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Ma vie en dents de scie
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Ma vie en dents de scie
Livre électronique460 pages5 heures

Ma vie en dents de scie

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À propos de ce livre électronique

-Rares sont les artistes dont la carrière s’étend sur plus de cinq décennies! Pierre Senécal nous parle, sans fausse pudeur, des hauts et des bas de cette carrière peu commune. Guy bertrand-S’il raconte sa vie dans le présent volume, c’est qu’il a beaucoup d’anecdotes à nous dévoiler. Je suis persuadé d’en connaître quelques-unes. Le plaisir sera d’autant plus grand pour moi de découvrir celles que j’ignore encore.François Dompierre-Très belle qualité d’écriture… bravo!Jacques Duval-Dans les années 70/80, la plupart des «jingles» produits pour les commerciaux, autant pour la radio que pour la télévision, passaient par sa voix exceptionnelle. Mais bien au-delà de cet immense talent, sa générosité de cœur et d’esprit, ainsi que son humanisme, furent sans nul doute mes plus grandes découvertes.Pierre Marcotte-Pierre est un des rares interprètes dont je peux dire qu’il a dépassé mes émotions. J’avais cru mettre dans La valse des lilas ou dans Ma fille, pour ne citer que ces deux-là, toute la tendresse du monde. Hé bien, Pierre Senécal est allé plus loin que moi. J’avais écrit au bord des larmes et Pierre m’a débordé. Peu de gens avant lui l’avaient fait. Habité par la musique, sa sensibilité va droit au cœur.Eddy Marnay
LangueFrançais
ÉditeurClermont
Date de sortie17 avr. 2014
ISBN9782923899312
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    Aperçu du livre

    Ma vie en dents de scie - Senécal Pierre

    MA VIE EN DENTS DE SCIE

    PIERRE (PIÈRE) SENÉCAL

    Éditeur

    Clermont Éditeur

    230, Elizabeth, Rosemère (Québec) Canada J7A 2L4

    Téléphone : 514 802-7710

    Courriel : info@clermontediteur.ca

    www.clermontediteur.ca

    Dépôt légal : 2e trimestre 2014

    Bibliothèque nationale du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Distribué au Canada par Distribution Prologue

    www.prologue.ca

    ISBN : 978-2-923899-31-2

    Photo couverture : Archives personnelles : Pierre Senécal

    Conception et mise en page : Temiscom.com

    Imprimé au Canada

    © Clermont Éditeur 2014

    Toute reproduction de quelque nature que ce soit est interdite sans le consentement écrit de l’auteur et de l’éditeur.

    L’éditeur n’est pas responsable des opinions et des propos de l’auteur.

    « Dans les années 70 et 80, lorsqu’il y avait une ritournelle publicitaire à enregistrer, le premier nom qui nous venait en tête était celui de Pierre Senécal. Il en était déjà à sa deuxième carrière, ayant été la coqueluche des jeunes de son âge dix ans plus tôt, occupant toutes les semaines le sommet des palmarès. Dans le domaine publicitaire, il a réalisé la même prouesse, celle de devenir un incontournable du jingle chanté. Je me souviens très bien qu’à l’époque, il suffisait souvent de dire au « client » que nous nous étions assurés de la présence de Pierre, pour obtenir le contrat publicitaire que nous convoitions. C’est ainsi que j’ai eu le plaisir de travailler en sa compagnie à de nombreuses occasions. »

    François Dompierre

    « À l’époque lointaine où la chanson occupait une place prépondérante dans ma carrière de communicateur, Pierre Senécal était une tête d’affiche du showbiz québécois. Ce qui m’a toujours impressionné chez lui fut sa grande simplicité et l’empathie qui se dégageait de sa personnalité. Au-delà d’un admirateur, on avait envie d’être son ami. Ce que je fus et demeure toujours aujourd’hui. Bravo Pierre d’avoir eu le courage de raconter une vie qui n’a pas toujours été du bonbon. »

    Jacques Duval

    « À l’adolescence, j’écrivais des chansons et je rêvais de devenir chanteuse. J’écoutais toutes les émissions de radio où on faisait tourner les succès du palmarès. Je me souviens qu’une des voix qui me plaisait le plus, était celle de Pierre Senécal. Je connaissais par cœur ses chansons. Quelques années plus tard, lors de vacances d’été à Saint-Gabriel de Brandon, j’ai eu la chance d’aller l’entendre sur scène et ce souvenir m’est encore cher aujourd’hui. Depuis, nous avons chanté ensemble à plusieurs reprises et Pierre fait partie de mes très beaux souvenirs professionnels. »

    Monique Saintonge

    « Côtoyer quelqu’un doté d’une oreille absolue, fut sans nul doute parmi les grandes surprises de ma vie. Pierre Senécal a fait partie du paysage de ma carrière artistique et je considérais qu’un tel talent, attribué à une seule personne, pouvait soit être une des plus grandes injustices de la vie, ou était-ce plutôt un des éléments qui m’amenaient à croire que Dieu existe ? Je me considère privilégié d’avoir été son ami. Sa douce discrétion nous donnait souvent l’exemple que, souvent, la grandeur d’un homme se mesure à son humilité. »

    Pierre Marcotte

    « Pierre Senécal ! Son amitié m’est très précieuse et son talent est immense. J’envie cette voix qu’il a toujours et qui donne chaleur et vie aux musiques et aux mots qu’il interprète. Je suis privilégié de le compter parmi mes amis et fier d’être un de ceux qui l’admirent.

    Richard Huet

    « Pierre Senécal possède une des plus belles voix masculines que nous ont données les années 60, non seulement comme chanteur ou choriste, mais aussi comme animateur à la radio. Il a fait les beaux jours de plusieurs stations et sa mémoire phénoménale faisait qu’une présentation signée Senécal était toujours une coche au-dessus des autres.

    On connaît moins ses talents d’auteur et de compositeur et pourtant il a signé multiples textes pour plusieurs vedettes d’ici. Pierre Senécal est vraiment un artiste complet. »

    Roger Sylvain

    Écrire sans justifier les actes répréhensibles que j’ai pu commettre par le passé, mais soutenu par des gens qui ne m’ont pas crucifié sur place, m’apparaît le meilleur exutoire. Un regard objectif en arrière et ma vieille grisaille s’atténue. Après examen de conscience, je n’ai rien d’un monstre. Tête heureuse, diront certains. Inconscient, ajouteront d’autres. Ce livre ne représente en rien une pièce d’anthologie : je n’ai pas cette prétention. Advienne que pourra, j’allierai essai et autobiographie. J’ai déjà lu quelque part ce proverbe chinois : « Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre ». Si nous pouvions tous y parvenir…

    Raconter, sans intention d’en faire l’apologie, l’ensemble de mon trajet tumultueux et plein de contradictions, est l’objet souhaité de cet ouvrage. En espérant qu’il pourra aider d’autres personnes hantées par leurs défaillances morales, à réfléchir. Si, pour certains, la destinée ne représente rien de plus qu’un amas de ferraille dérivant dans l’univers, j’appuie l’option moins défaitiste d’un long fleuve parfois houleux qui retrouve enfin son calme après la tempête. Sinon, quoi espérer ?

    J’en suis rendu au troisième âge, mon avenir est derrière moi, ce qui m’autorise à m’exprimer au présent. Renoncer à divulguer les faits qui ont marqué mon existence, qu’ils m’aient été pénibles ou agréables, serait comme abandonner l’idée de m’atteler à cette rédaction. Au risque de heurter quelques bonnes âmes, j’insiste : raconter uniquement ma carrière de chanteur en surface, m’apparaît trop insignifiant.

    MONTRÉAL, Hôpital de la Miséricorde, nous sommes mardi, le premier décembre 1942. Il est huit heures vingt. Un poupon tout frisé de neuf livres et dix onces vient de naître. Celui-ci s’appellera Pierre. Coucou, c’est moi ! Je serai le dernier né de la famille et depuis le 4 janvier 2012, le seul survivant.

    Deux frères et une sœur m’ont précédé : André, né le 21 décembre 1933, Raymonde, le 28 avril 1937 et Jean-Louis – plus tard, le chanteur et annonceur Claude Vincent – le 27 novembre 1940. En 39, ma mère avait aussi donné naissance à Maurice, baptisé à la hâte et qui ne survécut que quelques heures.

    Mes autres prénoms de baptême seront dans l’ordre : Joseph, un automatisme dans le temps, Armand, petit nom de mon oncle et parrain, et finalement Stanislas. Pourquoi Stanislas ?

    Entré au noviciat à douze ans en 1914, poussé par ses parents qui craignaient de le voir un jour appelé par l’armée alors que la guerre 14-18 s’amorçait, mon père avait poursuivi ses études au séminaire pour aboutir, de dix-huit ans à trente ans, frère des Écoles chrétiennes. Je savoure encore le récit qu’on m’a fait à maintes reprises, du frère enseignant Stanislas qui, début trentaine, frappé d’un violent coup de foudre, quittait en douce par la fenêtre de sa chambre, l’établissement où il prodiguait son savoir pour aller conter fleurette à ma mère. Savoureux ! Tous deux s’étaient connus lors d’un colloque de pédagogues, laïcs et religieux confondus. Ils s’étaient tombés dans l’œil, si bien qu’il finit par jeter le froc aux orties. Six mois plus tard, le 26 décembre 1932, papa n’ayant pas encore prononcé ses vœux perpétuels, mes parents convolaient en justes noces. Pfiou ! Je l’ai échappé belle.

    Bien que mon père eût porté la soutane pendant douze ans, il s’avère certain que l’obédience absolue et encore moins la chasteté ne faisaient pas partie de ses gènes, ce qui permit la création de ses quatre petits « génies ». Quoiqu’il en soit, retrouver Stanislas parmi mes prénoms m’a toujours fait un drôle d’effet.

    Au matin de ma naissance, après avoir affectueusement embrassé Anita, la femme de sa vie, Arsène – vrai prénom de mon paternel – se retire en vitesse, enhardi par l’arrivée de son troisième fils. Oubliant la situation pécuniaire alarmante qui sévit au sein de la famille, le voici aux anges d’accueillir à quarante ans, ce quatrième rejeton. Soulevé par l’émotion, d’un pas accéléré, il quitte précipitamment l’hôpital en direction de l’école où il est instituteur. Dans quelques minutes, la cloche va sonner. Le temps presse. Prenant ses jambes à son cou, il vole littéralement vers son lieu de travail pour annoncer la bonne nouvelle à son supérieur, ses confrères et ses élèves. Il arrivera juste à l’heure.

    Restée seule, ma mère se sent troublée par ma venue et, me référant à l’image qu’on m’a représentée d’elle à cette étape de son existence, soliloque : « Moi qui voulais une fille. Puisqu’il est là… on n’a pas le choix : on va l’aimer quand même. »

    Ce bébé avait été conçu sans qu’elle le désire, mais à l’époque il ne fallait pas « empêcher la famille ». Seuls les généreux donateurs à l’église s’en tiraient sans représailles de la part des curés. Dans leur cas, on fermait les yeux. Comme si Crésus ne trouvait pas le temps de baiser…

    Joindre les deux bouts consiste à ce moment précis en une véritable corvée, autant pour maman qui en a déjà plein les bras, que pour mon père qui trime dur afin de subvenir aux besoins de la maisonnée. Ma présence inopportune provoque un véritable branle-bas et impose un prompt déménagement. Il faut maintenant quitter ce minuscule logement familial de la rue Bourbonnière, ça urge ! Ceci marque le début d’un barda infernal. Brève escale rue de Bordeaux, qui – à ce qu’on m’a raconté – ne convint pas, faute d’argent.

    Décidément, mon irruption ne cadre pas dans le décor. Un bébé tout neuf qui geint tout le temps et ne fait jamais ses nuits, ce n’est pas reposant. Si bien que quelques semaines après ma naissance, ma mère est complètement à bout : tellement malade qu’elle frôle la mort jusqu’à en recevoir l’extrême-onction. Elle n’a que 34 ans. Trop de fois durant mon enfance, assurément sans malice, a-t-on insisté pour me le rappeler, sans même envisager ces pensées coupables qui me tourmenteraient en grandissant. Dans ma petite tête, ça tombe sous le sens, j’étais l’indésirable. Celui de trop qui venait tout chambarder. Mon premier sourire – mes frères et ma sœur me l’ont souvent répété – ne fut esquissé qu’à l’âge de trois ans. On avait beau faire toutes les singeries imaginables devant moi, je ne trouvais rien drôle.

    Pour joindre les deux bouts, Arsène, mon dévoué papa – aucun lien avec Lupin, gentleman cambrioleur –, met les bouchées « triples ». Outre les heures passées à enseigner et à corriger les devoirs de ses élèves, il bossait en alternance dans deux magasins à rayons, s’évertuant à vendre des vêtements pour hommes. Ses labeurs portèrent fruit puisqu’enfin la petite famille emménagea dans un plus grand logis au haut d’un duplex, rue des Ecores. Youpi !Mais cela ne tiendra pas. Montréal se retrouve au cœur d’une pénurie de domiciles amorcée avec la guerre 39-45, qui s’étirera jusqu’à la fin des années quarante. Généralement, une rareté d’abris affecte d’abord les moins fortunés. Le temps de le dire et nous étions repartis. Considérant le coût de la vie vs les faibles rétributions de notre paternel, les Senécal – « Senécaux » pour les intimes – plieront bagages à nouveau pour un appartement aussi vaste, mais moins onéreux de la rue des Érables. Me voici autour d’un an et l’Occident est au cœur du conflit mondial. Au Canada tout entier, si ton métier ou ta profession ne sont pas reliés à l’effort de guerre, il n’y a pas grand espoir d’amasser des sous.

    En 1946-1947, à l’école de la Mennais, le père de Pierre (à droite) et ses élèves.

    En ces temps de rationnements multiples, les salaires étaient contrôlés. Les enseignants de l’époque, ne roulant pas sur l’or, devaient pour la plupart assumer, à tout le moins, un autre emploi pour garantir aux leurs une vie convenable. Les honoraires qu’on leur consentait étaient pitoyables. Peu avant sa disparition récente, Raymonde, ma sœur adorée, me dévoila ce que les professeurs d’expérience tel mon père, gagnaient à l’époque. Pure indécence ! Des pinottes, quand on s’arrête au rôle essentiel qu’ils avaient à jouer dans la société. Par bonheur, en janvier 49, se présentera cette grève de l’Alliance des professeurs de la CECM, qui aidera progressivement à leur assurer un traitement plus équitable. En outre, maman, engagée depuis peu comme conseillère en produits de beauté, s’affirmait déjà comme une formidable vendeuse, ce qui apportera beaucoup d’eau au moulin. De belles années s’annonçaient, mais attention ! Aucune garantie prolongée.

    Qui ne se souvient du film tourné en 79, Le tambour ? Un peu comme l’enfant qui, à l’écran, refusait de grandir, ce monde que j’observais avec méfiance me faisait peur. Tant et si bien qu’en grandissant, le bonhomme sept heures m’effraya davantage que le père Noël (que je n’aimais pas beaucoup non plus). Allez savoir pourquoi.

    Pierre à deux ans et demi.

    L’enfant qui ne souriait jamais, à trois ans. Son frère, Jean-Louis (plus tard, Claude Vincent) a cinq ans.

    L’enfant qui ne souriait jamais a maintenant six ans et demi.

    L’ENFANT QUI NE SOURIAIT JAMAIS

    Un sparadrap orne mon menton, suite à une chute malencontreuse ainsi qu’en subissent tous les gamins. Assis au milieu de l’escalier qui mène à la cuisine, je contemple béatement l’horloge murale aux couleurs nuancées d’orange et de blanc. Ceci est mon premier souvenir. J’ai deux ans et demi. Sans menterie ! J’en porte encore la cicatrice, et mes proches m’ont bel et bien confirmé l’âge que j’avais au moment de l’accident.

    Nous voici en 1945 et l’année d’avant, mes parents avaient acquis leur première maison pour trois mille dollars. Nous créchions dorénavant dans la paroisse Saint-Paul-de-la-Croix du quartier Ahuntsic, au 10334, rue Chambord, à proximité de ce qui est aujourd’hui la grouillante et commerciale rue Fleury. Ce charmant et spacieux cottage du début du siècle, dont les murs étaient recouverts de ciment chaulé, fut détruit beaucoup plus tard pour faire place, quelque part au milieu des années 80, à la pharmacie Cloutier, acquise en 89 par l’empire Jean Coutu.

    La maison du quartier Ahuntsic au 10 334, Chambord, près Fleury. Les Senécal y vivront de 1944 à 1951. Sur cette photo, on retrouve Pierre, Jean-Louis et Raymonde.

    Ironie du sort, je passais par là en voiture pendant qu’une équipe de démolisseurs s’apprêtait à accomplir le travail. Ne pouvant résister, je m’arrêtai près du chantier, demandant à voir le contremaître. Celui-ci, après que je lui eus exposé que cette maison était celle de ma petite enfance, commanda l’arrêt temporaire des activités afin de me permettre d’y pénétrer et d’en faire le tour rapidement. Ensuite, revenu à mon auto, j’ai instinctivement rebroussé chemin, demandant à revoir une dernière fois les extrémités latérales du terrain où quatre décennies plus tôt, mon père disposait des pierres en rangées, lui qui mettait un point d’honneur à les blanchir à la chaux dès le printemps établi. Entre chacune d’elles, il semait quelques fleurs qu’il entretenait soigneusement jusqu’à l’automne. Replongé dans ce passé lointain, j’ai flâné encore un peu, parcourant le terrain pour bien reconstituer dans ma tête l’arrière de la maison, le jardin potager, le cabanon, et la balancelle qui avaient disparu, et à l’avant, en bordure du trottoir, ce rideau de peupliers abattus depuis fort longtemps. Méditatif, j’ai remercié les ouvriers et suis remonté en voiture.

    De cette habitation, j’ai toujours gardé une impalpable nostalgie. Une croûte d’amertume entremêlée de quelques inutiles souvenirs. Par exemple, notre numéro de téléphone : DUpont 1307. Je trouve rassurant qu’il me revienne. Pourquoi ? C’est bête, mais c’est comme ça.

    Ahuntsic, tout au nord de l’île de Montréal, revêtait alors quelques traces de son caractère rural et agricole. Ses fermes et dépendances restantes, ses espaces verts, ses champs, ses abondants sous-bois et terrains vacants, ses nombreuses rues non encore asphaltées, ses terres en friche où paissait encore le bétail, tout cela faisait de ce coin un mélange de ville et de campagne. S’il m’arrive encore de passer devant cette pharmacie Jean Coutu oû trônait jadis notre maison, aussitôt me vient à l’esprit cet illustre texte d’Eddy Marnay, sur le refrain que chantait dans les années 60, Françoise Hardy, La maison où j’ai grandi.

    Quand je me tourne vers mes souvenirs

    Je revois la maison où j’ai grandi

    Il me revient des tas de choses

    Je vois des roses dans un jardin

    Là où vivaient des arbres maintenant

    la ville est là

    Et la maison, les fleurs que j’aimais

    tant n’existent plus… etc.

    Marnay-Celentano-Beretta-Del Prete

    Nous vécûmes dans cette coquette demeure jusqu’en mai 1951. Entre 1944 et 1947, mes parents et les Marquis – dont j’établirai la présence plus loin – y avaient connu sans doute des moments heureux. Jamais je n’oublierai leurs nombreux et tonitruants éclats de rire pendant qu’ils jouaient aux cartes dans la cuisine, convaincus que les plus jeunes, Jean-Louis, ti-Jean Marquis et moi-même, étions plongés dans les bras de Morphée. Parfois, à l’étage où se trouvaient nos chambres, avec tout ce bruit qui montait et nous empêchait de dormir, on les espionnait en silence à travers la grille permettant à la chaleur émanant de la fournaise au charbon de monter durant la saison froide. D’entrevoir ma mère souriante et l’entendre ainsi s’esclaffer en mon absence, me chicotait. Dans mon petit cœur d’enfant, c’était l’incompréhension totale : « Pourquoi est-elle si distante et aussi sévère vis-à-vis de moi ? » Pardon maman pour ces idées qui hantaient ma cervelle. Je comprendrai plus tard.

    Pendant plusieurs années, à coup sûr jusqu’à mes sept printemps, pour toute la durée des vacances estivales nous nous rendions à St-Vincent-de-Paul où un certain monsieur Bibeau, sympathique bonhomme à l’air toujours jovial, nous consentait à prix charitable un camp d’été. C’est là que mes parents se lièrent d’une amitié qui ne se démentit jamais avec le couple Marquis, Alice et Joseph-Adolphe, qui passaient aussi leur été au bord de la rivière des Prairies. Quelques images floues surgissent encore dans ma tête. J’y retrouve ces attroupements au bord d’un quai, suivis d’enivrantes virées en chaloupe. Sans être pure comme le cristal, l’eau y était relativement propice à la pêche à la ligne, aux divers sports nautiques et à la baignade. La pollution des eaux ? Dans les années quarante, l’écosystème n’était pas encore source d’inquiétude.

    Mon souvenir le plus distinct de ces étés, demeure les soirées cinéma auxquelles nous conviait tous monsieur Bibeau, fervent de films muets hollywoodiens et assez fortuné pour disposer de l’appareillage nécessaire à leur visionnement. On y regardait, fascinés, les films muets de Charlie Chaplin, demeuré mon idole du vingtième siècle. Aussi, ceux de stars consacrées telles que Mary Pickford, Greta Garbo et Buster Keaton, sans oublier le beau ténébreux, Rudolph Valentino, fantasme de ces dames.

    Ma sœur Raymonde, avec laquelle je revenais sur ce souvenir voilà quelques années, m’interrompit subitement :

    — J’m’en rappelle très bien, m’a-t-elle alors déclaré, j’voulais pu y aller, personne ne comprenait pourquoi.

    — Ah bon ! Pourquoi ?

    — Monsieur Bibeau m’assoyait à ses côtés et posait ma main sur son pénis.

    Ben voyons donc ! C’était une gamine. Je saisis un peu mieux aujourd’hui toutes les rumeurs que, devenu adulte, j’ai entendues sur ce célibataire endurci à propos de ses débordements sexuels, sur lesquels je n’ai aucune envie d’élaborer. De toute manière, m’étendre sur ces navrants épisodes serait superflu, hors contexte et paraîtrait d’entrée de jeu, un peu louche après ce que j’ai moi-même osé à 35 ans.

    À 20 ans, Raymonde, fut élue Miss Villeray Ahuntsic 1958. Elle était devenue, à ma suggestion, Raymonde Lacenes – Senécal, lu à l’envers –. L’événement animé par Mario Verdon, prenait place au cinéma Crémazie de la rue St-Denis. Puisque j’en parle, ma sœur aurait facilement pu devenir chanteuse. Elle était superbe le soir de son couronnement en chantant de façon magnifique Merci mon Dieu de Charles Aznavour. Quelques mois après, au concours Miss Canada présenté à Toronto, ses chances de l’emporter étaient nulles car elle ne maîtrisait pas bien l’anglais. Une anglophone que j’imagine unilingue gagna le titre. On sait ben !

    Quand ma sœur m’a raconté son expérience du milieu des années quarante avec monsieur Bibeau, elle l’a fait au milieu d’une conversation à bâtons rompus, comme on cite au passage un fait divers, sans faire ressortir qu’elle se délivrait d’une souillure. J’ai quand même la certitude qu’elle a perçu ces actes comme un excédent non nécessaire dans ses bagages. Jeunes, nous avons tous eu à subir des traumatismes, n’est-ce pas ! Personne n’est à l’abri. Le truc, c’est d’en sortir sans trop de stigmates. Certains y parviennent alors que d’autres, influencés la plupart du temps par un entourage néfaste, n’y arriveront jamais. Jusqu’à son décès, ma soeur resta active et radieuse, faisant fi des passages moins plaisants qu’elle avait dû affronter, comme toute personne qui mord dans la vie. Sa fureur de vivre n’avait d’égal que son sens de l’humour.

    LES LIENS DU SANG

    Seule ombre au tableau : cette douleur partagée, suite au mariage de Raymonde en 1959. Je ne saurais dire depuis quand et de qui exactement, elle tenait l’affreuse vérité : l’important c’est qu’elle savait que je savais qu’elle savait, sauf que durant plus d’un demi-siècle, ni ma mère ni mon père ni personne – pas plus que moi d’ailleurs – n’osa aborder le sujet devant ma soeur. Le mot d’ordre était passé : « Chut ! On n’en parle pas… on tient ça mort ! »Dans l’absolu, ce tournant, si lourd de conséquences dans nos vies respectives devait rester un secret « familial » bien gardé.

    Contre toute attente, un mois avant de décéder d’un cancer des poumons, d’une voix affaiblie et à peine audible, elle me signifiera son désir intégral que je fasse la lumière formellement sur cette histoire embarrassante nous affectant tous, depuis l’époque de son union maritale (août 1959). Raymonde, me sachant en pleine période d’écriture de ma vie, savait qu’il me répugnerait d’exprimer ce passage épineux de notre existence (voir chapitre 4). « J’veux qu’tu racontes tout, a-t-elle insisté, terminant son propos en me fixant droit dans les yeux. Oublie rien… j’t’aime. »

    Ce fut la dernière fois que je l’entendis s’exprimer vocalement. Après, à chacune de mes visites à son chevet, seul son regard perçant confirma ses dernières volontés.

    Le 4 janvier 2012, à 74 ans, ma sœur bien-aimée rendit l’âme, laissant ses enfants, Patricia et Pierre, poursuivre vaillamment leur route. La vie ayant fait son œuvre, après tout ce temps écoulé, ils ne seront pas consternés par ces révélations impliquant la conduite déroutante de leur père entre 1957 et 1960. Rendus dans la cinquantaine, ils en ont vu bien d’autres de sa part.

    À quelle fin, Raymonde m’a-t-elle demandé de tout révéler ? Je dirais… non pas pour que son ex-mari paye la note (je ne le souhaite pas non plus), mais plutôt pour m’aider à sortir de la tourmente dans laquelle on m’a plongé depuis 2006, pour immensément moins que ce qu’elle et moi avons vécu dans le temps sans en souffler mot à personne… mais ici, stop : je ne veux pas brûler les étapes. Retournons aux années quarante.

    LES MARQUIS

    À la fin du congé estival il fallait rentrer au bercail. J’ai mentionné plus haut cette crise du logement qui battait son plein. Les Marquis ne trouvant pas de gîte décent et abordable, mes parents leur offriront l’hospitalité de septembre à juin. Cette situation s’est présentée en 1944 pour se maintenir jusqu’en 47. Monsieur Marquis, enseignant comme mon père et comme de bien entendu, sous-payé lui aussi, fournira volontiers une pension raisonnable. Dans un foyer conçu pour six personnes, nous en entasserons quatre autres : le couple Marquis, leur fille Jeannine, ainsi que leur dernier fils, Jean, d’un an mon aîné.

    Jeannine, une vraie dynamite, tourne autour de la mi-vingtaine et a quitté l’école précocement, comme la plupart des filles de ces années-là. Elle assistera volontiers nos mères dans les tâches ménagères et contribuera avec ardeur à l’éducation des plus jeunes. Malgré un manque flagrant d’espace, tout va pour le mieux.

    Trois autre fils faisaient partie de la lignée des Marquis. Cette famille ayant escorté ma petite enfance, je me permets ici d’en faire sommairement le tour.

    Roland, le plus vieux, frôle les 30 ans au milieu des années 40 et enseigne comme son père. Il nous rendra visite à l’occasion, au bras de sa toute fraîche et magnifique épouse, Madeleine, que bizarrement je confondais avec la Sainte Vierge, tellement elle était ravissante.

    Fier d’être un Canac-Marquis de par ses aïeux, il récupérera ce nom en devenant journaliste et rédacteur chevronné. Il fondera avec succès la revue scolaire L’Élève, qui favorisera nos apprentissages au quotidien. En passant, le comédien, auteur, scénariste et metteur en scène, Normand Canac-Marquis est son fils.

    Gaëtan, qui viendra dormir à l’improviste – Dieu sait dans quel recoin – a environ 19 ans. Un jour il vendra des véhicules, jusqu’à ce qu’il devienne propriétaire et président de Boulevard Dodge-Chrysler.

    Ivan, comme Ivan le terrible (avec un I majuscule au lieu du conventionnel Y), n’a alors qu’une douzaine d’années et n’habite pas non plus chez nous. Il vient d’entamer ses études au secondaire, lui qui embrassera la carrière de professeur spécialisé en cours commercial.

    Jean – avec qui j’ai grandi – était le bébé de la famille. Parvenu à maturité, il recouvrera le patronyme Canac-Marquis, à l’instar du plus âgé, Roland, qui aurait pu être son père puisqu’un quart de siècle les séparaient. D’abord professeur titulaire puis, conseiller pédagogique, il sera ensuite directeur de l’éducation aux adultes, cadre supérieur à la commission scolaire de Saint-Jérôme et enfin, éditeur.

    Fondateur et PDG des Éditions du Phare qui lanceront des tas de bouquins à caractère didactique, destinés aux niveaux préscolaire, primaire et adulte, il rédigera personnellement quelques livres de grammaire moderne et de manuels d’apprentissage du français, servant toujours de référence aux écoliers et étudiants actuels. Secondé par de nombreux collaborateurs, il éditera également plusieurs ouvrages conçus pour les allophones en classe d’accueil au primaire : premier et deuxième cycle. Une formidable équipe l’aidera aussi à publier maints ouvrages de référence qu’il se chargera de réviser personnellement, appuyé de façon impeccable par sa conjointe et coordonnatrice, Diane Goyette, ex-directrice d’école. Du matériel audio – j’en témoigne pour y avoir campé le personnage d’Olé dans les années 90 – sera également à la portée de tous à travers le Canada et même outre frontières. Il dirigera aussi les Éditions Mondia, à vocation plus générale, jusqu’à sa retraite en 2005. Lui et moi, qui avons grandi sous le même toit jusqu’à respectivement, six et cinq ans, sommes toujours liés d’un attachement indéfectible en dépit du fait que devenus adultes, la vie nous aura conduits vers des mondes différents. C’est sûr ! J’ai dû lâcher l’école à quatorze ans. Jamais, je n’ai pu acquérir ses vastes connaissances littéraires que j’envie jalousement. Ma « sémantique générative », mes « procédés syntaxiques » et tout le tralala laissent plutôt à désirer… quoiqu’en revanche, je chante mieux que lui. Tiens, toi !

    Blague à part, il y a de ces liens inaltérables qui ne périssent

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