscrits.
Dans chacune d’elles, on décelait sans peine le trait commun qui marquait les protagonistes : apparente ou discrète, la Mort était leur fidèle compagne. M’étonnant de cet aspect morbide, je ne pus m’empêcher de le questionner pour en connaître la raison. « Non, Jacques, me répondit-il, ce n’est pas la simple mort que j’évoque ; c’est une chose bien plus subtile ! C’est l’infini de ces instants indéfinis où la Mort et la Vie se fondent en un baiser plus voluptueux que celui des amants. Cet euphorisant aux lèvres d’ombre et de feu nous fait découvrir un monde qui n’est plus celui des vivants, et pas encore celui des morts ; ce monde, c’est… c’est la Morévie. »
En 1968, un soir de mai, mon ami partit de chez lui et plus jamais je ne le revis.
Florent, me pardonneras-tu de révéler au grand jour le monde de la Morévie où, vraisemblablement, tu es à cette heure présente.
LangueFrançais
Date de sortie17 janv. 2017
ISBN9782312049892
La Morévie

Lié à La Morévie

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur La Morévie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    La Morévie - Jacques Roehrig

    mentor.

    Avant-propos

    Jamais une amitié ne fut plus constante, plus intense que celle qui nous liait tous deux.

    Bien plus fraternelle que l’attachement gémellaire et plus intime que l’amour charnel, cette amitié, qu’engendraient deux cœurs emplis de fluide empathique, faisait de l’autre son alter ego.

    Pourtant, jamais je n’ai su sa véritable identité. Le seul nom que je lui connaissais était Florent Lelou, un pseudonyme sous lequel il avait publié quelques poèmes et nouvelles, car mon ami s’adonnait à l’écriture et ne manquait pas de me présenter le fruit de son inspiration.

    Mais c’est à ses récits que mon imagination s’exaltait. Combien de fois l’ai-je prié de me conter de nouveau Le Feu, Mazelure ou bien Le Chemin perdu, ou quelque autre récit.

    Curieusement, ces histoires qui m’enfiévraient jusqu’à troubler mes nuits, il ne les a jamais écrites ; du moins, il ne m’en a jamais montré les manuscrits.

    Dans chacune d’elles, on décelait sans peine le trait commun qui marquait les protagonistes : apparente ou discrète, la Mort était leur fidèle compagne. M’étonnant de cet aspect morbide, je ne pus m’empêcher de le questionner pour en connaître la raison. « Non, Jacques, me répondit-il, ce n’est pas la simple mort que j’évoque ; c’est une chose bien plus subtile ! C’est l’infini de ces instants indéfinis où la Mort et la Vie se fondent en un baiser plus voluptueux que celui des amants. Cet euphorisant baiser aux lèvres d’ombre et de feu nous fait découvrir un monde qui n’est plus celui des vivants, et pas encore celui des morts ; ce monde, c’est… c’est la Morévie. »

    Voilà, en substance, ce qu’il me confia de ses récits.

    En 1968, un soir de mai, mon ami partit de chez lui et plus jamais je ne le revis. Où était-il parti ? Vit-il encore à ce jour ? Je ne lui connaissais aucune famille, ni d’autres relations que la mienne.

    Combien sa disparition m’a obsédé, son absence, tourmenté ! Aujourd’hui, cinquante ans après, l’image de son visage et les mots qui gouttaient de ses lèvres troublent encore l’eau noire de ma mémoire. Et, ne voulant pas qu’il disparaisse à jamais, je me hasarde à transcrire en un recueil ce qu’il n’avait pas osé écrire. Ce faisant, bien que pensant être son dépositaire, j’ai le sentiment de le trahir. Ainsi que l’affirme Jean Genet, écrire n’est-il pas le dernier recours quand on a trahi ?

    Florent, me pardonneras-tu de révéler au grand jour le monde de la Morévie, monde où, vraisemblablement, tu es à cette heure présente ?

    Le feu

    Pour le mécanicien Jules Mangeon et son chauffeur Marcel Lépange, la tournée s’achevait par la remorque d’un train de voyageurs sur la ligne à voie unique qui, de Lunéville à Saint-Dié, suit une Meurthe capricieuse et reptile. Le terminus atteint, la journée n’était pas pour autant finie, car il leur fallait ramener haut-le-pied{1} la locomotive au dépôt d’Epinal.

    Il était 20 h 15 lorsque la machine quitta la gare de Saint-Dié pour prendre la bifur{2} d’Epinal ; cette dernière section de ligne, également à voie unique, échelait une partie du massif vosgien.

    Tel un coureur de fond, la « 140 C » soufflait et pédalait de toutes ses bielles : elle aussi avait hâte de rentrer au bercail. « Ah ! la Julie, toujours aussi gaillarde ! » se dit le mécanicien en voyant sa belle se déhancher aussi prestement. Malgré ses cinquante ans, elle avait encore fière allure avec son ventre long, bouillant et bien rond, ses gambettes frétillantes, ses yeux de cristal et son joli petit nez laissant s’échapper de vaporeuses bouffées.

    Il n’était pas douteux que Jules éprouvait pour sa locomotive un sentiment aussi fusionnel que celui qui habite tout ménage heureux. Dans les réfectoires des dépôts, ne parlait-on pas de Jules et de Julie comme d’un vieux couple ?

    Cela faisait plus de quinze ans qu’ils s’étaient rencontrés et se fréquentaient sans faiblesse aucune. Pourtant dans quelques mois, Jules allait l’abandonner : lui aussi avait cinquante ans et malgré sa passion pour cette Julie, il avait décidé de prendre sa retraite et de se retirer avec sa « régulière » du côté de Baccarat, sur les bords de la Meurthe où il irait traquer le gros bec{3}.

    Ses regrets – ou ses remords – auraient pu être beaucoup plus vifs s’il n’avait appris entre-temps que sa compagne de travail ne pourrait lui être infidèle. En effet, avec son départ, les dirigeants de la Traction avaient décrété la mort de Julie. Déjà, son compagnon Marcel, que tout le monde appelait « Cécel », suivait des stages de reconversion de diéséliste. Dès la dernière course de l’équipe Mangeon-Lépange, on laisserait éteindre son cœur de feu, puis on la déshabillerait pour mieux la désosser et, finalement, on la dépècerait jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de celle qui fut, un demi-siècle durant, une cavale du diable.

    Cette mort délibérée, programmée, révolta profondément Jules. Il eut même le sentiment d’en être responsable. Morbleu ! il ne pouvait tout de même pas l’emmener chez lui ! Installe-t-on sa maîtresse, si désirable soit-elle, auprès de l’épouse légitime ? Non ! cela ne se fait pas ! se répéta-t-il, comme pour excuser son impuissance, sa lâcheté…

    Dans moins de cinq kilomètres, ils allaient s’engouffrer dans le souterrain de Vanémont. Quoique long de cent soixante mètres seulement, ce tunnel, dont l’entrée évoquait un fer à cheval, terrifiait Jules. Chaque fois qu’il l’abordait, son ventre se contractait et d’invisibles mains nouaient ses entrailles : l’énorme trou couronné d’ombre lui rappelait l’image d’une gueule infernale. Tant qu’il vivrait, il ne pourrait oublier cette journée tragique d’août 1937.

    Ce jour-là, il y a vingt-cinq ans, il était alors chauffeur sur les lignes qu’il parcourait aujourd’hui. Le mécanicien d’alors, c’était Louis Hatton, dit « Tonton » ; pour Jules, son équipier de tous les jours, ce fut toujours « Chef ».

    Ils arrivaient devant le tunnel de Vanémont quand ils virent l’intérieur du fer à cheval totalement obscurci ; aucun doute possible : dans le souterrain, la voie était obstruée. Aussitôt, Louis Hatton poussa à fond la poignée du robinet à frein et renversa la vapeur. Devinant que le convoi ne parviendrait pas à s’arrêter, il cria à son compagnon :

    – Jules, écoute-moi, quand je te le dirai, tu sauteras ! Tu m’entends, tu sauteras !

    – Et vous, chef ?

    – T’occupe pas ! Fais ce que je te dis !

    À quelques dizaines de mètres du tunnel, alors que, dans les cris hystériques des sabots étranglant les roues et dans la tempête de vapeur la machine bondissait encore furieusement, Louis Hatton hurla : « Saute ! Saute que je te dis ! » Comme Jules hésitait, il lâcha le volant de marche et, sans ménagement, poussa son chauffeur hors de la cabine.

    Il y eut tout à coup comme un coup de tonnerre et des éclairs.

    Quand Jules se redressa et leva la tête vers le souterrain, il vit la gueule rougeoyer comme si c’était l’antre de l’enfer : la locomotive, qui lâchait tout son feu, avait percuté l’éboulis de terre et de roc.

    Louis Hatton – Tonton le mécano – avait été tué sur le coup. Lorsqu’on dégagea son corps affreusement ébouillanté, la main gauche serrait encore le frein.

    Vingt-cinq ans déjà…

    Et pas un jour que le geste de son chef ne cessa de le hanter, pas un jour qu’il ne put oublier l’image de cette gueule en feu.

    Cependant, comme s’il se crut coupable d’avoir survécu, Jules ne parla plus jamais de ce drame…

    Quelques minutes encore et ils allaient parvenir au sommet de la rampe ; ils amorceraient ensuite une légère pente au bout de laquelle s’arc-boutait le tunnel qui semblait porter ainsi la montagne sur son dos.

    Jules nota que la machine grimpait allègrement, un peu trop même à son goût. Comme son chauffeur allait enfourner du charbon, il tempêta : « Arrête Cécel, ne la bourre pas ! Sinon la garce va s’emballer dès la descente ! » Il surveilla le manomètre : l’aiguille n’avait pas fléchi. « Qu’est-ce qu’il lui prend aujourd’hui de foncer comme ça ? » Un instant, il fut tenté de repousser le régulateur, mais il craignit qu’elle ne s’époumonât en fin de côte ; il ne voulait surtout pas courir le risque de planter un chou{4}, imaginant d’avance les rires goguenards de ses collègues.

    « C’est pas ton chant du cygne, j’espère ! Hein, Julie ! tu ne vas pas me claquer dans les doigts, aujourd’hui ! » En disant « aujourd’hui », Jules s’aperçut avec effroi qu’on était le 16 août, juste le vingt-cinquième anniversaire de l’accident. Il ne put s’empêcher de tressaillir de tout son être.

    Malgré la chaleur radiante du foyer, il sentit son corps se frigorifier.

    Dans quelques secondes, ils allaient atteindre le sommet de la rampe. Instinctivement, Jules porta la main sur le frein ; il hésita à se pencher hors de la cabine, redoutant de voir jaillir quelque Lucifer à l’entrée du tunnel. À gauche apparut la pancarte sur laquelle se tortillait un S majuscule ; Jules tira la tringle du sifflet et Julie lâcha trois appels successifs : « Attention, me voici ! » avertissait-elle, comme pour exorciser l’endroit maléfique.

    À présent, la locomotive crachotait, toussotait même ; quelques tours de roue et, devant eux, surgirait la gueule béante du souterrain.

    – Saute ! Tu m’entends, Cécel, saute !

    – Mais, chef ?…

    – Bon sang de bon sang !

    Comme il y a vingt-cinq ans, le mécanicien bouta son chauffeur hors de la cabine. Comme il y a vingt-cinq ans, Jules avait vu la gueule du tunnel rougeoyer pareille au monstrueux creuset de l’enfer. Et, sans hésiter un instant, il avait poussé à fond le frein.

    Sous l’étau des sabots, les roues s’enrayèrent, étincelèrent, couinèrent, écorchèrent le rail qui hurla de douleur ; la machine se cabra et les bielles, affolées, trépignèrent dans le vide ; le tender ventripotent bouscula violemment la locomotive et l’ensemble, sous ce coup de boutoir, zigzagua, tangua, chancela, comme soûlé de vacarme et de vapeur…

    Finalement, bien après la sortie du tunnel, la machine s’immobilisa, debout, haletante.

    Au milieu des palpitations chuintantes, un rire démentiel, à moins que ce ne fût plutôt un pleur désespéré, s’éleva dans l’air : descendu de la machine, Jules le mécanicien courait sur le ballast, droit devant lui… droit devant l’énorme disque orangé d’un soleil déclinant.

    Quand Cécel le chauffeur se redressa et leva la tête vers le souterrain, il le vit rougeoyer comme embrasé par un incendie : le soleil s’était couché sur les rails, juste dans l’axe du tunnel. Et au milieu du fer à cheval ainsi flamboyant, Julie apparut, rapetissée, semblable à l’une de ces briquettes que Cécel jetait d’ordinaire dans sa gueule gourmande.

    Mazelure

    « Une bredouille de plus ». Comme ses deux frères, Paul et Robert. Du moins, le pensait-il car, depuis le début de l’après-midi, Bernard Thiéville n’avait entendu le moindre coup de fusil. À le voir accoutré tel un soldat en manœuvre, pouvait-on croire qu’il détestait la chasse, surtout depuis la mort de Daniel, le benjamin. Trois ans plus tôt.

    Ce jour-là, de l’autre côté de la Meurthe, dans le Bosquet du pendu, les gars de Glonville avaient débusqué un bien joli brocard{5}. Alerté par les abois des chiens, Bernard s’était approché et avait vu le chevreuil bondir hors des taillis et fuir vers la rivière. À l’instant où l’animal avait plongé dans l’eau, la fusillade avait éclaté. Devant les chiens qui jappaient de dépit, le brocard avait réussi à gagner l’autre rive pour émerger à quelques mètres de Bernard. Il aurait pu l’ajuster à coup sûr, mais il ne le fit pas, veillant même à ne pas se montrer aux poursuivants d’en face ; ces derniers fulminaient, impuissants, mêlant leurs jurons aux aboiements de la meute tout aussi furieuse.

    À la vérité, les relations entre les chasseurs de Glonville et ceux d’Azerailles – dont faisaient partie les frères Thiéville – n’étaient pas des plus amicales. Pis encore, le gibier n’ignorait pas cette inimitié séculaire tant il s’ingéniait à fuir d’un lot à l’autre. Il

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1