Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

L'Ere du Verseau (Tome 2)
L'Ere du Verseau (Tome 2)
L'Ere du Verseau (Tome 2)
Livre électronique810 pages11 heures

L'Ere du Verseau (Tome 2)

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

En pleine nuit, quelque part dans le Massif Central, deux jeunes gens sont soudain et malgré eux confrontés au déchaînement d’un formidable blizzard. Conjonction trop improbable pour être le fait d’une coïncidence, et qui déroulera le fil d’un lumineux et tragique destin assumé côte à côte à travers les commotions d’une civilisation à l’agonie. C’est le début d’une prodigieuse aventure où la conflagration de toutes les haines, de toutes les horreurs, mais aussi de l’abnégation et du courage les plus admirables, livrera le combat d’une irrésistible foi en un avenir radieux contre un ennemi impitoyable acharné à la détruire.

Ce livre est tout à la fois une épopée, un poème d’amour et un avertissement. Les temps que nous vivons procèdent d’une fatalité à laquelle l’homme s’est condamné lui-même, en se dévouant corps et âme à l’adoration d’une société obstinément matérialiste. Elle périra de ses propres excès, comme ont péri avant elle d’autres civilisations corrompues par le même mal. Une ère encore jamais vue, l’ère du Verseau, lui succédera, éternel et glorieux printemps qui dissipera pour jamais les ténèbres les plus rigoureuses qu’ait eu à affronter l’humanité.

LangueFrançais
Date de sortie23 oct. 2016
ISBN9781770766297
L'Ere du Verseau (Tome 2)

En savoir plus sur Yves Klein

Auteurs associés

Lié à L'Ere du Verseau (Tome 2)

Livres électroniques liés

Fantasy pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur L'Ere du Verseau (Tome 2)

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    L'Ere du Verseau (Tome 2) - Yves Klein

    L'Ere du Verseau

    Chroniques d'une fin de civilisation

    (Tome 2) 

    Éditions Dédicaces

    L'Ere du Verseau (Tome 2), par Yves Klein

    ÉDITIONS DÉDICACES LLC

    www.dedicaces.ca | www.dedicaces.info

    Courriel : info@dedicaces.ca

    ––––––––

    © Copyright — tous droits réservés – Yves Klein

    Toute reproduction, distribution et vente interdites

    sans autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

    Yves Klein

    L'Ere du Verseau

    Chroniques d'une fin de civilisation

    Livre troisième : Alexandre Jung

    L'aigle et la hyène

    ––––––––

    Le crissement était celui des pneumatiques d’une automobile sur du gravier. L'automobile s'arrêta entre la grille et la haie de houx qui lui succédait en amont, un homme s'extirpa de l'habitacle, Olivier reconnut l'inspecteur Janos. L'espace d'une seconde, son sang lui reflua au cœur.

    En intimant à Alexandre l'ordre de filer vite, il avait eu deux excellents réflexes : d'abord, il avait rabattu la fenêtre ; ensuite, il avait nettoyé, séché et rangé la tasse de chocolat de l'adolescent. Fermer la fenêtre, c'était s'octroyer un délai précieux : Olivier n'était pas supposé occuper une pièce de la maison en exposition du sentier, son bureau se situant à l'angle nord-est. Du coup il avait toute aisance, on pourrait dire l'alibi, d'ajuster à la survenue de la voiture le prétexte d'une surdité que justifiait le peu de bruit causé par un événement plutôt discret.

    Il fit donc le mort et suspendit toute initiative à une manifestation plus sonore du visiteur. Le policier manipula le portail, mais celui-ci étant cadenassé, il dut se rabattre sur le klaxon du véhicule qu'il actionna à deux ou trois reprises. Olivier se ménagea encore le temps de descendre du premier étage. Puis il ouvrit à deux battants les croisées de la cuisine, simula une surprise tout à fait ordinaire, et lança au policier, d'une voix qui ne trahissait aucun trouble particulier :

    – Je viens.

    En exécution de sa tactique d'atermoiement, il oublia la clef, mais se garda d'éterniser la démarche, de façon à ne pas en falsifier le naturel. Quand le cadenas fut déverrouillé, il salua l'inspecteur avec politesse ; celui-ci lui ironisa :

    – Vous vous barricadez bien sévèrement, jeune homme...

    – Quand on loge dans la mouvance de S..., rétorqua Olivier, se barricader, c'est une assurance sur la vie.

    Il ajouta aussitôt :

    – Que me vaut l'honneur ?

    – J'ai à vous parler, répondit l'inspecteur.

    Il ne dit pas : je voudrais vous parler, ou : puis-je vous parler, mais : j'ai à vous parler. Toute la différence entre une sollicitation et un commandement. Olivier repartit :

    – Certainement. Finissez donc d'entrer.

    Une brève parenthèse avant d'aller plus loin.

    Cette tournure : finissez d'entrer, est une des plus charmantes formules d'hospitalité de nos campagnes françaises, et plus particulièrement de la région du Limousin, où Olivier avait vécu quelques années. En prononçant ces mots, finissez d'entrer, un autochthone de Limoges, de Nantiat ou de Saint-Yrieix-la-Perche estime que quelqu'un qui se présente sur le seuil de sa maison est censé l'avoir déjà franchi ; par conséquent, qu'on lui doit les civilités que requiert sa qualité d'hôte. Les mœurs d'un terroir se lisent dans ces petits riens qui les éclairent en les embellissent. Au reste, ce qu'on dit d'un Arménien, on pourrait le dire d'un Limousin. La rude beauté de leur terre se reflète dans la cordialité de leur physionomie.

    Olivier introduisit l'inspecteur au salon.

    L’homme ne s'était pas départi d'un flegme tranquille qui se possède et que rien n'émeut. Archétype du policier dans son expression la plus emblématique.

    Cette peinture piqua immédiatement ce que nous nommerons la veine déductive d'Olivier. A la gendarmerie, le contexte n'avait guère été propice à une observation minutieuse. Ici, dans l'intimité d'un décor moins conventionnel, deux ingrédients constitutifs du pékin exacerbaient un relief déjà mésavenant, la voix et le regard. La voix était caverneuse, le regard était aride. Attributs qui auraient sans doute conféré une certaine noblesse à son maintien, sans une vague humeur de prosaïsme qui persistait en arrière-plan. Toutes les coutures du Janos, sous quelque angle qu'on les examinât, lui aiguisaient la silhouette d'un prêteur sur gage rabiboché en gentleman. Du gentleman il avait la distinction et un incontestable raffinement dénué de cette afféterie qui gâte si souvent les élégances les mieux assorties ; du marguillier, il dénonçait le profil. L'ennuyeux, c'est que le marguillier surclassait le gentilhomme. De là une mine peu sympathique. Force animosité suintait de son portrait et s'aggravait d'une nuance dédaigneuse où un fin psychologue aurait peut-être subodoré le quotient d'une inhibition de longue date. Son corsage altier atténuait à peine cette froideur monolithique sur laquelle l'émotion croissait avec le même épanouissement qu'un saule pleureur en plein désert. A cette esquisse peu avenante participait une broussaille de sourcils fournis, l'étroitesse de son front, et sa manière de scruter autrui qui s'assimilait à un calcul algébrique. L'image qui s'imposa à Olivier était celle-ci, un aigle de loin rectifié de près en vautour.

    Avec cela, lèvres minces, nez aquilin, joues émaciées, presque maladives, labourées d'un guillochis de ridules fort disgracieuses. Tout cela affûtait sur sa face une indéfinissable pointe de cynisme.

    Cependant, l'homme arpentait le salon de long en large, déplaçant quelques babioles sur les meubles avec ce sans-gêne que l'indélicatesse travestit si aisément en curiosité. Puis il se racla le menton du pouce et entama le dialogue par une transition passablement rebattue :

    – Jolie maison, c'est à vous ?

    – Héritage de ma grand'mère, fit Olivier.

    – Mais dites-moi, c’est le bout du monde, ces Froides-Aigues : pour vous y déterrer il faut être un spécialiste de la course d’orientation. Il y en a, des fausses pistes qui ne mènent nulle part...

    – Effectivement, un vrai labyrinthe : un seul sentier est le bon parmi une vingtaine, c'est comme une loterie.

    Janos allait peut-être lancer les débats, mais l'autre lui coupa broche :

    – J'ai fait du café, dit-il ; en voulez-vous ?

    Le policier singea une moue de remerciement assez supérieure.

    Une minute plus tard, le garçon déposait un plateau garni sur une petite table basse de vitraux ouvragés, autour de laquelle étaient distribués deux fauteuils. Puis il versa le café, s'assit et déclara :

    – Je vous écoute, monsieur l'inspecteur.

    Ce dernier n'était pas peu déboussolé par la contenance de son vis-à-vis. C'est peut-être ce qui l'incita à éperonner le vif du sujet :

    – Nous recherchons un certain Alexandre Jung.

    – Je sais, fit Olivier, vous me l'avez dit l'autre jour.

    – Ce nom ne vous dit rien ?

    – Je n'ai pas l'honneur de connaître ce monsieur.

    Là, l'inspecteur rumina une amère déception.

    Ce qui avait jailli dans le cerveau d'Olivier mérite d'être rapporté. En un quart de seconde, sa mémoire lui avait déroulé comme un film la fin de son excursion à la gendarmerie, sans lui omettre cet alinéa capital que pas une seconde Janos n'avait spécifié l'âge d'Alexandre. Olivier ne commit pas l'impair qui l'aurait perdu dès le départ. Il ne dit pas : je n'ai pas l'honneur de connaître ce jeune homme, ou ce garçon, mais : je n'ai pas l'honneur de connaître ce monsieur. L'officier passa carrière :

    – Ce Jung est un gamin, continua-t-il, il a quatorze ans.

    – Et en quoi puis-je vous être utile ?

    Le policier ignora la question, sans doute parce qu'il était d'avis que c'était à lui de les faire :

    – C'est un dangereux individu...

    – Ça aussi, vous me l'avez dit.

    – Il a tué, reprit Janos.

    – Il paraît que de nos jours, les jeunes garçons qui jouent du flingue ou du couteau sont monnaie courante. J'en sais quelque chose, j'ai eu ma part d'assassinat juvénile à croquer. C'est une des manies du siècle.

    L'inspecteur, l'œil fixé devant lui, mâchait visiblement un dilemme. Il s'était pincé le milieu du front entre le pouce et l'index de la main gauche, tandis que la droite tripotait le rebord feutré de son chapeau.

    – Il a tué, répéta-t-il, tué un policier.

    Comme son interlocuteur était aphone, Janos fit glisser de deux doigts un gros cigare hors de la pochette de sa veste, non sans ébaucher ce geste machinal qui demande permission sans demander. Olivier opina et avança un cendrier.

    – Le policier, reprit-il, était un commissaire.

    Il enchaîna, après un silence compassé :

    – Aujourd'hui, assassiner un commissaire, ça coûte cher, très cher : ado ou adulte, c'est du pareil au même.

    Tout en débitant cette oraison, il fouilla à l'intérieur d'une poche dont il tira une grande enveloppe. L'enveloppe contenait des photographies. Janos tendit l'une d'elles à Oliver ; elle montrait Alexandre au milieu d'autres pensionnaires du CERMAD.

    – Vous êtes sûr de ne pas le connaître ? insista-t-il.

    Olivier examina la photo, haussa les épaules et répondit :

    – Et où aurais-je connu ce petit drôle, monsieur l'inspecteur ? fit-il.

    – C'est ennuyeux, marmonna Janos, car il nous a filé entre les pattes.

    Olivier adopta la posture de l'ingénuité qui n'en peut mais :

    – Pardonnez-moi, fit-il, mais en quoi cette histoire me concerne-t-elle ?

    L'inspecteur avala une gorgée, et tout à coup fusilla le jeune homme de deux prunelles recrutées d'une telle quantité de suspicion que celui-ci crut avoir en face de lui l'un des juges des enfers :

    – Nous pensons, dit-il, qu'il s'est aventuré dans les parages.

    Pour Olivier, le seul moyen d'esquiver la première offensive sérieuse de Janos consistait à riposter du tac au tac. C'est ce qu'il fit :

    – Il n'y a qu'une catégorie de quidams qui s'aventure jusqu'ici, celle qui a déchiffré les arcanes de la topographie locale.

    Janos élongea ses membres et articula en allumant une flammèche de raillerie :

    – Et que feriez-vous si quelqu'un vous réclamait l'hospitalité ?

    – Certainement que je ne la lui refuserais pas.

    – Vraiment ?

    – Les Basques disent ongi ettori, les Béarnais planvienguts et moi qui ne sais aucun dialecte, bienvenue.

    Janos nasilla un rire acide :

    – En quelque sorte, vous êtes le bon samaritain du coin ?

    Olivier ne se formalisa pas du sarcasme. Il se contenta d'objecter :

    – Rassurez-vous, je n'ai pas eu l'occasion d'exercer mes talents de philanthrope.

    Il avait dit cela sans s'éluder par-devers lui la parenthèse de Clarisse, mais en la distrayant soigneusement de ses anecdotes. Cette omission volontaire dont il lardait le combat contre un adversaire redoutable, n'avait d'autre but que d'abréger l'exorde où celui-ci piétinait, sans doute à dessein. Olivier, qui en avait assez de voir l'homme tourner autour du pot, quoique y décrivant des cercles concentriques de plus en plus étroits, avait décidé de le contraindre de jouer cartes sur table. Le policier dut dévoiler malgré lui ses batteries.

    Dévoiler ses batteries, c'était assumer sa vocation d'enquêteur dans toute son étendue ; c'était surtout douter de la partie concurrente méthodiquement, on pourrait presque dire dogmatiquement, car la police, la justice, et ces deux institutions s'accordent comme larrons en foire, ont pour leurs catéchismes une vénération quasi religieuse. Le policier répéta :

    – Donc, vous êtes bien sûr de ne l'avoir jamais rencontré ou simplement croisé, ce Jung ?

    – Par ma foi, monsieur, répondit Olivier, sauf amnésie partielle...

    Janos tapota des doigts sur la table :

    – Nous, fit-il, nous pensons le contraire.

    – C'est votre métier, répondit Olivier, de pousser un suspect dans ses retranchements.

    – Savez-vous que dans bien des cas, du suspect au coupable il n'y a que le saut de puce d'une preuve ?

    – Puis-je vous faire remarquer, fit Olivier, que cette preuve brille par son absence ?

    – Attendez, monsieur Lorenz, attendez, je n'en ai pas fini : je vous l'ai dit à la gendarmerie, je trouve toujours.

    Olivier ne put se départir de picoter cet accès de forfanterie :

    – Par tous les moyens, je présume ?

    – Qu'insinuez-vous ?

    – Que le régime sous lequel nous vivons favorise un peu les procédures, disons... parallèles, et qu'à défaut de certitudes il n'est pas officieusement répréhensible de se contenter d'approximations pour statuer contre quelqu'un. Ça s'est vu, ça se verra encore.

    Il ajouta, le visage radieux d'effronterie :

    – Comme dirait l'autre, l'inconvénient de la loi fait partie de la loi.

    Janos allait ruer, sans doute avec fougue, car Olivier venait tout simplement d'incriminer l'intégrité de sa fonction de policier ; mais ce dernier le devança :

    – Pour parler franc, monsieur l'inspecteur, j'avoue que je ne crois pas à l'authenticité de votre démarche. Elle sent son... comment dire ?... son préfabriqué ; vous vous essoufflez à soutenir l'hypothèse que j'aurais recueilli ici un assassin en rupture de ban. Tout s'y oppose, l'isolement, l'hiver, l'incognito des lieux, je passe cent détails qui ne concordent pas. Je ne serais pas étonné que vos soupçons aient été échafaudés entre les quatre murs d'un bureau où a résonné l'écho de l'exécration dans laquelle on me tient à S... et ailleurs. Vous venez chez moi blasonné d'un mandat d'inspecteur ayant une énigme à résoudre ? Très bien. Dites-moi donc : pourquoi ne pas être venu plus tôt ? Est-ce vraiment cet Alexandre qui vous chagrine, ou bien ne serait-ce pas plutôt un certain Olivier Lorenz ? Il a tué un commissaire, dites-vous ? Que Dieu lui pardonne... Mais vous ne me convaincrez jamais qu'on fasse si peu diligence pour débusquer le meurtrier d'un commissaire, à telle enseigne qu'il s'est écoulé je ne sais combien de semaines entre la délégation de l'inspecteur chargé de l'enquête et sa première audition du complice présomptif du coupable. En réalité, éliminer un gêneur, voilà le contrat à exécuter, et il est signé par ceux-là mêmes qui ont prononcé l'arrêt de mort du comte de Pompignac. Seulement, un comte, passe encore, on peut toujours invoquer l'œuvre d'une bande de voyous, un petit homicide comme cela de temps en temps, ça fait partie du folklore extrémiste. Mais ajouter Olivier Lorenz à Pompignac, coup sur coup, ce serait trop ostensible, comme qui dirait une faute de goût. Et puis, il y a la lettre. Oui, la lettre, bien troussée, c'est une de mes spécialités, et adressée à qui de droit. Alors, comme il serait politiquement balourd d'expédier le sale petit empêcheur de trucider en rond par les voies maffieuses ordinaires, on lui tricote je ne sais quelle grosse laine de recel de Gavroche en cavale. Qu'importe le chef d'accusation, celui-ci ou un autre... il y a pour ce genre d'en-cas un sac inépuisable de motifs à découper selon les pointillés. Notre maire actuel n'est pas d'une étoffe à jurer serment aux prescriptions de la justice, ayant la sienne propre qui lui obéit au doigt et à l'œil et qui fait son service d'antichambre avec un remarquable zèle de domestique.

    L'inspecteur avait écouté la catilinaire sans ciller. Selon Olivier, le plus gros de ses syllogismes aurait dû s'effondrer. Ce fut tout le contraire : son faciès s'était enlaidi d'un rictus en sens combiné de la patience narquoise et de l'impénétrabilité indéboulonnable. Le jeune homme comprit qu'il avait chargé ses canons et qu'il allait tirer à boulets rouges. Il se prépara à la salve. Celle-ci crépita immédiatement :

    – Monsieur Lorenz, on vous a vu en compagnie de cet Alexandre.

    Il n'est pas un plan, si menuisé soit-il, qui n'ait son ventre mou, pas une armure dont le talon d'Achille ne désigne la vulnérabilité du fantassin. Olivier avait par étourderie oblitéré un fait qui détruisait en un seul assaut les efforts auxquels il s'astreignait pour désarçonner Janos. Ce fait, qu'il eût indéniablement exploité en y marchant de lui-même, c'était la péripétie Canulle.

    Une telle bévue aurait dû amorcer sa déroute. Mais Olivier était fertile en ressources et surtout rompu aux méandres des sophismes par lesquels un interlocuteur s'ingénie à égarer l'autre pour le déstabiliser. Plutôt que de cabrer et de ruer, il sauta de plein gré dans la fosse où l'officier l'avait appâté, avec la ferme résolution de le défier sur son propre terrain. Devant la perspective d'une défaite consommée, il démasqua sa ligne d'artillerie. Sans crier gare, il braqua sur le policier des yeux incendiaires :

    – Monsieur l'inspecteur, dit-il, je n'ai avec mes congénères de S... ou d'ailleurs que des rapports strictement utilitaires. Le peu de temps que j'ai été au contact de ce bagage-là m'a suffisamment édifié sur ses vertus : en six mois, j'ai assisté au spectacle de la misère, du crime, de la falsification politique, de la dissimulation à effet, du mensonge recrépi d'intentions pieuses, de la haine se fardant de vertu et de la vertu cuisinant toutes les sauces de la parodie sociale. On aurait dit qu'à chaque fois que j'entreprenais quelque chose, que je mettais seulement le pied dehors, je déclenchais un processus de calamités. Voilà qu'aujourd'hui la police m'inscrit sur sa liste noire de receleur de bandit en culottes courtes. C'est le pompon ! Ma carrière de mauvais citoyen a eu pour exorde une complicité au viol d'un malheureux gros garçon imbécile qui était le souffre-douleur de ses camarades, qui croupissait dans une apathie quasi végétale et fournissait son contingent aux désirs de ses maîtres, dont moi, ben voyons ! Après quoi, on m'a dévoué à l'horreur d'un canton entier parce que j'ai refusé de porter la livrée du bigotisme fascisant. Puis j'ai été cloué au pilori pour avoir convié des camarades à passer leurs vacances ici et que ces vacances ayant tourné au vinaigre, je suis décrété le seul et unique responsable de la disparition corps et âme de deux d'entre eux, quoique je n'aie pas été présent quand ils se sont volatilisés, élément à décharge dont on ne semble pas trop vouloir garnir le dossier de la défense. Que voulez-vous de moi ? Que je fasse humblement résipiscence la corde au cou ? Que j'accepte que monsieur et madame Hound, respectivement maire et adjointe au maire de S..., ayant à mon encontre des tas de motifs de me détester, m'aient traité, moi citoyen contribuable, comme un renégat et un objet de répulsion ? Que j'accrédite les insultes, les horions de la foule, que je m'accommode d'avoir été  hué, vilipendé, flétri, conspué par des gens qui ont massacré une tribu de va-nu-pieds au nom des institutions bourgeoises ? C'est cela que vous attendez de moi ? C'est dans ce margouillis que vous m'exhortez à me galvauder en me tympanisant de votre on vous a vu ?

    « C'est avec des on que les réputations se bâtissent et s'écroulent ; que la ruine, l'ostracisme, la méchanceté bête font des ravages. Le on, c'est l'indécis claudicant qui ne se déplace jamais sans ses béquilles. Alors, monsieur, prenez votre parti, arrêtez-moi, mettez-moi les bracelets, agissez selon votre conviction, intime ou non, mais de grâce, s'il subsiste en vous un peu de déontologie, que ce soit au moins avec panache, que vous produisiez un atout, une preuve. Une preuve, monsieur l'inspecteur ! Posez-la sur la table, montrez-moi ma culpabilité irréfutable, et finissons-en ».

    Janos était cramoisi. On aurait dit la statue de Vulcain. Tandis qu'Olivier y allait de sa mercuriale, il crispait des poings convulsifs et battait nerveusement le sol de sa semelle. Toute patience s'était liquéfiée en lui comme plomb fondu. Qu'est-ce que c'était que ce béjaune que la seule vue d'un officier de police aurait dû faire rentrer sous terre à la première sommation ! Comment ! Lui, le gardien de l'ordre républicain, le tuteur de la sécurité nationale, qui s'était colleté à la pire crapule, qui avait extorqué des aveux aux plus durs des durs du milieu, aux caïds, à la plus vile engeance de meurtriers en circulation, lui qui avait démystifié les avocats les plus véreux en dépiquant maille après maille le tissu de leurs affabulations, un blanc-bec osait lui serrer le bouton, un avorton avait le culot de lui tailler des croupières ! Lui qui n'avait qu'à paraître pour mater, subjuguer et museler à discrétion qui bon lui semblait, on lui postillonnait à brûle-pourpoint que sa pantomime n'était que gesticulations de saltimbanque et qu'il ferait mieux de démonter ses tréteaux. Lui qui vissait les autres sur la sellette, voilà que les prérogatives s'inversaient et que l'accusateur n'était plus le policier mais l'accusé. Et qui lui infligeait cette humiliation ? Un gamin, un trublion de dix-huit ans dont on exprimerait du lait par le nez si on le lui pressait. Inconcevable d'essuyer de pareils plâtres plus longtemps.

    Janos se leva à son tour, foudroya Olivier du regard avec l'affabilité d'un crotale, et chuinta comme une bouilloire sur le feu :

    – Savez-vous bien, jeune homme, que vous me gonflez prodigieusement ? Votre rhétorique est savante, une vraie tirade de tribun... Il ne lui manque que de domestiquer les mensonges dont elle se rempare ! Vous ne voulez pas du on ? Très bien, je vais donner un nom à ce on, il s'appelle Canulle. Maintenant, vous m'écoutez ! C'est moi qui règle le ballet, et vous dansez trop !

    Olivier avait résisté comme le chêne ; il eut l'intelligence de plier comme le roseau. Nous l'avons dit, aussitôt constatée la mégarde relative à l'épisode Canulle, il s'était hâté de colmater la brèche en la diluant dans une philippique d'autant plus probante qu'elle s'étançonnait à des faits avérés et y incorporait subtilement Canulle en tant que pion sur l'échiquier. Sans cette parade, le nom de Canulle, jeté à froid, l'aurait sans doute fait chanceler. L'ayant anticipé, il en amortit le choc. L'inspecteur flaira par devers cette imperturbabilité l'imminence d'une contre-attaque. Ceci ne contribuait pas peu à outrer son exaspération.

    Cependant, il avait extrait de son veston un carnet dont il lut posément ceci :

    – Le vingt-deux février de cette année, dit-il, monsieur Léontin Canulle, chef d'entreprise à S..., se promenait dans la forêt dite des Froides-Aigues, environ à deux kilomètres de la barrière qui en marque l'entrée. Monsieur Canulle déclare avoir entendu des voix en amont de l'endroit où il se trouvait ; deux voix, une claire et une plus mûre. Il affirme ensuite qu'ayant été à la rencontre de ces voix, il n'a vu qu'un individu, ce qui laisse penser qu'un second s'était caché ; qu'ensuite, l'individu en question lui a assené un coup de poing sur le visage ; qu'il a formellement identifié son agresseur dans la personne d'un certain Olivier Lorenz, propriétaire du domaine dit des Froides-Aigues.

    Il allongea vers Olivier son cou de prédateur :

    – Que dites-vous de cela ? fit-il.

    – Que c'est vrai, sauf que...

    Un frémissement parcourut Janos :

    – Donc, interrompit-il vertement, vous n'étiez pas seul...

    – Vous m'avez coupé, monsieur. J'émets trois démentis à la déposition du Canulle. Le premier, c'est qu'il ne se promenait pas, mais qu'il chassait. Or, la chasse était formellement interdite, à cause des températures sibériennes qui sévissaient encore deux jours plus tôt et qui d'ailleurs allaient crouler de nouveau. Mais ce genre de restriction est de peu d'autorité sur les individus style Canulle, habiles à contourner toutes les lois, et pas seulement en matière de chasse. Et puis, les Froides-Aigues sont en garenne, ce qui aggrave l'infraction. En second lieu, ce n'est pas lui qui a été à ma rencontre, mais moi à la sienne. Il venait de tirer au fusil, mon sang n'a fait qu'un tour, je lui ai dit, en termes très peu courtois, ce que m'inspiraient ses pratiques. Le troisième point découle du deuxième : il a levé son fusil sur moi, je lui ai sauté dessus, puis je lui ai collé un bourre-pif dans les règles de l'art. Quant aux voix que ce monsieur a entendues, j'aurais un peu honte pour vous que vous en fassiez cas, venant d'un tel zèbre. En bon policier supposé avérer[1] ses renseignements, vous n'ignorez pas comment le Canulle a édifié sa fortune, employés sous-payés, fausses factures, fraudes innombrables contre le fisc. Vous devriez aussi savoir qu'il me hait avec enthousiasme, ce qui devrait entacher son témoignage de pas mal de partialité. Pour parler sans ambages, le Canulle est une des plus fieffées canailles de cette malheureuse cité de S... qui en additionne beaucoup. Du moment qu'il y a de l'intérêt à grappiller ou une vengeance à fricasser, votre homme vous jurerait la tête sur le billot qu'il m'a vu violer la reine d'Angleterre au coin d'un bois.

    Olivier s'esclaffa d'un rire vibrant de toute la sonorité de son timbre juvénile :

    – Et c'est sur ce rapport-là que vous prétendez monter une accusation ?

    – Monsieur Canulle est un homme considérable, de ce fait respectable ; vous êtes fautif à son encontre d'une agression.

    – D'un acte de légitime défense.

    – Pouvez-vous le démontrer ?

    – Pouvez-vous démontrer le contraire ? Si je ne m'abuse, tout suspect est innocent tant qu'il n'est pas reconnu coupable.

    – Moi, je vous tiens pour coupable.

    – Dans ce cas, je suis à vous.

    Ayant dit cela, Olivier tendit ses poignets à l'inspecteur.

    Celui-ci le toisa et soudain éructa un ricanement qui cette fois vomissait à cru toute son arrogance :

    – Allons, ne vous emballez pas ! Votre héroïsme de carton-pâte est à pleurer. Un vrai délire de persécution ! Vous me faites l'effet de débarquer tout droit d'un mauvais mélo. Vous êtes comme qui dirait un romantique à tendance névrotico-narcissique, persuadé de tourbillonner au centre d'un complot où des méchants se frottent les mains en fichant des aiguilles dans des poupées à son effigie. Quelle pitié ! En vérité, c'est avoir une sacrée opinion de vous-même. Un peu plus de modestie et je vous garantis que vous vous sentirez mieux. Cette manie qu'a le moindre mirliflore de s'en faire accroire ! Pauvre petit être que le monde déteste... Vous figurez-vous donc que vos abattis sont si importants pour être l'objet d'une conjuration planétaire ? Bon sang, quelle fatuité ! Rivez-vous bien cela dans le crâne une fois pour toutes : ce n'est pas vous qui m'intéressez, pas plus que Canulle : je me fous de vous, de S... tout entier comme d'un quignon de pain rassis ; celui que je veux s'appelle Alexandre Jung.

    – Et bien, repartit Olivier, fouillez la maison, vous avez carte blanche...

    Une minute plus tôt, l'inspecteur écumait sa rage. Tout à coup il se fit plus onctueux qu'un prêtre :

    – C'est bien ce que je vais faire, mais j'aimerais mieux des aveux... Soyez donc raisonnable : s'il est venu ici, vous n'y pouviez rien, vous ne saviez à qui vous aviez affaire. S'il y est encore, je vous comprends, vous avez une inclination pour les jeunes garçons, en voici un qui débarque, c'est l'aubaine. Ah oui... j'infère ces informations relatives à votre... physiologie, de quelqu'un qui vous a surpris en posture équivoque l'été dernier en compagnie de gens de votre... sorte.

    Jusqu'ici, Olivier avait ferraillé contre un rapace. Il se rendit compte que le rapace se doublait d'un serpent. Il secoua la tête, avec la superbe méprisante du joueur de poker qui a repéré un as de raccroc dans la manche d'un partenaire :

    – D'abord, des on, résolus en Canulle, maintenant des quelqu’un ! C'est qui, quelqu’un ? Ce ne serait pas le Wilfried, des fois ? Qu'est-ce qu'il a fait de Romuald ? Vous n'êtes pas au courant de l'histoire ? Pourtant, vos collègues ont dû vous en parler ! Il y a trop d'anonymat dans vos sources, trop de on, trop de vent là où il devrait y avoir du solide, du palpable. Et quand vous tentez d'étayer, c'est du bousillage en porte-à-faux, avec des Canulles pour témoins modèles et d'occultes délateurs qui n'ont d'autre souci que la diffamation. Aucun tribunal ne prendrait au sérieux le peu d'étoffe dont vos tissez votre toile.

    Cette diatribe, c'était ni plus ni moins qu'une atteinte directe aux aptitudes professionnelles du Janos. Celui-ci rétorqua :

    – Qui êtes-vous pour m'apprendre mon métier ?

    – Qui êtes-vous pour m'accuser à tort et à travers ?

    L'inspecteur, lentement, se déplia sur ses jambes. Ses narines, alternativement gonflées et déprimées par une respiration spasmodique, ses yeux exorbités, sa figure blême, reflétaient la colère ayant bu la dernière goutte de longanimité. Soudain, avec une violence inouïe, il envoya rouler la table basse d'une formidable bottée ; les tasses, la cafetière, dégringolèrent sur la moquette, la vitre se brisa, Janos hurla, le corps obliqué vers Olivier et l'index pointé comme une dague sur son front :

    – Ça suffit, petit pédé ! Je t'ai assez écouté ! Cet Alexandre est chez toi, dans ces murs ! Canulle est peut-être une fripouille, d'accord, mais il a entendu deux voix. Deux voix, pas une, deux ! En plus, il a vu des traces de pas dans la neige, les traces de deux personnes, tu entends ? Ça, c'est une preuve !

    Il bondit sur Olivier, le saisit au col et hurla :

    – Où est-il ?

    Le policier était comme fou. La somme d'animosité accumulée contre un garçon qui l'avait accoutré avec tant d'aisance et de maîtrise, enflait en lui des intumescences d'hystérie incontrôlable ; Olivier essaya d'esquiver, mais l'autre l'agrippait ferme et répétait, les yeux injectés de sang :

    – Où est-il ?

    Ce leitmotiv, où est-il ?, se complétait d'un torrent d'invectives :

    – Petit connard, tu vas répondre ou je te jure que je te colle une bastos dans la tête ! La loi m'en donne le droit et les droits, je les ai tous ! Je suis tout et tu n'es rien. Rien ! Une merde ! Moi, je décide, toi tu exécutes, et tu fermes ta sale petite gueule de tapette, sauf pour obtempérer ! Alors, crache le morceau ! Où est cet Alexandre ? Réponds, sinon je te fracasse la nuque !

    Olivier n'avait guère de marge de manœuvre : l'homme l'étranglait avec une telle vigueur que son centre de gravité fit défection et qu'il chuta rudement sur la moquette. Un coup de genou dans les flancs lui arracha un cri sourd. Il se sentit soulevé et catapulté sur un fauteuil ; puis Janos s'empara d'une paire de menottes qu'il avait dans une poche et lui encercla un poignet :

    – Je vais tout passer au peigne fin, rugit-il, et je jure que si je dégote le moindre indice, je t'abats comme un chien avant de pulvériser les rotules à ta petite frappe de mignon.

    Il renchérit, en relevant d'une chiquenaude le menton de celui qu'il considérait à présent en garde à vue :

    – Entre nous, tu as raison ; nous vivons des temps d'improbité. Pour ma part, je m'y fais très bien et je ne cache pas que ce régime me plaît ; il a cela de bon qu'il nous facilite les choses, à nous autres. Aujourd'hui, une bavure, ça ne défraie plus la chronique. Tu peux pas savoir à quel point je pétille du plaisir de la commettre, la bavure !

    Ayant vociféré cela, il poussa Olivier contre le tuyau d'un radiateur où il l'arrima. Puis il exhiba un pistolet, actionna la culasse et quitta les lieux sans plus de procès.

    La scène avait été d'une telle sauvagerie que le garçon, plus knock-down qu'un boxeur sur un ring, ne démêlait pas grand'chose à ce qui était advenu. Il était perclus de contusions : outre le coup de genou, il s'était heurté la base du crâne au radiateur et des filets de sang dégoulinaient de son cuir chevelu. Il suffoquait, des cercles noirs clignotaient devant sa rétine. Pour reconquérir un peu d'assiette, il s'efforça de respirer haut et fort. Pendant un quart d'heure, il lutta contre des nausées qui lui soulevaient l'estomac et des vertiges qui lui faisaient voir trente-six chandelles.

    Les nausées diminuèrent, les vertiges s'espacèrent, son cerveau recouvra quelque adhérence. Ce demi-jour suffit pour évaluer, comme on disait autrefois en langage juridique, le gain et le dommage de sa situation.

    Il se formula d'abord que rien désormais n'interdisait à Janos au pire de le tuer, au mieux de l'emmener. Sa perquisition devant faire chou blanc, et pour cause, il se retrancherait sur cet expédient, un coupable de substitution tout désigné.

    Eventualité fatale au prisonnier de la crypte. Car il y avait gros à parier que sa détention, à lui Olivier, si détention il y avait, s'éterniserait au gré des chicanes de l'appareil policier et administratif. Combien de temps ? Assez sans doute pour condamner Alexandre à la plus effroyable des morts, celle qui vous inocule votre agonie seconde après seconde, minute après minute, heure après heure, vous élague une à une vos facultés, d'abord le courage, puis l'espoir, puis la raison, enfin la vie. Implacable besogne de ce hideux rouleau compresseur qu'est l'anéantissement d'un être humain, et cela dans le tombeau le mieux apprêté pour en amplifier l'épouvante.

    Que faire ? Du tuyau où il était amarré comme une chèvre à son poteau, Olivier entendait le va et vient de cet avatar de la civilisation répressive n'ayant d'échelle que l'opportunisme lucratif et de métairie que son salaire constamment réévalué à l'indice du mérite. En ces minutes de douloureuse angoisse, il le haïssait de toute l'immense affection qu'il vouait à son jeune ami. Il y a de ces sentiments antipodes qui se nourrissent de leurs paroxysmes respectifs.

    Avec l'acuité qu'engendrent les conjonctures extrêmes, il se retraçait les étapes évolutives d'un conflit dont la péroraison ourdissait la trame de son inévitable arrestation.

    Là, il s'édita sans complaisance l'inventaire de ses erreurs : d'abord, il avait mal auguré d'un policier d'expérience peu impressionné d'un gamin, et de surcroît dénué de scrupules ; sous cette optique, au lieu de monter sur ses échasses, il aurait été plus judicieux de feindre, par exemple, une ingénuité de façade. Mais le pire, c'est qu'il s'était amusé par distraction avec la fierté d'un homme à qui son ministère concédait dispense de traiter un suspect à sa guise. Cela, Olivier aurait dû le prévoir. Son orgueil s'y était opposé. Sottise énorme, hélas irréparable.

    D'un autre côté, aurait-il endossé servilement et sans vergogne le rôle indigne du chien couchant ? Une telle turlupinade devait-elle être l'unique rechange à l'impasse où l'avait acculé Janos ? Aurait-il mieux fait de ployer sous les fourches caudines de ce qu'il abhorrait le plus, l'autorité abusive ? Entre ces deux pôles, la conciliation, mot commode pour lâcheté, et la rébellion flamberge au vent, son devoir était-il de rembourser de diplomatie les manigances d'un flic en contrefaisant la naïveté qui proteste avec respect ?

    Il rebuta un à un tous ces conseils fallacieux de la pusillanimité. La virulence avec laquelle le policier l'avait malmené en disait long sur le caractère prémédité de sa visite. Repartir une proie entre les pattes, c'était là toute son ambition. Son incursion aux Froides-Aigues escobardait un objectif délibéré. Elle était aussi, en quelque sorte, son triomphe à lui, Olivier. Avoir réduit un argousin à le molester, quelle victoire ! Il y a quantité d'hommes dont les infirmités n'ont pour appareil orthopédique que la force animale. La débauche de violence du policier lui enfonçait le bistouri dans ses propres lacunes et dénudait tout un pan de son incurie. Celui-ci, façonné par sa profession à rudoyer beaucoup de monde, avait eu à affronter quelqu'un dont les armes se distinguaient de celles qu'il avait accoutumé à combattre. Il avait d'abord tâté le pavé en bataillant à pointe émouché. Quand il réalisa qu'il chavirait, que faute de préparation il courait à une déconvenue certaine, il n'eut plus que le recours de regagner par le poing ce dont le verbe le frustrait.

    Une heure s'écoula. Janos ne se manifestait pas. Des jeux d'ombre et de lumière dansaient dans la cuisine. Ce n'était qu'un giron de soleil qui lanternait sur les murs à travers les vitres.

    Une nouvelle heure s'égrena ainsi. Olivier avait soif, il avait faim, des besoins physiques naturels de plus en plus despotiques le torturaient. Il y a une limite au-delà de laquelle ce genre de rétention n'est plus supportable. La mort dans l'âme, il se lâcha. Il fit cela sans solliciter auprès de Janos la faveur de se soulager décemment. Il refusa de se déshonorer en lui soumettant cette requête. Il aima mieux se pisser dessus.

    D'ailleurs, le policier s'était évaporé. Une éclipse aussi prolongée entrebâillait la présomption d'un abandon pur et simple. Que Janos fût retourné vers S... sans autre procédure, que vexé d'avoir mal digéré la morgue d'un sale gosse il eût tout bonnement décidé de se venger en le laissant croupir à un radiateur, cela n'était pas si invraisemblable, après tout. Olivier songeait à Alexandre, condamné à la même réclusion, mais sous terre, dans un caveau infect où jamais ne perçait un rayon de soleil.

    Un martèlement de pas résonna dans le corridor ; Janos entra, silencieux, apparemment plus calme. Il attrapa une chaise, s'y carra à l'envers, coudes sur le dossier et le menton sur ses poings, et scruta le garçon. Il filtrait de son allure mi-figue mi-raisin cette joie malsaine du bourreau qui se pourlèche une dernière fois de la volupté de contempler son trophée avant de le déchirer :

    – Il y a un ordinateur dans la bibliothèque, dit-il, qui l'utilise ?

    – Moi, fit Olivier.

    – Et celui du bureau ?

    – Moi aussi.

    – Vous utilisez deux ordinateurs ? Quel luxe !

    Olivier endigua de justesse la réplique cinglante que lui dictait son ressentiment, et qui n'était autre que : allez vous faire foutre. Il se mordit les lèvres pour ne pas attiser par des paroles imprudentes la colère assoupie de Janos qui augurait peut-être un épilogue moins dramatique qu'il n'avait d'abord envisagé.

    Ce mutisme dérida Janos :

    – Je n'ai rien déniché de suspect, susurra-t-il, mais vous n'en êtes pas pour autant quitte avec moi. Je sais que vous mentez depuis le début ; je le sais parce que je le sens. Voyez-vous, jeune homme, vous avez beau briller par la faconde, votre unique promotion est de basculer sous le hachoir à Guillotin. Toute votre belle rhétorique d'intello sonnera creux dans un prétoire. Oh,  n'ayez crainte ! je vous affranchis de votre sort de galérien, il me priverait de la jouissance de vous voir avec ces mêmes menottes, traîné, vous et votre compère Jung, vers l'échafaud dont d'obscurs imbéciles, des démagogues de votre acabit, ont osé clabauder partout qu'il n'était pas dissuasif.

    Il savoura encore quelques minutes la dégustation de son apothéose. Tout à coup, il avisa la tâche humide qui souillait la moquette :

    – Finalement, soupira-t-il, tu te donnes des airs, mais c'est un mauvais vernis : tant que tout va bien, on fait le fanfaron. Au moindre revers, on est comme une gonzesse.

    Il se leva, en éraillant un rire sardonique :

    – Tu n'es vraiment qu'un petit pédé, Lorenz...

    Encore une fois, Olivier s'abstint de tout commentaire. Pas un mot ne ruissela de cette bouche qui avait brocardé un inspecteur et qui payait le prix fort de cette crânerie. Le policier le démenotta, enfila sa gabardine, se rengorgea de nouveau d'un de ses rictus condescendants qui étaient chez lui un copyright, puis quitta la maison.

    Quand Olivier avait ordonné à Alexandre de déguerpir, il était dix heures du matin. Lorsque l'automobile du policier eut été engloutie par la forêt, la pendule du salon venait de sonner quatre heures de l'après-midi.

    Les creuses cavernes retentissent en gémissant [2]

    Pendant que Janos et Olivier se livraient un bras de fer impitoyable, qu'advenait-il d'Alexandre ?

    Nous avons déjà évoqué les sapes où il était censé se réfugier et la promptitude avec laquelle il s'était entraîné à y engloutir sa frêle carcasse juvénile. L'adolescent respecta à la lettre les alinéas du scénario si maintes fois ressassés en guise d'apprentissage à la formation du parfait petit maquisard : dès qu'Olivier lui eut intimé l'ordre de filer, il vola à la bibliothèque, enregistra son travail informatique sur une clef USB qu'il fourra dans son sac de survie, on s'en souvient prêt à l'enlèvement, y entassa de même cahiers, feuilles volantes et autres papiers épars où il avait écrit, supprima du disque dur l'unique dossier personnel auquel il avait droit, nettoya souris et clavier, s'assura que rien ne dénonçait sa présence, gagna en hâte le corridor, et quoiqu'il fût en peignoir, se garda bien de changer de vêtements, remettant cet office à plus tard. Puis il fonça vers la buanderie, s'empara d'une torche prévue dans la panoplie de son escapade, dévala la trappe, actionna le mécanisme de la Sublime Porte, fit rouler le sac à travers l'ouverture et se précipita à son tour. La lourde pierre se rabattit bientôt sur lui et s'ajusta à ses alvéoles en martelant un cliquetis aussi réjouissant que le couvercle d'un cénotaphe. Alexandre était si plein de l'inspecteur Janos qu'il effectua ce qui vient d'être énoncé dans un état second, avec la témérité d'un voleur qui s'ensevelit au fond d'un marais pour mystifier les chiens.

    En quelques secondes, le monde du dehors s'estompa : il avait pénétré dans le monde du dedans, c'est à dire dans la crypte.

    Sa première impression physique fut le froid humide.

    Il donna de la lumière, délia le sac, y piocha un trousseau d'habits d'hiver, les troqua contre le peignoir, chaussa de gros bas de laine et une paire de baskets qu'il avait accrochée à son cou par les lacets noués entre eux. Puis il promena autour de lui le regard hébété d'un voyageur égaré qui a échoué dans l'antre de Polyphème.

    L'ambiance crépusculaire de ce caveau géant s'aggravait encore de l'absence de perspective qui étriquait toute dimension. C'était une grotte dont le bas plafond voûté en arcade tantôt s'élargissait, tantôt se rétrécissait, et à la périphérie duquel se profilaient de gigantesques reliefs. Le sol était inégal, noir, visqueux, raviné de distance à distance par de petites dépressions où croupissait une eau stagnante. A main droite, la voûte s'incurvait sous un dais de stalactites de plus en plus compacts dont certains touchaient presque au sol. Alexandre se remémora ce que lui avait enseigné Olivier de la topographie de ce madrépore, détails qu'il avait vérifiés de lui-même au cours des exercices de planque-toi, v'la l'argousin, comme son camarade et lui les nommaient. Il savait par exemple qu'un long boyau s'immisçait sous le dédale des stalactites et aboutissait, cent mètres plus loin, à un rempart de granit ; que ce boyau était en légère déclive descendante et que de part et d'autre, tout l'espace était occupé par l'inextricable plantation à l'envers des stalactites.

    Quoique le garçon n'en menât pas large, cependant il faisait plutôt bonne mine à mauvais jeu. L'hypothèse que le visiteur ne fût pas Janos le bardait d'un surcroît de flegme. Quand bien même ce serait le policier, il se reposait sur Olivier de croquer la part du lion[3] de l'interrogatoire même le mieux ficelé.

    Il était si tranquille sur l'issue de la péripétie qu'il se mit à chantonner.

    A un certain moment, impossible à définir, tant la notion de temps s'efface dès que les repères habituels font défaut, il lui sembla que quelque chose remuait à quelques coudées en face de lui. D'abord, il n'y prêta que peu d'attention, se présumant le jouet d'une de ces illusions d'optique où induit l'accoutumance à la semi cécité.

    Cependant, l'illusion persistait. En même temps, un couinement rompit le silence de cathédrale de la grotte.

    Alexandre, inquiet, se détendit sur ses jarrets.

    Le couinement faisait songer au grincement d'une poulie mal graissée. C'était une stridulation dont la tessiture écorchait les oreilles à la manière du raclement d'une corde de violoneux qui jure sous l'archet. Le jeune garçon braqua sa lampe et sursauta.

    Il est difficile de peindre exactement de ce qu'il entrevoyait, tout étant noyé dans une opacité que la torche, de qualité moyenne, ne perçait que faiblement. Ce qui était indubitable, c'est qu'il y avait là une espèce d'ondulation qui se soulevait et se déprimait alternativement, et qui s'apparentait à un dos de quelque créature protéiforme ayant affleuré à la surface de la terre. Imaginez une multitude de petites carapaces indépendantes les unes des autres ; chacune d'elles générait sa propre impulsion et toutes étaient solidaires de l'ensemble. Des vagues de toile que l'on utilise au théâtre pour imiter les flots de l'océan et sous lesquelles courent des figurants, suggèrent à peu près ce pullulement de larves gris-noir ou gris-brun. Alexandre s'était d'emblée fait l'application de cette boursouflure ambulante aux frayeurs qui peuplent nos pires cauchemars. Pour le coup, le cauchemar au programme n'avait rien, mais alors strictement rien d'onirique, et n'aurait pas déparé un film gore où  une armada de zombies se disputent la prérogative de bouffer tout cru un petit humanoïde à sang chaud.

    Les gibbosités faisaient à présent un chuintement de succion salivée de plus en plus répugnant ; on a peine à concevoir pareille gradation discordante sur l'échelle sonore. Cela se rapprochait avec une indolence têtue qui était effroyable. Cette agglutination de verrues émanées d'on ne savait quel cæcum avait envahi presque toute la caverne. Quant au couinement, il s'était amplifié en vacarme.

    Alexandre considérait, pétrifié, le monstrueux pustule.

    Quelle race infernale résidait ici, et de quel sous-sol damné de la Création s'était-elle évadée ? Dieu, qui a dessiné le colibri et le dauphin, était-il responsable aussi de ce grouillement grotesque ? Il suintait d'une pareille anomalie une aberration majeure, celle d'imputer au même principe artisan de la primevère l'enfantement d'une aussi abominable obscénité. Ce monceau de malédiction squameuse était un non-sens.

    Mais le plus terrible, c'était que la pestilence progressait imperturbablement vers Alexandre. Celui-ci fut bientôt à même de l'examiner de plus près : avec une aversion insurmontable, il reconnut des rats.

    – Mon Dieu..., balbutia-t-il d'une voix blanche.

    C'étaient des rats, effectivement, et il y en avait des centaines, peut-être des milliers. Quel trou punais les avait vomis ? L’innommable a souvent de ces genèses occultes. La vague noire s'enflait comme une marée sur une grève. Elle ne fut bientôt plus qu'à quelques toises du pauvre enfant. Un filet de sueur lui ruissela le long des omoplates.

    Des rats ! Mais enfin, Olivier ne lui avait-il pas raconté que ses copains et lui avaient disséqué la grotte en long et en large ? Or, pas une fois, il n'avait mentionné de rats.

    – Ce devait être parce qu'ils étaient en nombre, pensa-t-il, qu'ils faisaient du bruit et qu'ils avaient des éclairages puissants...

    Malgré sa terreur, il s'était rendu témoignage que le faisceau luminescent ralentissait peu ou prou l'offensive de la cohorte. Il se dit : voyons ! tant que ça les éblouit, ça va, ils n'aiment pas ça. Il ajouta aussitôt : pourvu que les piles soient neuves...

    Son salut était en balance de deux inconnues : l'autonomie du lumignon et le secours d'Olivier. D'instinct, il avait gravi à reculons la rampe jointive de la Sublime Porte. Malheureusement, sa retraite, exécutée dans la pénombre avec une certaine maladresse, s'accompagna d'une fâcheuse oscillation du flux de lumière. Les rats, galvanisés par cette éclipse, s'ébranlèrent comme un régiment de fantassins, ceux de derrière poussant ceux de devant ; la multitude se rua sur lui.

    En ce moment, ses pupilles exorbitées qui furetaient partout une solution de repli  dégrossirent, à même la paroi de gauche de la caverne, perpendiculaire à celle de la Sublime Porte, une saillie longitudinale qui, à trois ou quatre mètres de hauteur, la divisait en deux, exactement comme un sentier à flanc de montagne. Bonus supplémentaire, elle s'abaissait jusqu'à moins d'un mètre à son extrémité gauche, ce qui offrait un accès aisée. Cette corniche circonscrivait continûment la crypte à la façon du chemin de ronde d'une forteresse. L'intéressant, c'est qu'elle ménageait un plat-bord certes étroit, mais où il n'était peut-être pas impraticable de se hisser en s'étançonnant à la muraille. Si Alexandre parvenait à s'y agripper, il était hors de portée des rats. Toutefois, ceux-ci avaient colonisé la quasi totalité de la superficie de plain-pied et lui obstruaient le passage. Comment les éloigner ? Comment créer la diversion dont il avait besoin ?

    C'est souvent au comble de nos désarrois les plus pathétiques que les meilleures inspirations nous fouettent : Alexandre fourgonna d'une main dans son sac, tenant de l'autre les rats en respect, décacheta une boîte de plastique, saisit ce qu'il y avait dedans et le catapulta le plus loin possible dans le sens opposé à la corniche, c'est-à-dire vers la frontière des stalactites. La boîte était garnie d'un assortiment de biscuits, élément constitutif d'un en-cas pour un séjour plus ou moins long dans la grotte. Les couinement redoublèrent, les rongeurs refluèrent en masse, tout l'avant de la troupe rétrograda vers les biscuits, ce qui lui fraya à gauche un espace à claire-voie. Alexandre ne barguigna pas une demi-seconde : tout en assujettissant la torche entre son torse et son blouson, son aptitude mnémotechnique photographia les accidents et les inflexions de la topographie. Puis il calcula son élan, sauta à bas, débrida sprint olympique et se projeta sur la corniche d'un bond de puma grâce à la vitesse acquise de sa course.

    Le coup de poker des biscuits ayant fait diversion on ne pouvait plus opportune, le garçon en profita pour se stabiliser sur une mince langue si exiguë que ses chaussures y débordaient d'un bon tiers. Son aplomb dépendait donc surtout de la fermeté des prises manuelles. Cette virtuosité de varappe était d'autant plus délicate que la lampe entravait ses mouvements. Au surplus, avec le nez collé au mur, son champ visuel était fort maigre. Ce fut dans ces conditions insensées qu'il coulissa vers il ne savait quelle hypothétique échappatoire.

    En cet instant, sa main droite palpa, à hauteur du front, quelque chose de métallique. Il s'y arc-bouta, ce qui à sa grande satisfaction conforta son équilibre. C'était un rond de fer scellé à la roche. Dans ce scellement était fichée une hampe de bois sommée d'un manchon moelleux et rembourré. L'adolescent s'écria :

    – J'aurais dû y penser plus tôt...

    Le lecteur se souvient peut-être du récit d'Olivier relatif à l'épisode de sa découverte de la crypte, au cours duquel il avait failli y être emprisonné. A l'occasion des fouilles entreprises un peu plus tard en compagnie de ses camarades vacanciers, il avait remarqué un alignement de ces allumettes géantes échelonnées de cinq à cinq mètres sur à peu près la moitié du pourtour de la grotte. Des individus s'étaient donc réunis là : à quelle époque et à quelles fins ? La question s'évaporait dans un brouillard de mystère. Olivier et les autres garçons s'étaient amusés à enduire de funin les mèches, par goût des aventures exotiques.

    A l'égard d'Alexandre, cette source potentielle de luminosité, outre qu'elle élucidait l'absence de rats lors de la visite des heptètes, c'était la bouée miraculeuse : bien mieux qu'une pile électrique, une flamme est un repoussoir. Faire une trouée à travers l'ignoble essaim, ce fut le contrat de résolution inexorable qu'il se parapha illico. Il était dans la situation d'un naufragé à qui on exhumerait un arsenal d'artillerie pour refouler une tribu d'anthropophages.

    Sa face s'était déridée, elle se rembrunit aussitôt, il s'exclama, blême :

    – Ah non, c'est pas vrai !...

    Il renchérit lamentablement :

    – Ah, bordel de bordel, c'est pas possible ! Quel con ! Mais quel con !

    Ce que traduisait la bordée d'injures qu'il se mitraillait, c'était une de ces déconvenues, un de ces crève-cœur qui vous réfrigèrent les viscères, l'estomac et jusqu'à la gorge, d'une congélation immédiate et intégrale. Alexandre épancha un second torrent d'invectives qui culmina avec ce sanglot :

    – Le sac, putain, le sac ! Comment t'as pu oublier le sac?...

    Le sac n'était pas sur son dos comme il aurait dû l'être. Dans sa hantise des rats, il l'avait abandonné au pied de la Sublime Porte.

    – C'est foutu ! murmura-t-il.

    Réalité implacable, et, pire, irrémédiable : en négligeant le sac, il avait certes gagné à se mouvoir plus à l'aise sur la corniche que s'il avait été encombré d'un fardeau ; mais le fardeau était aussi sa cambuse, remplie à ras bord du viatique indispensable, victuailles, trousse de pharmacie et, cerise sur le gâteau, dotée de l'outil inestimable pour la circonstance, un briquet. Un briquet ! Alexandre avait un brandon à brûle-pourpoint et rien pour y mettre le feu. La providence est libérale de ces faveurs à double compartiment qu'elle octroie en ricanant.

    Sans doute une funeste démoralisation l'aurait décomposé pièce à pièce, si le garçon n'en avait contrecarré la fatalité tortionnaire de la riposte d'une fin de non-recevoir catégorique. Il se lâcha d'une main, et à tout péril d'une station digne d'une parade équestre, dirigea sa lampe vers la Sublime Porte.

    Ses prunelles s'écarquillèrent de stupeur : le sac fourmillait de rats ; ceux-ci l'avaient investi comme des hyènes en miniature qui dépouillent un cadavre.

    Les grandes banqueroutes de l'existence vous paralysent comme un venin, en vous exhibant une caricature de votre avenir avec un cynisme trivial. Alexandre avait dans toute sa physionomie l'effarement des catastrophes consommées. L'image qui lui tapissait la rétine, et qui ne parvenait pas à s'en détacher, tant le spectacle de la mort, fût-ce de la sienne propre, fascine l'être humain, c'était, chose inexprimable, la sinistre répétition générale du sort qui lui était dévolu. Les rats s'acharnaient sur le sac, le lacéraient, le déchiraient avec une violence inouïe, et le faisaient cabrer et ruer comme un gros crapaud. Rien de plus malpropre que cette sauvagerie qui dépeçait un objet inerte ayant l'air de palpiter. La frénésie des rongeurs était telle que le sac avait été traîné sur une bonne dizaine de mètres. Il ne fut bientôt plus qu'un lambeau, dont le contenu s'éparpillait en misérables débris aussitôt cisaillés, broyés, écartelés, charcutés, tout cela dans un concert d’abjects piaulements.

    Le garçon respirait d'une haleine saccadée qui luttait contre une volonté de plus en plus déficiente. Ses mains serties autour du cercle de fer lui faisaient mal, ses biceps étaient des blocs d'airain, des torrents de sueur lui dégoulinaient de la nuque jusqu'au haut des fesses. Une méchante fièvre le consumait, l'air glacé refroidissant sa transpiration à mesure qu'elle se formait. Il lui était impératif de se réchauffer, de bousculer cette immobilité qui l'ankylosait. C'est ce qu'il se décréta sur-le-champ, hélas sans réfléchir que ses jambes engourdies ne le soutenaient plus : en tâtonnant au jugé un appui de raccroc, sa semelle dérapa, l'un de ses mollets ripa sur l'assise verticale de la corniche, les aspérités le balafrèrent tout du long comme l'iceberg éventra la coque du Titanic. Dans un réflexe désespéré, il tendit les deux bras en avant. Ceux-ci se plaquèrent in extremis sur une arête proéminente, cependant que le bas de son corps pendouillait au-dessus du vide. L'arête, aussi aiguisée qu'une lame d'ardoise délardée, entailla profondément sa paume droite. Alexandre ne proféra pas le moindre gémissement. Sa formidable pugnacité lui proscrivit tout apitoiement sur soi-même. Pourtant, la blessure était sérieuse, le sang s'insinuait entre ses doigts et les lubrifiait dangereusement. Alors, au prix d'une phénoménale torsion des reins, il imprima à ses genoux l'impulsion latérale nécessaire à en propulser un sur l'entablement. Cette modification de l'axe de son centre de gravité l'aida à pivoter et à se rétablir.

    La gymnastique qu'il venait d'accomplir, véritable numéro de funambule, lui accordait certes un sursis, mais un sursis aveugle : la lampe, en effet, avait glissé hors de sa veste et s'était abîmée dans une des flaques d'eau qui s'extravasaient sur le sol. L'ampoule clignota, puis s'éteignit en expirant un petit sifflement macabre. Il n'y eut plus rien que l'obscurité, avec pour oraison funèbre la litanie monocorde des rats.

    – Cette fois, ça va mal..., murmura Alexandre.

    Il en était à cette phase de résignation où l'on comptabilise à perte tout effort. Il était patent qu'il ne tiendrait plus longtemps, que son endurance s'amenuiserait, qu'il chuterait cette fois pour de bon, et que, fracassé ou non par les quatre mètres de sa dégringolade, étiage de la corniche à cet endroit, les rats le dévoreraient comme ils avaient dévoré le sac.

    Alors, une larme perla sous ses paupières ; mourir les cervicales brisées, passe encore, c'est rapide, mais mourir rongé par des milliers de petits crocs mesquins, avoir pour bourreau un hérissement de hachoirs, être grignoté, déchiqueté par un conglomérat de piranhas terrestres, hurler à chaque pouce de chair que lui sucerait ce furoncle géant, lui fourragerait les entrailles et lui labourerait le ventre, l'infortuné adolescent, en faisant défiler dans sa cervelle une à une les étapes de cette atroce agonie, éructa un râle qui n'avait plus rien d'humain.

    Soudain, un feulement gronda dans sa poitrine, le feulement se dilata en rugissement, le rugissement éclata en une vocifération suraiguë. Quelques mois plus tôt, un cri analogue lui avait permis, en pleine tourmente de neige, de remonter à bord d'une voiture en marche dans près d'un mètre de neige. Avec mille précautions, il se redressa debout en faisant contrepoids sur la paroi et réussit à s'étrésillonner au scellement. Conjointement, une douleur vive dans le torse lui déroba un juron mort-né. Quelque chose de pointu lui perforait les côtes. Par cette étrange généalogie de la mémoire qui juxtapose deux conjonctures dramatiques, cet ardillon lui rappela le pistolet du commissaire qu'il avait tué. Il se logeait au même emplacement, juste au-dessus du sternum. Au risque de choir une nouvelle fois, il y enfouit une main.

    Ce qui le gênait n'était assurément pas un pistolet, mais un objet dur de petite dimension. Alexandre le palpa, dubitatif.

    Le contact de l'objet l'avait d'abord intrigué ; à la perplexité succéda de but en blanc l'impact d'une commotion foudroyante : avec un ineffable ahurissement, il extirpa de la poche un briquet.

    Le briquet, l'un des outils de son évasion de la maison de correction, avait été exclus du sacrifice de ses vêtements. Quelle sorcellerie en avait opéré la téléportation de sa garde-robe au blouson hérité d'Olivier ?

    – Ah bah oui, c'est vrai, répondit-il lui-même à sa question, je l'avais récupéré...

    Toujours est-il que ce briquet, cadeau d'anniversaire de son copain Joseph au CERMAD, il l'aurait distingué entre tous, même au toucher.

    Grisé par cet imprévisible rebondissement, il l'exhaussa vers la mèche. Là, grosse bouffée d'angoisse : est-ce qu'il fonctionnait encore ? Il n'avait pas servi depuis si longtemps... Il actionna la pierre ; une colonne pourpre fusa. Elle fusa spontanément. Il y eut du resplendissement dans cette chose vigoureuse et belle, un tout petit foyer ardent qui contestait le sépulcre de la crypte. L'adolescent communiqua le feu au brandon ; il était transfiguré. Ce qui abdiquait en lui quelques secondes plus tôt ressuscitait, ce qui était moribond renaissait comme le phénix. Un pétillement irisa autour du moignon de funin des myriades d'aigrettes phosphorescentes ; avec la magnificence d’un lever de soleil dans l'immensité d'un univers éteint, une extraordinaire clarté inonda la grotte. Le briquet avait été l'étincelle, la torche fut le chandelier.

    Après la détresse, l'éblouissement. Un flamboyant luminaire se propagea aux quatre coins des catacombes. Alors, ce que le jeune garçon avait digéré d'épouvante se convertit en rage, ses poumons se gonflèrent, il roidit ses muscles, son sang bouillonna, un second cri, jailli du fond des tripes, résonna comme une déclaration de guerre : Alexandre empoigna le bâton incendiaire dont la crête rouge et jaune ressemblait à la chevelure d'un héros mythique, l'ôta de son reposoir, se déplaça latéralement jusqu'à l'angle des deux parois où la corniche se ravalait à moins d'un

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1