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Jusqu'à la faim
Jusqu'à la faim
Jusqu'à la faim
Livre électronique422 pages5 heures

Jusqu'à la faim

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À propos de ce livre électronique

Un gang prépare l’attaque d’un fourgon au moment des fêtes de fin d’année. Il démasque un officier de police chargé de les infiltrer et le détient en otage.
Le braquage se déroule près du marché de Noël au cours duquel un policier est grièvement blessé. Cette opération n’était que la répétition d’un coup plus audacieux ; l’attaque de l’entrepôt de fourgons.
La PJ bordelaise est chargée de l’affaire tandis que Paris, qui craint une menace plus sérieuse, envoie un membre de la cellule antiterroriste pour superviser l’enquête, un ancien des forces spéciales.
Sur fond de guerre des polices, le compte à rebours est lancé pour retrouver les braqueurs et pour libérer l’officier de police qu’ils laissent mourir de faim. Mais la PJ ne dispose pour témoins que d’un aveugle et d’un autiste.
Seul le grondement d’un fleuve aux eaux tumultueuses accompagne le martyre du policier enchaîné.
Pour le crime, la trêve de Noël n’existe pas.

Une authentique immersion au cœur de la police.
LangueFrançais
Date de sortie5 janv. 2023
ISBN9782312130682
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    Aperçu du livre

    Jusqu'à la faim - Eric Dumont

    Prologue. Mardi 6 décembre 2016

    Bordeaux, cité des Arbousiers, 10 h

    Construite au début des années soixante-dix au Nord de l’agglomération bordelaise, sur des terrains marécageux plantés de joncs et d’épineux que survolaient les hirondelles, la cité faisait la fierté des pouvoirs locaux par son aménagement ambitieux et moderniste. Elle était partie intégrante d’un audacieux plan d’urbanisation qui nécessita de drainer 2 000 hectares de marais pour la création d’un lac artificiel, qui lança le chantier titanesque du parc des expositions salué comme le plus grand d’Europe et qui posa les fondements d’un quartier futuriste où s’agrègeraient centre d’affaires, activités de loisirs et zones d’habitat. La structure inédite de dalles et de passerelles, les innovations architecturales abruptes au sein d’un vaste îlot entouré d’espaces verts furent accueillis comme la promesse d’un nouvel art de vivre.

    Plus de 4000 habitants résidaient dans ces grands ensembles répartis en barres et tours de 17 étages, blocs massifs tous identiques, denses et compacts, sans fantaisie inutile, sans recherche architecturale superflue ni vaine fioriture. Une bonne gestion imposait de rentabiliser le mètre carré sans négliger le confort auquel il était légitime d’aspirer en cette période de plein-emploi. Si les façades s’offraient tristement au regard dans leur morne uniformité, les appartements étaient en revanche de belles proportions et les pièces bien agencées. Ils s’ouvraient sur des balcons que pénétrait une lumière généreuse, ils avaient salle de bain avec baignoire et cuisine fonctionnelle, toutes « les commodités » requises selon l’expression des medias. Le quartier fut cité comme un modèle d’urbanisme concerté destiné à l’origine à accueillir les rapatriés d’Algérie et à favoriser la mixité sociale. Une cinquantaine de nationalités diverses s’y côtoya paisiblement. Les enfants jouaient sur la dalle et sur les pelouses alors entretenues, les mères se rencontraient sur les bancs disposés au pied des massifs feuillus qui les bordaient. Puis la crise frappa de plein fouet. Le projet d’aménagement initial qui se présentait comme une des vitrines urbanistiques des années 70 devait mobiliser une surface foncière trop importante avec des infrastructures trop coûteuses. Il fut abandonné et la cité des Arbousiers fut sacrifiée.

    Chômage, minima sociaux, ascenseur social en panne, le quartier se replia sur lui-même. Une économie de survie prospéra. La cité s’organisa comme un village avec ses rites et ses règles. Coincée entre voies rapides et voie ferrée, entre boulevard et Garonne, « du mauvais côté du boulevard » comme le constataient non sans résignation ses habitants, cité bordelaise ignorée des Bordelais, dédaignée de ses voisines toutes proches plus chanceuses et mieux intégrées car « du bon côté du boulevard », elle se figea, en marge de l’histoire d’une métropole qui grignotait sans trêve, obstinée et vorace, toujours plus d’espace. Pendant que le quartier baptisé Bordeaux Lac se transformait au fil des années en une zone commerciale, hôtelière et de bureaux, la cité restait enfouie dans la verticalité de ses tours, oubliée des plans d’urbanisme qui se succédaient.

    Tout le monde se connaissait. Une population cosmopolite de jeunes savait repérer au premier coup d’œil, sous les passages qui s’enchevêtraient dans la cité et y composaient des lacis complexes, ceux qui étaient étrangers au quartier, qui venaient d’un ailleurs indistinct. On ne venait pas aux Arbousiers par hasard, avait-t-on coutume de dire, il fallait le vouloir.

    La mairie, pour désenclaver le quartier et l’arrimer au centre de Bordeaux, y fit passer le tramway, il le traversait d’Ouest en Est. Ces efforts ne parvinrent à briser le fort sentiment identitaire d’appartenance à un destin commun, loin de ceux qui, stigmatisant la cité comme zone dangereuse, enfermaient toujours davantage ses habitants dans le cercle des exclus.

    La pauvreté s’était installée depuis longtemps avec son cortège de misère. Les poubelles éventrées sur les parkings qui servaient de dépotoirs, les déchets jetés à même le sol ou jonchant les plateformes qui reliaient entre elle les bâtisses vétustes, l’odeur nauséabonde qui saturait les halls d’immeubles dégradés de graffiti et de peinture écaillée, les boîtes aux lettres saccagées, les pelouses en jachère qui se transformaient en bourbiers l’hiver, les massifs hirsutes, les rideaux de fer tagués, la cité était délaissée dans ses barres d’immeubles dressées sur les terrains vagues. Une solidarité existait pourtant dans cette communauté où ceux qui n’avaient presque rien portaient assistance, comme ils le pouvaient, à ceux qui n’avaient rien. Les ascenseurs, faute d’entretien, ne fonctionnaient plus, les plus jeunes aidaient alors les plus âgés à porter leurs courses, à chaque palier résonnaient les téléviseurs, des cris d’enfants, des discussions, des rires, tout simplement les échos de la vie. Les commerces fermaient, la paupérisation plantait ses griffes dans une cité livrée à elle-même mais il existait toujours un sens aigu de la « débrouillardise », une attention portée à ses congénères d’infortune qui chassaient, au-delà de l’ennui d’un quotidien sans but rivé à une existence sans espoir, toute résignation.

    Sur les parkings de la cité, on réparait les voitures, c’était un entremêlement de carcasses rafistolées dont on faisait vrombir les moteurs, la nuit, dans des courses effrénées, des rodéos parfois mortels. La plupart des conducteurs, souvent très jeunes, n’avaient pas le permis. Mais qu’importe, la police n’osait s’aventurer dans ce quartier lorsque le soleil terminait sa course entre les tours et laissait place aux formes mouvantes d’une nuit hostile.

    Thula était rentré depuis peu aux Arbousiers. Il vivait chez sa mère, sourde muette de naissance. Il était né dans cette cité, il en connaissait tous les secrets, il en avait tant de fois parcouru les interminables coursives. Il avait, douze ans plus tôt, quitté son quartier de « los Arbusios » comme ses copains et lui-même le surnommaient familièrement, pour intégrer le lycée militaire d’Autun. Mais ses amis ignoraient tout de son parcours, il n’avait plus donné de nouvelles. Son père mourut peu après et nul ne pensait interroger sa mère qui vivait recluse. Son cousin Bilal venu d’une cité voisine et qui travaillait comme informaticien à l’hôtel de police de Bordeaux l’avait incité à préparer le concours d’officier de police. Thula avait intégré l’école d’officiers de Cannes-Écluses. Sa connaissance des quartiers et sa parfaite maîtrise de la langue arabe lui avaient permis de rejoindre la DGSI{1} à Levallois Perret. À la suite de menaces d’attentats à Bordeaux, on l’avait chargé d’y enquêter en infiltration en utilisant à cette fin ses réseaux locaux. La mission était dangereuse, nul ne devait, pour d’évidentes raisons de sécurité, connaître son appartenance aux services. Il était officiellement revenu au quartier comme travailleur social.

    Aux Arbousiers, il retrouva ses anciens copains qui fêtèrent avec une joie sincère son retour parmi les siens. Comme autrefois, les mêmes accolades, les mêmes paroles fraternelles, les mêmes signes de reconnaissance. Au pied des immeubles, la vie reprit son cours. Thula s’investissait dans ses fonctions, il rendait nombre de services à ceux qui survivaient dans ce quartier déshérité, il les accompagnait dans leurs démarches, il les informait sur leurs droits, il leur servait de médiateur, il était apprécié. Il avait aussi croisé Malika, son « amoureuse » d’école primaire, qui l’avait suivi jusqu’au collège Blanqui à Bacalan. À chaque rencontre, dans les petits commerces, en bas des tours, sur la placette où les jeunes du quartier se réunissaient, toujours l’interrogation muette de ces grands yeux sombres auxquelles il ne savait que répondre. Il l’avait laissée là douze ans plus tôt pour d’autres horizons, la vie l’avait embarqué sur d’autres chemins, il l’oublia. Il fut maladroit, sa gêne était palpable. Quelques semaines après son retour, il la croisa une fois de plus à l’épicerie où les familles avaient coutume de se rendre. On y trouvait, dans des pots de verre, les précieuses épices, en graines ou en poudres, le cumin, la coriandre, le gingembre, le paprika, le poivre noir, le curcuma, la cannelle, le safran, toutes les saveurs, délicates ou amères, suaves ou relevées, tous les parfums et les couleurs qui bercèrent son enfance. Cette fois-là, Malika sortit de sa réserve et lui proposa qu’ils se revissent. Cette fois il n’hésita pas. C’était son amie d’enfance qui se tenait devant lui, droite et fière, il lui devait bien, au nom de leur passé, une explication. Il la lui fournira, apaisante, il lui racontera ce qu’elle aura plaisir à entendre. Et cette entrevue pouvait s’avérer fructueuse dans le cadre de sa mission. Il lui suffisait de rétablir le lien de confiance. Il accepta. Elle le remercia d’une légère pression de mains. Rendez-vous fut pris pour le lendemain soir chez elle.

    Mercredi 7 décembre

    Cité des Arbousiers, appartement de Malika, 17 h

    Rien n’avait changé. La table de salle à manger en chêne noirci avec ses huit pieds imposants, le vaisselier d’un autre âge, les abat-jours de carton peint, le papier mural aux fleurettes roses et bleues, le vaste ciel nocturne contre la baie vitrée occupaient le même espace. Thula ne put se départir d’un léger malaise. Le temps s’était arrêté dans ce petit appartement suranné comme une montre au ressort brisé. Il ôta son blouson, le posa sur le bras du canapé au velours défraîchi où il s’installa. À la même place que jadis.

    – Ça fait combien de temps au juste ?

    – Douze ans, ça fait déjà douze ans Thula. Quand tu es parti, je suis rentrée en apprentissage, j’ai fait de la mécanique auto. Ça me plaisait. Mais je l’ai vite regretté. Tu imagines, une meuf faire de la mécanique ? Les mecs étaient graves, relous.

    – Raconte-moi.

    Une fois obtenu le CAP, elle trouva rapidement du travail. La mécanique était une filière gourmande en main d’œuvre. Mais si Malika fit part à Thula des plaisanteries sexistes et des gestes déplacés qu’elle dut subir, elle ne lui dit rien en revanche des sévices qui salirent son honneur. Elle enfouit sa honte au plus profond d’elle-même. La cité qui l’avait vu naître ne l’avait pas protégée. Elle se plia d’emblée à la loi du silence que lui imposait sa double condition de femme et de maghrébine. Elle s’isola. Et trouva le réconfort dans la foi. Elle ne dit rien non plus à Thula de sa rencontre avec le Prophète qui advint sans qu’elle s’y préparât. Elle se glissa dans la foi comme on se glisse dans des draps, naturellement. Elle y pansa ses plaies. Elle implora le Très Haut, elle lui confia ses peines, il lui répondit. L’amour qui emplissait son âme la baignait d’un baume bienfaisant, elle n’était plus seule désormais. Elle apprit les préceptes enseignés par le Prophète et fit sienne la loi islamique. Pour honorer le Prophète, elle portait les longues robes de ses ancêtres marquées à la taille par un effet de couture ou par une fine ceinture, parées de quelque fantaisie aux emmanchures. Et c’est un voile discret qui, lorsqu’elle sortait, couvrait sa longue chevelure.

    Elle poursuivit son histoire. Elle abandonna la mécanique et vécut de petits travaux ici et là. À la mort de sa mère qu’une mauvaise grippe emporta, son père se mura en lui-même. Son épouse était l’ultime lien qui le rattachait à son histoire. Il usait ses journées assis dans son fauteuil devant la baie vitrée. Le regard fixé sur un point de l’espace, il y cherchait les vastes étendues arides du pays, qui, de l’autre côté de la Méditerranée, était le sien. Il se laissa mourir.

    Malika traçait le fil de son récit d’un ton tranquille. Puis elle posa sur Thula ses yeux sombres à peine cernés d’un trait de khôl. Thula l’observait. Il avait peine à retrouver dans cette jeune femme grave et quelque peu hautaine l’adolescente vive au regard rieur dont il fallait tempérer les impatiences. La voix elle-même adoptait des modulations traînantes, s’attardant sur certains mots, soulignant les fins de phrases.

    – Toi aussi tu as perdu ton père, ajouta-t-elle, j’ai eu beaucoup de peine quand je l’ai appris. C’est bien que tu sois retourné chez toi, ta mère a besoin de toi.

    – Tu t’en souviens peut-être, lui répondit-il, des histoires que nous racontait mon père sur son village, les dattiers qu’il maraudait enfant, ses courses dans le djebel alors qu’il gardait le troupeau de chèvres de la famille. Je ne connaîtrai pas son pays. Il n’est pas le mien, juste celui de mes ancêtres. Et toi, tu as pensé y retourner ?

    – Non, et pourquoi ? Là-bas, je suis une étrangère.

    Thula songeait à sa jeunesse insouciante dans cette cité retirée du monde au bord de laquelle venaient mourir les échos de la grande ville, à sa mère muette qui fut donnée à l’âge de douze ans à un homme de quinze ans son aîné. C’était un mariage arrangé mais il fut paisible. Les succès scolaires de Thula justifièrent pour ses parents le sacrifice de l’exil. La république faisait de leur fils un des siens. Son père l’accompagna au lycée militaire d’Autun et ce fut lui qui lui noua son premier nœud de cravate sur son uniforme neuf. Thula passa cinq ans dans cet établissement avant de rejoindre l’école de police. Il y découvrit la fraternité des chambrées, des soirées arrosées, des confidences partagées avec ses camarades venus de tous horizons. À Malika, il raconta une toute autre histoire. Il travailla, lui dit-il, à sa sortie du lycée, comme assistant socio-éducatif dans des quartiers sensibles. Un jour il décida de rentrer. Elle l’écouta avec attention.

    Elle était belle Malika. Une longue jupe droite moulante en lainage gris dessinait les cuisses sous le tissu, un pull d’un gris plus soutenu s’ajustait aux courbures suggestives de la poitrine, un large bandeau retenait les torsades ambrées de la chevelure et modelait les méplats du visage. Elle ne portait aucun bijou sur la peau brune. Elle était désirable. Une gêne à peine perceptible s’installa.

    – Tu veux boire quelque chose ? J’ai du jus de fruit. Tu me connais, pas de bière à la maison, aucun alcool. Il paraît que cela rend fou.

    – Je me souviens du proverbe, plaisanta-t-il. L’alcool rend l’homme oiseau, puis lion, puis cochon.

    Malika se rendit dans la cuisine pour préparer les boissons. Elle ne l’invita pas à l’y rejoindre.

    – Tu as raison. Où en es-tu à propos de la religion ? lança-t-elle.

    – Laïc. La religion relève de la sphère privée.

    – Tu fais tes prières au moins, la salaat{2} ?

    – Parfois, quand les périodes sont difficiles.

    – Mais on doit les faire tout le temps, cinq fois par jour, tourné vers La Mecque.

    – J’ai rarement le temps.

    – Le temps n’a rien à voir. C’est un des piliers de l’Islam, tu le sais avec la chahada{3}, la zakat{4}, le saoum{5} et le hadj{6}.

    Elle réapparut avec un plateau, deux verres et une bouteille de jus de fruits. Elle posa le tout sur la table basse. Il ne cacha pas sa déception. Il s’était attendu à ce que, pour fêter leurs retrouvailles et renouer le fil du temps, Malika lui offrît quelques-unes de ces douceurs dont la confection se perpétue dans les familles selon un rituel immuable. Elle ne pouvait avoir oublié son goût prononcé pour les petits cigares aux amandes et à la noix de coco, pour les gâteaux à la pâte feuilletée fourrée au fromage blanc et à la menthe et surtout pour ces friandises en demi-lunes à la fine pâte sablée, à la farce poudrée d’amandes que parfumait le goût délicat de la fleur d’oranger, ces cornes de gazelle que sa mère servait avec le traditionnel thé vert à la menthe. Elle n’avait rien préparé de tout cela, elle avait failli sciemment aux règles de l’hospitalité. Elle lui signifiait ainsi, en le traitant sans les égards que l’on doit à son hôte, qu’il n’était plus le bienvenu. Elle avait insisté pour le recevoir, il avait accepté, l’affront était d’autant plus sensible. Il lui fallait partir.

    L’appartement avait perdu son âme. La théière de cuivre doré juchée sur ses quatre petits pieds n’occupait plus la table où elle était toujours posée comme s’étaient envolés les parfums familiers des plantes aromatiques et les senteurs de vanille et de miel. Il se souvint de leurs goûters d’enfants dans cette pièce où nichaient dans les petits couffins tressés le rouge du paprika, le vert des grains d’anis, le jaune du curcuma, le beige du cumin, ces épices qu’il avait eu plaisir à retrouver dans l’épicerie de quartier où il avait croisé Malika.

    – Et tu ne prononces jamais la chahada ? poursuivit Malika.

    – Non, je ne le prononce jamais, répondit-t-il d’un ton bref. Son irritation était perceptible. Comment veux-tu que je reconnaisse l’unicité d’Allah alors qu’il existe d’autres religions tout aussi respectables que la nôtre. Excuse-moi Malika mais je suis fatigué, je dois partir. Je n’ai pas soif.

    Il se levait pour prendre congé mais Malika s’assit à ses côtés et lui tendit un verre. Thula le prit et le vida d’un trait. Il grimaça, le jus de fruit était sirupeux et sans goût. Peut-être de l’ananas, il n’en était pas certain. Malika se serra aussitôt contre lui. Il perçut un parfum acidulé de lavande. Malika se fit enjôleuse et mutine, ses gestes se précisèrent. Elle plongea dans son regard l’encre noire des prunelles. Il capta entre les cils recourbés une étrange lueur, supplique, avertissement, peu importait, il n’y prit garde. Le regard se fit velours, il s’éclaira d’une nuance de miel doré. Il saisit les lèvres qu’elle lui offrit, fraîches et engageantes, retira le bandeau, libéra les lourdes mèches acajou, effluves boisés du santal, fragrances balsamiques des forêts automnales.

    – Pourquoi n’as-tu jamais donné de nouvelles, murmura-t-elle, je t’ai tant attendu. Pourquoi ?

    Thula n’entendit pas. Il effleura la nuque duvetée et entrouvrit le corsage. La peau fine et cuivrée palpitait sous ses doigts, la poitrine se dénuda, soyeuse, délicatement ambrée. Son désir se fit impérieux. Une main exigeante traçait son chemin et progressait, insistante, sous l’étoffe. Elle finit par aborder d’obscurs rivages et, parvenue à destination, se coula dans la niche chaude et humide où elle s’attarda.

    Thula s’enhardissait et Malika, la douce et pudique Malika qui n’autorisait autrefois que des baisers furtifs volés au coin des lèvres, ne refusait aucune de ses audaces. Il ne s’en étonna pas. Il oublia le lieu lugubre et impersonnel, l’éclairage terne renvoyé par les luminaires poussiéreux, le tissu rêche du canapé, l’écœurante fadeur du jus de fruit. La chair était moelleuse, tiède et fondante, il s’y glissa et s’y perdit pour un instant d’ineffable volupté, de jouissance primitive, ancestrale.

    Thula s’affaissa soudain. De brusques vertiges le saisirent, une nausée âcre le prit à la gorge, il grelottait de la sueur glaciale qui le pénétrait, son cœur s’affolait en pulsations désordonnées. Il s’accrocha à Malika, elle se dégagea. Thula perdait conscience, ses yeux se voilaient. Devant lui, un regard de ténèbres, le regard indéchiffrable du félin. Malika se pencha et lui glissa dans un souffle :

    – Aux cinq préceptes du Très Haut, j’ai ajouté le djihad.

    Elle aperçut, dans le ciel immense noyé par les ténèbres, la lune ronde et pensive qui lui souriait tristement.

    Jeudi 8 décembre

    Les Peintures, grande surface, 2 h

    Le vent se leva. Il souleva la lourde chape cotonneuse. De gros nuages bas détalèrent dans le ciel sombre, ils couraient en longues bandes pressées vers l’Ouest tandis que surgissait timidement de l’horizon une lune large et basse. Jouant des nuages qui tour à tour la masquaient et la découvraient, elle diffusait une lueur molle sur ces faubourgs désolés. La zone commerciale, à l’écart des habitations, offrait sa nudité bétonnée aux quelques réverbères qui se dressaient fantomatiques le long des voies d’accès.

    Deux silhouettes furtives se hâtaient. Elles longèrent le supermarché.

    Le geste était assuré, les manœuvres efficaces. Quelques minutes suffirent pour crocheter et lever le rideau métallique, désactiver l’alarme et neutraliser d’un jet de peinture la caméra de surveillance.

    Le moteur du véhicule, positionné à l’ouvert du magasin, tournait au ralenti. Le ronflement sourd du diesel troublait à peine le silence sépulcral de la zone commerciale. Le vent chassait les derniers nuages, la lune dévoilait sa face ronde. Les ombres œuvraient avec la même célérité, la même maîtrise dans le geste, le même contrôle. Une partition à quatre mains maintes fois répétée.

    Les deux comparses jaugèrent rapidement le coffre blindé qui se dressait devant eux. Le point faible identifié, ils se mirent à l’œuvre.

    En trois coups de masse, une lourde barre à mine s’insinua entre la porte blindée et le cadre du distributeur de billets. La tôle froissée grinça plaintivement. « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde » assurait Archimède. Forcer une porte métallique était alors un jeu d’enfant.

    – Passe-moi la sangle Djamal, grouille.

    Une fois la barre d’acier insérée dans la position la plus appropriée, Salah, l’acolyte de Djamal, amarra solidement l’épaisse courroie au crochet fixé sous le véhicule. Le conducteur lâcha l’embrayage en effleurant à peine l’accélérateur. Le 4 x 4 se cabra, la sangle se tendit et la porte du coffre céda dans un fracas de tôle martyrisée répercuté dans le vaste parking désert. Les compartiments garnis se livraient sans défense. Les malfrats les vidèrent de leur contenu en moins d’une minute. Les coupures rejoignirent les sacs de jute.

    Ils s’éclipsèrent comme ils étaient venus, ombres parmi les ombres. La voiture disparut dans la nuit. La lune s’enveloppa avec coquetterie dans une écharpe de brume.

    Une petite pièce de monnaie, un innocent dirham, avait roulé sous le distributeur lorsque la porte blindée fut arrachée.

    Quelque part en Haute Gironde, 6 h

    Thula ouvrit les yeux. Il était allongé sur un sol dur à la vague odeur de moisi, face contre terre. Une migraine nauséeuse lui battait les tempes. Un froid humide aux relents de mazout et de détergent le pénétrait. Il s’efforça d’émerger à la conscience et de s’agripper au réel. Mais ses efforts étaient vains. Le réel était bien ce ciment crasseux sur lequel il était étendu. Il se retourna avec difficulté. Le local était plongé dans la pénombre, faiblement éclairé en son centre par le halo d’une ampoule nue qui pendait au bout de son fil. Légèrement balancée par un filet d’air venu du haut plafond, elle dessinait des figures fantomatiques sur les murs en parpaings. Les formes surgissaient, grandissaient sur les parois, s’allongeaient, rétrécissaient, disparaissaient, renaissaient. Le reste du local se perdait dans de grands pans d’ombre qui en dissimulaient les recoins. Il frissonna, chercha à se relever mais il retomba sur le sol, ses jambes se dérobaient. Il inspecta sa prison. Il s’accoutumait à l’obscurité. À sa gauche, un lavabo grisâtre sous un robinet qui gouttait, à sa droite, des toilettes sommaires à peine cachées du regard par une porte en bois vermoulu. Face à lui, une grille aux barreaux métalliques qui donnait sur un sas. Elle paraissait récente. Une chaise en paille rustique était oubliée dans un renfoncement du passage. Au fond de la pièce, les murs étaient recouverts d’étagères qui ployaient sous leur charge, bouteilles et bocaux vides, cartons, bidons d’huile de moteur, tout un fouillis hétéroclite. Des cageots défoncés étaient entassés sur le sol et des vêtements hors d’usage étaient accrochés à des clous rouillés. Une couverture déchirée et tâchée de graisse était jetée à terre, il s’y laissa tomber, le dos appuyé au mur, face à la grille. Il chercha une nouvelle fois à se lever, ses jambes refusaient de le porter. Il se traîna comme il put jusqu’à la grille. Il l’examina, la secoua, elle résista. Il était enfermé.

    Il fouilla ses poches de jean mais n’y trouva pas son portable. Il tâtonna dans ses souvenirs. Les Arbousiers, sa mère, les copains, Malika, quelques images floues baignaient au fond de sa mémoire. Elles étaient insaisissables, il avait beau se concentrer, il ne parvenait à s’en emparer, elles lui échappaient.

    Il aperçut une étroite fenêtre protégée de deux barreaux. Il ne l’avait pas remarquée de prime abord dans la pièce sombre. Il s’en approcha. Il lui fallut quelques minutes pour adapter son regard à la nuit qui obturait la mince ouverture. La lune, pleine et blême, rêvassait sur un paysage de désolation, des champs uniformes s’étiraient à l’infini. Il ne discernait ni habitation, ni route, ni trace de vie, juste la campagne obscure qui déroulait sa platitude. Il tenta d’ouvrir la petite fenêtre mais elle était bloquée. L’humidité en avait rongé le châssis. Son regard qui s’ajustait aux ténèbres accrocha, sur sa droite, des masses informes plus épaisses et sombres que la nuit elle-même. Il devina des arbres dont les branchages dénudés et enchevêtrés abritaient à leur base des massifs d’épineux. Entre les branches dépouillées, il distingua des éclairs plus pâles qui jetaient dans la nuit des lueurs vacillantes. Il prêta l’oreille, interrogea le silence. Il avait l’ouïe fine. Il perçut un long murmure régulier. Il comprit. Le rideau d’arbres dissimulait le lourd mouvement d’un fleuve, le sourd déplacement de ses masses liquides. C’était une présence mouvante, vivante, qui respirait et grondait non loin. Il se sentit brusquement moins seul.

    Des pas résonnèrent. Il se détourna aussitôt de son observatoire. Une silhouette s’approcha. Il la reconnut, stupéfait.

    – Pas trop mal à la tête, Thula ?

    – Malika, qu’est-ce que c’est que cette merde ?

    Il puisa en lui l’énergie suffisante pour se précipiter sur les barreaux et s’y accrocher.

    – Malika, ouvre-moi.

    Elle attrapa la chaise, la posa devant elle et s’y installa. Avec une lenteur calculée, elle alluma une cigarette, lâcha posément une longue volute de fumée qu’elle regarda se disloquer dans l’air et fixa enfin Thula de ses yeux sombres.

    – Ça te fait quoi d’être derrière des barreaux ?

    – Ça ne m’amuse pas, Malika, mais alors pas du tout. Ouvre-moi. Dépêche-toi.

    Elle était vêtue d’un blue-jean et d’un ample pull de laine beige, ses cheveux rejetés en arrière et sobrement attachés par un élastique retombaient sur son cou en une masse de boucles acajou. Elle est belle, pensa Thula. La remarque était incongrue, il ne s’en étonna pas.

    – Ça n’amuse pas non plus nos frères qui sont torturés dans les prisons de Bachar El Assad, ni tous ceux que ton gouvernement retient. Je te laisse réfléchir.

    Elle se leva, replaça la chaise et s’en fut

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