Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Et la montagne devint violette
Et la montagne devint violette
Et la montagne devint violette
Livre électronique186 pages2 heures

Et la montagne devint violette

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Dix histoires courtes où l’on croise un cyclope au destin tragique, une princesse aimant rire, un fleuve légendaire, un industriel malicieux, un montagnard amoureux, un cycliste contrarié, un train de nuit bulgare, un pêcheur sidéré, une correspondance toxique et une vieille dame bien trop vieille.
Et ainsi va la vie, pleine d’amour et de mort.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur de recueils de poésie, de récits historiques et biographiques, d’un essai où il nous a fait partager son goût des mots et de la littérature, Gérald Fougerat, avec Et la montagne devint violette, nous présente un ouvrage de fiction réunissant dix nouvelles.
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie25 juil. 2023
ISBN9782384548101
Et la montagne devint violette

Auteurs associés

Lié à Et la montagne devint violette

Livres électroniques liés

Fantasy pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Et la montagne devint violette

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Et la montagne devint violette - Gérald Fougerat

    DU MÊME AUTEUR :

    Les Soleils Rampants

    Éditions Poésie Vivante (Genève)

    Les Fourmis rouges ne rêvent pas

    Éditions de l’Adret

    A Lübeck, les rats quel bon temps !

    Éditions de l’Adret

    Tout de suite les grands mots !

    Éditions de l’Adret

    Élie Laurent. Un petit maître lyonnais

    Éditions de l’Adret

    Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays

    © MAPAGE ÉDITIONS 2023

    GÉRALD FOUGERAT

    ET LA MONTAGNE DEVINT VIOLETTE

    MAPAGE EDITIONS

    LE CYCLOPE NE DORMAIT QUE D’UN ŒIL

    C’est ainsi qu’en son œil, nous tenions et tournions notre pointe de feu, et le sang bouillonnait autour du pieu brûlant.

    (Homère — Odyssée)

    Le cyclope ne dormait que d’un œil.

    Couché en position fœtale sur un lit étroit, le corps à moitié couvert d’un drap bleu, Jean Ullard venait enfin de s’assoupir après une nuit agitée. Au huitième étage d’un immeuble bourgeois, il occupait depuis trois ans une chambre sans confort. Une table, deux chaises, un fauteuil et, dans une alcôve dissimulée derrière un drap beige, un cabinet de toilette doté d’une douche exiguë et d’un lavabo aux deux robinets encrassés de tartre jaunâtre. Des rayonnages en bois clair couvraient l’intégralité de la cloison qui faisait face à l’unique fenêtre du chien-assis ouvrant sur l’extérieur. Ils étaient remplis de livres dont les dos usés révélaient qu’ils avaient été lus et relus.

    Une photo en noir et blanc montrant le visage d’une femme encore jeune à l’abondante chevelure noire ornait le mur au-dessus du lit de Jean. La luminosité transparente des yeux clairs donnait au regard une limpidité troublante. Il s’agissait du portrait de sa mère, Soizic Ullard, réalisé le jour de son vingt et unième anniversaire par Antoine Demilly.

    Soizic était la fille unique d’Erwan Le Guennec et de son épouse Gaïa, de vingt-cinq ans sa cadette. Erwan, héritier d’une famille d’armateurs, avait vécu avec Gaïa dans une opulence discrète à l’abri des murs épais du manoir de Keregard, vieille demeure en lisière d’une forêt peu dense, à proximité du village de Plomeur en Bretagne.

    On ignorait tout, dans le pays bigouden, des origines familiales de Gaïa. Diverses histoires étonnantes couraient sur sa provenance. La plus couramment partagée la désignait comme la fille d’un couple grec dont le yacht avait fait naufrage un jour de grande tempête dans le raz de Sein. Les deux parents et les quatre membres d’équipage avaient tous péri. Seule survivante, maintenue en surface par son gilet de sauvetage et portée par un fort courant, l’enfant âgée de cinq ans avait été poussée par une houle puissante jusqu’à la grève de la baie des Trépassés. Par quelle heureuse fortune, des années plus tard, Gaïa était-elle devenue Mme Le Guennec ? Personne ne le savait.

    Chez les Le Guennec, la tradition familiale voulait que les femmes accouchassent au manoir. C’est donc à Keregard que, suivant la tradition, Gaïa, trois ans après son mariage, mit au monde Soizic. Elle eut à peine le temps d’entendre le premier cri du bébé avant de perdre connaissance. Elle mourut quelques heures plus tard, emportée par une hémorragie massive.

    Erwan, veuf inconsolable, éleva seul sa fille. Enfant à l’intelligence précoce, Soizic sut lire dès l’âge de trois ans et écrire à quatre ans. De santé fragile, elle ne fréquenta pas l’école primaire, son père ayant préféré lui donner un précepteur en la personne de l’ancien recteur de la paroisse de Plomeur, l’abbé Denis Ouranos. Effet du hasard, ou signe du destin, l’ecclésiastique avait, comme Gaïa, la défunte mère de Soizic, une ascendance grecque. Sous la direction de ce prêtre érudit, la jeune élève progressa avec une rapidité stupéfiante dans l’apprentissage du français, du latin et du grec ancien. À son entrée au collège Saint-Gabriel de Pont-l’Abbé, Soizic savait lire dans le texte les grands auteurs latins, et était déjà très à l’aise pour traduire les Grecs classiques tels Euripide, Hérodote ou Aristote. Elle s’était prise d’une passion pour Homère et pouvait réciter de mémoire de longs passages de l’Iliade et de l’Odyssée, ouvrages dont la riche bibliothèque du manoir de Keregard abritait plus de vingt éditions différentes et notamment la très rare édition princeps de 1488, imprimée à Florence par Demetrius Damilas.

    À dix-sept ans, son baccalauréat avec mention très bien en poche, Soizic s’était inscrite à la Sorbonne pour entreprendre des études de lettres classiques. Erwan Le Guennec avait autorisé sa fille à s’installer à Paris sous la condition qu’elle logeât chez son oncle Yvan Le Guennec, qui vivait de ses rentes avec sa femme et ses six filles dans un vaste appartement du boulevard Saint-Germain.

    Comment décrire la beauté de Soizic en cet automne 1949 où elle s’apprêtait à quitter le pays bigouden ? Le corps de la fraîche adolescente avait déjà laissé la place à une silhouette tout en grâce et en souplesse qui annonçait l’épanouissement d’une féminité aux proportions proches de l’idéal de la sculpture grecque. Mais ce qui donnait au physique de Soizic un charme inégalable c’était la grâce magnétique de son regard. La teinte de ses yeux hésitant en permanence entre le bleu et le vert éclairait son visage d’une lueur fascinante.

    La jeune fille ne put jamais réaliser son rêve d’aller étudier à Paris. À la veille de son départ, elle fut clouée au lit par une forte fièvre. Prise de convulsions, elle sombra dans un coma profond dont nul ne put définir l’origine. D’abord hospitalisée à Quimper, elle regagna ensuite le manoir familial où son père mit en place les moyens médicaux nécessaires aux soins que réclamait son état quasi végétatif.

    Elle reprit connaissance un matin du mois de mars 1950. Ses facultés physiques se rétablirent très rapidement. En deux mois d’une rééducation intensive, elle retrouva la plénitude de sa complexion et, dès le mois de juin, on la vit courir à marée basse le long de la plage de Tronoën. Son visage, fouetté par les longues mèches sombres de ses cheveux flottant au vent, exprimait la joie de ce retour à la vie. Cependant devant ses yeux rieurs passait parfois comme un voile qui en éteignait brutalement l’éclat lumineux. Soizic tombait souvent dans une humeur d’extrême mélancolie. Elle passait des jours entiers isolée dans la bibliothèque de la grande demeure des Le Guennec, un livre ouvert devant elle, sans que l’on sache si elle lisait ou si son esprit vagabondait. Seul son père connaissait la cause de cette tristesse inhabituelle chez une enfant à la vitalité autrefois si joyeuse.

    En effet, si le corps de Soizic ne gardait plus aucun signe tangible de sa mystérieuse maladie, il n’en allait pas de même de son entendement. L’intelligence était toujours la même, la parole aussi vive et les raisonnements aussi pertinents, mais la maladie avait effacé de sa mémoire la totalité de son savoir livresque. En d’autres termes, Soizic ne gardait aucun souvenir du contenu des milliers d’ouvrages qu’elle avait dévorés jusqu’à ce qu’elle tombe malade. Pire, elle était incapable de saisir un traître mot de ces suites de signes noirs qui s’étiraient sans fin sur le blanc des pages des volumes dont elle ne parvenait même pas à comprendre les titres.

    Plus aucune mémoire des poèmes grecs qu’elle se récitait à mi-voix pour le simple plaisir de la scansion, plus de trace des récits de Thucydide, plus un seul reste des comédies d’Aristophane. La langue grecque ancienne lui était devenue aussi incompréhensible que le mandarin.

    Une seule exception, vestige inexpliqué de son savoir perdu : elle pouvait encore dire de mémoire l’intégralité du Chant IX de l’Odyssée.

    Erwan Le Guennec rappela le recteur Denis Ouranos. L’ancien précepteur, un vieil homme maintenant presque aveugle, avait conservé ses remarquables qualités de pédagogue et sous sa bienveillante direction Soizic réapprit à lire.

    Elle fit de rapides progrès. Un an après sa sortie du coma, elle dévorait à nouveau les œuvres des grands auteurs.

    C’est une Soizic souriante et poussée par une joie de vivre retrouvée qui se rendait en ce soir de juillet 1951 au fest-noz de Saint-Guénolé. Celle que les habitants de la presqu’île de Penmarch surnommaient « la sirène aux yeux pers » traversa le port d’une démarche souple. Le tardif soleil d’été n’en finissait pas de sombrer sous l’horizon. La température de l’air était étonnamment douce. L’océan avait renoncé pour quelques heures à agresser le granit des fameux rochers et la surface assagie des eaux reflétait toutes les nuances de bleu et de rose que seule la côte bretonne est capable d’inventer dans les crépuscules d’été.

    Les regards de Soizic et d’Yves Ullard se croisèrent en cette soirée enchantée, et ce fut pour eux deux comme une évidence. Il lui prit la main pour l’inviter à danser et elle sut que jamais plus elle ne pourrait se passer de la présence de ce garçon aux yeux couleur d’océan en colère.

    Yves Ullard, vingt et un ans, était le fils d’un marin-pêcheur originaire du Guilvinec. Le père travaillait dur comme matelot sur un palangrier côtier. Dans la longère familiale de Treffiagat aux murs de granit et aux volets bleus régnait une ambiance chaleureuse et Yves et ses cinq sœurs n’avaient jamais eu à souffrir de la faim, même pendant les dernières années de guerre où les sorties en mer se faisaient rares.

    Yves naviguait comme équipier sur le chalutier Armen, un hauturier du Guilvinec armé par Erwan Le Guennec.

    Ce dernier ne comprit jamais comment sa fille si délicate, toute entière portée vers les choses de l’esprit, sans autre expérience du monde que celle apprise à travers le prisme des livres, avait pu tomber amoureuse de ce marin qui avait quitté l’école à l’âge de quinze ans. Mais Erwan dont les colères légendaires faisaient autrefois trembler les murs de la criée avait pris de l’âge et son caractère autoritaire s’était émoussé. Il ne résista pas longtemps à la pression de sa fille adorée et à contrecœur il consentit au mariage.

    Le couple s’installa dans une petite maison attenante au manoir, autrefois demeure du gardien et jardinier du domaine. Yves était absent de longues semaines pendant les campagnes de pêche en mer du Nord ou au large de l’Écosse. Soizic passait des journées entières à relire les récits mythologiques de la Grèce ancienne.

    Au printemps 1953 elle était enceinte.

    Le 18 février 1954, elle accoucha d’un enfant de sexe masculin prénommé Jean.

    Le matin du 4 mars de la même année, Yves Ullard, revenant de trois semaines de pêche autour des îles Féroé, courut à son domicile pour embrasser son premier né. Accroupie devant la porte de la chambre où reposait l’enfant, Soizic pleurait en silence. Yves la releva et la serra dans ses bras, ne sachant si par ces larmes elle exprimait sa joie de retrouver son époux ou si un malheur était arrivé au bébé. Puis il franchit le seuil de la pièce plongée dans la pénombre.

    Comme cloué sur place, il réprima un cri. Car au creux du berceau, emmailloté d’un lange, gisait un nourrisson dont le front monstrueux s’ornait d’une paupière blanche recouvrant l’œil unique du cyclope que Soizic venait de mettre au monde.

    Dans les jours qui suivirent la naissance de Jean, Keregard vit se succéder des gynécologues-obstétriciens venus de la France entière. Jamais encore un nouveau-né atteint de cyclopie, cette forme rare de l’holoprosencéphalie, n’avait survécu plus que quelques heures. Les différents examens auxquels le bébé avait été soumis ne révélaient aucun autre symptôme inquiétant. Pour la médecine, cette malformation mise à part, l’enfant était « normal ».

    Le vieil Erwan ne se remit jamais du choc causé par la monstruosité de son petit-fils. Il avait fondé tant d’espoir sur cette descendance tardive. Or, jamais Jean ne pourrait poursuivre l’aventure industrielle des Le Guennec.

    Foudroyé par une rupture d’anévrisme, Erwan Le Guennec s’effondra à la sortie de la messe dominicale célébrée en l’église de Penmarch le 14 mars 1954.

    Pour Yves et Soizic, passés les premiers jours de stupéfaction devant la malformation de leur fils, la vie reprit son cours. Un sentiment s’apparentant à de la honte leur fit d’abord cacher l’enfant aux yeux de la famille et des proches voisins. Dans le pays on trouvait un peu étrange le silence qui entourait le domaine de Keregard et, bien plus, que l’enfant n’ait pas encore été baptisé. Mais on avait toujours respecté l’intimité des Le Guennec, aussi ne chercha-t-on pas à en apprendre davantage.

    Le couple et le petit Jean avaient déménagé après la mort d’Erwan et s’étaient installés dans le manoir. Soizic allaitait Jean et bientôt le visage difforme de son bébé ne lui fit plus horreur. Un jour qu’elle sortait de son corsage un sein gonflé de lait, elle crut entrevoir dans l’œil du bébé comme un signe de reconnaissance. Elle poussa un cri de joie, car elle fut convaincue en cet instant que l’enfant n’était point aveugle. Elle serra Jean contre sa poitrine et l’embrassa, puis, le tenant à bout de bras, elle le contempla et, pour la première fois, se rendit compte que l’œil de Jean resplendissait des mêmes reflets d’un tendre bleu vert que celui de ses propres yeux.

    Yves Ullard supportait de moins en moins l’éloignement que lui imposait son métier de marin. Il pressentait que le handicap de son fils allait nécessiter une présence plus régulière. Mais pouvait-on vraiment parler de handicap ? Jean se développait selon les canons habituels. À trois mois, il tenait déjà sa tête droite de longs moments, et il faisait de grands sourires. À cinq mois, il commençait à amorcer le déplacement à quatre pattes et aimait jouer avec ses orteils. Sans doute sa préhension des objets était encore un peu incertaine, car sa vision monoculaire le gênait dans son appréciation des distances et du relief, mais son acuité visuelle paraissait parfaite.

    Ce que redoutaient Yves et Soizic c’était surtout le regard des autres. Autant ils s’étaient

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1