Constance absolument
Par Helios Radresa
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Aperçu du livre
Constance absolument - Helios Radresa
Constance absolument
Helios Radresa
Constance absolument
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
Du même auteur
Actéon ou l’amant fabuleux [roman], Ed du Net, 2016
Dernière valse à Barcelone [roman], Ed du Net, 2017
Morales [roman], Ed du Net, 2019
© Les Éditions du Net, 2023
ISBN : 978-2-312-13628-8
Le vingt et unième siècle sera spirituel ou bien ne sera pas.
André Malraux
Chapitre I
Constance venait d’avoir cinquante ans. Elle avait appris que l’on échappe pas à son destin, mais elle ne s’y était pas résignée, elle essayait de ruser. Elle espérait qu’on l’oublierait. Depuis plusieurs années Constance avait réussi à différer « l’informatisation » de la bibliothèque dont elle était responsable et de ce trésor peu à peu constitué de fiches décrivant tous les documents possédés, rédigées sur du bristol, qu’elle classait dans de précieux meubles en bois toujours convenablement bien cirés et dont elle tirait un incommensurable orgueil. En supposant que les hommes d’aujourd’hui ne soient pas fondamentalement différents de ceux d’hier, ce genre de progrès lui semblait illusoire. Par ailleurs elle savait que son établissement était condamné à disparaître parce que depuis longtemps le maire de l’arrondissement rêvait de faire construire une grande médiathèque moderne d’au moins deux mille mètres carrés. Elle avait également derrière elle une carrière de fonctionnaire presque complète qui lui permettait de partir à la retraite avec tous les honneurs dans peu de temps. Si bien qu’elle espérait éviter ce qui pour elle n’était qu’une mode nouvelle : « l’informatisation ». Ses catalogues sur fiches soigneusement tenus à jour lui permettaient de fournir de précieux renseignements aux usagers de la bibliothèque. Constance dans cette fonction était secondée par une équipe peu nombreuse mais efficace qu’elle gérait d’une main de fer. Elles constituaient l’interface indispensable pour établir un lien entre le public et le document recherché. Cette rencontre avec le public était le moment privilégié pour établir un contact, rédiger une carte de lecteur, le rendre fidèle, gonfler ses statistiques de prêt donnant à voir l’excellence du service qu’elle rendait à la collectivité. Ainsi elle régnait en maître.
Malgré sa fonction de chef de l’établissement Constance lisait peu parce qu’elle consacrait tout son temps à rédiger avec passion des fiches de catalogage. Elle supervisait également celles de Sabine, son bras droit, qui seule en dehors d’elle avait suffisamment de compétence pour savoir cataloguer. Il y fallait pour un seul livre rédiger différentes fiches parce qu’il pouvait y avoir plusieurs accès à la recherche. Elles avaient ainsi constitué différents fichiers, un par auteurs et titres anonymes, un par matière, un systématique mais aux yeux de Constance le plus précieux était celui qu’elle établissait par cotes : le fichier topographique, celui qui leur permettait d’établir l’inventaire et de constater l’importance des documents non rendus et perdus Elle ne pensait pas que l’intelligence artificielle d’un robot pourrait remplacer la subtilité d’analyse de son cerveau. Il y avait un autre obstacle dû au fait que le catalogueur et l’usager du catalogue ne parlent pas le même langage, d’où l’obligation pour le bibliothécaire de traduire le langage scientifique utilisé pour le rendre accessible au chercheur. À quoi bon dans ce cas être remplacée par un robot puisque le recours à un bibliothécaire serait toujours nécessaire. Or sa bibliothèque était la dernière du réseau à ne pas être informatisée et dont les ressources échappaient au catalogue général accessible sur Internet. Le maire de l’arrondissement ne sachant pas quand il obtiendrait le crédit nécessaire pour réaliser son ambitieux projet de médiathèque avait décidé de l’informatisation. Elle devait se soumettre à cette décision puisque le propre de sa fonction était de mettre en œuvre les décisions prises par les élus de la République. Elle en était à ce point de son désespoir quand Sabine frappa à la porte vitrée de son bureau.
– Madame le conservateur, dit-elle respectueusement sachant que Constance ne voulait pas que l’on dise conservatrice, il y a un monsieur qui vient de la part du maire au sujet de l’informatisation de la bibliothèque...
– Il ne vous a pas donné son nom ?
– Il m’a donné cette carte de visite.
– Bien, voyons ça : Hubert Dugrenier, pourquoi pas Delagrange ou Dubahut ?
Faites le patienter dans un fauteuil dans l’espace des périodiques, je ne tarderai pas à le recevoir.
Dès que Sabine eut le dos tourné Constance tira de son sac une trousse de maquillage pour se refaire les yeux et redessiner les contours de ses lèvres. Quand elle se trouva assez jolie, elle s’aspergea discrètement de parfum et alla à la rencontre de cet inconnu. C’était un homme encore jeune qui parut impressionné et qui lui saisit la main pour poser sur ses doigts le bout de ses lèvres. Constance retira brusquement la main.
– Comme c’est bien élevé, ici nous sommes beaucoup plus simples, vous m’appellerez Constance et je vous appelai Hubert puisque nous devons travailler ensemble et que l’usage de l’équipe est de s’appeler par son prénom. Comment allez-vous procéder ?
– Je n’aurai besoin que d’un seul catalogue je suppose que le fichier contient toutes les informations utiles pour décrire les documents.
– Évidemment.
– D’abord les techniciens vont installer tout le matériel, ce qui suppose la fermeture de l’établissement. Ensuite j’aurai pour tâche de vous former avec votre équipe à la saisie sur des grilles informatiques des informations contenues sur les fiches du catalogue. Il est important de connaître les nouveaux formats qui permettent de transcrire les normes du catalogage dans un langage lisible par l’ordinateur. Le maire s’est étonné de votre insistance pour cataloguer vos documents. Il pense que ça ne fait pas partie des fonctions d’une conservatrice.
– Son opinion est respectable mais, je n’ai jamais fait aucun commentaire sur sa fonction devoir de réserve oblige. De toute façon ça m’arrange. C’est donc une visite de courtoisie ?
– Certainement je n’interviendrai que lorsque toute l’infrastructure aura été mise en place. N’ayez crainte j’ai reçu une formation de bibliothécaire et d’informaticien, d’ailleurs le catalogage et la recherche documentaire sont une de mes passions. Constance lui tendit la main qu’il serra cette fois mais un peu mollement, ce qui permit à Constance de la serrer la sienne avec vigueur.
– Je pense que nous allons nous entendre. Une chose encore, ici tout le monde se tutoie. C’est une habitude à la fois républicaine, citoyenne et conviviale. Son sourire aimable cachait la pensée selon laquelle elle saurait toujours rester au-dessus de la mêlée.
Les pouvoirs de Constance ne s’étendaient pas seulement à la collection de documents que la bibliothèque était tenue de mettre à la disposition de la collectivité mais également au personnel dont la gestion reposait sur l’aspect essentiel selon elle du statut de fonctionnaire : l’obligation d’obéir. C’était elle le chef, le chef de l’établissement : « Madame » le conservateur. Cette autorité s’exerçait d’abord sur la douce Sabine à la fois confidente des projets de la bibliothèque, assistante puis devenue à la longue une alliée sur le lieu de travail et dans le respect de la hiérarchie. Elle lui déléguait toutes les tâches qu’elle jugeait ennuyeuses comme celle d’organiser le travail de l’équipe et au quotidien le planning des postes en contact avec le public mais aussi les congés, les formations, les arrêts maladie, etc. Sabine avait accepté presque avec reconnaissance comme si on lui attribuait un mérite au lieu d’un surcroît de travail. Elle s’en acquittait admirablement et elle était très populaire au sein de l’équipe.
Contrairement à sa sœur Constance avait fait des études médiocres. Son père qui travaillait à un grade élevé de l’administration parisienne s’était inquiété de son manque d’aptitude scolaire. Alors que tout semblait réussir à la fille aînée, la cadette était frivole, aimait les toilettes à la mode, le maquillage, et tout ce qui lui permettait de jouer avec ses charmes avec coquetterie et avec les garçons.
– C’est parce que je suis belle, que le monde autour de moi doit être beau.
Si bien que son père était incapable de lui refuser le moindre caprice de son esprit vif et souvent rebelle. Lorsqu’on la contredisait et qu’on la contrariait elle était capable d’entrer dans une rage féroce qu’elle savait hypocritement dissimuler en attendant l’heure de sa vengeance. Ainsi elle savait se montrer aimable et tout le monde l’aimait. Cependant son père finit par s’inquiéter de son avenir. À un déjeuner de notables il rencontra le maire de Paris et il lui parla de sa fille cadette, Constance. Il lui avait proposé de la faire travailler dans une bibliothèque, un métier essentiellement féminin pensa-t-il mais, je ne sais pourquoi. Il lui avait proposé une place d’adjoint administratif au premier degré de la hiérarchie, pour laquelle elle n’avait à présenter aucun examen, et une fois titularisée, libre à elle de faire carrière si le métier lui plaisait : « on aura toujours la possibilité de l’aider à aller plus loin » avait-il conclu.
Trente-cinq ans après elle avait été nommée « conserveur au choix » et elle pouvait espérer être conservateur en chef. Elle avait parcouru tous les échelons si bien que l’on s’était habituée à elle, on l’appréciait pas seulement parce qu’elle était jolie et aimable mais aussi parce que ce choix avait été aussi celui du maire dont elle avait été la maîtresse avant qu’il ne s’en lasse et qu’elle se trouve un mari. Avec le temps elle avait appris que le personnel qu’elle dirigeait était une équipe et que le but du travail était collectif. Il s’agissait de mettre en œuvre les orientations données par le conseil municipal et l’adjoint à la culture. Une des raisons pour laquelle elle avait délégué une partie de l’administration de la bibliothèque à Sabine était que les orientations pouvaient changer complètement quand on changeait de mandats. À Paris les bibliothèques constituent un des joyaux de l’administration, et des services proposés aux Parisiens même de passage. Elles permettent de s’y former tout le long de sa vie, n’est-on pas toute sa vie un apprenti ? On peut aussi y lire la presse au quotidien, participer à des conférences, se divertir, rencontrer des gens, séduire des femmes et leurs filles. Ce sont des lieux de vie autant que des établissements culturels, elles ont toute une histoire, et Constance proche de l’âge auquel elle comptait prendre sa retraite estimait qu’elle faisait partie de l’histoire et que les innovations du présent ne devaient pas l’inquiéter. On aurait pu croire que jusqu’à présent toute la vie de Constance se résumait à sa fonction de chef d’un établissement culturel, mais elle avait un mari. C’était un artiste peintre injustement méconnu et en attente de reconnaissance. Il avait pris pour pseudonyme Denis Dee et il signait ses tableaux DD.
Dee était considéré comme le chef de file de la renaissance élisabéthaine et Denis avait pour lui une grande admiration. Ce personnage mystérieux était au départ des recherches de Denis sur l’ésotérisme. Grâce aux compétences de son épouse il avait pu constituer une bibliothèque privée qui réunissait un large choix d’ouvrages d’alchimie, de théosophie, de sciences occultes, de magie, de philosophie et de religions. Six cents ans auparavant John Dee avait fait de même, et la Reine Élisabeth I y venait souvent. Sa réputation s’était accrue lorsque l’idée d’une société Rose-Croix s’était répandue en Europe et que l’imprimeur Wilhelm Wessel avait fait paraître à Kassel le deuxième manifeste rose-croix précédé par « une brève considération de la plus secrète philosophie ». Ce texte est en réalité une adaptation d’un ouvrage de John Dee : la « Mona hieroglyphica » qu’il avait publié en 1564. Dans ce texte il expliquait en 24 hiéroglyphes et théorèmes ce qu’était la Monade. C’était la formule de la pierre cachée des alchimistes, qui associée au mercure des sages, source de vie, constituait une sorte de panacée, pouvant procurer jeunesse et santé, et sous la forme de la pierre philosophale permettait d’obtenir l’or alchimique. Le texte d’« une brève considération de la plus secrète philosophie » combinait clairement treize des théorèmes de Dee avec les recherches de Basile Valentin sur « VITRIOLUM » (visite par l’intérieur la matière et découvre la pierre cachée, véritable médecine). C’est alors que l’on