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Avant que le Diable n’apprenne ta mort
Avant que le Diable n’apprenne ta mort
Avant que le Diable n’apprenne ta mort
Livre électronique365 pages4 heures

Avant que le Diable n’apprenne ta mort

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À propos de ce livre électronique

La vie ressemble souvent à un danger imminent, un monstre en marche qui ne ferait jamais de cadeaux… Vadim Valadine est un tueur à gages redoutable et redouté travaillant pour une famille russe tenue d’une main de fer par le brutal et imprévisible Yevgeny Khirchoff. Il monte dans la hiérarchie du Clan après avoir purgé vingt ans de prison à la place du patron à qui il a prêté allégeance. Sa nouvelle mission : former la nièce de Khirchoff, Milena. Toutefois, rien ne se passera comme prévu et il devient l’homme à abattre… Quel impact aura cette situation sur Darius Arbogast, psychiatre désabusé cherchant sans plus y croire un sens à sa vie ? Sa rencontre avec Romane, une SDF écorchée à vif, le bouleversera de façon irrémédiable.
Vadim et Milena, Romane et Darius. Quatre destins qui s’entrecroiseront, parfois se percuteront… Dos au mur, certaines de ces âmes perdues se déchireront, s’aimeront, quand d’autres se trahiront… le temps d’amères saisons de cendres.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Scénariste et réalisateur, comédien parfois, Jordi Avalos a déjà produit une douzaine de courts-métrages ainsi qu’une série comique. Autodidacte, cinéphile exigeant, fou furieux de musique et de littérature depuis l’enfance, il écrit et réalise en 2004 son long-métrage Les larmes blanches de monsieur Ux, polar teinté d’humour et d’une certaine mélancolie. Avant que le diable n’apprenne ta mort, son tout premier roman, rend hommage aux films noirs de Verneuil, Corneau et de Jean-Pierre Melville.
LangueFrançais
Date de sortie7 avr. 2023
ISBN9791037784698
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    Aperçu du livre

    Avant que le Diable n’apprenne ta mort - Jordi Avalos

    Prologue

    Nous aurions tant voulu…

    Sans me vanter, je suis exceptionnellement doué pour faire d’une vie qui aurait tout pour être heureuse, un véritable enfer. Et je ne laisserai absolument personne parler de cet enfer à la légère.

    Emmanuel Carrère

    1

    13 h

    Milena était une très belle femme.

    Proche de la quarantaine, les cheveux longs, blonds et vêtue d’un tailleur très cintré plutôt chic, on aurait pu la prendre pour une femme d’affaires pieuse qui venait se recueillir à l’église entre deux rendez-vous. Seulement Milena n’était rien de tout ça.

    Milena n’avait rien à faire là.

    Milena était une femme qui devait accomplir chacune de ses missions sans état d’âme. Sauf que son contrat lui posait déjà problème.

    Assise songeuse sur l’un des bancs de l’église déserte, les mains jointes et gantées, Milena réfléchissait encore, profitant du silence du lieu. Elle savait qu’à présent elle ne pouvait absolument plus reculer et c’était bien là le dilemme.

    Son ventre en faisait encore les frais. Ses boyaux se tordaient de plus en plus au fur et à mesure que se rapprochait l’heure fatidique à laquelle elle scellerait son destin à celui de la personne qu’elle devait rayer de la carte.

    … De nouveau des gargouillis.

    Ce foutu mal de ventre.

    C’était comme si ses tripes emmêlées cherchaient à former un de ces scoubidous avec lequel elle pouvait s’amuser étant gamine.

    S’attendait-elle à ça ?

    Non.

    Mais elle allait devoir faire avec, si elle ne voulait pas finir à son tour avec une balle dans la tempe, au fond d’une benne à ordure ou dans le coffre d’une voiture abandonnée dans un parking souterrain.

    Une heure s’écoula avant qu’elle ne se décide enfin à se lever de son banc où, près d’elle, était posée une petite boîte en bois rectangulaire.

    Dehors, l’orage grondait de plus en plus. Sans un signe de croix et sans même un dernier regard pour les saints martyrs ornant les nombreux tableaux gigantesques et poussiéreux accrochés aux murs, Milena quitta les lieux, sa boîte calée au creux de la main. Elle avait la nausée et se sentait prête à vomir, mais ce n’était vraiment pas le moment.

    La journée promettait d’être longue.

    2

    13 h 36

    Le Melville Café portait bien son nom.

    Pourtant, d’extérieur il ne payait vraiment pas de mine dans cette galerie marchande où clochards et habitants du quartier se côtoyaient quotidiennement sans vraiment se voir au fur et à mesure de la dégradation des lieux. Son propriétaire, le catalan Aquilino Santilari et son jeune fils Javier avaient renommé ainsi l’établissement un an à peine après que le cinéaste qu’ils admiraient tant leur ait fait l’honneur de choisir leur modeste café comme décor (le seul hors du Studio Jenner) pour une scène de son nouveau film Le Cercle Rouge. Malheureusement, au final, la séquence mise en boîte dans ce dîner-café de banlieue n’avait pas dépassé la porte de la salle de montage car ralentissant l’action du film. Elle se situait juste avant celle où le Commissaire Matteï (interprété par un André Bourvil rongé par le cancer et dont les jours étaient déjà comptés) rentrait chez lui, après sa journée de traque pour nourrir ses deux fidèles matous.

    Jean-Pierre Melville qui s’était toutefois entendu à merveille avec les Santilari père et fils, deux fous furieux de Cinéma Américain comme lui, se fendit d’ailleurs d’une lettre où il s’excusa sincèrement de ne pas avoir finalement pu immortaliser La Bodega (premier nom de l’établissement) comme il l’aurait voulu dans son long métrage. Il leur offrit pour compensation deux invitations à l’avant-première du film sur les Champs-Élysées ainsi que le précieux chapeau du regretté Bourvil (accessoire porté lors de la dernière apparition de l’acteur dans le film), accompagné d’un exemplaire annoté du scénario. Et, cerise sur le gâteau en pellicule celluloïd, Melville leur fit don d’un tirage sublime d’une photo de tournage. Sur le cliché noir et blanc très contrasté, Bourvil dégustait tranquillement un double crème dans l’arrière-salle de la partie restaurant, à l’endroit même où fut tournée la fameuse scène coupée.

    Tellement fiers de ces si nombreuses attentions à leur égard (et, il faut le dire, très impressionnés par le film lui-même lorsqu’ils purent enfin le découvrir dans une belle salle parisienne), les Santilari décidèrent, en sortant de la projection, que quelques ajustements à leur restaurant se devaient d’être une priorité absolue.

    Après plusieurs mois de travaux, donc, ils avaient ainsi transformé une partie de l’endroit en un véritable musée à la gloire du film où furent exposés sous vitrine les inestimables memorabilis du cinéaste au Stestson blanc. Ils donnèrent aussi les noms des personnages de Delon, Montand et Gian Maria Volonte aux cocktails spéciaux et desserts qu’ils avaient fait ajouter à leur carte. Puis, ils tapissèrent très élégamment les murs de gigantesques posters encadrés de L’Armée des Ombres, du Doulos, de Bob le Flambeur et du Deuxième Souffle. Santilari père poussa son vice fétichiste jusqu’à se procurer chez un collectionneur la splendide affiche en version japonaise du Samouraï. Cela lui coûta une petite fortune mais il ne sourcilla même pas, payant avec fierté et rubis sur l’ongle.

    Il n’était pas rare non plus de le trouver parfois avec son fils dans les boutiques spécialisées de la capitale, à la recherche de la moindre photo d’exploitation du film qu’ils achetaient avec l’excitation de deux gamins trop heureux de l’y ajouter à leurs déjà imposantes autres acquisitions décorant leur établissement (recommandé chaudement, depuis, par le Guide Michelin, s’il vous plaît).

    Il fallait reconnaître que la passion commune des Santilari fit énormément de bien à leur commerce ainsi qu’à ceux implantés dans le même périmètre.

    Les habitués ne purent que s’incliner lorsqu’ils purent enfin profiter pleinement du nouveau petit prestige du lieu, car le résultat final en valut vraiment la peine. L’endroit avait une sacrée gueule désormais, c’était indéniable. Philippe Labro, grand journaliste et ami intime de Melville, y consacra même un article dithyrambique dans les pages de Paris Match après l’avoir découvert, ce qui attira ainsi une nouvelle clientèle, quoique quelque peu exigeante : les cinéphiles.

    Labro devint d’ailleurs à son tour un adepte de l’endroit et il ne fut pas rare de le voir assis tranquillement à une des tables du fond, en train de déguster un café ou de dévorer un poulet servi avec ses frites maison dont il raffolait.

    À partir de 1974, la date du 2 août devint même une journée particulière pour le Melville Café, depuis que le vénéré cinéaste avait fait la très mauvaise blague de mourir d’un infarctus l’année précédente.

    Durant toute la journée du 2 était donc à présent servi, sans discontinuer, un menu spécial, baptisé le J. P. M. (réplique exacte du repas préféré du réalisateur, dont sa veuve avait accepté non sans affection d’en révéler la teneur exacte). Le soir, une fois terminé le dessert, après que les convives de l’évènement se soient joyeusement prêtés au jeu du vote à main levée, l’un des films choisis dans l’imposante filmographie de Melville était donc visionné en VHS grâce à l’attractive avancée technologique qu’était l’arrivée sur le marché des tout premiers magnétoscopes. Encore une acquisition onéreuse d’un Aquilino pas peu fier d’en faire profiter les fanatiques de ce qu’il considérait comme le fleuron du vrai Cinéma Français. Le tout présenté comme il se doit sur un téléviseur à tube cathodique suffisamment grand pour contenter tout le monde. Selon les années, les grands classiques pouvaient parfois laisser place à des perles un peu moins connues, telles que Le Silence de la Mer.

    Enfin, la soirée se clôturait généralement par un court débat animé quelques fois – lorsqu’il était disponible – par un autre spécialiste du metteur en scène en la personne du très estimé Rui Nogueira, jamais avide de dispenser la Bonne Parole Melvillienne.

    Un véritable engouement entoura ainsi le Melville Café d’une aura de hype presque quatre décennies durant, s’étant même attiré les faveurs de Bertrand Tavernier, faisant gagner chaque année à l’établissement un peu plus en notoriété et en touristes étrangers (majoritairement japonais, pouvant débarquer par autocar entier. La plupart ne venaient souvent rien que pour visiter ce faux musée, consommer des cocktails sans alcool et – absolument toujours – se faire prendre en photo devant la vitrine où trônait le chapeau de Bourvil, l’une des pièces majeures de la « Collection Santilari »).

    C’est donc ainsi que cet humble café-restaurant gagna chaque fois un peu plus en renommée jusqu’à obliger leurs propriétaires à souvent refuser du monde et à s’octroyer les services de personnel supplémentaire pour les aider occasionnellement en salle et aux fourneaux.

    Ce ne fut qu’à l’approche du nouveau millénaire que cela commença à décliner quelque peu, au rythme des passages à l’hôpital d’Aquilino, obligé, au final, de céder sa place à Javier, suite à deux incidents cardiaques en l’espace de onze mois.

    Et c’est exactement à cette table, où s’était assis le vénérable Matteï entre deux prises, que Vadim Valadine sirotait son verre avec parcimonie. Il retrouvait là ses habitudes au Melville Café, perdues après un très long hiatus. Et dès sa première visite, quelques jours à peine après être sorti de sa cellule pour de bon, il se sentit soulagé de voir ce rassurant vestige de son passé toujours debout. Il adorait ce lieu qu’aujourd’hui on apparenterait à un bouge un peu excentrique, car à n’importe quelle heure de la journée il pouvait toujours trouver un coin pour déjeuner sans être importuné. Le plus surprenant, et qui faisait encore plus le charme du Melville Café, c’était que l’endroit avait l’air d’avoir été figé dans le temps depuis la dernière fois où il était venu, juste avant son incarcération. Avec ses chaises aux couleurs bariolées, ses banquettes d’un autre âge, ses luminaires très datés, ses murs aux formes 60’s et ses posters de polars, on aurait pu se croire dans un vrai repaire de malfrats.

    Comme si la poussière n’avait pas bougé de place. Elle restait d’époque… aussi fou que cela puisse paraître s’amusa à imaginer Vadim.

    Ce qu’il adorait, c’était échanger avec le fils Santilari qui, ravi de revoir un de ses fidèles clients revenu au bercail, ne manquait pas une occasion de discuter avec lui et de lui narrer des anecdotes sur la carrière de « Monsieur Jean Pierre » comme il surnommait son cinéaste préféré avec le plus profond des respects. Et Vadim se régalait de ces vieilles histoires qu’il imaginait sans doute quelque peu polissées, un rien romancées depuis le temps, mais qui égayaient toujours ses repas ou ses passages debout sur le zinc du comptoir impeccable.

    Mais aujourd’hui, Vadim n’avait pas du tout le cœur à ça et tirait nerveusement sur sa cigarette. Les volutes de fumée venaient l’englober d’une sorte de halo grisâtre qui le vieillissait encore plus que son âge réel : cinquante ans, quatre mois, deux heures et quatorze minutes de plus au compteur. Le teint pâle, virant presque au cireux, des poches sous les yeux et une barbe mal taillée, on aurait pu le confondre avec un de ces habitués quelque peu fauchés qui hantaient très souvent le comptoir aux heures creuses de l’après-midi. Mais c’est son costume qui faisait toute la différence. Usé, certes, mais coupé sur mesure, la chemise blanche impeccable.

    Pas à dire, Vadim avait la classe malgré tout.

    Dans l’une de ses mains, une lettre de plusieurs pages rédigée dans une écriture légèrement tremblante et une photo qu’il n’avait de cesse d’observer. Rien à faire, d’ailleurs, elle continuait de hanter la moindre de ses pensées. Le portrait d’une jeune personne au regard dur, un peu sauvage, mais qu’il ne pouvait s’empêcher de fixer, encore et encore, comme hypnotisé.

    Quelques fois, Vadim relevait la tête, le cœur battant la chamade, dès qu’il entendait la porte d’entrée du Melville s’ouvrir. Mais c’était toujours une fausse alerte. Un livreur pour Santilari, un client pour un demi, une demoiselle pour un simple expresso…

    « Tu as intérêt à ne pas me donner de faux espoirs cette fois, Sergueï ! songea-t-il en posant le cliché corné face à lui. J’espère vraiment qu’elle viendra ». C’était devenu comme un mantra.

    Vadim ne le savait pas encore mais la fille était déjà là, dans une autre partie de la salle en contrebas. Elle discutait avec un homme plus vieux qu’elle et s’apprêtait maintenant à partir.

    3

    Aux alentours de 19 h

    L’orage avait doublé en intensité.

    Les gouttes de pluie commençaient petit à petit à s’infiltrer par les moindres interstices percés de rouille de l’immeuble abandonné. Au premier étage, parmi les gravats et les restes de feux de camp improvisés par quelques fêtards, on pouvait trouver des traces de ce qui, jadis, avait été des toilettes, un lavabo et même un reste de mur attenant à une cuisine (dont les vasques et le plan de travail tenaient encore debout par Dieu sait quel miracle). Le lieu avait été, depuis, sommairement réaménagé avec des vestiges de mobilier retapé à l’arrache, le reste étant fait de bric et de broc, chaque objet récupéré au grès de trouvailles sommaires au fin fond des poubelles.

    Vêtue d’un pantalon assez large et sale, d’un pull élimé complété de mitaines et surmontée d’un bonnet noir en plus d’une veste militaire, Romane, jolie brin de fille malgré la crasse, était couchée sur un vieux matelas posé à même le sol. Elle avait vingt ans à peine mais faisait déjà bien plus que son âge depuis qu’elle vivait dans la rue. Pas non plus la Gavroche moderne ou un de ces foutus travellers qui hantaient les quartiers de Porte de la Villette avec leurs cigarettes roulées, leurs longues écharpes à carreaux, leurs piercings innombrables et leurs diabolos ; mais une sans domicile fixe solitaire comme il y en avait plein les quartiers.

    À la différence pourtant de certains qui avaient tout perdu, Romane s’était infligé elle-même cette punition de vivre dans l’extrême précarité après une révélation que lui avait faite sa mère sur son lit de mort. L’aveu confessé dans un murmure l’avait tellement choquée et bouleversée qu’elle préféra tout abandonner de la vie qu’elle menait jusqu’à présent, l’estimant désormais trop remplie de mensonges pour continuer d’en faire partie. Elle se refusait d’y appartenir une minute de plus, trop intolérable pour elle. Ce choix n’était pas sans conséquences et un jour comme aujourd’hui faisait revoir les choses sous une lumière bien différente.

    Le répétitif ploc ploc incessant des gouttes de pluie commençant à créer au sol des flaques d’eau grandissantes fit comprendre à Romane qu’elle avait beau avoir disséminé casseroles, bouteilles ébréchées et les rares sceaux qu’elle possédait encore dans son logement de fortune, d’ici moins d’une heure, son squat serait une véritable pataugeoire. À vrai dire, si ses pensées ne l’abrutissaient pas autant, elle se serait presque foutue de la dramatique tournure que prenait la situation. Mais c’était aussi prendre le risque que son chien Luther, robuste labrador noir à poils courts, attrape froid. Elle ne pouvait pas imposer ça à son vieux copain.

    Alors elle avait finalement allumé un semblant de feu où papiers journaux, broussailles et cagettes abandonnées sur les marchés maraîchers servirent pour entretenir les flammes. Ce n’était vraiment pas grand-chose mais cette chaleur, même infime, faisait toujours plus de bien que rien du tout. Et pour le confort du massif Luther, Romane avait cédé la majeure partie de ses couvertures, se contentant de son seul duvet bien trop court. Pour le reste, elle ne se sentait même plus la force de rien. Encore moins de mener un branle-bas de combat contre les intempéries. Elle avait bien assez froid et se recroquevillait autant qu’elle le pouvait tout contre son toutou. Cela ne l’empêcherait pas de claquer des dents mais là aussi, elle s’en foutait, finalement.

    Combien de temps pourrait-elle tenir ainsi aujourd’hui ? Elle n’en avait pas la moindre idée… Et ce qu’elle avait vécu cet après-midi l’avait chamboulée profondément. Elle, d’habitude si combative, se sentait seule et totalement perdue à présent. Elle voulait se laisser aller, se laisser broyer dans sa détresse qu’elle ressentait infinie.

    Ayant avalé sans réfléchir deux plaquettes entières de Temesta, au lieu des trois comprimés recommandés, qu’on lui avait procurés au départ pour l’encourager à suivre un traitement l’aidant à tenir le coup, Romane avait accompagné le tout de plusieurs cannettes de bière au goût amer. Plus rien n’avait d’importance à ses yeux, si ce n’est peut-être la présence de son fidèle Luther qu’elle culpabilisait déjà d’abandonner à son sort. Mais que pouvait espérer Romane, en vérité ? Elle ne savait plus qui croire, d’ailleurs cela en valait-il encore la peine ? Elle avait voulu joindre Anna sur le portable que l’Association lui avait donné en cas de besoin, mais un reste de fierté mal placée lui fit éteindre le téléphone lorsqu’elle commença à composer le numéro. Anna aurait pourtant aussitôt accouru.

    Les rayons du soleil avaient désormais disparu et les murs du squat commençaient de plus en plus à s’assombrir, laissant place au vent qui cherchait coûte que coûte à s’engouffrer par les vitres cassées donnant sur l’extérieur.

    Dieu merci, tout comme Vadim Valadine ne savait pas non plus que la personne qu’il attendait tant au Melville Café quelques heures plus tôt déjeunait à peine à une vingtaine de mètres de lui, Romane ne pouvait pas se douter que deux de ses bons samaritains allaient peut-être aussi réussir ce jour-là à lui sauver la vie in-extrémis.

    4

    23 h 10

    Assis sur un confortable fauteuil d’un coin de la pièce où le maigre filet de lumière d’une lampe design l’éclairait, Yevgeny Khirchoff broyait du noir, le regard triste, totalement abattu. C’était un homme au bord des soixante-dix ans, le crâne en partie dégarni, les cheveux bruns et le visage dur, marqué par des traits creusés à la serpe. Le genre de type qui peut vous glacer le sang d’un simple regard, le gars qui désarmerait n’importe quel adversaire sans avoir à hausser le ton de sa voix. Du charisme à l’état pur. Et pourtant.

    Alors oui, bien sûr, il savait qu’il avait pris la bonne décision, celle qui s’imposait mais cela ne l’empêchait pas pour autant d’en être malade à en crever et de se sentir comme la dernière des sous-merdes. Se sentir impuissant lorsque l’on a tous les pouvoirs, voilà bien un paradoxe dont il se serait passé. Mais c’était comme ça et pas autrement.

    Foutu Code de l’Honneur à la con.

    À l’heure qu’il était, le problème était pourtant déjà réglé depuis un bon moment, circulez, fin de l’histoire. Alors pourquoi se sentait-il si diablement coupable au fond de lui, au point de n’espérer qu’une chose : que ce cauchemar qu’il vivait se termine et qu’il se réveille enfin ?

    Parce qu’on est dans la réalité mon petit pote, se surprit-il à penser à voix haute. Ne me dis pas que tu ne t’y es pas habitué, depuis le temps.

    Merde, voilà qu’il parlait tout seul, maintenant.

    Bordel, ça, c’était sa réalité ?

    Alors quoi ?

    Tout envoyer valser et se tirer une bonne fois pour toutes pour ne plus avoir à assumer les conséquences de ses actes ?

    Et pourquoi pas ? C’est vrai, après tout ?

    Parce qu’encore une fois, on est dans la réalité, t’es sourd, ducon ?

    Ouais. Et ça, ça le faisait royalement chier.

    Dans un mouvement d’une lenteur d’automate, Yevgeny se saisit de son verre à moitié vide et en but, cul sec, la dernière gorgée.

    Comme il s’y attendait, cela ne lui fit rien du tout ou à peine. Au mieux, cela n’avait fait qu’alimenter le feu dans son estomac. Il lui fallait un anesthésiant beaucoup plus fort.

    « Ma réalité ?! ria-t-il presque ivre. Tu sais quoi ? Je l’emmerde, moi, ma réalité ! » Et il se resservit un dernier verre.

    Foutu Code de l’Honneur à la con.

    5

    4 h 54

    La pièce était peu éclairée.

    C’était un très grand salon aux étagères profondes et à la bibliothèque débordante de livres, de vieux bibelots, de sculptures… La tapisserie au mur était morne et d’origine, la majorité des meubles en bois vernis. Partout aux murs, des tableaux, quelques affiches encadrées. Et au beau milieu de ce décor assez chargé, assis sur son vieux canapé, le docteur Darius Arbogast. La chemise ouverte, le nœud de cravate défait et les manches retroussées aux bras, le sexagénaire aux cheveux grisonnants avait le visage marqué par quelques rides et des cernes dues à la fatigue. Sur la table basse face à lui, à côté d’un cendrier où une cigarette se consumait près d’une bouteille de whisky ouverte et bien entamée, des glaçons se laissaient lentement fondre dans un verre rempli assez généreusement.

    « J’aurais pu tout perdre, pestait Darius en ruminant en boucle. Et j’ai bien failli recommencer. Grâce à Dieu, je suis arrivé juste à temps ».

    Il est vrai qu’à peine soixante-douze heures plus tôt, sa soirée avait été des plus mouvementées. Il avait dû prendre sur lui dans la précipitation face à son récent dégoût des hôpitaux (pour un médecin comme lui, c’était le comble) mais il n’avait pas le choix s’il voulait que la personne qu’il y amenait soit sauvée. Alors sans réfléchir, il s’était précipité sur les lieux, avait pris les choses en main et pour finir, après avoir slalomé entre les voitures sur la nationale bondée, débarquait aux Urgences en se garant après un dérapage. Par la suite, Darius avait totalement perdu toute notion du temps depuis l’incident.

    À présent il était de retour dans la solitude de son salon.

    Bizarrement, au creux de ses idées noires, il se surprit à entendre les paroles de Jeanne résonner comme pour le convaincre de quelque chose. Allez savoir pourquoi, Darius pensait souvent à elle aussi, ces temps-ci. Une vraie battante, Jeanne. Sa leucémie avait beau la terrasser chaque jour un peu plus avec la froideur d’un poison insidieux qui détruisait tout jusqu’à la couleur de sa peau, sa carrure musculaire et désormais les traits de son visage, Jeanne avait su rester combative. Elle ne s’était jamais plainte, acceptait de dépérir et rejetait toute sa douleur d’un revers de la main, avec la force de caractère qui lui dictait d’envoyer sa future mort aller faucher ailleurs. Jeanne n’était pas la seule à avoir tiré la sonnette d’alarme concernant Darius. Déjà, tout petit, sa propre mère, une infirmière (fibre médicale quand tu nous tiens) n’avait eu de cesse de lui répéter la même chose. Elle aussi concevait la vie comme quelque chose d’incertain, une sorte de symphonie inachevée comme elle disait, un monstre en marche qui ne ferait jamais de cadeaux et sur lequel il fallait s’accrocher coûte que coûte, en ayant le courage de ne pas renoncer. C’était pour elle la lucide et unique solution pour continuer d’avancer en allant le plus loin possible, toujours, tout en s’efforçant chaque jour d’être quelqu’un de respectable.

    Désormais, Darius en était persuadé, il allait s’accrocher à ces conseils comme à une bouée de sauvetage, car il n’avait plus le choix. Parce que c’est tout ce qu’il lui restait.

    Le jour où elle avait décidé de le quitter, affaiblie par ses séances de chimiothérapie qui l’obligeaient la plupart du temps à s’aliter de très longues heures, Jeanne, pourtant fervente catholique, avait rassemblé le peu de force qui lui restait encore et mis l’essentiel de ses affaires dans une grande valise.

    Darius en était resté sans voix et la regardait faire, totalement sidéré.

    Arrivée lentement jusqu’au seuil de la porte d’entrée, elle avait sermonné son futur ex-mari sans lui laisser d’autre choix que d’écouter ce qu’elle avait à lui dire. Il n’y avait plus rien à faire, en vérité. Elle lui faisait là ses adieux.

    — Tu ne fais plus suffisamment attention à personne depuis trop longtemps, ne dis pas le contraire, avait-elle commencé par lui asséner (curieusement il y avait plus de tristesse que de rancœur dans sa voix).

    — Non, tu ne peux pas dire ça ! avait alors rétorqué Darius, piqué au vif.

    — T’occuper des malades, c’est ton métier. Tu as été un bon infirmier pour moi mais ce n’était pas ce que j’attendais le plus venant de toi.

    — Et que voulais-tu que je fasse d’autre, alors ?!

    À cette question, Jeanne s’était tue et l’avait regardé en souriant, attendrie parce qu’elle semblait s’attendre à ce type de réaction de la part de celui qui avait partagé sa vie depuis tant d’années.

    Elle regardait ainsi Darius avec vive intensité mais sans sévérité aucune, juste pour donner de l’importance au constat qu’elle faisait à voix haute :

    — Si je n’avais pas cette saloperie, j’aurais fini parmi la décoration du salon. Je serais devenue une plante que tu n’arroserais même plus.

    — Qu’est-ce que tu racontes ?

    — Pourtant, tu le sais, le stoppa Jeanne, trop partie dans sa lancée pour être interrompue. C’est primordial de s’ouvrir à ceux qui t’entourent. Pas seulement à tes patients, mais à tous les autres. Il faut réussir à s’oublier un peu, c’est ça aussi ta vraie vocation. Celle qui t’a si longtemps épanoui et qui a fait que je suis tombée amoureuse de toi, tu te souviens ? Tu dois changer, Darius. Il le faut ! Promets-moi qu’au moins tu vas essayer de vivre chaque jour comme si c’était le dernier.

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