L’étrange voyage
Par Bernard Bénazet
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Géologue de formation, Bernard Bénazet a développé une inclination pour la découverte et l’émerveillement. Fraîchement retraité, il donne vie à ce premier livre sous forme de conte, inspiré par son amour pour la Namibie, pays de l’Afrique australe.
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Aperçu du livre
L’étrange voyage - Bernard Bénazet
Voyage
Le rond incandescent ocre rouge tutoyait la ligne tortueuse du sommet des montagnes, telle une grosse masse ronde traumatisant la ligne de crête bleutée. Dans quelques instants, le roi soleil allait se coucher derrière le massif rejoignant la mer pour un sommeil de quelques heures.
J’étais assis à mi-hauteur de l’échelle qui servait à monter sur la tente de toit posée sur le pick-up. Je dégustais avec la double délectation des yeux et du palais le spectacle devant moi de ce soleil qui se couchait et de ce vin blanc sud-africain, bien frais, qui me coulait dans la gorge. Moment privilégié de la journée.
Le regard se perdait dans des pensées imprécises et ondulantes.
J’étais dans le Damaraland, au nord de la Namibie, loin de tout et loin du monde.
J’étais arrivé en Namibie depuis une petite semaine et dans le Damaraland depuis deux jours.
C’était la troisième fois que je venais dans cette partie de l’Afrique australe. Ce voyage s’était imposé à moi comme une évidence. Deux fois déjà j’étais venu visiter ce pays extraordinaire de beauté et de calme, alors que j’habitais dans le pays voisin, en Angola, pour des raisons professionnelles.
Aujourd’hui, je ne travaillais plus. L’âge était là, ma période d’activité s’était arrêtée.
Si j’avais été Britannique, j’aurais littéralement dit que je me suis retiré des affaires, comme je suis français on dira plutôt que je me suis mis en retrait. J’aurais de loin préféré être de culture hispanique, on dit chez eux qu’on entre en « jubilacion »… Ils approchent l’extase dans leur vision de cette période de la vie !
C’est dommage mais il n’y a aucune langue, à ma connaissance, qui pour signifier ce moment de fin de vie professionnelle, dire qu’on part en réflexion, en méditation, faire le point sur sa vie passée, prendre le temps, le temps de penser sans objectif, juste penser pour le plaisir. Ou plutôt si, en fait, je m’étais dit que ça devait certainement se dire ainsi dans cette langue incompréhensible qu’est la langue des clics, une des langues locales de la Namibie. Cette dernière m’avait ébahi lors de mes précédents voyages, par son originalité et la richesse de sa sonorité.
C’est comme ça qu’a germé en moi l’idée du voyage dans ce pays.
Assez rapidement, l’idée a mûri.
J’ai décidé de partir quelques semaines, égoïstement tourné vers moi-même, solitaire, à la recherche du calme et de la plénitude. La Namibie s’était imposée comme une évidence. Au-delà de cette langue si particulière, je me souvenais de ce pays aux paysages cristallins à couper le souffle. Je préférais de très loin les paysages désertiques aux forêts denses. Ces paysages où on peut lire l’histoire de notre terre à livre ouvert. La Namibie est particulièrement riche sur ce point avec une histoire de genèse, très particulière, une histoire qui interpelait mon esprit de géologue vieillissant. Au-delà de l’histoire extraordinaire des lieux, la région est propice à l’isolement de par sa population rare dans un pays une fois et demie plus grand que la France mais moins peuplé que Paris.
Mon voyage d’évasion, spirituel, à la frange de l’autisme volontaire était donc bien celui-là. Il fallait que j’y aille, j’y suis allé.
J’étais arrivé à l’aéroport international de Windhoek la semaine dernière. Depuis la France, j’avais réservé un véhicule 4x4, équipé en camping autonome pour pouvoir être libre de toutes contraintes et pouvoir être totalement indépendant.
Le représentant de l’agence m’attendait à l’aéroport. En une heure, on fit les papiers et je pris possession du véhicule. Il s’agissait d’un pick-up 4x4 carrossé, entièrement autonome : un double réservoir d’essence de cent litres, un réservoir d’eau de cent litres, un petit réfrigérateur avec alimentation au gaz pour l’étape et sur batterie en roulant, une tente qui s’ouvrait sur le toit et à laquelle on accédait par une échelle, tout l’équipement de camping, sans oublier la trousse de premier secours et le pistolet à fusée qui pouvait aussi bien servir à se faire repérer en cas de problème que pour éloigner quelques animaux trop avides de connaissance. Le pays est certes peu peuplé en hommes mais toute la faune africaine de savane est là, dans une vie totalement sauvage, parfois inquiétante, toujours libre.
J’avais passé deux jours à Windhoek, capitale calme dans un pays calme en louant un appartement de passage. J’avais pu ainsi m’équiper de ce qui pouvait me manquer.
C’est ainsi que j’étais tombé dans une petite épicerie sur ce vin blanc sud-africain… Voilà de quoi aider au plaisir de la méditation !
J’avais rapidement pris la route vers le nord-ouest, vers le Damaraland, région désertique de montagnes et de vallées en limite du pays voisin, au nord, l’Angola.
Le Damaraland ! Le nom est déjà évocateur de mystère. Sa naissance est un pied de nez à la création de la terre.
Il faut penser que vers huit cents millions d’années, bien avant que les continents africains et américains ne se séparent, la région où je suis aujourd’hui a été marquée par une vaste et longue fracture qui va séparer une ride au nord et une autre au sud. Cette fracture va s’effondrer et s’élargir sur plus de mille kilomètres de large. L’eau va s’y engouffrer. C’est la naissance d’un océan. Mais le système se bloque. Au lieu de continuer à s’ouvrir, comme tous les océans de la terre, cet océan se referme jusqu’à refaire se toucher les deux rives. Fin de l’histoire. Ce monde merveilleux n’a pu se résoudre à se séparer de sa moitié. L’océan Atlantique aura moins de scrupule, il va prendre le relais plusieurs millions d’années plus tard. Il réussira son ouverture.
Cette région tourmentée est ainsi un océan avorté. Quelles en auraient été les flores et les faunes, des deux côtés de chaque rive si l’océan avait créé ces deux mondes éloignés ? Chacun aurait suivi son évolution propre, sans contact entre eux avant plusieurs autres millions d’années. La face de la terre aurait pu en être changée. Des flores et des faunes différentes se seraient développées.
J’étais donc là.
J’avais trouvé un promontoire sur la ligne de montagne vers le sud-est. Je dominais la vallée devant moi, les restes de cet océan perdu. La ligne de crête vers l’ouest était l’autre rive. Le soleil était en train de s’y coucher dans une explosion de couleurs.
La rencontre
J’avais garé mon 4x4 à peu près à plat, j’avais ouvert la tente sur le toit et mis en place la petite échelle pour y accéder.
J’avais passé le réfrigérateur sur le gaz, sorti mon équipement de camping.
Comme tout bon campeur en milieu sauvage, comme je l’avais appris, j’avais rassemblé quelques bois morts et fait un feu entouré de pierres. Le meilleur moyen pour éloigner les visiteurs rampants et les bien plus gros mais un peu trop curieux. J’avais aussi mis dans le feu une longue branche qui pouvait servir de tisonnier si le visiteur devenait un peu trop insistant.
Quelques tomates, du pain et quelques saucisses qui commençaient à cuire sur le feu.
Moment de détente absolu. J’étais assis sur l’échelle qui montait à la tente. Les yeux perdus vers l’horizon, je buvais mon vin blanc en remerciant le réfrigérateur qui avait bien fait son travail pendant les chaudes températures de la journée.
J’entendis tout à coup un craquement de branche derrière moi, derrière la voiture, vers l’arrière. Un bruit franc et lourd mais feutré. Pas un bruit de sabot. Un bruit sourd et souple. Un bruit de chausson.
Je n’étais pas seul. Il y avait quelqu’un ou un animal qui contournait la voiture par l’arrière.
Je remontai vite en haut de l’échelle, à l’entrée de la tente tout en repérant du coin du regard l’endroit où j’avais posé le pistolet lance-fusée.
Un lion ! Non, une lionne !
Elle passe à l’arrière de la voiture, contourne le feu, lentement et calmement développant ses grosses pattes avec souplesse. Elle s’assit, regardant vers moi, droit dans les yeux.
J’étais pétrifié. Ne pas bouger. Ne pas montrer la peur ni l’agressivité. Elle n’était pas en position d’attaque. Elle allait partir, sa curiosité satisfaite. Mais elle me regardait avec une insistance étrange et inquiétante.
Elle avait, elle-même, une apparence étrange. C’était une lionne adulte. Un pelage de lionne, fauve clair comme toutes les lionnes mais le dessus de sa tête jusqu’au haut de ses pattes avant, ses épaules en fait, était plus sombre. Brun feu tirant vers le roux, auburn. Cela donnait l’impression qu’elle avait une chevelure tombant sur les épaules. Probablement une coquetterie de la nature pour sublimer la dame.
Son regard aussi était étrange. Pas du tout ce regard jaune et perçant qui semble vous regarder comme une proie. Le regard était plus sombre, les yeux étirés en amande mais les iris et les pupilles bien ronds. Un regard qui n’inspirait pas le fauve. Plutôt un regard curieux et humain, enfantin presque.
Je la regardais sans bouger, respirant à peine, réfléchissant à ce que je devais faire si elle m’approchait. Mon cœur battait la chamade et la gorge se serrait de plus en plus.
« Hé l’ami, que viens-tu faire ici parmi nous ? »
Je regardais autour de moi. Quelqu’un m’avait parlé. La lionne n’était pas seule. Elle était accompagnée. Et cette personne, que je ne distinguais pas, m’avait parlé en français. Comment savait-elle que j’étais français ?
« Hé l’ami… C’est à toi que je parle, que viens-tu chercher par ici ? »
J’avais vu la mâchoire de la lionne bouger. Comme si c’est elle qui m’avait parlé…
Je regardais mon verre de vin. J’en avais bu la moitié seulement. Il devait être bigrement frelaté pour faire un tel effet. Attention ! Mon cerveau réagissait encore avec vivacité. Un vin, contenant visiblement une drogue hallucinogène et une lionne à moins de dix mètres. Il y avait danger. Il faut que je garde les idées claires. Que je respire pour reprendre mes esprits.
— Hé, oui, oui, oui, c’est moi qui te parle. Ça t’étonne ? Tout le monde parle. Tous les êtres vivants parlent. Comment pourrions-nous communiquer entre nous sinon ? Tu vois, là, tu m’entends, tu me comprends parce que tu es disponible pour faire l’effort de m’écouter… Tu es simplement réceptif aux autres. Ce qui n’est pas toujours le cas. Ce qui est même rarement le cas.
Donc maintenant que tu réalises, je te répète ma question. Elle me semble simple pourtant. Il n’est pas habituel de voir des humains dans cette région, tu sais.
Pourquoi es-tu ainsi, aujourd’hui, disponible aux autres ? Que viens-tu donc chercher seul parmi nous ?
— Je suis venu voir ces beaux paysages et cette quiétude ambiante. Voir la terre, la vie, les plantes et vous, ce monde sauvage. Je suis venu chercher ma plénitude.
— Sauvage ! Sauvage n’est pas nécessairement celui que l’on croit. Sauvage parce qu’il y a des prédateurs, des proies ? Oui, je tue, mais pour me nourrir, jamais plus. Tu ne nous verras jamais tuer pour détruire l’autre et délaisser sa proie. Je ne pense pas qu’on puisse en dire autant de vous, les hommes. Vous tuez aussi et sans même avoir besoin de vous nourrir, pour tuer, pour une idée ou un désaccord… Alors pas de morale, s’il te plaît.
— Oui, c’est vrai, vous avez raison. J’ai été blessant. Veuillez m’en excuser.
— Arrête, arrête de me vouvoyer. On se connaît non ? On se connaissait non ? Tu ne m’as pas reconnue ?
— Non, je suis désolé. Je ne crois pas avoir connu un lion quelconque. Là où je vis, en Europe, il n’y a pas de lion.
— Mais je sais très bien où tu vis. Et je ne te dis pas qu’on s’est connu avec cet habillement. Je te parle de nos âmes. Elles se sont connues, tu ne te rappelles pas ? Tu ne le sens pas ?
— Je ne comprends pas, ce que vous dites… nos âmes… et je parle avec un lion !
— Oui, tu me parles. Ouvre ton esprit et va interroger ton âme.
— Mon âme ? Mais comment fait-on ? C’est quoi l’âme ? Le cerveau ?
— Haha ! Ce sont bien les humains, ça ! Toujours en train de chercher devant, de courir, de progresser, de grandir, d’inventer, de fabriquer et de ne rien comprendre à la chose essentielle qu’est l’existence et l’âme. L’âme n’a rien à voir avec le cerveau. L’âme n’est pas dans le cerveau. C’est le cerveau qui est dans l’âme. C’est le cerveau qui est au service de l’âme, temporairement, le temps pendant lequel il vit. Tu le sais ça au moins ?
— Non pas vraiment. L’âme, c’est moi, c’est ça ?
— Mais pas du tout, l’âme ce n’est pas que toi. C’est toi en ce moment. Mais pas hier et pas demain. Un jour, ton cerveau va s’arrêter. Comme toutes les choses de ce monde, il est imparfait et il lui faut un début et une fin pour exister. Mais le jour où il va s’arrêter, ton âme, elle, elle va continuer son chemin. Elle n’a pas besoin d’un début et d’une fin.
— Elle va où ?
— Mais tu ne sais donc rien. Tu n’as rien compris. C’est vrai, en fait j’avais oublié. J’étais comme toi moi aussi quand j’étais homme. Enfin homme, femelle de l’homme. Femme, vous dites.
Laisse-moi faire remarquer au passage que vous employez un mot différent entre le mâle et la femelle.