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Noir
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Livre électronique366 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

Léonard et Franck, deux types dont les destins se sont percutés. Quatre ans plus tard, ils se retrouvent. L’un sort de taule. L’autre y croupit encore. L’un tente de passer à autre chose mais l’autre n’a rien oublié. Ensemble, ils vont vivre la plus longue des nuits sans lune. Noir, un duel implacable. Un blues à deux voix sur fond d’anticipation.
LangueFrançais
Date de sortie19 janv. 2024
ISBN9782491750534
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    Aperçu du livre

    Noir - Marc Falvo

    NOIR

    Marc Falvo

    NOIR

    Logo-Faute-de-Frappe

    ISBN : 978-2-491750-53-4

    Dépôt légal octobre 2019

    © Editions Faute de frappe

    Tous droits réservés.

    A Natacha,

    et aux poubelles à sortir.

    LEONARD, DEUX JOURS PLUS TÔT

    Tu te réveilles. Tu mets un certain temps à te souvenir de l’endroit où t’es, normal. On peut dire que c’est naturel. Ou plutôt, que l’endroit dans lequel tu te réveilles ce matin n’est pas naturel, justement, rapport aux derniers mois… Aux derniers mois ?

    Compte en années, mec.

    Bon, il est quinze heures. Plus vraiment le matin. Même si aujourd’hui, t’en as un peu rien à foutre, de l’heure. Tu peux continuer à dormir. Tu peux te lever. Personne viendra dicter ta conduite, personne enclenchera d’alarme ou tapera sur tes barreaux.

    T’es libre. Tes draps sentent bon.

    T’es libre.

    Ouais, mec. Depuis hier. Mardi quatorze avril, huit heures. Libre comme l’air, enfin comme un type qui sort de taule, un type que la société n’a pas forcément envie de revoir et hier, tu l’as bien ressenti.

    Toi non plus, t’étais pas jouasse.

    Toi aussi t’as fait ta tête de con, ça a commencé dans le bus. Pas ta faute. Non, de toute façon c’est jamais ta faute, hein ? Allez, on cause pas des choses qui fâchent. Pas tout de suite. Enfin, pas ta faute s’il y a un arrêt de bus juste en face de la prison, et si la plupart des gens qui l’empruntent n’ont aucune envie de voyager avec des taulards. Souvent, c’est ceux qui viennent rendre visite aux détenus qui prennent ce bus mais toi – comment le tourner sans être méchant ? – t’as pas une gueule de visiteur. Pas la gueule d’un mec de passage.

    Donc hier, dans ce bus, on peut dire que tu t’es senti mal. Quelque chose comme ça. On peut dire que les premiers instants de ta liberté retrouvée n’ont pas brillé par un sentiment de plénitude ou la chaleur des rapports humains. À peine sorti, tu faisais tache dans le décor. Parmi les petites vieilles et les gars sans histoires. Parmi les quidams. Cette grande famille. On peut même dire qu’à peine sorti, t’as eu qu’une seule envie. Y retourner. Bon, ça a pas duré longtemps. Puis tu savais. Tu savais que ton envie d’y retourner était débile, que se faire zieuter en coin par une bande de quidams c’est pas trop la mer à boire en comparaison de la jungle. Des hordes de cinglés qui s’agitent entre leurs murs, des tueurs des violeurs des barbus.

    N’empêche.

    Au moins dans cette jungle règne la loi du plus fort. Une loi que tu piges. Mais ici… Qu’est-ce qui règne, ici, à part une sorte de truc mou, une apathie incolore, une indifférence graisseuse ? Ici quand un type t’emmerde, si tu le corriges c’est toi qui deviens bourreau et lui victime. Ici, les rôles changent en deux secondes. Personne comprend plus rien.

    Bon, bref. Ça n’a pas duré longtemps. T’étais quand même content de sortir, respirer l’air à peu près pur de ce mardi quatorze avril à huit heures. T’étais peut-être dégoûté que personne soit là pour t’accueillir, t’aurais aimé une ovation au tapis rouge ou juste l’œil bienveillant d’un ami, même si tu mérites pas le tapis rouge. C’est façon de parler. Mais t’espérais mieux qu’un putain de trajet en bus avec une bande de nazes.

    Ben ouais. T’espérais mieux.

    C’est con l’espoir, des fois.

    FRANCK, LE JOUR MÊME

    Il venait de prendre une rocade.

    Direction l’autoroute.

    Ses choix, au fond, se réduisaient à vue d’œil.

    Franck roulait. Pas aussi vite que dans son rêve – ça bouchonnait déjà – mais au moins, il agissait. Enfin. Après des mois de préparation, d’hésitation, il venait de prendre la route. C’était plutôt grisant.

    Quitter la ville.

    Cette métropole aussi nourricière qu’étouffante.

    Franck lui devait tout. Il le savait. Il devait à la ville ses peines comme ses joies, ne se sentait pas l’âme d’un aventurier. Il était citadin. Il avait aimé à une époque en parcourir les rues, arpenter ses trottoirs, ses quartiers animés, ses artères tranquilles. Il ne lui restait aujourd’hui que son travail, seulement son job et un sac plein de démons.

    Franck avait préparé son itinéraire.

    Pourtant, depuis qu’il se rendait dans cette maison, il aurait dû connaître le chemin par cœur, et au fond Franck le connaissait. Préparer l’itinéraire faisait partie de ses habitudes. Pour contrer son incommensurable peur de l’imprévu. Ce qui guette le moindre instant d’inattention pour vous sauter à la gorge. Régler son voyage jusqu’aux plus infimes détails l’avait accaparé les douze derniers mois. Sans compter ses heures de travail ou celles passées à la clinique. Même si, en définitive, certains détails de ce type de voyage ne peuvent être réglés d’avance.

    Il a suivi cette rocade jusqu’à la bretelle d’autoroute.

    Dehors, le pâle soleil d’avril commençait à faiblir. Bientôt la nuit froide tomberait, et avec elle le voile tendu des illusions. Ce n’était pas tellement cela qui l’inquiétait, Franck avait appris à gérer la nuit. De façon magistrale. Il était devenu un vrai pro, assimilant que la nuit servait au sommeil, à reposer son corps, non à libérer les chaînes de l’esprit. La nuit, Franck dormait.

    C’était le jour son problème. Autant il supportait la solitude nocturne du grand appartement, cet espace qu’il maîtrisait, autant sa vie diurne représentait une épreuve. Parce qu’ils ne comprennent pas… Ils font semblant, tous, mais ils ne comprennent rien.

    C’était vendredi soir.

    Bien sûr, l’autoroute à quatre voies grouillait de monde. Franck a ralenti, subi les assauts pressés d’un 4x4 gris métal et cherché sa vitesse de croisière. Peine perdue. Il devrait endurer le supplice de l’accordéon pendant plusieurs kilomètres.

    À la radio, le bulletin de dix-huit heures a remplacé un vague rock. C’était changer de soupe pour une autre. Mêmes informations répétées ad nauseam, mêmes conflits engendrant de plus en plus de morts, et plus les cadavres s’empilaient moins on leur accordait d’importance. Réchauffement climatique. Fanatismes religieux. Attentats terroristes. Grèves. Le pays n’était plus sûr… Mais ça, Franck le savait depuis longtemps déjà. Et l’avait-il jamais été ? Pour celui qui ne jouissait pas d’un optimisme forcené, l’écoute des informations représentait un paradoxe. D’une part, nous allions dans le mur. Une évidence. Et c’était effrayant. Mais d’autre part, pour le pessimiste, c’était aussi réconfortant de voir que nous y allions ensemble. Que le monde entier semblait uni par une attirance commune pour le chaos.

    Franck en convenait, c’était une consolation bien maigre.

    Après le flash d’infos, il a coupé le poste.

    Mieux valait profiter du silence. Sans l’avis éclairé et stupide de Ceux qui savent, Ceux qui ont tout compris au film. Franck les détestait. Haïssait leur mine terne, leurs épaules basses. Cet air de connivence qu’ils arboraient depuis l’accident. Comme si on pouvait imaginer une seconde ce qu’il avait vécu, dans quel désert il avait rampé durant des mois… Oh, ils faisaient tous semblant de comprendre. Ils font toujours très bien semblant. Ils mentent à la perfection. Mais lui avait vite vu clair dans leur jeu. Il les avait percés à jour. Son chagrin avait rapidement fait place à une perception accrue des choses. Des gens. Sa colère n’avait rien d’aveugle, au contraire. Sa colère était lucide et elle l’avait sauvé.

    Même si aujourd’hui, Franck ne se sentait plus brûlé de rage, consumé par la furie. Depuis sa décision d’agir, son existence était rentrée dans l’ordre. Un nouvel ordre. Plus équitable. Enclin à l’apaiser. Et le nouvel ordre imaginé ces derniers mois, peaufiné jusqu’aux plus infimes détails, entrait en vigueur ce soir.

    Il passait par un voyage. Éloignement temporaire de la ville, sa ville, son monde en apparence policé. Un voyage physique et émotionnel. Une parenthèse nécessaire. Franck s’en réjouissait d’avance et peut-être avait-il raison. Peut-être était-ce une bonne idée.

    LEONARD, DEUX JOURS PLUS TÔT

    Tu te réveilles.

    Pour la deuxième fois aujourd’hui. Tu ouvres les yeux et goûtes à la beauté du ciel.

    Tu t’étais déjà réveillé tout à l’heure et tu t’es rendormi, pas seulement parce que t’avais sommeil, juste parce que tu pouvais le faire. Tu t’es rendormi car tu savais que personne ne te dérangerait.

    Il fait nuit.

    Ce que t’as pris pour un rayon de soleil s’avère être l’éclat orange d’un réverbère, qui tombe pile sur les draps. Les draps frais de ton lit. La fenêtre ouverte.

    Tu cailles.

    Il est quelle heure ? T’as été con de laisser cette chierie ouverte, mec. D’accord, tu voulais respirer, engranger un max d’air dans tes poumons atrophiés par l’enfermement, ok ça va on a compris, mais on est en avril et t’as été con de laisser ouvert. Même si là, tu t’en fous d’être con. Puisque t’es libre.

    À ta montre, il est dix-neuf heures quatre. Rapide calcul. T’es sorti depuis trente-cinq heures et quatre minutes, et t’as fait quoi ? Bof, pas grand-chose, et ce fut un plaisir. Passée ta déception du bus – les quidams l’absence cruelle d’un comité d’accueil blablabla – puis celle de retrouver un monde aussi pourri qu’avant voire plus, mesurer le vide abyssal de ton compte en banque – aussi vide qu’avant, voire plus – t’as pu enfin savourer l’aubaine. L’agitation des rues, le bitume des trottoirs. Tes sens se sont enfin décrassés et t’as démarré ton petit tour, ton inspection en profondeur.

    Bizarre, t’as appelé personne.

    Pas comme si t’avais grand monde à appeler… Mais Vince, Jonathan, quelqu’un. Ceux qui savaient que tu sortais. À qui t’as déconseillé de venir te chercher en taule – étrange, en fait t’as sabordé toi-même ton comité d’accueil – et à qui t’as promis de les appeler sans faute. Et que t’as pas appelé.

    Bizarre.

    Plutôt contradictoire, ce qui s’agite dans ton crâne. En même temps heureux d’être dehors et en même temps, t’as peur. Honte. Ouais c’est ça, t’as honte mais tu sais pas de quoi. Enfin si, tu sais. T’as juste pas envie d’y mettre les mots.

    Tu vas fermer cette chierie de fenêtre. Le temps d’un éclair, tu vois ton reflet dans la vitre.

    Tu te trouves plutôt pas mal pour un ex-taulard. T’as quelques cicatrices, quelques trous – rien que le temps ne saura combler, dirait l’autre – et les cheveux un poil trop courts. Boule à zéro. La coupe zonzon. Tu décides de les laisser pousser un peu, pas trop. Tu décides de te redonner l’allure d’un type normal. Et aussi d’appeler tes potes. Ce soir.

    Marrant, jusqu’à la veille, quand tu comptais les secondes, tu faisais des listes et des listes, t’énumérais tous les trucs dingues que tu ferais pendant tes vingt-quatre premières heures de liberté – ça allait de la baise, bien sûr, au délicieux gueuleton chez ce Rital du centre-ville, en passant par des dérivés de teuf, des condensés de joie et des machins à base de plaisir partagé – puis au final au bout de trente-cinq, t’as rien fait du tout. T’es rentré chez toi. T’as eu la trouille de rester seul alors tu t’es payé une chambre d’hôtel, complètement con vu que t’y es seul quand même, et t’as dormi. Au moins la chambre est propre. Au moins tu la partages avec personne, le service d’étage est plus sympa que là-bas et c’est toi qui gardes la clé du verrou.

    C’est la honte au fond qui t’a empêché d’en profiter.

    Cette putain de honte muette. C’est elle. Mais après plus de trente heures, ce serait bien de la mettre en veilleuse, non ? Et si tu recommençais à vivre ?

    FRANCK, LE JOUR MÊME

    Premier péage. Au bout de dix kilomètres. Comme si la route voulait déjà vous retenir, vous empêcher de faire demi-tour. Il a vérifié son itinéraire, il prenait la bonne direction.

    Enfin.

    Enfin l’autoroute, la vraie.

    Pour la première et dernière fois, il a failli reculer. Mains crispées sur le volant. Souffle court. Pour la première et dernière fois, Franck Rigetti a cherché en lui-même une raison valable de rebrousser chemin. Détricoter ce qu’il avait mis des mois à entreprendre. Il suffisait de faire demi-tour, sortir à la prochaine puis reprendre en sens inverse. S’il décidait de rentrer, il lui faudrait à peine une demi-heure – en sens inverse, le trafic semblait plus fluide – pour regagner sa ville, son appartement, son cocon protecteur.

    Ce premier péage apparaissait comme une épreuve. Un point de non-retour. Ce serait simple d’abandonner. Décréter ce voyage inutile, voire dangereux. Rendre le matériel. Remettre chaque chose en place. Si simple d’oublier et continuer à hurler dans ses draps.

    Plusieurs images flottaient devant ses yeux, celles qui ne le quittaient jamais, s’immisçaient partout au moindre relâchement, au bureau après une réunion intense ou dans son vaste appartement, la coquille vide où Franck errait depuis cinq ans déjà, seul, tellement seul depuis l’entrée de Mathilde en clinique et la disparition d’Etienne. Bien sûr, les deux êtres trônaient parmi le flot d’images, ils en étaient les pivots et ce serait plus simple à cet instant de laisser une nouvelle fois le chagrin et l’apathie l’engloutir, renoncer au nom du sacro-saint travail de deuil, le sacro-saint respect de la vie mais Franck avait déjà tourné et retourné le problème dans sa tête un millier, un million de fois, l’heure n’était plus aux atermoiements, aux pleurs, aux plaintes mais à l’action. Il était parti. Il avait préparé ce voyage, tout organisé et ce soir, enfin, il était parti.

    Franck en avait besoin. Il le devait à Mathilde. A Étienne. Il leur devait de se tenir debout et de faire face, ne pas flancher si près du but. Il avait quelque chose à accomplir pour aller mieux et il l’accomplirait. C’était non négociable.

    Il s’est arrêté devant la cabine.

    Juste un ticket pour l’instant. Le premier d’une série.

    Franck a calculé son voyage à l’euro près. Incroyable ce qu’on trouve maintenant sur internet. Le prix de chaque péage suivant l’itinéraire, la période. Non pas que Franck soit radin ou en difficulté financière – il gagnait même beaucoup trop pour un veuf solitaire – mais il aimait tout savoir d’avance. C’était aussi une question de liquide, il avait prévu une certaine somme pour les dépenses courantes – car là où il se rendait, les banques n’étaient pas légion et Franck redoutait de tomber à court de cash – et il s’agissait de ne pas faire n’importe quoi. Il devait garder le contrôle. Sur ses dépenses, et sur le reste.

    Il a donc pris le ticket, l’a glissé dans la fente du pare-soleil – avant, Mathilde les mettait dans son sac mais ça faisait des années qu’ils n’étaient plus partis – et attendu que la barrière rayée blanche et rouge se lève. Il a redémarré en trombe. Autant pour couper court à ses réflexions que se donner un coup de fouet.

    Son portable a sonné. Les mains de Franck se sont crispées sur le volant. Voilà ce qu’il avait oublié. Ce dont il aurait dû s’occuper d’abord. Éteindre ce fichu truc. Empêcher tout contact avec ses proches. Bien sûr, Franck n’en possédait plus beaucoup, encore moins du genre à vous appeler mais justement ce soir…

    Il pouvait lire le nom affiché sur l’écran.

    Il connaissait ce nom.

    Le temps que Franck décide d’une marche à suivre, son portable ne sonnait plus. Alors, il a poussé un profond soupir, raffermi sa prise sur le volant puis repris une vitesse de croisière. Soulagé qu’au fond cette incursion imprévue soit sans conséquence, ni pour lui ni pour le bon déroulement du voyage, jusqu’à ce que soudain, le portable sonne à nouveau.

    LEONARD, DEUX JOURS PLUS TÔT

    Ouais ouais ouais.

    Bon. T’as appelé tes potes et ils ont répondu, étonnant ? Toi, ça t’a étonné. Tu t’attendais à ce que personne ne réponde. Mais Vince a décroché. Il a dit qu’il appellerait Jonathan, et aussi qu’il ramènerait une copine. Ça t’a démangé d’un coup.

    Une copine.

    Tu sais très bien pourquoi il a envie de ramener une copine, t’es pas plus bête qu’un autre, pas beaucoup moins non plus mais bon.

    Une copine. Cool. Apparemment, tu la connais pas. T’as demandé qui c’était et Vince a répondu que tu la connaissais pas.

    Maintenant t’es dans le métro.

    T’as un peu mal au ventre. Ça tient pas aux tronches de déterrés des gens – il est vingt heures passées, la horde des employés banlieusards est passée aussi, et l’affluence se calme – non, ça tient plutôt disons à un sentiment aigu de claustrophobie. Tu l’appelles pas comme ça. En fait tu l’appelles pas, tu le vis mais ça tient en gros à la promiscuité, l’exiguïté de la rame, depuis ta sortie tu supportes plus les espaces étroits, sans issue, tu prends ton mal en patience. Après tout t’aurais aussi pu y aller en caisse, si t’en avais eu une. Comme t’aurais pas eu besoin de la copine de Vince si t’en avais eu une mais la tienne, l’autre enfin ton ex, Juliette, elle t’a quitté pendant ton séjour en taule. Au début elle venait te voir et te faisait des yeux de chatte, puis à un moment t’as plus eu droit à ses yeux. T’as eu droit à moins de visites, puis plus de visites. Un jour tu l’as appelée. Elle a trouvé un tas d’excuses avant d’avouer qu’en fait, tout bien considéré, après mûre réflexion elle ne voyait plus votre avenir commun de chaque côté du parloir. C’était bien dit. Avoue-le.

    Bref, après ça c’était foutu. Finito. Oh, sûr t’y as pensé… T’as pensé à l’appeler, hier. Pour voir si votre avenir commun pouvait pas reprendre, maintenant que t’es libre, que le parloir a disparu mais tu l’as pas fait. Tu l’as senti moyen. Bref, c’était foutu. Finito pour de bon.

    T’arrives à République. C’est ta station. Tu descends. Tu te marres. T’es en train de descendre à République, pour un mec qui sort à peine de taule c’est marrant, alors tu ris.

    J’investis enfin la République les gars, je suis grave prêt…

    Tu te retrouves dans la rue.

    Le poids qui t’alourdissait le bide commence à fondre. L’air vif mais pur, disons pas filtré de la nuit te fait du bien. Tu marches. Un pied devant l’autre, tu te remets en route et ça va vite mieux. Tu vas retrouver tes potes, tes vrais potes ceux qui t’ont pas lâché, qui sont venus te voir, qui ont pas fait semblant qui t’ont pas rayé de la carte. Il en reste plus beaucoup. Vince. Jonathan. Euh… Il en reste vraiment plus.

    T’es excité. À l’idée de les revoir ailleurs que dans un cube de béton et plexiglas, dans un bar avec des banquettes et de la picole et une musique de fond. Et des copines. Tu te demandes à quoi elle ressemble. Les copines de Vince tu le sais, ça peut être tout et n’importe quoi, mais t’as bon espoir. Tu te dis qu’il te l’a réservée pour toi, rien que pour toi, qu’il l’a choisie avec soin. T’espères qu’elle va te plaire. T’espères aussi que tu lui plairas, il y a rien de plus triste que la baise à sens unique, d’ailleurs c’est aussi pour ça que.

    Hein ?

    Aussi pour ça que t’as attendu.

    Qu’hier tu t’es pas payé une pro. Hier t’es sorti t’as repensé à Juliette, t’as décrété que c’était mort, tu voyais aucune autre fille potentiellement disponible sur simple appel, tu te voyais pas non plus enfiler tes meilleures fringues – quelles fringues ? – pour aller en lever une dans un bar ou n’importe où et encore moins payer pour ça, à vrai dire hier tu voyais pas grand-chose d’autre que cette foutue chape de honte sur tes épaules, celle d’être sorti et de servir à rien, retrouver que des ruines, sans boulot sans gonzesse, avec une piaule crade et la trouille du silence, le sentiment d’avoir payé sa dette pour un truc qu’on a fait et avoir aussi tout perdu autour, enfin. T’arrêtes d’y penser. Tu laisses pas la chape revenir, tu te concentres sur la suite. Tes potes qui attendent. Tu vas les revoir. Tu vas relâcher la pression, puis tu vas en boire. Et si tout va bien, tu rentreras pas seul. Tu te focalises là-dessus.

    Un pied devant l’autre.

    FRANCK, LE JOUR MÊME

    Allô ?

    Franck… Ça va ?

    Je ne peux pas te parler. Je suis en voiture.

    Ah bon ? Encore ?

    Il avait prévu de ne pas répondre. Puis il a compris que ne pas répondre impliquerait l’insistance de son correspondant. Richard. L’ami fidèle. Meilleur représentant de la tribu des Ceux qui savent, ceux qui ont tout compris au film, avec sa mine terne. Ses épaules basses. Cet air de connivence stupide et son avis éclairé.

    Oui, je… Je sors de réunion.

    Pas de problème. Je te rappelle quand tu rentres ?

    En plus d’une curiosité maladive, Richard était persévérant. Depuis le drame, il avait décrété Franck inapte à vivre sa vie et décider par lui-même, et prenait soin de ne jamais se laisser oublier trop longtemps, de rappeler sa présence. Certains prendraient cela pour de l’amitié. L’expression d’un esprit protecteur. Pourtant, Franck se sentait davantage agressé que ravi par cette attention permanente, surtout depuis la préparation de son voyage.

    Tu voulais quoi ?

    Franck a regretté sa sécheresse.

    Il se foutait de blesser Richard, mais ne désirait pas éveiller ses soupçons.

    Eh bien…

    L’ami fidèle a hésité.

    On se disait avec Martine… Je sais qu’on te prévient un peu tard mais…

    Je t’écoute.

    On voudrait t’inviter à dîner.

    Il a marqué un temps.

    Ce soir ?

    Si tu es libre.

    Le pire était qu’à chaque fois Richard prenait des gants, même si Franck le voyait venir à des kilomètres. Surtout depuis qu’il avait saisi que celui-ci prétendait toujours le prévenir en catastrophe, non car l’idée était tombée au hasard mais parce qu’ainsi, ça empêchait Franck de se débiner. C’est vrai que plus on invitait à l’avance, plus on risquait un désistement. Même si plus personne à part lui n’invitait Franck.

    Je ne suis pas libre, Richard. Désolé.

    Ah.

    Nouveau silence.

    Tu fais quelque chose de spécial ?

    Je quitte la ville pour ne plus voir vos gueules…

    Non.

    Si tu ne fais rien de spécial, tu n’as qu’à venir…

    Richard était banquier. Gras et chauve. Sa femme Martine avait la cinquantaine, comme lui, et ne travaillait pas, elle passait le temps soit à prendre soin de son corps soit à imaginer d’autres manières d’en prendre soin. Parfois, Franck pensait que l’attention excessive de Richard venait surtout d’un ennui mortel, de la vacuité totale de leur existence.

    Je préfère rentrer.

    Bon.

    Je me sens un peu patraque.

    Patraque ?

    Un virus. Un rhume, peut-être.

    En avril, ne te découvre pas d’un fil… Tu es assez couvert ?

    Franck a failli raccrocher.

    Je vais te laisser, Richard… Salut.

    Bon.

    Embrasse Martine pour moi.

    T’es sûr que tu ne veux pas venir ?

    Bonne soirée.

    Richard a sifflé. De toute évidence, il prenait le refus de Franck pour une défaite personnelle. Un coup de canif sur leur contrat de confiance.

    Soigne-toi, vieux…

    C’en était fini de cette discussion stérile. Franck a pressé le petit bouton rouge puis laissé son doigt dessus. Jusqu’à ce que l’appareil s’éteigne. Si jamais il en avait besoin, il le rallumerait. Mais le citadin en fuite ne voulait plus s’exposer à subir encore ce genre d’assaut, ces rappels douloureux du monde extérieur, il coupait enfin les ponts.

    LEONARD, DEUX JOURS PLUS TÔT

    Ils sont là.

    Ils sont bien là ces deux enfoirés, ils te guettent depuis le moment où t’entres dans ce bar à l’ambiance surchauffée, on est jeudi avant vingt et une heures mais l’endroit grouille déjà. Ça te plaît. En même temps ça te plaît tout ce monde, ça change de ta chambre d’hôtel vide, en même temps tu peux pas t’empêcher de croire que tous te matent en coin, savent d’où tu sors. Ce que t’as fait. Ce que tu cherches.

    Le Passat. Ouais, comme la caisse…

    Débile ce nom.

    Toi et tes potes vous le trouviez déjà débile avant, il y a une paire de siècles, quand vous étiez qu’une bande de jeunes cons sans cervelle et avides d’absolu, innocents quelque part. Vierges de toute saloperie. L’armure étincelante et le sourire pare-balles. Le Passat était déjà un nom de bar débile et la menace rôdait déjà dehors, pourtant aucun de vous ne pouvait ou voulait la voir. Aucun de vous se croyait à portée de tir.

    Tu les mates. Te plantes devant leur table, la tienne bientôt, celle où tu vas t’asseoir et oublier pendant quelques heures tout ce que tu veux oublier.

    Il y a Vince, l’éternel, sapé comme un étudiant en école de com qui aurait dix ans de retard, la mèche rebelle et la veste une demi-taille trop serrée pour le mouler aux épaules. D’aussi loin que tu te souviennes, il a toujours été là. Toujours sur un coin de la photo. Collège, lycée, fac – plutôt embryon de fac pour toi – filles, fêtes, vacances, au creux de chaque bon souvenir, chaque moment à graver de ta courte vie il a traîné sa face de rat, ses cheveux blond filasse et son humour de chiottes. Tu l’adores. Tu l’aimes d’un amour pur, platonique, si un jour Vince se changeait en femme tu lui sauterais dessus illico, en même temps tu sais qu’une grosse part de ton amour vient du fait que justement c’est pas une nana. Les nanas sont vicieuses, imprévisibles, sourdes et aveugles, du genre après mûre réflexion à ne plus voir votre avenir commun de chaque côté du parloir. Pour survivre, faut les aborder de front, sans aucune pitié, avec un sang-froid infini mais ça, t’as jamais su faire.

    Bref. À côté de Vince se tient Jonathan, dit Jojo. Plus jeune que vous, à l’orée de la trentaine. Bouc de poils noirs et un peu de bide. Déjà marqué par la vie. Sa fiancée – on attend le mariage depuis un bail – s’est chopée un cancer. Tu l’as appris en taule.

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