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LE DROIT ET SON AUTRE: Otto Kirchheimer et la critique de l'État de droit
LE DROIT ET SON AUTRE: Otto Kirchheimer et la critique de l'État de droit
LE DROIT ET SON AUTRE: Otto Kirchheimer et la critique de l'État de droit
Livre électronique393 pages5 heures

LE DROIT ET SON AUTRE: Otto Kirchheimer et la critique de l'État de droit

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À propos de ce livre électronique

La primauté du droit domine aujourd’hui notre imagination politique. Mais d’où vient l’attraction exercée par cet idéal évanescent ? Que révèle-t-il de nos démocraties, de leurs inquiétudes et de leurs contradictions ?

Le présent ouvrage répond à ces questions en revisitant l’oeuvre d’Otto Kirchheimer (1905-1965), juriste hétérodoxe proche du marxisme de l’École de Francfort. Il dessine la trajectoire d’une pensée au contact de l’état d’exception, de la crise de la légalité, de la montée du nazisme et, surtout, de l’énigme du non-droit (Unrecht). Il retrace aussi les conversations du juriste avec ses collègues Franz Neumann et Ernst Fraenkel, son mentor Carl Schmitt, avec Max Horkheimer ainsi qu’avec les socialistes weimariens et les pluralistes américains. Relecture historique et critique, enfin, cet ouvrage cherche à réhabiliter le scepticisme de Kirchheimer et son approche déflationniste du droit à contre-courant des discours lénifiants aujourd’hui en vogue.
LangueFrançais
Date de sortie2 févr. 2023
ISBN9782760647619
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    Aperçu du livre

    LE DROIT ET SON AUTRE - Augustin Simard

    Augustin Simard

    LE DROIT ET SON AUTRE

    Otto Kirchheimer et la critique de l’État de droit

    Les Presses de l’Université de Montréal

    La collection Pensée allemande et européenne est parrainée par le Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCEAE, Université de Montréal). Elle publie des ouvrages évalués par les pairs et reçoit l’appui du Deutscher Akademischer Austausch Dienst (DAAD).

    www.cceae.umontreal.ca/La-collection-du-CCEAE

    Mise en pages: Yolande Martel

    ISBN 978-2-7606-4759-6 (papier)

    ISBN 978-2-7606-4760-2 (PDF)

    ISBN 978-2-7606-4761-9 (ePub)

    Dépôt légal: 1er trimestre 2023

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2023

    www.pum.umontreal.ca

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de son soutien financier la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    À la mémoire de Catherine Colliot-Thélène

    Pensée allemande et européenne

    collection fondée par Guy Rocher

    dirigée par Philippe Despoix et Augustin Simard

    Universels quant à leurs préoccupations critiques, les ouvrages publiés dans cette collection pluridisciplinaire sont indissociables de l’univers intellectuel germanique et centre-européen, soit parce qu’ils proviennent de traditions de pensée qui y sont spécifiques, soit parce qu’ils y ont connu une postérité importante. En plus des traductions d’auteurs aujourd’hui classiques (tels Simmel, Weber ou Kracauer), la collection accueille des monographies ou des ouvrages collectifs qui éclairent sous un angle novateur des ­thèmes propres à cette constellation intellectuelle.

    REMERCIEMENTS

    Ce livre est le fruit d’une longue maturation, si longue qu’il est presque gênant d’en dire plus. J’ai croisé l’œuvre d’Otto Kirchheimer en écrivant ma thèse de doctorat, il y a plus de quinze ans. L’acuité de sa critique m’attirait autant qu’elle me troublait, et son ampleur de vue le rapprochait dans mon esprit des auteurs qui m’occupaient alors, Max Weber et Carl Schmitt. Même si ses questions n’étaient pas les miennes, elles faisaient leur chemin dans mon esprit et chaque effort pour les chasser les ramenait par des voies détournées.

    Un long chemin veut dire de nombreuses dettes contractées en cours de route. C’est avec plaisir que je les reconnais, tout en sachant que je ne pourrai les liquider.

    Ce livre s’est construit autour de nombreuses conversations avec des collègues, amis et amies qui, le plus souvent sans le savoir, m’ont offert de précieuses intuitions. Je les remercie dans le désordre: Carlos Miguel Herrera, Marie Goupy, Charles Blattberg, Olivier Beaud, Jean-Philippe Gendron, Jean-François Godbout, Gérard Raulet, Christian Nadeau, Robert Sparling et Dominic Grégoire. Je dois insister tout particulièrement sur l’apport de mon ami Philippe Despoix, en qui j’ai trouvé, il y a vingt ans déjà, non seulement un interlocuteur irremplaçable, mais aussi le modèle d’une symbiose parfaite entre l’intelligence et l’érudition. Les deux évaluateurs anonymes ont été très généreux en fait de remarques et de suggestions, et je leur en suis reconnaissant.

    Les arguments développés dans ce livre doivent plus que je ne saurais dire aux discussions répétées avec des étudiants et étudiantes que j’ai eu la chance de suivre au fil des ans. Je garde un souvenir impérissable de mes conversations avec Martin Beddeleem, Phillip-Emmanuel Aubry, Hervé Viens, François Clec’h, Benoît Morissette, Louis-Philippe Vien, Noémie Gourde-Bouchard et Frédéric Mercure Jolette.

    Ce livre a tiré un grand profit du travail d’édition minutieux des Gesammelte Schriften d’Otto Kirchheimer. Je tiens à remercier Hubertus Buchstein, qui a dirigé cette remarquable entreprise, ainsi que Lisa Klingporn pour avoir répondu à mes questions et partagé avec moi des documents précieux.

    Un travail comme celui-ci n’est pas possible sans le concours anonyme mais indispensable des bibliothécaires. Il me faut souligner particulièrement celles et ceux qui œuvrent tous les jours à la Bibliothèque des lettres et sciences humaines (Université de Montréal), à la Nahum Gelber Library (Université McGill), au M. E. Grenander Department of Special Collections and Archives (SUNY Albany) ainsi qu’à la petite bibliothèque de la Maison Heinrich-Heine (Paris).

    Ce livre a été écrit pour l’essentiel au cours de l’année académique 2020-2021. Alors que l’épidémie de COVID-19 faisait rage, j’ai eu la chance de profiter d’un congé sabbatique sur une petite péninsule de la côte atlantique, isolée et relativement épargnée par la pandémie. Même si le moment n’était pas propice aux échanges universitaires, je suis très reconnaissant au Département de science politique de l’Université St. Mary’s de Halifax et à ses deux directeurs, Alexandra Dobrowolsky et Marc Doucet, pour leur accueil enthousiaste (mais toujours dans le respect des règles de distanciation sociale!). Je dois à la directrice de mon département, Christine Rothmayr, l’idée brillante de passer un an à Halifax, ainsi qu’un millier d’autres choses encore.

    L’écriture d’un livre n’a rien d’une tâche solitaire. Qu’il le veuille ou non, l’auteur se répand et fait subir à ses proches les affres du processus créatif. Dans un contexte de crise sanitaire et de confinement, les choses auraient rapidement pu devenir pénibles. S’il n’en fut rien, c’est parce que j’ai la chance de partager toutes mes journées avec deux êtres dont la gaieté, la générosité et l’amour compensent largement ma misanthropie. Lectrice exigeante, Martine est une grande styliste, et ses remarques frappent toujours juste – même si je mets un peu de temps à m’en rendre compte! Quant à Jules, son énergie, son enthousiasme et l’étendue toujours grandissante de ses intérêts et de ses aptitudes me donnent chaque jour un motif de fierté et un objet d’admiration.

    Halifax, juin 2022

    *

    Les chapitres 1 et 2 ont paru sous forme d’articles, dans des versions antérieures et plus courtes. Je remercie les éditeurs de m’autoriser à les reprendre et les remanier.

    – «La force d’inertie des formes juridiques: Otto Kirchheimer et la critique du droit», Jus Politicum. Revue de droit politique, no 23, 2019.

    – «L’exception… et après? Exception, État autoritaire et exécutif selon Otto Kirchheimer», in M. Goupy et Y. Rivière (dir.), De la dictature à l’état d’exception, Rome, Édition de l’EfR, 2022.

    ABRÉVIATIONS

    Dans le but d’alléger les notes en bas de page, j’utilise les abréviations suivantes pour me référer à des ouvrages souvent cités.

    OKGS 1

    Otto Kirchheimer – Gesammelte Schriften. Band 1: Recht und Politik in der Weimarer Republik, éd. H. Buchstein, Baden-Baden, Nomos, 2017.

    OKGS 2

    Otto Kirchheimer – Gesammelte Schriften. Band 2: Faschimus, Demokratie und Kapitalismus, éd. H. Buchstein et H. Hochstein, Baden-Baden, Nomos, 2018.

    OKGS 4

    Otto Kirchheimer – Gesammelte Schriften. Band 4: Politische Justiz und Wandel der Rechtsstaatlichkeit, éd. L. Klingporn, M. Peetz et C. Wilke, Baden-Baden, Nomos, 2019.

    OKGS 5

    Otto Kirchheimer – Gesammelte Schriften. Band 5: Politische System im Nachkriegseuropa, éd. Hubertus Buchstein et M. Langfeldt, Baden-Baden, Nomos, 2020

    PLSC

    Politics, Law, and Social Change. Selected Essays of Otto Kirchheimer, éd. F. S. Burin et K. L. Schell, New York, Columbia University Press, 1969.

    EFGS 2

    Ernst Fraenkel – Gesammelte Schriften. Band 2: Nationalsozialismus und Widerstand, éd. A. v. Brünneck, Baden-Baden, Nomos, 1999.

    DS

    Ernst Fraenkel, The Dual State. A Contribution to the Theory of Dictatorship, trad. E. Shills et E. Loewenstein, New York, Oxford UP, 1941.

    FWdG

    Franz L. Neumann, «Der Funktionswandel des Gesetzes im Recht der bürgerlichen Gesellschaft», Zeitschrift für Sozialforschung, vol. 6, no 3, 1937, p. 542-596.

    PT

    Carl Schmitt, Politische Theologie, Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität [1922], 10e éd., Berlin, Duncker und Humblot, 2015.

    HV

    Carl Schmitt, Der Hüter der VerfassungSD

    Max Weber, Sociologie du droit [1911-1914], trad. J. Grosclaude, Paris, PUF, 1986.

    Une note sur les traductions

    Sauf exception, je cite les traductions françaises lorsqu’elles existent. Dans le cas contraire, je traduis moi-même le texte original de l’allemand ou de l’anglais.

    INTRODUCTION

    Un obscur objet du désir

    La carrière des concepts ressemble à celles des marques de commerce bien établies. La bonne volonté qu’on leur attache est trop précieuse et d’un réconfort intellectuel trop grand pour être rejetée à la légère.

    – Otto Kirchheimer, 1965

    Au début de sa longue carrière philosophique, Jürgen Habermas voyait dans la psychanalyse le modèle d’une théorie critique de la société. Seule la psychanalyse, soutenait-il alors, peut repérer les distorsions systématiques et les conflits refoulés qui brouillent la compréhension que nous avons de nous-mêmes, sans pour autant entretenir l’illusion d’un Savoir de surplomb, arrogant et dogmatique. Bien sûr, Habermas savait que les sociétés humaines ne peuvent prendre place paisiblement sur le canapé de l’analyste, et il en tirait les conséquences dans sa théorie de l’agir communicationnel. Mais on peut toujours rêver: après des heures et des heures de travail analytique, qu’est-ce qu’une «Société» parviendrait à cerner en fait de blocages? À quels fantasmes serait-elle en butte? Quelles identifications pathologiques aurait-elle réussi à surmonter?

    Il s’agit d’un raisonnement contrefactuel, mais nous pouvons imaginer avec une certaine vraisemblance que la question du Droit tiendrait une place centrale dans l’effort de notre patient. «Nos» sociétés (l’adjectif possessif trahit ici la généralité abusive du propos) sont littéralement saturées par le langage du Droit. Pas spécialement celui des juristes, d’ailleurs, qui reste souvent, comme tout langage ésotérique, le fait d’une caste qui en contrôle la diffusion et l’usage. La prégnance du Droit transparaît surtout dans un idiome moins technique mais tout aussi sérieux, tour à tour sentencieux et grandiloquent. On en rencontre partout les manifestations: dans les chartes des droits des usagers, dans la contractualisation des services les plus essentiels, dans les politiques environnementales, dans les revendications, même (voire surtout) les plus anarchistes et les plus utopiques. Une part considérable de notre activité publique consiste à reconnaître, renforcer, mettre en œuvre, redéfinir, soupeser, encadrer, revendiquer, défendre des droits. La chose ne surprend plus. À une époque où les juristes se permettaient plus de libertés qu’aujourd’hui, l’un d’eux décrivait cet attachement au Droit comme «the childish desire to have a fixed father-controlled universe», autrement dit: un désir de certitude, d’assurance et d’ordre dont il est très difficile de se défaire1. Dans un même ordre d’idées, mais en inversant la métaphore, le philosophe Giorgio Agamben évoquait récemment l’image d’une humanité à venir qui sera libérée du Droit et jouera avec lui «comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage», sans se soucier d’un quelconque mode d’emploi2. Sans aller aussi loin, on ne peut guère surestimer la prime symbolique associée aujourd’hui, tant dans la politique ordinaire que dans sa réflexion savante, à cet étrange élément, ni complètement rigide, ni parfaitement plastique, à la fois mystérieusement transcendant et incontestablement mondain, qu’est le Droit.

    L’un des révélateurs les plus frappants de cette obsession pour le droit est l’ascendant pris par la notion de «primauté du droit»: une traduction maladroite de rule of law, mais qui lorgne aussi le vocable franco-français d’État de droit3. Peu importe dans quelle langue on l’exprime, la «primauté du droit» est devenue, depuis les années 1970, le référentiel transversal qui s’impose pour juger la conduite des acteurs publics (et parfois même privés). C’est à son aune que l’on juge les différents régimes politiques et mesure leur degré de conformité avec l’idéal démocratique occidental. Il fait partie des exigences des programmes d’aide au développement administrés par le FMI et la Banque mondiale4, il figure en bonne place parmi les analyses de risque sur lesquelles sont gagés les investissements et le développement international des entreprises, et il anime une myriade d’ONG et de groupes militants (Human Rights Watch, Amnistie internationale…). Il a même, au fil des ans, produit sa propre martyrologie, érigé son pandémonium, nourri sa mémoire des luttes et des compromis. Paradoxalement, même ceux qui en annoncent (bruyamment) le déclin et la fin reconduisent ses mythologèmes, les rendant plus indispensables que jamais5. Comme nous l’apprenons tous en vieillissant, l’impression de perdre quelque chose d’important, d’unique mais aussi d’ineffable, suscite immédiatement en chacun de nous un attachement impulsif à la chose en question – celle-ci fût-elle réelle ou simplement souhaitée.

    Pourtant, la «primauté du droit» est un concept récent et, à tout prendre, sa carrière paraît aussi fulgurante qu’inattendue. Selon une idée reçue, la chose existait chez Aristote, même si le mot n’y était pas encore. Lorsque, dans ses Politiques, Aristote se demandait s’il est préférable que la «masse» ou les «meilleurs» exercent le pouvoir, il introduisait immédiatement un troisième terme: les lois. «Il faut que les lois soient souveraines», affirmait-il en 1282b 2, distinguant ainsi la souveraineté des lois du gouvernement des hommes. Toutefois, la conclusion qu’il tire de cette distinction est pleine de nuances, et insiste sur la conditionnalité réciproque de ces deux facettes de la vie civique. La «primauté du droit» ne qualifie, pour lui, aucun régime en particulier, pas plus qu’elle ne renvoie à un dispositif clair6. Il est donc trompeur d’établir une continuité entre cette articulation subtile de la loi et du citoyen (qui à Athènes, rappelons-le, était aussi bien un juge), et la conception contemporaine de la «primauté du droit» comme mécanique impersonnelle. Mais cela ne va pas empêcher qu’on puisse le faire, de manière aussi fréquente qu’opportune, tant il est vrai qu’un long pedigree nous rassure sur la légitimité des catégories par lesquelles nous comprenons et jugeons le monde.

    Pour qui tient à une généalogie rigoureuse des concepts, la notion de «primauté du droit» émerge au courant du xxe siècle, à l’occasion d’une série de transferts culturels impulsés par des juristes, des historiens et des économistes. Très schématiquement, elle est le produit d’une synthèse intellectuelle, a priori invraisemblable, entre le thème anglo-saxon de la rule of law, l’idéal allemand du Rechtsstaat et, sur un mode mineur, la conception française du «principe de légalité». A priori invraisemblable, car tous ces éléments relèvent de contextes nationaux et de cultures juridiques très différentes, et à certains égards antagonistes7. Rien ne les destinait à devenir des produits d’importation. Pour les juristes anglais de la fin de l’époque victorienne, il est clair que la rule of law est exclusive au système anglais du judge-made law, et que le terme n’a pas de signification au-delà de celui-ci. Albert V. Dicey, la grande autorité en matière de droit public au tournant du siècle, y voit même une propriété du génie britannique et le legs de la lutte des whigs contre l’absolutisme des Stuart. De la même manière, la doctrine allemande du xixe siècle, par exemple chez Mohl ou Gneist, lie le Rechtsstaat au cadre de la monarchie constitutionnelle, à sa structure dualiste et fédérale, et à la manière dont celle-ci s’est vue progressivement imposer le contrôle juridictionnel de l’activité de ses fonctionnaires, toujours de manière timide. Ainsi, ce qui frappe lorsque l’on considère les choses sous l’angle généalogique, c’est la manière dont cet ensemble de significations hétéroclites, parfois folkloriques, va éventuellement se combiner, se confondre dans une notion cohérente et lisse, jusqu’à perdre toute couleur locale.

    *

    Le présent ouvrage s’intéresse de près à cette notion de «primauté du droit» et cherche à en préciser la portée, les promesses et les écueils. Il n’entretient cependant pas le projet d’en réécrire l’histoire, d’en présenter une généalogie plurielle et différenciée8 ou d’en proposer une nouvelle conceptualisation à l’épreuve de celle-ci. Tous ces projets sont certes valables. Dans les pages qui suivent, je vais m’intéresser plutôt à une trajectoire intellectuelle singulière, celle d’un juriste allemand né au début du xxe siècle, et contemporain des débats et des réflexions qui ont amené cette «transmigration» des notions juridiques: Otto Kirchheimer (1905-1965). Ayant émigré en France puis aux États-Unis après la prise du pouvoir par les nazis, il a été aux premières loges de ce processus d’innovation conceptuelle et, ayant toujours montré un fort scepticisme envers l’autorité du droit et la tournure d’esprit de ses praticiens, il livre sur ce processus un témoignage vivant, complexe et nuancé. Si réfléchir aux mutations et aux perspectives de la «primauté du droit» exige d’aborder de manière critique cet obscur objet de désir, la fréquentation de l’œuvre d’Otto Kirchheimer ne peut que nous aider. Il y a même fort à parier qu’elle peut nous révéler des enjeux qu’une généalogie des concepts à vol d’oiseau rendrait invisibles.

    La pensée d’Otto Kirchheimer est difficile à saisir en raison de son caractère protéiforme et de ses multiples ramifications, et la publication de ses œuvres complètes, entreprise en 20179, a bien mis ce trait en évidence. On y trouve des textes militants, des ouvrages savants, de la «doctrine», des rapports écrits pour le compte d’agences gouvernementales, des notes de recherche, une foule d’articles scientifiques et, sans doute les plus remarquables, quelques essais politiques qui ont fait date10. Un Denkstil assez reconnaissable parcourt cette masse déroutante, où se conjuguent détachement ironique, passion pour les détails, scepticisme et partialité critique. Trop idiosyncrasique pour avoir fait école – d’autant que Kirchheimer est toujours resté animé d’un fort esprit anti-institutionnel11 – ce style s’est greffé, comme on le verra, à plusieurs courants théoriques importants (notamment l’École de Francfort) et, de là, il s’est diffusé dans la théorie politique et juridique contemporaine. S’il est peut-être exagéré de parler d’une réception de l’œuvre de Kirchheimer comme telle, on retrouve néanmoins une foule d’appropriations, de mises en dialogue et de prolongements plus ou moins sporadiques12.

    La meilleure manière d’aborder la trajectoire de pensée de Kirchheimer, c’est de partir de ce qu’il en dit lui-même. Un peu moins d’un an avant sa mort soudaine, il écrivait cette notice à la demande de l’écrivain allemand Hermann Kesten13.

    Otto Kirchheimer, né en 1905 à Heilbronn. A fréquenté l’école à Heilbronn, Heidelberg et Ettenheim; a traînassé aux universités de Cologne, Berlin et Bonn, a obtenu son doctorat à Bonn et s’est initié au métier de stagiaire et de critique de l’appareil judiciaire à Erfurt et à Berlin. A écrit dans divers journaux socialistes et dans la revue Die Gesellschaft de Hilferding, a joué les avocats pendant quelques mois à Berlin avant de prendre le chemin de la France à l’été 1933 et des États-Unis en 1937. Il s’est occupé pendant dix ans des affaires allemandes pour le Département d’État américain. A rejoint la faculté des études supérieures de la New School for Social Research en 1955, et a déménagé uptown à l’Université Columbia en 1961, où il est professeur de science politique. A écrit ces dernières années un gros pavé sur la justice politique, paru chez Princeton University Press, qui n’a pas été beaucoup lu, parce qu’il est trop compliqué, et la plupart de ceux qui l’ont lu n’ont pas trouvé ça agréable, car il est déplaisant. That’s all

    Par-delà son ton détaché et sarcastique, la notice indique quelques étapes cruciales dans l’éducation intellectuelle et politique d’un juriste. Né en 1905 dans une famille juive du Bade-Wurtemberg, Kirchheimer fait partie de ce que l’on a appelé la «génération superflue14»: trop jeune pour avoir pris part à la Première Guerre, il représente une tranche générationnelle brimée dans ses aspirations professionnelles par les difficultés économiques de Weimar, ballottée par l’instabilité politique et habituée aux agressions des avant-gardes esthétiques et intellectuelles. Orphelin dès son jeune âge, le jeune Otto Kirchheimer est pris en charge par un oncle et par des frères et sœurs beaucoup plus âgées que lui. Il aboutit un peu par défaut à l’université au milieu des années 1920, le droit s’imposant à lui par pression familiale. À Cologne, il est marqué par l’enseignement de Max Scheler, ce penseur inclassable qui a laissé sa marque sur l’anthropologie philosophique, l’existentialisme et la théologie. À Berlin, en 1926, la rencontre décisive est celle de Rudolf Smend (1882-1975), qui s’apprête à devenir l’un des juristes les plus en vue de la «nouvelle doctrine» weimarienne, en rupture avec le positivisme de ses aînés, et qui conservera une influence déterminante sur la doctrine constitutionnelle de la RFA. Alors qu’il travaillait à son grand livre Verfassung und Verfassungsrecht, Smend s’attache à ce jeune esprit porté à l’éclectisme et aux vues radicales, et les deux hommes entretiendront une amitié durable, malgré les penchants réactionnaires de Smend et son protestantisme austère.

    Un an plus tard (en 1927), Kirchheimer se rend à Bonn dans le but d’y rencontrer Carl Schmitt (1888-1985) dont il venait de découvrir le livre sur le parlementarisme15. Très rapidement, Schmitt l’intègre à son cercle d’étudiants – Ernst Rudolf Huber, Ernst Forsthoff, Werner Weber, Ernst Friesenhahn – dont les membres vont, pour la plupart, suivre avec enthousiasme leur maître dans l’aventure nazie après 1933. Au contact de ces jeunes juristes brillants et très conservateurs, les vues de Kirchheimer vont s’orienter de plus en plus vers le marxisme16. Si l’on n’a plus de traces de leurs conversations, on peut néanmoins lire les comptes rendus critiques dans lesquels Kirchheimer, après la guerre, attaquera l’autoritarisme et les tendances apologétiques de ses anciens camarades17. Quant à Schmitt, il a laissé plusieurs témoignages de son admiration pour son nouveau disciple et de la valeur qu’il accordait à son travail18. Alors que la politique les oppose de plus en plus, leur amitié se renforce et dure jusqu’au moment où Schmitt adhère au NSDAP19. C’est sous la direction de Schmitt que Kirchheimer obtient son doctorat en 1928, avec une thèse portant sur «le socialisme et la théorique bolchévique de l’État». Son diplôme en poche, Kirchheimer commence à Erfurt son Referendariat dans l’appareil judiciaire, un stage nécessaire à l’obtention du titre d’avocat.

    Parallèlement à ce qu’il appelle de manière ironique le «métier de stagiaire», Kirchheimer entame sa carrière de critique du droit – ce qui commence obligatoirement par une critique de la magistrature et de l’appareil judiciaire. Il faut savoir que la Justizkritik était sous Weimar une dénomination politique en soi, qui s’articulait autour d’une défense des valeurs républicaines et dénonçait les tendances autoritaires des magistrats. Ciblant d’abord la complaisance des juges envers les assassinats politiques par des nationalistes radicaux, les Justizkritikern ont élargi le spectre de leurs analyses à l’ensemble du processus judiciaire et se sont regroupés autour d’une revue fondée en 1930 et animée par Hugo Sinzheimer, Die Justiz20.

    Ce n’est pourtant pas dans cette revue que Kirchheimer trouve un premier débouché à son impulsion critique, mais chez l’éditeur de Gruyter, où il fait paraître une monographie savante sur la jurisprudence du Tribunal du Reich en matière de propriété et de compensation pour expropriation (ce sera l’objet du chapitre 1). Son stage terminé, il revient à Berlin et, tout en cherchant à renouer avec le monde universitaire, il collabore à la revue Die Gesellschaft. Fondée par Hilferding en 1924, la revue se voulait un organe théorique du Parti social-démocrate (SPD), prenant le relais du Die Neue Zeit de Karl Kautsky (qui a paru entre 1883 et 1932). Tour à tour médecin, économiste marxiste et ministre des Finances, avant de mourir aux mains de nazis en 1942, Rudolf Hilferding a marqué les premières années de la revue par son analyse de l’évolution du capitalisme monopolistique, qui laissera une forte impression sur Kirchheimer (comme on le verra au chapitre 4). Mais au moment où Kirchheimer y fait paraître ses articles, la revue est dirigée par Albert Solomon et tient ses réunions dans un café près du Tiergarten, des réunions animées où l’on débat allègrement de la culture moderne, du fascisme, de la politique sociale et des idées en vogue21. Avec son collègue Ernst Fraenkel, Otto Kirchheimer apporte un angle juridique à toutes ces discussions.

    Même si Kirchheimer accède à une certaine notoriété parmi les juristes de gauche22, sa relation avec le SPD demeure tendue. Ayant attaqué à plusieurs reprises l’attentisme de ses dirigeants, il se retrouve dans la frange extrême-gauche du parti, et cette position difficile est renforcée par son mariage avec Hilde Rosenfeld, la fille de l’avocat Kurt Rosenfeld, une figure politique de premier plan du socialisme weimarien, proche de Paul Levi et prônant une alliance avec les communistes. À la suite de son opposition à la «politique de tolérance» mise en œuvre par le SPD face au gouvernement Brüning et à Hindenburg, Rosenfeld est expulsé du parti en 1931, sa fille et lui étant amenés à s’aligner de plus en plus sur l’Internationale communiste23. Kirchheimer n’ira jamais jusque-là – il a toujours eu des mots très durs à l’endroit du Parti communiste allemand (KPD) et de ses penchants autoritaires –, mais sa méfiance envers la gauche institutionnelle restera vive.

    La prise du pouvoir par les nazis prive Kirchheimer de sa citoyenneté allemande. Arrêté puis relâché en mai 1933, il s’installe à Paris où, malgré une grande précarité matérielle, il trouve le moyen de suivre les discussions de la Faculté de droit, de s’intéresser à l’activité du Conseil d’État24 et de publier en français dans quelques revues. Contacté par son camarade Franz Neumann (un juriste de gauche très en vue, lui aussi chassé par les nazis), Kirchheimer se joint finalement à l’Institut de recherche sociale (IfS), un groupe d’universitaires allemands émigrés regroupés autour du philosophe Max Horkheimer, alors à New York, et qui disposait d’une antenne parisienne. Le groupe ne s’appelle pas encore l’École de Francfort, et on n’en trouve aucune mention dans la notice biographique rédigée par Kirchheimer. C’est pourtant grâce à cette affiliation que Kirchheimer peut obtenir un visa, gagner les États-Unis en 1937 et s’installer à New York.

    Lié à l’IfS par un contrat d’assistant, il prend part aux grands débats des exilés francfortois et parvient à convertir sa connaissance intime du droit public allemand en une ressource appréciable pour l’effort de guerre américain. En compagnie de ses collègues Franz Neumann, Arkadij Gurland et Herbert Marcuse, Kirchheimer passe à l’emploi de l’OSS en 1943 puis, deux ans plus tard, du Département d’État. Si sa carrière dans l’administration fédérale américaine n’est pas aussi fulgurante que celle de son ami Neumann, elle le place néanmoins à l’avant-garde des politiques d’occupation militaire postbellum, de la dénazification et de la préparation des procès de Nuremberg. Même s’il se sent menacé par la montée de l’anticommunisme et les enquêtes du FBI, son expertise stratégique en fait un employé précieux pour le Département d’État. Sa présence à Washington lui donne, de plus, l’occasion de renouer avec le monde universitaire et d’enseigner pour la première fois. Après quelques semestres à l’Université Howard (l’occasion d’un premier contact avec les problèmes de la ségrégation raciale et la question des droits civils25), il rejoint les quartiers new-yorkais de la New School for Social Research, dont le nom était déjà associé, grâce aux efforts d’Alvin Johnson, à une constellation d’émigrés allemands prestigieux (Max Wertheimer, Carl Landauer, Arnold Brecht, puis Hannah Arendt et Hans Jonas).

    Parallèlement à ses activités de chercheur et de professeur, Kirchheimer intervient à plusieurs reprises dans la politique constitutionnelle de la RFA et multiplie les séjours en Allemagne. Proche des juristes du SPD (et notamment de Carlo Schmid et de Horst Ehmke), il s’inquiète non seulement de la continuité du personnel administratif allemand, dont les états de service nazis semblent soudain disparaître, mais aussi de la permanence des structures autoritaires et de l’indifférence générale qui les renforce. La convergence entre la sanctification de valeurs constitutionnelles dites «fondamentales», devant ­susciter une défense «combative» contre ses «ennemis ­intérieurs26» (la streitbare Demokratie), et un libéralisme autoritaire révèle, à ses yeux, la face sombre du «miracle économique» allemand. En 1962, l’affaire du Spiegel – l’arrestation d’une partie de la direction de la revue et sa mise en cause pour haute trahison à la suite de la parution d’un article révélant l’état de désorganisation de la Bundeswehr – lui apparaît comme un indice de plus de la persistance des réflexes autoritaires, de l’extrême porosité entre le pouvoir et l’appareil policier, et de la faiblesse de l’opposition parlementaire. Même si, contrairement à son vieil ami Marcuse, le retour au fascisme ne lui paraît pas un danger imminent27, la lente érosion des institutions, la désaffection politique et le raidissement conservateur lui paraissent inévitables. Dans l’un de ses derniers textes, Kirchheimer déplore justement le fait que ces tendances lourdes du régime post-1945 demeurent invisibles aux yeux des juristes, et comme opaques à leur théorie de la rule of law. Comme il le rappelle, «il n’y a pas de ligne de démarcation claire et nette entre les procédures formelles et les buts substantiels d’un ordre

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