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Le projet Mœgen: Thriller
Le projet Mœgen: Thriller
Le projet Mœgen: Thriller
Livre électronique453 pages5 heures

Le projet Mœgen: Thriller

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À propos de ce livre électronique

La disparition d’André Mœgen, cinéaste renommé, fait sensation. Pourtant, après plusieurs semaines, le tapage médiatique s’étiole, l’enquête semble au point mort. Une équipe de journalistes est chargée de se rendre dans la vallée de la Bruche, lieu où Mœgen a été vu pour la dernière fois. Avec l’aide d’un autochtone érudit et d’un gendarme pugnace, leur reportage va prendre une direction et une ampleur totalement inattendues. Peu à peu, les éléments du puzzle vont s’imbriquer, dévoilant une histoire où s’entremêlent légende et réalité. Le projet Mœgen nous conduit dans les méandres d’une énigme qui fait écho à une histoire locale bien réelle.

À PROPOS DES AUTEURS

Jean-Michel Comte contemple le monde et ses semblables avec circonspection, ce qui lui donne l’occasion de décrire ce qu’il voit par l’intermédiaire d’un recueil de poésies, Commissures, puis à travers de petits textes ironiques, tranches de vies passées au tamis de sa plume acérée, Des miettes…, publiées aux Éditions Baudelaire.

Philippe Malaisé, dès son plus jeune âge, rédige de petites nouvelles dans des cahiers 96 pages. Parallèlement, il se lance dans l’écriture de son premier roman, Le crépuscule des enfants perdus, suivi deux ans après de Entrailles, qui paraissent aux éditions Ex Aequo.
LangueFrançais
Date de sortie9 juin 2021
ISBN9791037728241
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    Aperçu du livre

    Le projet Mœgen - Jean-Michel Comte

    Avertissement

    La vallée dont il est question dans ces pages est la transcription libre et romancée de la vallée de la Bruche, en Alsace. Pour les besoins de l’enquête, la topographie de certains lieux a été modifiée. D’autres ont été rebaptisés. Parfois les deux en même temps.

    Toutefois, les auteurs déclinent toute responsabilité si vous croisez, au gré de vos escapades, des individus ayant une ressemblance avec les personnages de ce livre, ou encore si vous vous faites peur, pour une raison ou pour une autre, au coin du bois.

    Personnages principaux

    Prologue

    Vallée de la Bruche, années soixante

    La forêt, partout.

    Des troncs épais, à l’écorce rude, serrés comme une armée de fantassins prêts au combat. Des branches qui s’entremêlent et dessinent un motif mystérieux dans la brume. La lumière qui ne parvient pas à transpercer la canopée. Le cri des oiseaux sur les cimes. Les mille et un bruits confus, des piétinements qui crissent sur la pierre, le glissement des bêtes sauvages sur les feuilles humides. Et cette impression diffuse et malaisée que quelqu’un vous observe sans pouvoir entrapercevoir ne serait-ce que le pelage d’un majestueux hybride issu de contes de fées ancestraux.

    Le regard fixé sur ses souliers de marche aux lacets maculés de boue, André Mœgen avance à grands pas. Les lanières de son sac à dos cisaillent ses épaules. Il tient à bout de bras la caméra super 8, une vraie avancée technologique de cette époque, un bijou inclus dans le budget de recherche de la Faculté. Il pousse encore un peu sur ses jambes, puis décide de sa pause méridienne, même s’il est déjà beaucoup plus tard.

    Le jeune cinéaste grimpe sur un promontoire constitué de deux larges pierres plates. Il exhale un long soupir glacé. Il extirpe de son sac un sandwich enveloppé de cellophane, une gourde venue des surplus de l’armée et récupérée chez un vague oncle, puis s’attelle à la tâche délicate consistant à éplucher une mandarine. Il pose la caméra à ses pieds.

    Au début, dans la voiture qui l’emmenait dans les Vosges, il s’était traité de tous les noms, se maudissait d’agir sur un coup de tête. Il savait que dans son Nord natal, les forêts ne manquent pas, mais voilà, il est tombé sur des photos de ce pays situé bien plus à l’est que Roubaix, et quelque chose a retenu son attention. Il ne se l’explique pas. Peut-être s’agit-il de ces grands sapins qui dévalent les pentes en les transformant en vagues sylvestres. Ou cette profondeur de vert qu’il ne reconnaît nulle part ailleurs. Ou encore l’éclat de la lune rousse par-dessus les fossés.

    Quoiqu’il en soit, il arpente à présent ces grandes forêts depuis une semaine, et peu à peu l’atmosphère des lieux l’imprègne. Parfois, quand le brouillard étend sur les vallées ses longs tentacules, il songe à un linceul métallique, et la seconde suivante, alors que les faisceaux blancs se trouent, et que les rayons du soleil tout à coup projettent sur les arbres des shrapnels de couleurs primaires, un appel vers la liberté la plus intime le fait presque suffoquer.

    Il a beau se raisonner, depuis qu’il traverse ces contrées pour son film de fin d’études, il s’attend à chaque instant à tomber face à une entité que même les anciens n’appréhendaient pas sur la paroi de leurs grottes. Parfois, il croit sentir une présence. Il bifurque sur un étroit sentier, et soudain, un mouvement au coin de son œil le fait se retourner, mais bien sûr, cela a déjà disparu, si tant est que cela ait existé ailleurs que dans son imagination, laquelle, primitivement fertile, trouve dans cette absolue solitude un terreau à sa mesure. D’autres fois, les présences s’incarnent dans une famille de chevreuils ou de biches, et même, en une occasion, de sangliers, dont la course brutale fait trembler le sol. Cependant, même en ces circonstances, Mœgen ne peut s’empêcher de déceler dans ces animaux l’appel d’anciennes créatures, leurs ancêtres qui continuent ainsi, par procuration, de hanter les forêts.

    À une reprise, le jeune homme remarque des silhouettes humaines, mais ce jour-là, il fait sombre, l’humidité l’entoure et le compresse. Les formes indiscernables s’évanouissent aussi vite qu’elles sont apparues, et Mœgen rigole haut et fort, davantage pour chasser l’appréhension que pour se moquer de lui-même, ce qui, d’une certaine manière, revient au même. Il vacille sur ses jambes, pointe la caméra droit devant lui. Il filme, sans discontinuer, il filme les chemins illustrés de panneaux verts qui annoncent à quel village appartiennent ces parcelles, il filme les petites balises de couleur indiquant les directions des randonnées, il filme les arbres et la terre et les couleurs, il aimerait filmer le vent glacial et les odeurs de méthane, car ce qui lui importe est de rendre compte de l’atmosphère des lieux. Voilà ce qu’il souhaite. Transcender le genre et, de fait, cette exigence, le guidera toute sa vie, dans ses œuvres mineures comme dans ses plus grands documentaires. Le public ne s’y trompera pas. André Mœgen imprimera sa marque dans le monde entier.

    Mais dans les années soixante, il n’est encore qu’un étudiant inexpérimenté. Toutefois, dans son esprit, une certitude s’impose. Son travail l’emmènera sans doute dans d’autres endroits du pays ou même ailleurs, plus loin, mais il reviendra ici, dans cette forêt immense et perdue, ce territoire vaste comme les limbes. Il ne sait pas quand ni comment, mais il sait déjà pourquoi.

    La forêt l’a appelé, et il répondra.

    1

    Strasbourg, juin 2015

    Même s’il le voyait pour la dixième fois au bas mot, Alexandre n’en revenait toujours pas. Quel film ! Pas un plan à jeter.

    Pendant que le générique final se déroulait sur l’écran et que les derniers spectateurs quittaient la salle, Matthias poussa un long soupir.

    — Un jour, j’en ferai un aussi bon. Un meilleur, même.

    À la clarté des spots rallumés, Alexandre se tourna vers son voisin et lui lança un regard sombre, celui des tempêtes à venir, celui qui signifie : « hey, toi, touche pas à mon réalisateur fétiche », mais son acolyte n’en prit pas ombrage, au contraire, ses lèvres épaisses s’élargirent sur son fameux sourire, celui qui tranchait les conversations, celui qui interrompait ou attisait les débats, selon le sujet.

    À cet instant précis, une employée du cinéma, balayette et sac poubelle à la main, leur pria de quitter les lieux. Ils obtempérèrent, non sans que Matthias n’émette un petit claquement de langue agacé que la fille ne releva pas. Elle se contentait de faire son boulot.

    Dès que les deux garçons se retrouvèrent devant le large parvis du multiplexe, Alexandre s’affubla de ses lunettes noires. La réflexion du soleil chaud de juin le soumettait à la torture. La haute taille de Matthias l’enveloppa. Alexandre pressentit que ce beau mec, son collègue, allait poursuivre son idée sur le film de Carpenter, ressorti en copie neuve. Toutefois, au dernier moment, il passa une main dans ses cheveux épais, genre Brad Pitt, une vraie tignasse de « banquable ». Alexandre regretta son crâne rasé, ses rouflaquettes, son menton mangé par une barbe très geek, ses lunettes d’abeilles, sa taille épaisse, mais ça, il n’y pouvait rien, du moins en partie.

    En silence, ils rejoignirent le passage clouté et attendirent que le feu repasse au vert. Les voitures défilaient comme au 24 heures du Mans. Les yeux un peu bridés de Matthias papillonnaient sous la réverbération du trottoir.

    — Tu te souviens où t’as garé la bagnole ? s’inquiéta-t-il.

    Alexandre mettait un point d’honneur à ne pas utiliser le parking ; trop cher. Il préférait tourner autour du complexe, au grand désarroi de son ami.

    Parvenu de l’autre côté de la route, Alexandre repéra l’immeuble en verre des archives municipales, contourna un terre-plein sauvage et d’un geste théâtral désigna sa vieille Honda coincée en biais entre un poteau électrique et un 4X4 cabossé.

    — Tu me prends pour qui ? Beef le débile ?¹

    — Tu veux ma photo, hé, banane ? rigola Matthias.

    Installé dans la voiture, il se démena avec la ceinture de sécurité.

    — T’es peut-être bon à la caméra, mais pour le reste, t’as pas mal de progrès à faire, remarqua Alexandre.

    Matthias abaissa le pare-soleil, exhiba ses dents blanches face au miroir de courtoisie puis se tourna vers son ami.

    — Roule.

    2

    Schirmeck, juin 2015

    Confortablement installé à la terrasse du café Le bar de la Bruche, Jean-Phi Stéphand sirotait un petit noir et contemplait en rêvassant la rue déserte, écrasée de chaleur. Il portait une chemise blanche impeccable et un bermuda qui semblait sortir d’une production des années 40. S’il se tournait sur sa droite, l’une des vitres du bistrot lui renvoyait l’image un peu déformée d’un gars solide, bien bâti, dont le crâne récemment rasé évoquait l’ennemi préféré de Bob Morane².

    Jean-Phi examina le liquide noir qui tournait dans la petite tasse et son esprit divagua. Un euro cinquante pour un petit noir boueux. Deux euros dans les grandes villes. Ici, c’était la campagne, le trou du cul du monde. Quelques touristes en été, pour visiter les sites naturels. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir. Les politiques locaux n’avaient jamais eu la volonté – la compétence ? – de mettre autre chose en valeur. Ce qui n’était pas plus mal, à bien y réfléchir, car dans le cas contraire, les touristes déferleraient, et le petit noir coûterait, ici aussi, deux euros.

    Bref, Jean-Phi se complaisait dans une vie campagnarde, engoncé dans sa vallée natale, avec pour toute vision les rondeurs des montagnes, abrasées par des milliers d’années, et les fonds de vallées serpentant d’une mamelle à l’autre. Cette idée le réjouissait. Il pensait souvent à ça : ce côté pulpeux qui pouvait ressembler à des seins de toutes tailles. Malheureusement, envahie au fil du temps par les sapins, stigmates d’une politique de plantation révolue, l’exploitation de ces dômes vert foncé s’était étiolée avec la chute de leur valeur marchande.

    Certes, ici les gens vivaient chichement, mais finalement, ils ne manquaient de rien. La richesse est ailleurs.

    La vérité aussi, disaient Mulder et Scully. Hé hé… Cette pensée fit sourire Jean-Phi.

    De fil en aiguille, il en vint à penser à nouveau à ce qui le tenaillait depuis des mois. Mœgen. L’immense Mœgen.

    L’un des films les plus intrigants qu’il lui avait été donné de voir avait été tourné, des années auparavant, dans cette contrée. Il lui plaisait à penser que le réalisateur avait sans doute, lors de ses escapades, posé ses fesses sur les chaises de cette même terrasse, musardé au soleil, bu son expresso arrosé ou pas de schnaps. Il se posait sans doute des questions sur les plans, les lumières et autres contraintes inhérentes à ce genre d’entreprise. André Mœgen avait réalisé un film d’étudiant sur cette région reculée, un peu hors du temps, un film modeste et peu connu, mais où l’on devinait son talent à venir.

    Malgré la notoriété de Mœgen, aucune horde de citadins sauvages n’avait déferlé dans le but d’entreprendre un pèlerinage, ou encore de se lancer dans une sorte de jeu de piste biblique afin d’élucider les arcanes de son retour en terre étrangère. Non, pas plus de hordes débiles qu’avant, à part quelques étudiants en histoire de l’art, quelques « thésards » en métaphysique des images. Rien de plus. Rien de bien méchant.

    En vérité, avec son premier film, Mœgen n’avait pas tout à fait réussi à rendre compte de la réalité de cette vallée, de ses beautés, de ses douleurs, de l’apparence décalée de ses habitants, compréhensible seulement par l’autochtone. Et cependant, personne d’autre n’était parvenu à s’en approcher d’aussi près. Outre la qualité technique de son film, de ses images mêlant kitsch et réalisme, outre la beauté de ses plans, faisant d’un paysage un personnage et d’un personnage un élément intégral du paysage, il avait réussi à construire ce que l’on pouvait appeler, à la suite de Raymond Guérin, « l’ébauche d’une mythologie de la réalité »³.

    Sans aucun doute, au moment de sa disparition, Mœgen poursuivait la quête de cette ébauche.

    Oui, vraiment, Jean-Phi était étonné de ne pas voir plus souvent des curieux, des rapaces, de retour sur les lieux pour exhumer les éléments d’une magie éphémère mais encore vivace, avec ses mystères, ses hasards, son alchimie subtilement distillée.

    Tant d’artistes avaient essayé de reproduire, au moins d’approcher Citizen Kane, sans jamais – jamais – y parvenir. Allons donc ! Pas de souci ! Le zinzin qui allait pouvoir décortiquer le film de Mœgen, pour en comprendre la substantifique moelle, n’était pas encore né. Si ce n’est Mœgen lui-même, ce qui, pour Jean-Phi, constituait en soi une raison suffisante pour le retrouver.

    C’est du moins ce dont il se persuadait, à ce moment-là, sous la torpeur de cette terrasse, en ce jour quelconque du mois de juin.

    3

    Erwan Allister frottait sa barbe naissante. Elle le démangeait, mais il supposait que c’était le prix à payer pour avoir l’air détaché du boss à la cool, proche de ses employés, et très au fait des dernières tendances dans à peu près tous les domaines.

    Allister dirigeait la boîte de production Rosebud prod. depuis une dizaine d’années, alors qu’il avait suivi une Française et laissé derrière lui son Angleterre natale. Situés dans un quartier un peu excentré de la ville, calés entre un bar et un salon de coiffure, les locaux occupaient le rez-de-chaussée d’un bâtiment en grès rose, l’étage étant réservé à une salle de fitness. Parfois, le plafond de l’agence vibrait, et de fines pellicules de plâtre se posaient sur le parquet et saupoudraient les épaules des salariés. Allister préférait appeler ces derniers des collaborateurs, avec un faible pour le jeune Alexandre Tellier, qu’il considérait comme un journaliste opiniâtre et fidèle. Bien entendu, il devait composer avec son âme sœur, Matthias Dupin. Ses relations avec ce dernier étaient plus tendues. Il n’aimait pas sa façon de se mettre en avant, ce côté décontracté et cette assurance qui confinait à l’impudeur. Pourtant, il s’avouait ressentir une pointe de jalousie à son égard, précisément pour les mêmes raisons.

    Tellier et Dupin pénétrèrent dans son bureau exigu en début d’après-midi. Pile à l’heure, remarqua Allister, ce qui ne devait pas être du fait du cadreur. Les deux hommes se mirent presque au garde-à-vous devant la table de travail envahie de paperasses et d’un obscur fouillis au milieu duquel surnageait un ordinateur portable. Les murs jaunes pisseux disparaissaient sous les affiches de films dont certaines se chevauchaient.

    — Salut, boss, lança Matthias, quoi de neuf ?

    Allister n’appréciait pas son faux ton de familiarité. Il réprima son envie de le remettre tout de suite à sa place. Cela n’en valait pas le coup et, de plus, serait improductif. Les sarcasmes glissaient sur lui comme de l’eau sur les plumes d’un cygne.

    Il invita ses employés à prendre place en face de lui, sur les deux chaises branlantes qu’on aurait pu croire récupérées dans une décharge publique. Il porta son attention sur Alexandre, lequel avait croisé ses mains au niveau du bas-ventre. Pas évident de discerner dans son regard pâle et son physique replet les signes d’un professionnalisme ardent.

    — André Mœgen, ça vous dit quelque chose ? demanda-t-il sans préambule.

    Son français était plus que correct, mais il avait gardé son accent d’Outre-Manche et ne détestait pas agrémenter ses phrases de quelques locutions natales. Un sourire éclaira le visage de Tellier alors que, de son côté, Dupin passait une main dans ses boucles.

    — Autant demander à un médecin s’il connaît le serment d’Hippocrate.

    — On voit que tu fréquentes pas le mien, de médecin ! rétorqua Alexandre.

    Ils gloussèrent comme deux ménagères devant le feuilleton de l’après-midi. Leur numéro de duettiste fonctionnait à plein régime.

    — Réalisateur de super docs, enchaîna Alexandre en retrouvant son sérieux. Sous les derniers feux, remarquable, une approche inédite de la fin de la guerre du Vietnam…

    — Je préfère ses enquêtes françaises, le coupa Matthias.

    Allister se surprit à hocher la tête, mais ne dit rien.

    — Une sacrée référence, un modèle pour les gens de la profession, conclut Tellier. Dommage que l’histoire se termine mal.

    — Voilà justement l’objet de votre présence ici.

    Les deux hommes le regardèrent sans comprendre.

    — Vous savez sans doute ce qui s’est passé.

    — Ben, personne ne le sait vraiment.

    Allister gratifia Dupin d’un bref regard. Encore ce ton à la limite de l’insubordination, mais une fois de plus, il avait raison.

    — Right, dit Allister. Il a disparu durant la réalisation de son dernier documentaire, il y a tout juste trois mois. Envolé. Plus aucune trace. Les flics ont pataugé comme jamais. La justice a fermé le dossier. Point final. Les gens de la profession ont versé quelques larmes puis rédigé son éloge funèbre. On est passé à autre chose. Always the same shit⁴ .

    — Et son équipe ?

    — Très peu de gens étaient impliqués dans son boulot. Aussi incroyable que cela paraisse, Mœgen travaillait quasi seul. Ancienne méthode, je suppose. Ce mec était un génie. Il cadrait lui-même, réalisait ses prises de son en direct, et effectuait le montage.

    — Ce qui implique un gros boulot en amont, tout de même, intervint Alexandre.

    — C’est pas ça qui lui faisait peur, connaissant le bonhomme, dit Matthias. Il suffit de posséder sa propre maison de prod, le matos adéquat, et basta. Et un certain sens du génie, aussi, comme vous dites, boss.

    — En effet, concéda Allister une fois encore, ce n’était pas un problème pour lui. Après, bien entendu, il était dans l’obligation de composer avec certaines personnes, les diffuseurs par exemple, mais de manière générale, ses récompenses lui ont permis de bosser comme il l’entendait.

    — Le dernier vrai indépendant.

    La voix de Dupin trahissait son respect, chose peu commune chez lui, et Alexandre savait exactement à quoi il pensait. Son ambition personnelle le poussait dans cette direction précise. De son côté, Allister devina que le poisson était ferré.

    — Tout juste. Ce matin, j’ai eu une sorte de… revelation. (Il avait prononcé à l’anglaise : révélèchionne).

    Il feignit d’ignorer le petit sourire qui s’afficha sur le visage de ses interlocuteurs.

    — C’est mon boulot à moi de trouver des idées. Savez-vous quel endroit il avait choisi pour son dernier job ?

    Alexandre questionna son ami du regard et ce dernier lui adressa une moue perplexe.

    — Oui, dit finalement Alexandre. La vallée de la Bruche.

    — Tout juste à quelques kilomètres d’ici, confirma Allister. Mais vous le savez mieux que moi, n’est-il pas ?

    — Eh bien, ça m’la coupe, lança Matthias qui s’était redressé sur sa mauvaise chaise. C’est pas dans ce trou que tu es né ?

    Tellier ne répondit pas.

    — Qu’est-ce que foutait Mœgen là-bas ?

    — C’est la question à mille livres. Personne ne sait quel était le sujet de son doc. On peut imaginer que ce boulot entrait dans le cadre de ses fameuses enquêtes sur les coins reculés du territoire national. Mœgen s’est toujours entouré de précautions, ce que je trouve un peu… comment… stupid, you know. C’était pas Kubrick, non plus.

    Allister se pencha au-dessus du fouillis de son bureau, réarrangea l’angle de son Mac, comme si cela changeait quelque chose à la subtile organisation de son espace, et pointa un doigt sur les deux hommes en face de lui.

    — Voilà où je veux en venir. Vous allez vous rendre dans cette bloody vallée perdue et filmer un sujet sur le dernier boulot de Mœgen, ce qu’il recherchait là-bas, anyway, quel était son but.

    Matthias expira l’air accumulé dans ses poumons.

    — Bon sang, patron, c’est une blague ?

    Erwan s’empara d’un stylo Bic et entreprit de le rouler entre ses paumes.

    — Un problème ?

    — J’ai traversé ce coin, une fois, en bagnole, et j’ai cru que je me trouvais chez les dingos, alors que je n’y ai même pas posé le pied.

    Il posa une main sur le bras d’Alexandre.

    — Je parle pas de toi, hein. Toi, tu t’en es sorti, et je pense pas que tu rêves d’y retourner tout de suite.

    — On n’est pas des flics, rétorqua Alexandre sans relever la remarque de son ami.

    Un grand coup venu de l’étage supérieur fit trembler les murs. De fines particules blanches se déposèrent sur la veste de l’Anglais. Ce dernier ne fit pas mine de l’essuyer. La force de l’habitude.

    — Je ne vous demande pas d’enquêter sur Mœgen. Je vous demande de me faire un bloody doc sur son travail à lui. C’est un job de journaliste. Vous êtes mes boys, c’est moi qui vous paye, donc on n’en parle plus. Vous prenez l’équipe habituelle, votre feuille de route vous sera envoyée sur vos smartphones. As usual⁵.

    — On a un délai ?

    Allister soupira.

    — Pour le moment, illimité. Vous faites le job, vous envoyez les rushes, et je déciderai de la durée. Period !

    — Ils ont Internet, là-bas ?

    Allister foudroya Matthias du regard. D’un geste, il congédia ses deux employés. Avant de quitter le bureau foutraque de son patron, Alexandre lui posa une dernière question :

    — C’est vous qui avez eu cette idée ? Pour de vrai ?

    Allister lui renvoya un sourire qui révéla une couronne en métal en plein milieu de ses autres dents :

    — J’avoue, M6 m’a un peu aidé. C’est eux qui financent. Et maintenant, get the hell out of here !

    4

    Jean-Phi arpentait la montagne, sa montagne. Régulièrement, il préparait son sac à dos, y mettait quelques victuailles – sandwichs et autres barres énergétiques – puis il partait pour quelques heures ou pour la journée, parcourir les sentiers qui serpentaient entre les résineux. Il aimait être seul, il aimait marcher, se retrouver au milieu de la nature, inspecter les talus, retourner les feuilles tombées au sol, fouler les aiguilles de sapins qui, par strates, avaient fini par composer un sol moelleux sous ses pieds.

    Il aimait aussi contempler, inlassablement, ces paysages si familiers et qui pourtant demeuraient si étranges à ses yeux.

    Parfois, si la chance lui souriait, si la nature était prolixe, il rapportait de ses escapades une récolte de champignons, de myrtilles, de châtaignes, selon les périodes de l’année.

    Jean-Phi avait fui la ville depuis quelques années déjà. Il y avait passé du temps : la durée de ses études universitaires, parce qu’il faut bien faire quelque chose, parce que c’est à la ville que ça se passe.

    Dès le début, il avait senti qu’il n’y avait pas sa place et compris que sa vallée lui manquait et que, en quelque sorte, il manquait à sa vallée. C’est l’impression qu’il avait toujours eue, ancrée au fond de ses tripes.

    Alors, dès que l’occasion lui en avait été donnée, il était revenu s’installer à proximité de son lieu de naissance : il n’y avait pas que le cordon ombilical maternel, il en existait un autre, non matérialisé, mais tout aussi prégnant, à la fois fardeau et repère fondamental.

    Après ses études, il aurait pu devenir un éminent biologiste, voyager dans le monde entier afin de poursuivre ses recherches. Il n’en avait rien été. Il n’en avait ressenti ni l’envie ni l’énergie.

    Aujourd’hui, il vivait chichement en proposant ses services : tantôt guide lors de sorties pédestres, tantôt employé pour ses connaissances scientifiques, revendant aux restaurateurs locaux les produits de ses cueillettes, mais aussi guichetier à la station de ski locale en hiver, animateur de centre aéré en été…

    Tout ceci lui plaisait bien, finalement. Pas de routine. Nickel.

    Alors qu’il venait de repérer une espèce rare de plante locale, que son cerveau divaguait entre science et poésie, son téléphone portable sonna.

    Il s’injuria intérieurement de ne pas avoir pensé à le couper. Il se sentit envahi, en un éclair, par le monde extérieur, monde qu’il ne comprenait déjà plus du haut de ses trente ans, monde qui lui paraissait étranger, illisible, malgré des connaissances scientifiques qui auraient dû lui apporter des clés de lecture efficientes.

    Un coup d’œil sur le cadrant de son smartphone.

    Numéro inconnu.

    Merde ! Pas envie de répondre.

    Et si c’était important ? Mais qu’est-ce qui pouvait être important dans un moment pareil ?

    — Ouais ?

    — Jean-Phi ? Jean-Phi Stéphand ?

    — Lui-même. Qui le demande ?

    — Salut. C’est Alexandre.

    — Alexandre ? J’en connais qu’un, mais il est mort depuis l’Antiquité.

    Un ricanement bref grésilla dans le combiné.

    — Toujours aussi fin. Oh, mon pote. Alexandre Tellier. Tu me remets ?

    — Sans déc ? Oui, bien sûr. Je suis surpris, c’est tout… Comment t’as eu mon numéro ?

    — Je te rappelle que je suis journaliste, au cas où tu l’aurais oublié.

    — Ah ouais, c’est vrai… journaliste.

    Il n’avait pu s’empêcher de teindre ce mot d’une nuance de mépris. Il pensa : ouais, et alors, ça n’explique pas comment tu as pu obtenir ce putain de numéro.

    — André Mœgen, ça te parle ? poursuivit son interlocuteur.

    — Ben oui, évidemment.

    — OK. Figure-toi que je suis chargé d’un reportage sur lui. Je déboule dans la vallée avec mon équipe. Je me suis dit que comme tu es resté sur place et que tu connais le terrain, on pourrait se rencarder pour en parler, non ?

    Le regard de Jean-Phi se perdit dans l’horizon fragmenté des sommets. Un nuage solitaire glissait dans le ciel comme un traîneau nonchalant.

    — Eh bien, tu sais, en ce moment…

    — Hé oh, le coupa Tellier. Tu vas pas m’envoyer bouler, tout de même. Merde ! J’suis un gars d’la vallée, moi aussi. Allez, oh !

    Il avait prononcé ces dernières paroles en exagérant l’accent du coin. Les barrières mentales de Jean-Phi s’effondrèrent.

    — Je suis vraiment occupé, tu sais.

    — En plus, enchaîna Tellier sans relever l’objection, ça fait des années qu’on ne s’est pas vu, ce serait cool de parler ensemble… de se raconter nos petits tracas, ajouta-t-il après une petite hésitation.

    Tellier émit ce rire si particulier qui n’avait pas changé au fil des ans, à la fois sarcastique et désinvolte.

    Du Tellier dans le texte, pensa-t-il.

    Sa surprise passée, il acquiesça.

    — Bon, si tu y tiens.

    — OK, super. Je suis là dans deux jours.

    Tellier raccrocha sans autre forme de procès.

    5

    Vallée de la Bruche, début mars 2015

    André Mœgen était fatigué. Il avait énormément travaillé sur son film ces derniers temps. Beaucoup de kilomètres parcourus, des tonnes de contraintes à dépasser, de notes à consigner et à relire, trop de tensions et d’angoisses à gérer.

    Il avait même, sans aucun doute, dépassé le stade de la fatigue, puisque s’était installée depuis plusieurs semaines une sensation qu’il redoutait : la mélancolie.

    À quoi bon tous ces efforts ? Pour quel résultat ?

    Certes, il avait connu des succès d’estime, et il avait acquis une reconnaissance largement entérinée par ses pairs, avec les soutiens qui s’en étaient suivis, y compris financiers. Malgré cela, il se sentait seul, il ne savait pas avec qui partager ses angoisses, il se sentait menacé sans savoir exactement d’où allait surgir cette menace, ni quand. Même si à présent, il en connaissait la nature.

    Son film prenait une tournure qu’il n’avait pas prévue. Pourtant, comme à l’accoutumée, la trame était claire dans sa tête, les images et les endroits pour les capturer défilaient devant ses yeux. Il avait tout disséqué, recomposé, étayé, mais ne savait pas avec qui partager ses peurs, à part peut-être avec Bernie. Sensation bizarre que de sentir les événements glisser sur lui comme la pluie sur des tuiles. Rien ne correspondait à ce qu’il avait imaginé, et derrière la ligne verte de l’horizon crénelé, la réalité surgissait, différente.

    Lui, le grand Mœgen, l’avait captée. Il fut parcouru d’un frisson lorsqu’il se dit que le danger pouvait venir le percuter pour de bon, se demanda qui verrait son film si tout disparaissait prématurément, lui y compris.

    Dans un moment de lucidité, il pensa : tout est clair, et pourtant je suis perdu.

    Il ne se doutait pas, à ce moment-là, que cela s’appliquerait au sens strict.

    6

    Contrairement à son habitude, Aline Freret fulminait. Elle jeta un coup d’œil à son collègue, Jean Alliot, qui pour l’instant se tenait sur le quai de la gare, occupé à fumer une cigarette. Un grand sac en toile, dans lequel était pliée une perche accompagnée d’un micro, lui barrait la poitrine. Aline se mit à genoux et vérifia pour la centième fois le contenu de ses propres bagages. Dans le premier, ses fringues et son nécessaire de toilette. Dans l’autre, sa console de professionnelle, minuscule table de mixage pour réaliser les premiers montages.

    Elle consulta sa montre. Six heures du matin. Les autres avaient dix putains de minutes de retard. Sous cet air déjà poisseux d’un nouvel été qui s’annonçait torride, elle sentait son rimmel fondre et ses aisselles se charger de sueur.

    Le quai n’était occupé que par des travailleurs de l’aube. Elle étudia un groupe de jeunes ouvriers qui exhibaient des muscles fins sous des Marcels défraîchis. Se rendaient-ils, eux aussi, dans la vallée ? Et pour y faire quoi ? On disait que là-bas, plus rien ne se construisait, plus rien ne se réparait même. Les maisons à l’abandon côtoyaient de sombres forêts dans lesquelles des hommes en noir pratiquaient des rites de sorcellerie. Elle ne put s’empêcher de pousser un ricanement solitaire, ce qui lui valut un regard perplexe d’un des jeunes ouvriers, un type affublé d’une

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