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Au fil de l'espoir
Au fil de l'espoir
Au fil de l'espoir
Livre électronique352 pages4 heures

Au fil de l'espoir

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À propos de ce livre électronique

Port-Saint-Louis, 1894
Aline Dupuis regagne son village natal après neuf ans d’absence, fébrile à l’idée de renouer avec son père, qu’elle connaît bien peu. Au décès de son épouse, accablé par le chagrin, Adélard s’était résolu à envoyer sa fille unique au couvent, à Québec, afin qu’elle y soit éduquée convenablement. Il avait par la suite erré, trouvant un ami en la personne de Gabriel Bourdages, son voisin fermier, seul survivant d’un incendie dévastateur… Sous la main d’Aline, la maison familiale, longtemps négligée, recouvre bientôt son lustre d’antan. Chaque jour, elle se rend au jardin pour sarcler et récolter les légumes. En plus de vaquer aux tâches domestiques, elle prend plaisir à filer, à tisser et à coudre, arts que les religieuses lui ont enseignés. Mais voilà que la jeune femme subit les foudres de Jimmy Mackenzie, un fils à papa au tempérament irréfléchi, ce qui lie dès lors sa destinée à celle de Gabriel. Tandis que les habitants de la localité côtière sont maintenus dans l’ignorance, la misère et la pauvreté par le cruel clan Mackenzie, qui y règne toujours en roi et maître, Aline et Gabriel sauront-ils suivre le fil de l’espoir les menant vers un avenir prospère ? Arriveront-ils, à coup d’acharnement et d’ingéniosité, à détrôner leurs oppresseurs ?
LangueFrançais
Date de sortie22 mars 2023
ISBN9782898042423
Au fil de l'espoir

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    Aperçu du livre

    Au fil de l'espoir - Jacynthe-Mona Fournier

    De la même auteure aux Éditions JCL

    Des horizons infinis, 2022

    Ces gens du fleuve, 2022

    Les préludes du bonheur, 2021

    À l’aube des grands jours, 2020

    À ma famille et à mes amis

    À mon amour, Serge

    À vous tous, mes chers lecteurs

    1

    1885

    Aline Dupuis jouait sur la grève avec ses amis. Ensemble, ils inventaient toutes sortes de jeux quand ils ne s’amusaient pas à lancer des galets dans l’eau claire du fleuve. C’était à qui les ferait rebondir le plus grand nombre de fois. Lorsque la marée était basse, ils ramassaient parfois des étoiles de mer et de petits crabes coincés dans les flaques d’eau entre les rochers qui parsemaient la plage de l’Anse aux Brumes.

    La petite fille tourna la tête pour admirer le grand voilier qui arrivait d’un voyage bien mystérieux pour elle et qui glissait lentement sur l’eau calme du fleuve pour rentrer au port. L’apparition d’un mât qui émergeait du lointain exerçait toujours une fascination pour cette enfant de huit ans qui ne se lassait jamais d’observer tous ces navires qui sillonnaient le fleuve. Même si elle avait vu le jour près de la mer et que l’arrivée d’un bateau faisait partie de son quotidien, sa curiosité était toujours attirée lorsque l’un d’eux jetait l’ancre dans le port. Elle se souvenait qu’une fois, accompagnée de son père, elle avait eu la permission de grimper à bord d’un de ces grands navires, et depuis, son amour de la mer et des voiliers n’avait fait que s’accroître. Même si on lui avait expliqué que la terre était ronde, elle parvenait encore difficilement à saisir la signification et la relation avec les navires qui parfois chevauchaient l’horizon et apparaissaient ou disparaissaient dans le lointain, au-delà de cette ligne.

    Elle observa les nombreuses barques qui se détachaient du rivage et du quai de la paroisse, pour aller à la rencontre de ce grand navire qui venait de jeter l’ancre devant Port-Saint-Louis. Comme d’habitude, il faudrait décharger rapidement la cargaison qui se trouvait à son bord et la remplacer sans tarder par les barils de morue salée qui seraient livrés dans d’autres contrées, très loin d’ici.

    Aline ! cria le petit garçon qui s’éloignait de la plage en courant, viens, on va aller voir si c’est bien le bateau de mon grand frère Gabriel qui est arrivé.

    Assuré qu’elle le suivrait, Pierre, dit le Petit, abandonna les autres enfants à leurs jeux et entraîna rapidement la fillette dans une course folle pour se rendre au quai et arriver les premiers afin de pouvoir observer le contenu des charrettes. Ces voitures à cheval servaient au déchargement des marchandises et s’alignaient les unes derrière les autres en attendant les barques remplies de produits qui y seraient déposés avant d’être acheminés vers les entrepôts de la Compagnie Mackenzie, le magasin général du village, ou chez des particuliers.

    À bord du navire, juste avant de descendre dans la barque qui le ramènerait chez lui, Gabriel Bourdages s’assura qu’il ne lui manquait rien et que toutes ses affaires se trouvaient bien entassées dans le grand sac de toile qu’il prit avec lui. Dans la brume dorée du matin, il regardait son village qui se profilait au pied des monts Notre-Dame, et d’où le clocher de son église se distinguait parmi les habitations de Port-Saint-Louis.

    Situé dans une anse profonde et large, Port-Saint-Louis était un port naturel qui permettait aux navires de tout genre de venir y mouiller à l’abri. Les rives sablonneuses permettaient aux bateaux de pêche d’entrer et de sortir du port sans craindre les écueils. Dans une autre partie de l’anse, on retrouvait une grande plage de galets, idéale pour y sécher la morue. Le verdoyant village gaspésien, entouré de montagnes et traversé à l’est par une rivière où, à proximité, se trouvait le quai de la paroisse, s’élevait en trois paliers distincts. Il y avait la plage et les terres où la Compagnie Mackenzie avait établi ses quartiers. De nombreux bâtiments s’y trouvaient, témoignant de la prospérité du propriétaire et de l’ampleur de son entreprise. Le village se situait sur le deuxième palier et, à partir du quai, on pouvait facilement y accéder par le large chemin qui aboutissait près de son centre. Le troisième palier appartenait en grande partie aux familles Dupuis, le père d’Aline, et aux Bourdages. De son point de vue, Gabriel pouvait observer les deux maisons et les rangées d’épinettes qui entouraient les champs cultivés près de chez lui. Cette barrière de grands arbres, avec leurs têtes penchées du côté du vent dominant, permettait de diminuer l’intensité du noroît et des rafales venus de la mer. Ce troisième plateau offrait un endroit privilégié. Entouré de montagnes et bien irrigué, il permettait aux diverses cultures de se développer. Mais ces terres faisaient l’envie du propriétaire Jeremy Mackenzie qui voulait s’en emparer, puisqu’elles s’étendaient jusqu’à la plage de galets, endroit idéal où il aurait pu faire installer plus de vigneaux pour sécher la morue.

    Gabriel avait hâte de retrouver sa famille, mais avant, il devait passer par les bureaux de la Compagnie Mackenzie pour recevoir le reste de son salaire.

    Comme tous les autres marins à bord du MK-3, navire de la Compagnie qui servait au transport de diverses marchandises et parfois de passagers, il avait été surpris qu’on ne leur remette comme premier paiement que quelques piastres en affirmant que les affaires tournaient au ralenti. De nombreuses protestations s’étaient élevées parmi les membres de l’équipage qui comptaient sur cet argent pour payer leurs comptes au magasin et nourrir leur famille.

    Quelques heures plus tard, devant les bureaux de leur employeur, des hommes en colère réclamaient leur dû. Pendant ce temps, les commis du magasin général de la Compagnie s’empressaient d’augmenter le prix de leurs marchandises, sur les ordres du boss, Jeremy Mackenzie, qui attendait dans ses bureaux que tout rentre dans l’ordre et que les hommes, de guerre lasse, rentrent chez eux après avoir reçu leur maigre salaire.

    Après avoir chaleureusement accueilli Gabriel, Petit Pierre et Aline l’avaient suivi dans l’espoir d’entrer dans le magasin qui, normalement, leur était interdit s’ils n’étaient pas accompagnés d’adultes. Les deux enfants savaient aussi que Gabriel sacrifierait quelques sous à l’achat de bonbons qu’ils pourraient choisir à leur guise parmi ceux qui remplissaient les bocaux colorés sur le comptoir du magasin.

    Une fois ses affaires réglées, Gabriel, suivi des enfants, leurs petites joues gonflées de sucreries, sortit du commerce avec la rage au cœur. Une fois son compte payé, il ne lui restait presque rien à rapporter à la maison de ses parents, et voilà qu’après avoir travaillé pendant des mois loin des siens, il recevait un salaire de famine. Mais au moins, il ne leur devait rien. Jamais plus, se promit-il, il ne travaillerait pour les Mackenzie.

    Grand et robuste pour ses seize ans, il avait été engagé sans hésitation par le capitaine du MK-3. Le jeune homme à la chevelure brun clair ondulé et aux grands yeux bleus rêvait de naviguer depuis son plus jeune âge et les belles terres fertiles de sa famille n’offraient que peu d’attraits pour lui. Après de fortes négociations, Edmond Bourdages, son père, avait finalement accordé la permission à son fils aîné de s’embarquer sur un bateau, en espérant que la rude vie à bord d’un navire le ferait changer d’idée et qu’il accepterait enfin de travailler sur les terres qui, un jour, lui appartiendraient. Comme le seul des navires disponibles appartenait aux Mackenzie, Gabriel n’avait guère eu le choix et il n’avait pas hésité à embarquer à son bord comme membre de l’équipage.

    De la fenêtre de la cuisine, sa mère, Élise, le regardait remonter la longue côte qui menait chez leur voisin, Adélard Dupuis, dont la maison était située au tournant du chemin, avant d’arriver dans leur demeure, un peu plus haut. Elle fut soulagée de s’apercevoir que Petit Pierre et Aline, pieds nus dans la poussière du chemin, ne s’étaient pas attardés sur le quai et suivaient Gabriel en sautillant autour de lui.

    De loin, Élise admira son aîné. Il était déjà un homme. Pendant quelques années, ils avaient cru qu’il abandonnerait l’idée de naviguer et continuerait ses études au séminaire. Mais leur fils n’en pouvait plus d’être enfermé. Quand on a dans les veines l’amour de la liberté, des grands espaces et de la mer, inutile de se leurrer, rien ni personne ne pouvait changer cet état de choses. « À un certain moment, c’est plus fort que vous et vous devez vivre selon ce que votre cœur vous dicte », avait affirmé le jeune homme à son père. Et c’est ce que son Gabriel avait fait, il avait suivi la voie qui semblait être tracée pour lui. Elle s’essuya les mains sur son tablier et sortit sur la galerie pour l’accueillir, le sourire aux lèvres.

    Te v’là enfin, mon garçon, dit-elle en l’embrassant. Pis tu as l’air d’avoir encore profité. C’est ton père qui va être content de ton retour, lui avec. Une paire de bras de plus ça sera pas de trop avec toute l’ouvrage qu’on a.

    Moi aussi, m’man, j’suis bien content de vous voir. Soyez bien certaine que je vais seconder papa aux champs, comme d’habitude. Il est là-haut, je suppose ?

    Oui, mais y doit être à veille d’arriver manger avec ton frère.

    Avez-vous reçu mes lettres ?

    Ben certain. Ton père nous les a lues, pis même plusieurs fois, à part ça. Va mettre ton butin dans la chambre d’en bas, lui dit-elle en ouvrant la porte de la maison. J’ai laissé ta sœur prendre la tienne en haut. A’ grandit, ma fille, pis elle a besoin d’avoir ses affaires à elle.

    J’comprends bien ça, m’man.

    Après avoir poussé la porte de la petite chambre, il s’empressa de vider son sac qui contenait quelques menus présents pour ses frères et sœurs et un aussi pour Aline, leur petite voisine dont sa mère s’occupait et qu’il considérait comme un membre de sa famille.

    Petit Pierre, dit-elle en s’adressant au jeune garçon, va me chercher ta sœur, Hermance, qui est en train de sarcler dans le jardin. Pis ton frère Antoine doit être ben proche d’arriver. J’entends l’Angélus, ça va nous les ramener. Pis toi, Aline, viens icitte que je t’arrange un peu. T’as encore déchiré ta robe et tes cheveux sont tout défaits, constata-t-elle en soupirant.

    La petite fille obéit docilement et se laissa tresser les cheveux.

    Au début de chaque printemps, le père d’Aline, Adélard Dupuis, le quêteux du village, partait en tournée et lui confiait la garde de la petite fille. Pour Élise, une de plus ne faisait pas une grande différence avec les cinq autres enfants qui composaient la famille Bourdages. Mais cette petite semblait posséder une nature sauvage. Sans doute l’avait-elle héritée de sa défunte mère, Rosabelle, la sauvagesse, comme certains l’appelaient. L’enfant passait ses journées sur les bords de la mer et il était impossible de la garder à la maison bien longtemps. Aussitôt les repas terminés, elle disparaissait et on la retrouvait toujours sur la plage de l’Anse aux Brumes. En cet endroit, il y avait tant à découvrir que le rivage était devenu son terrain de jeux favori.

    Mais cette année, le quêteux avait promis de revenir au milieu de l’été plutôt que tard à la fin de l’automne. Pendant ce temps, et lors de l’absence de son père, Aline se rendait parfois au village, surtout quand elle apercevait un navire se pointer à l’horizon et se diriger vers le port. Elle épiait les gens qui, habitués de la voir rôder autour d’eux, ignoraient la plupart du temps sa présence. Son esprit curieux la poussait à observer et à écouter tout ce qui se passait dans la paroisse, mais surtout autour du quai, car les installations et les bâtiments lui étaient interdits même si elle apercevait souvent des garçons de son âge qui y travaillaient. Parfois, elle se rendait chez l’ami de son père, le Dr Émilien Lemieux, et sa femme, Blanche, qui s’empressait toujours de lui donner quelques vêtements et même parfois de lui faire prendre un bain. Conrad, leur fils âgé de dix-sept ans, la ramenait parfois avec la calèche, se donnant ainsi l’occasion de jaser avec son grand ami de collège, Gabriel, et surtout d’apercevoir sa jolie sœur, Hermance.

    Pendant qu’ils étaient tous attablés devant leur repas de poisson frais, Gabriel observait chacun des membres de sa famille. Le respect qu’il entretenait envers ses parents, Edmond et Élise, s’étendait aussi à ses frères et sœurs, Hermance, sa cadette d’une année, et ses frères, Antoine et Pierre, ainsi qu’Éliane, toujours assise à côté d’Aline et du même âge que la petite voisine. Une fois le bénédicité récité, ils engloutirent le délicieux repas préparé par leur mère. Même si à ce temps-ci de l’année, les provisions commençaient à diminuer, Élise jouait d’ingéniosité pour préparer des mets savoureux à partir de peu d’ingrédients. Il ne restait presque plus de viande et bientôt elle devrait en acheter au boucher du village. Heureusement que leur ferme leur permettait de vivre décemment. Edmond vendait une partie de ses produits au village et dans ceux des alentours. Il chargeait le foin et l’avoine à bord d’une des goélettes du village voisin, qui n’appartenait pas aux Mackenzie, et allait vendre ses récoltes là-bas.

    Après le repas, les enfants déguerpirent et Hermance, après avoir aidé sa mère à ramasser la table et à faire la vaisselle, enleva son tablier, ajusta son chapeau de paille et retourna au jardin. Edmond avait donné la permission à Gabriel de prendre le reste de la journée pour s’installer, aider sa mère et s’occuper des travaux qui devaient être faits autour de la maison.

    Quelques heures plus tard, Gabriel, qui finissait tout juste de remplacer quelques planches de la galerie, entendit une voiture à cheval qui entrait dans la cour. Élise jeta un coup d’œil à la fenêtre tout en retirant son tablier pour ensuite lisser ses cheveux de la main avant de sortir sur la galerie pour accueillir le visiteur.

    Bien le bonjour, madame Bourdages, lança Harold Collins en soulevant son chapeau.

    Elle lui répondit d’un signe de la tête. L’employé de Jeremy Mackenzie continua :

    Votre mari serait-il dans les parages ?

    Il est monté aux champs avec un de mes garçons. Si vous voulez le voir, vous pouvez passer par là, indiqua-t-elle en pointant du doigt le chemin qui longeait la clôture.

    Gabriel, occupé à remplir la cuve de sa mère, leva la tête, intrigué par cette visite inattendue.

    Suivez-moi, dit-il en descendant les marches du perron. Et pourquoi voulez-vous voir mon père ?

    Ce n’est pas de tes affaires, le jeune !

    Les mains sur les hanches, Gabriel lui servit un sourire moqueur.

    Ben là, je crois que c’est de mes affaires. Si c’est encore pour demander à mon père de céder notre bien aux Mackenzie, vous perdez votre temps.

    Harold Collins haussa les épaules. Il devait faire la commission de son patron et remettre à Edmond Bourdages la nouvelle offre que celui-ci avait inscrite sur un bout de papier.

    Jeremy Mackenzie, le propriétaire des installations de pêche de Port-Saint-Louis, ne lâchait jamais prise, habitué qu’il était à se faire obéir sans protestation et à obtenir tout ce qu’il voulait de la plupart des habitants de ce village de pêcheurs qu’il entretenait dans l’ignorance, la pauvreté et la misère.

    Mais voilà que Bourdages, qui possédait ces terres sur le plateau ainsi que tous les terrains qui menaient à la plage, refusait de vendre. Sur cette partie de l’anse, il pourrait morceler les champs et accroître le nombre de ses installations et s’organiser pour faire venir d’autres pêcheurs d’ailleurs en leur promettant un toit et un lopin de terre à cultiver en échange de leur travail.

    Lorsque l’envoyé de la Compagnie remit la lettre à Edmond, celui-ci ne l’ouvrit même pas. Il se contenta de la déchirer et de remettre les morceaux de papier à l’homme, exaspéré, qui secoua la tête.

    Dis à Mackenzie que jamais il aura mes terres. Pis je veux pus que personne vienne me faire perdre mon temps. Mon garçon, icitte, ce sera à lui, ces terres-là, pis toute le reste, jusqu’à la mer. Tant que je serai en vie, y a pas personne, encore moins un Mackenzie, qui me forcera à me séparer du bien que j’ai hérité de mon père. Me semble que c’est pas dur à comprendre. Asteure, c’est toute ce que j’ai à dire, laisse-nous travailler pis sacre ton camp, je t’ai assez vu, Collins.

    Harold Collins, insulté de s’être fait rabrouer par ce simple fermier et son fils, grommela en mettant son attelage en marche :

    Vous pourriez le regretter, vous savez.

    Seul Gabriel l’entendit, car son père et son frère s’éloignaient déjà pour retourner à leur travail.

    2

    Pendant le reste de la belle saison, Gabriel travailla aux champs avec son père. Quand il avait le temps, il sortait la barque de pêche de la famille et, accompagnés d’Edmond et d’Antoine, son frère, ils allaient pêcher la morue. Gabriel s’occupait d’en vendre une part, conservant le reste qui était séché et salé sur leurs vigneaux installés sur la grève. Lorsque les prises étaient abondantes, Élise et Hermance participaient souvent à ce travail qui leur assurerait à tous une bonne quantité de poisson pendant toute l’année. Parce qu’une fois séchée et salée, la morue se conservait presque indéfiniment.

    Comme promis à sa voisine, Adélard Dupuis revint de sa run de quêteux bien avant la fin de la saison habituelle. L’homme semblait fatigué et il avait maigri. Aline accueillit son père avec joie, mais au bout de quelques jours, devant son air toujours aussi taciturne, elle reprit ses habitudes et Adélard ne la vit qu’aux repas et pour le coucher.

    L’enfant ressemblait à un petit animal avec son visage sale, comme tout le reste de sa menue personne. Lorsqu’elle se blessa à un pied, Adélard l’amena chez son ami, le Dr Lemieux. Une fois la blessure soignée et pansée, il envoya Aline rejoindre Blanche à la cuisine, où certainement quelques biscuits et un grand verre de lait l’attendaient.

    Le Dr Lemieux, ami d’enfance d’Adélard, était un homme qui avait acquis la réputation d’être un bon conseiller auprès des gens et un excellent médecin dont la générosité connue de tous n’était plus à faire. Grand et costaud, il ne s’en laissait pas imposer par personne et avisait souvent les maris de prendre soin de leur femme en se privant un peu, histoire de repousser d’une année la naissance d’un autre enfant.

    Une fois Aline sortie, Émilien leur servit un verre de ce bon whisky qu’il gardait en réserve, fit asseoir Adélard et prit place en face de lui.

    Bon là, mon ami, commença-t-il en lui tendant son verre, il faut qu’on se parle au sujet de cette enfant. Elle n’est pas gravement blessée, mais cette petite a besoin de soins. Tu la négliges et elle est trop jeune pour être laissée à elle-même. Crois-tu que ta Rosabelle aurait aimé voir son enfant maltraitée ?

    Maltraitée ! l’interrompit Adélard, surpris. Là tu y vas un peu fort ! J’ai jamais touché à un cheveu de cette enfant-là, tu sauras.

    Justement, tu aurais dû la toucher pour la bercer de temps en temps et lui montrer que tu l’aimes. Tu sais que quand elle vient parfois ici, Blanche la décrotte de la tête aux pieds. Si tu savais le nombre de fois où elle a bercé ta fille, tu serais gêné. Je sais que la nôtre, Édith, lui manque beaucoup depuis qu’elle étudie au couvent chez les sœurs, mais Blanche aime ta fille, Aline, autant que la sienne et, de plus, ça reste l’enfant de sa meilleure amie.

    Adélard baissa la tête. Émilien avait raison, Rosabelle, sa défunte femme, n’aurait jamais négligé Aline comme lui le faisait.

    J’peux pas toujours m’en occuper comme y faudrait avec ma run de quêteux qui dure la moitié de l’année, tu sais ça.

    Adélard, même si tu quêtes, je sais bien que tu ne souffres pas de la pauvreté. Alors pour le bien d’Aline et pour le tien, je te suggère de l’envoyer à Québec dans un pensionnat où les religieuses pourront lui donner une bonne instruction et la protéger des dangers qui existent, même dans un village comme celui-ci. C’est encore une enfant, mais dans quelques années, ce sera une jeune fille, et tu sais comment elle est jolie, trop, même. C’est le temps d’agir, mon ami, termina-t-il en lui plaçant une main sur l’épaule pour tenter de le convaincre.

    De retour chez lui, Adélard, après avoir réfléchi, donna raison à son ami et accepta finalement d’envoyer Aline en pension. L’administration du couvent lui fit parvenir une longue liste de tout ce dont l’enfant aurait besoin. Avec l’aide de Blanche et d’Élise, il réussit à répondre aux exigences de l’établissement pour l’admission de la fillette.

    Un soir, après le souper, il lui demanda de rester assise à la table, car il avait quelque chose d’important à lui annoncer. Devant la mine surprise de la petite fille, il ne perdit pas de temps.

    Aline, ma petite, cette année, je suis revenu plus tôt que d’habitude de ma run de quêteux, mais je vais bientôt reprendre le chemin, c’est certain ; l’été est pas encore fini. Là, tu vas bien écouter. Dans quelques jours, toi et moi, on va prendre le bateau pour Rimouski. Ensuite de ça, on va prendre les gros chars pour se rendre à Québec.

    À Québec ? lança la petite fille, tout excitée à l’idée d’un voyage. Mais on va aller faire quoi, là-bas ?

    À partir de cette année, tu vas aller habiter au couvent des sœurs. Non, attends que j’aie fini, lui intima-t-il en levant les mains devant l’enfant qui s’apprêtait à protester. Je veux que tu reçoives une bonne éducation et je suis certain que ta mère aurait été d’accord avec moi. Comme tu le sais, la petite école icitte pourra jamais t’offrir tout ce que les sœurs peuvent te montrer. Tu vas devenir instruite et elles vont faire de toi une vraie demoiselle.

    Aline baissa la tête, sentant les larmes de frustration lui monter aux yeux. De quel droit son père l’arrachait-il à sa vie d’ici avec ses amis pour la placer là-bas ?

    Vous êtes donc tanné de moi, papa ? demanda-t-elle, la voix tremblotante.

    Ah, Aline, tu sais ben que non. Je t’aime tellement que j’accepte de me séparer de toi, pour ton bien, pas parce que je veux plus te voir. Pendant ce temps-là, je vais continuer à quêter cette année jusqu’à la toute fin de l’automne.

    Mais l’été, est-ce que vous allez revenir me chercher pour que Mme Bourdages me garde comme elle le fait ?

    Adélard baissa la tête.

    Non, Aline, tu passeras tes étés dans des familles qui pourront t’enseigner tout ce que tu dois savoir pour prendre une maisonnée en main. Tu vas voir, tu vas te faire des nouvelles amies, pis là-bas, tu vas apprendre des tas de choses intéressantes. Si tu me crois pas, demande à Mme Blanche, elle aussi te dira que le couvent, c’est pour ton bien. D’ailleurs, ton amie, Édith, y est déjà depuis une année.

    Est-ce que vous viendrez me voir ?

    Bien sûr, mais ça ne sera pas souvent. Tu comprendras comment c’est loin d’icitte, la ville de Québec. Mais je ferai mon possible. Et quand tu sauras bien écrire, tu pourras nous envoyer des lettres et nous dire ce qui se passe là-bas et tu recevras des réponses de la part de tous ceux à qui tu auras écrit. Maintenant, Élise t’attend pour ajuster tes vêtements de voyage. Nous partons dans deux jours.

    * * *

    Il n’aurait jamais cru que de se séparer toute l’année de la petite fille puisse lui donner un tel coup. Une fois Aline installée là-bas, il revint quelque temps plus tard à la maison et se prépara à reprendre la route. Sa demeure lui semblait encore plus grande, mais

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