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Le café des proscrits
Le café des proscrits
Le café des proscrits
Livre électronique195 pages2 heures

Le café des proscrits

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À propos de ce livre électronique

Au café des proscrits, une galerie de personnages aux origines diverses se réunit, chacun portant en lui le poids d’un exil douloureux. Niché dans un quartier populaire de Paris, ce bistrot, fondé par des Auvergnats issus de rien, évolue au gré du temps et des destinées individuelles. Témoin des soubresauts de l’histoire humaine, des guerres aux luttes fratricides, de la pauvreté aux espoirs brisés, ce lieu devient le théâtre des vies écorchées de ses habitués. J-B, son dernier propriétaire, scrute ses clients et trouve dans leurs histoires des échos poignants de ses propres blessures.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Après avoir pris sa retraite, Chafika Berber a retrouvé le chemin de l’écriture. Suite à la parution de son premier roman, Une soirée au Hammam, en 2021, elle vous livre désormais cette nouvelle œuvre qui aborde le thème de l’exil. Ses inspirations proviennent de mots, de regards et de simples intonations, d’autant plus qu’elle-même est une exilée originaire d’Algérie.
LangueFrançais
Date de sortie4 juin 2024
ISBN9791042231569
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    Aperçu du livre

    Le café des proscrits - Chafika Berber

    Préface

    Habitué, dans la conquête de toute nouvelle histoire, à chercher l’intrigue, j’ai commencé à siroter le café des proscrits, tous les sens en éveil. Je m’en suis délecté jusqu’à la dernière goutte sans rencontrer de mobile. À vrai dire, je n’en cherchais plus, séduit par la restitution toute en suggestion d’un tendre manège de fragilités humaines. La relation ciselée d’un rendez-vous de vies contrariées dans un estaminet que le destin semble avoir créé pour les recevoir.

    Chafika Berber nous propose une mosaïque de parcours humains malmenés par les aléas de la vie. Sa narration nous implique dès le départ et entretient discrètement notre compassion.

    Elle nous livre, sans se préoccuper de la chronologie, des morceaux de vie qui relèveraient de la flânerie littéraire s’ils n’étaient immédiatement pris en charge par notre imagination et nourris de nos propres inquiétudes. Chafika nous a embarqués dans son aventure pour débusquer l’espoir dans sa tanière de déceptions.

    Comme dans une grille de mots croisés, chaque bribe d’existence s’applique à répondre à une définition nominale, à rentrer dans la case inoccupée de son environnement et à composer avec les êtres inattendus qui entravent sa marche.

    Les intermittents de la tendresse qu’elle rencontre poussent un à un la porte de l’estaminet pour prendre un café ou le servir avec un petit croissant de chaleur humaine. Lentement le moment de s’épancher arrive et tour à tour chacun lève un coin du voile jeté sur son exil :

    Quitter le pays inhospitalier dans le même pays, fuir la violence pour réparer sa vie ailleurs, céder à la tentation pour gâter sa vie et revenir bredouille et sans identité, perdre son ombre loin des aïeux et n’être plus personne, ne plus se retrouver dans le regard des autres…

    Les personnages de Chafika sont égaux en impuissance et à aucun moment elle ne cherche à hiérarchiser leurs douleurs. Ils sont en attente de nouvelles versions de leurs propres existences dans un café devenu le refuge de leurs angoisses. L’angoisse d’une enfance tardive et en manque d’affection, d’une insouciance trahie par une réalité féroce, d’un choix précipité vite regretté, d’une tentation chèrement payée ou encore d’une culpabilité sans faute non avouée.

    Des êtres torturés dont elle ne décrit pas le drame, mais qu’elle suggère en l’effleurant de ses mots sobres, fluides, à la fois subtils et flamboyants. Des mots bienveillants qui ne précèdent jamais le lecteur, mais lui tiennent la main sur le chemin escarpé de la condition humaine.

    Madame Berber concilie avec un rare bonheur la beauté et l’exigence des mots justes qui n’effarouchent pas l’entrelacement des moments intimes, la superposition des espaces que les protagonistes ont en tête, la polyphonie des mélodies qui refusent de sortir de leur mutisme, les gestes quotidiens qui continuent à entretenir la vie.

    Elle ne compare pas les souvenirs des uns aux souvenirs des autres, ne confronte pas leurs passés, elle se contente de frotter délicatement leurs sensibilités pour faire jaillir l’étincelle de la survie. Elle les embarque sur le zinc à voile pour scruter l’horizon et crier au bon moment, terre en vue.

    Dans son jardin des émotions, elle a la main verte pour cultiver la parole de ceux qui se battent pour être reconnus.

    Mais est-ce elle qui a su interroger pudiquement leurs attentes ou eux qui, sans le savoir, lui ont offert le miroir dans lequel elle a trouvé son reflet.

    M. Mohammed ABBOU,

    Ancien recteur de l’Université d’Oran

    Ancien ministre de la Communication et de la Culture

    1

    Fernand Gidel tenait un commerce à Paris, modeste, mais qui lui assurait un revenu régulier.

    Planté à l’angle de la longue rue des Pyrénées et de la rue de Belleville, ce café allait connaître de multiples transformations. Seule l’inscription « Gidel vin & charbon » resterait gravée comme un large sourire jaune au-dessus de la façade.

    C’était l’emblème de la famille, l’armoirie des pauvres, celle des bougnats arrivés au début du siècle, agriculteurs malheureux qui avaient délaissé leurs terres en Auvergne pour la ville et un métier ingrat.

    Une ferme près de Saint-Flour dans le Cantal et qui ne parvenait plus à nourrir la famille. Le père Gidel avait tout abandonné comme de nombreux paysans de la région, montés à Paris pour la plupart. Un corps massif noyé dans une blouse grise, le regard dur sous son chapeau de feutre, Fernand avait parcouru une dernière fois les chemins rudes des massifs volcaniques et admiré les vallées boisées et les lacs.

    — Allons Marie, plus rien de nous retient ici…

    Il prit sa femme et ses deux fils, deux jumeaux de dix ans, bien décidé à commencer le nouveau siècle dans la capitale où vivait une importante communauté auvergnate qui ne manquerait pas de les aider.

    Des années durant ils allaient connaître une autre forme de misère, porteurs d’eau, de sacs de charbon, la tête protégée d’une toile de jute illusoire, crapahutant dans d’interminables étages.

    — Le charbon s’était fixé dans les ongles, les cheveux, les sillons des mains et des coudes comme des tatouages indélébiles racontait l’ancien tout racorni, les épaules bancales d’avoir porté tant de fardeaux.

    Mais ils allaient endurer d’autres épreuves. Le mépris et le rejet des Parisiens pour ces provinciaux aux sabots éculés et graines d’assassins. Alors ils faisaient profil bas, exigeaient des leurs un comportement exemplaire et le moindre faux pas les mettait au ban de la communauté.

    À force d’économies et de privations, les Gidel acquirent un local étroit bientôt transformé en débit de charbon et de vin. On pouvait s’y attabler et se restaurer et ce modeste commerce apporta une certaine aisance à la famille qui s’était agrandie d’un petit Pierre.

    Mais la Grande Guerre balaya en quelques mois ces années de labeur et de sacrifice, véritable raz-de-marée couleur de sang. Et pourtant… Ce ne furent pas les obus qui emportèrent le père et les deux aînés, mais une arme minuscule et bien rodée qui s’invita dans les tranchées où se mêlaient la terre et la chair.

    La grippe espagnole surprit des soldats décharnés, vacillant sous le poids de la faim et de l’horreur. Elle flottait sur les villes et les champs dévastés, disparaissait puis revenait affamée et sournoise, fondant comme un oiseau de proie sur ses victimes sacrifiées.

    Seuls la mère et Pierre le benjamin survécurent à ces deux fléaux.

    On était en 1920, Pierre avait tout juste vingt ans.

    La France entière dansait, buvait, forniquait, les blessures encore béantes, enterrant ses morts sous des flots de champagne et sur des musiques endiablées. La fête s’invitait partout et le café Gidel connut bientôt une certaine notoriété.

    Pierre avait retroussé ses manches. Un beau et grand gaillard, le cheveu rare, mais la moustache fournie, le regard bleu presque trop sérieux et qui réussit non seulement à maintenir le commerce à flot, mais à l’agrandir. Le minuscule débit avait fait place à une grande pièce dotée d’un comptoir tout neuf où toute trace de charbon avait disparu. Le jeune homme ne comptait plus ses heures, une cigarette collée à la lèvre devenue presque noire, balançant sur ses larges épaules des tonneaux de vin comme le faisaient les anciens avec les sacs de charbon.

    — Viens donc trinquer Pierrot, tu nous donnes le tournis à courir toute la journée.

    Pierre était peu bavard. Le sourire avare et le visage sévère, il n’avait pas la gouaille de ses frères ni le bagout de son père. Les défunts avaient emporté avec eux leurs rires et les linceuls avaient scellé les regards qui frisaient joyeusement devant un joli minois ou une cheville délicate.

    Il n’avait aucun goût pour la plaisanterie, la danse et la gaudriole et quand, sur les conseils de sa mère transformée en veuve sèche et noire, il se maria, il choisit une femme terne et sans attrait, mais dure à la tâche, Louise. Il attendit d’avoir terminé les travaux de l’appartement situé au-dessus du café et dont il s’était rendu acquéreur pour organiser le mariage. Une cérémonie toute simple.

    Le logement était accessible par un escalier raide et étroit. Un couloir sombre desservait une chambre à chaque extrémité et un salon spacieux au milieu. Les murs avaient été rafraîchis et le sol revêtu de carreaux dessinant des motifs aux losanges gris et noirs. Deux grandes fenêtres s’ouvraient sur la rue bordée d’arbres feuillus qui apportaient de la fraîcheur et une petite note champêtre.

    La chambre de la mère donnait sur la cour éclairée quelques heures le matin par un soleil timide.

    Quand son fils fut marié, elle s’y installa définitivement, délaissa le café et se tourna vers les crucifix de toutes tailles qui tapissaient les murs, égrenant un chapelet, marmonnant des prières sans fin.

    — Elle refuse de manger s’inquiétait Louise, ses plateaux sont intacts, elle ne quitte plus sa chambre. Son lit n’est même pas défait et elle use ses genoux à prier.

    C’est dans cette position que le médecin la découvrit. Il diagnostiqua une démence et une profonde dépression, mais aucun médicament ne put redonner vie à ce corps devenu cachectique et quand il voulut l’hospitaliser, Pierre s’y opposa fermement.

    — Ma mère a survécu à l’exil et à la guerre, il n’est pas dit que son fils l’abandonne…

    On la retrouva un matin, la bouche et les yeux grand ouverts dans une posture presque comique, les genoux écartés, un pied déchaussé et les bras en croix.

    Sur son torse pointu semblait flotter une photo toute craquelée qui représentait parents, oncles et enfants dans une pose avantageuse devant la devanture du café surmontée de son emblème. Une ample chemise en chanvre, des pantalons larges ramassés dans des bas de laine et le regard fixe. Un regard empreint d’un curieux mélange d’espoir et de désespoir sous les chapeaux de feutre aux bords généreux, la calotte basse, crânement posés sur la tête.

    °°°

    La chambre fut repeinte et au bout de quelques mois un berceau en osier accueillit le petit Marcel, un enfant qui ouvrait la voie à toutes les certitudes. L’amorce des années trente apporta une prospérité qui semblait jusque-là chimérique et la petite famille se hissa tranquillement dans la hiérarchie sociale, empruntant à la bourgeoisie locale et bien-pensante ses rituels, son verbe et ses couleurs. Les clients se bousculaient, des habitués comme les techniciens et les artistes des studios Gaumont installés près des Buttes Chaumont. Des boutiquiers, des fonctionnaires et surtout des ouvriers nombreux dans ces faubourgs besogneux situés loin des grandes avenues de l’Ouest parisien.

    Une période faste qui s’abîmait dans une espèce de léthargie béate. Mais le réveil devait être brutal.

    On entendit bientôt se rapprocher des sons qui rappelaient de funestes évènements. Deux décennies d’une paix joyeuse et débonnaire n’avaient pas étouffé les meurtrissures. La mort était encore fraîche et les tombes presque neuves quand les premiers tanks déboulèrent. La guerre encore et toujours…

    Au mois de juin 1940, les drapeaux allemands se déployèrent comme des ailes sombres et glorieuses sur les toits de Paris et ses monuments.

    La capitale cessa de respirer. Seuls, le claquement des fusils et les parades militaires crevaient le silence.

    Les uniformes se faisaient discrets dans ce quartier populaire, préférant les hôtels cossus et les immeubles haussmanniens. Les rues habituellement grouillantes et sonores aux accents bellevillois encombrées d’enfants, de crieurs de rue, de tous ces petits métiers, rétameurs et chiffonniers, vendeurs ambulants aujourd’hui disparus s’étaient vidées.

    Les restrictions firent rapidement péricliter l’affaire familiale. L’histoire se répétait.

    2

    Marcel grandit dans un après-guerre triste et rugueux, un monde en attente aux couleurs défraîchies, aux saveurs fades. Il gardait peu de souvenirs de la présence allemande, mais comme tous les Parisiens, avait accompagné ses parents pour accueillir dans un déchaînement de joie mêlée d’une reconnaissance sans limite les alliés venus délivrer la capitale. Puis l’effervescence était aussitôt retombée.

    La brasserie tenait par miracle et surtout grâce à la communauté auvergnate.

    Le quartier s’était dépeuplé. Les commerces fermaient tour à tour leurs portes et ses parents disparurent la même année. Perdus dans cet inconnu gris alors qu’ils avaient subi les affres de la guerre et le bruit des bottes sur l’asphalte… partis sans un mot, sans une plainte dans une espèce de patience fataliste.

    Marcel entrait dans sa vingt-cinquième année et ressemblait à son père en plus mince, une calvitie précoce et de grands yeux bleus tristes. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Pierre était fait de cette pâte dure et intransigeante qui ne se déforme jamais, quels que soient les saisons, les épreuves, les deuils ou le fracas des bombes. Quant à son épouse Louise dont l’aspect s’était peu modifié avec le temps, des yeux gris qui assombrissaient davantage un teint olivâtre, une taille fragile et le port modeste, elle s’était activée auprès de son époux jusque dans la chambre conjugale où elle poursuivait des travaux de couture, un tricot en cours, une dentelle quelconque… Ils ne s’étaient jamais quittés de jour comme de nuit. Un couple vaillant et taiseux partageant un espace studieux que la mort réunit dans un repos mérité… un ultime point de croix, un dernier coup de chiffon sur le comptoir.

    Marcel se retrouva seul presque sans s’en apercevoir, errant dans ce qui subsistait d’un endroit auparavant bruyant et animé.

    Les murs s’écaillaient, le parquet se détériorait chaque jour un peu plus, envahi par la poussière et les rongeurs.

    Le comptoir conservait une certaine majesté, vestige de ces années où l’on servait un vin joyeux et un excellent café torréfié dont l’arôme attirait les chalands nombreux et bruyants.

    Le quartier aussi subissait des transformations.

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