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La violence conjugale, entre vécu et légitimation patriarcale: Contribution pour une psychologie féministe
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Livre électronique453 pages5 heures

La violence conjugale, entre vécu et légitimation patriarcale: Contribution pour une psychologie féministe

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À propos de ce livre électronique

Comment la violence conjugale peut-elle perdurer dans une société qui repose sur un principe d’égalité entre les sexes et produit une législation la condamnant ? Qu’est-ce qui, dans notre contexte culturel et nos mentalités, maintient ces violences malgré la prolifération des discours progressistes ?
Solveig Lelaurain et David Fonte répondent à ces questions à travers quatre enquêtes qui contextualisent la violence conjugale dans un ensemble de normes et de valeurs patriarcales. Ces enquêtes explorent les représentations sociales les plus communes de ce phénomène en vue de mieux comprendre son acceptation et ses conséquences pour les victimes.
Première contribution en langue française à théoriser la violence conjugale depuis la perspective d’une psychologie féministe, cet ouvrage déconstruit les discours psychologisants portés sur les victimes et les agresseurs, mais aussi les idéaux romantiques et les grandes illusions véhiculées par le modèle de la famille hétéronormative.
Un point de vue inédit sur un phénomène qu’il est urgent de mieux comprendre.
À PROPOS DES AUTEURS
Solveig Lelaurain est Maîtresse de conférences en psychologie sociale à l’Université d’Aix-Marseille. Son travail porte sur la légitimation sociale des violences de genre ainsi que sur les obstacles à la recherche d’aide rencontrés par les victimes.
David Fonte est Maître de conférences en psychologie sociale. Responsable du diplôme universitaire « Violences faites aux femmes / violences de genre » à l’Université de Paris, ses recherches portent sur les représentations sociales de la violence masculine.



LangueFrançais
ÉditeurMardaga
Date de sortie13 janv. 2022
ISBN9782804724207
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    Aperçu du livre

    La violence conjugale, entre vécu et légitimation patriarcale - Solveig Lelaurain

    Préface

    Théoriser en psychologue féministe : une militance scientifique

    J’ai grandi dans la pauvreté, la haine, victime de violences physiques, psychologiques, et sexuelles, et je sais que souffrir ne rend pas noble. Cela détruit. Afin de résister à la destruction, la haine de soi, ou le désespoir à vie, nous devons nous débarrasser de la condition de méprisé, de la peur de devenir le « eux » dont ils parlent avec tant de mépris, refuser les mythes mensongers et les morales faciles, nous voir nous-mêmes comme des êtres humains, imparfaits et extraordinaires. Nous tous – extraordinaires.

    Dorothy Allison (1999, p. 54)

    Qu’est-ce que « théoriser en féministe » (Choulet-Vallet et al., 2021) les violences conjugales ? Qu’est-ce que théoriser en psychologues féministes les violences conjugales ? Le présent ouvrage est un ouvrage de psychologie féministe, peut-être l’un des premiers à assumer et revendiquer la qualité de féministe à une entreprise scientifique de psychologie concernant la violence conjugale.

    Le projet féministe s’inscrit dans un mouvement à la fois social, politique et éthique. Une psychologie féministe ne participe donc pas seulement d’une approche intrapsychique, interpersonnelle et familialiste, mais elle remet en perspective les éléments de contexte des rapports sociaux de sexe au sein d’un système patriarcal, elle déconstruit une hiérarchisation de ces rapports sociaux, elle analyse les discours d’appropriation des corps de femmes (reproductifs et productifs). En somme, théoriser en psychologues féministes les violences conjugales ne renvoie pas simplement à une psychologie, mais plus largement à un geste politique. À trop psychologiser les violences faites aux femmes, les psychologues courent en effet le risque d’une dépolitisation, d’une décontextualisation et, par voie de conséquence, d’une invisibilisation de ces violences. Les violences conjugales sont sorties de la sphère privée depuis la lutte féministe des années 1970, en Europe notamment ; il s’agit désormais de les maintenir dans la sphère publique et politique, et ce, en dépit des tentatives des discours courants et officiels qui affichent leur indignation sans courir le risque d’analyser les systèmes oppressifs dans lesquels s’inscrivent ces violences.

    Théoriser en psychologue féministe les violences faites aux femmes au sein du lien conjugal comporte plusieurs risques : sortir de l’académisme frileux de la psychologie psychologisante, ce qui parfois expose à des difficultés, s’interroger sur sa propre position épistémologique concernant l’objet travaillé, faire une analyse contextuelle de déconstruction des discours patriarcaux, remettre en question les positions égalitaristes et universalisantes des démocraties modernes, historiciser les rapports de dominations entre sexes, porter un regard politique matérialiste sur la condition des femmes dans les démocraties dites égalitaires en droit entre hommes et femmes et, last but not least, démonter les idéaux romantiques du couple hétéronormatif et défaire les grandes illusions portées par le modèle de la famille, comme système d’épanouissement et de réalisation. On comprend aisément qu’une théorisation en féministe des violences conjugales puisse être perçue comme « engagée », selon l’euphémisme consacré, ou pire, militante. Mais si la militance consiste à sortir des discours officiels et majoritaires afin de réveiller de leur sommeil dogmatique les tenants d’une psychologisation reconduisant les systèmes d’oppression, alors soit, utilisons le terme militant : non plus comme un reproche pudique, mais comme la marque d’une méthodologie scientifique avertie de sa propre démarche épistémologique, une démarche assumée courageusement.

    La lutte contre la violence conjugale qui tue en France des centaines de femmes ne vaut-elle pas un peu de militance scientifique ? Une telle lutte ne mérite-t-elle pas que l’on constitue en objet scientifique une réalité qui se manifeste par une insidieuse acceptation sociale ? N’est-il pas urgent de produire un savoir nourri d’enquêtes, d’analyses, de restitutions de paroles de femmes concernées et de transmettre ce savoir aux femmes concernées et à un public plus large ? Théoriser en psychologue féministe revient à assumer une position épistémologique de militance scientifique. Cet ouvrage a le talent d’assumer ce geste politique.

    Laurie Laufer

    Introduction

    La violence n’est pas une pratique aberrante : elle prend sens dans un système de pouvoir. Aussi les violences ne sont-elles pas plus symétriques que ne le sont aujourd’hui les relations entre hommes et femmes. La violence n’est pas neutre – elle s’inscrit dans une logique de genre. Cela n’implique évidemment pas que les hommes sont tous des bourreaux, tandis que les femmes seraient toujours des victimes ; la violence n’est effectivement pas le monopole d’un sexe. Toutefois, elle est sexuée : elle signifie le genre, c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur cette inégalité, tout en la renforçant. C’est également pourquoi elle est sexuelle : la sexualité est aussi un langage du genre. Les violences envers les femmes ne renvoient donc pas simplement à une psychologie, mais plus largement à une politique ; et les étudier s’inscrit précisément dans la politisation des questions sexuelles – de genre et de sexualité.

    Éric Fassin (2007, p. 297)

    1. La violence conjugale, du fait divers au fait social

    16 novembre 1980, neuf heures du matin. Hélène Rytmann est étranglée à mort par son conjoint, le philosophe marxiste Louis Althusser, quelques jours après lui avoir annoncé sa volonté de mettre un terme à leur relation. Il n’est pas placé en garde à vue et bénéficie d’un non-lieu juridique qui le dispense d’un procès d’assises. Pas de condamnation judiciaire pour son crime, donc. Pas plus de condamnation morale par de nombreuses personnalités publiques – souvent des hommes blancs issus de l’élite intellectuelle française – qui au contraire manœuvrent de concert pour défendre et soutenir le meurtrier. Louis Althusser profite en effet d’un influent réseau de protection et de solidarité masculine qui diffuse activement la thèse de la folie pour tenter de le déresponsabiliser, voire de le rendre victime d’une violence qu’il aurait commise malgré lui (Dupuis-Déri, 2015). Dans son autobiographie, il reprend abondamment la rhétorique de la psychologisation et de la victimisation pour se disculper et susciter la compassion : son meurtre aurait été réalisé dans un état de démence le privant de toute responsabilité, conséquence ultime de toute une enfance marquée par la violence de son père et par les traumatismes psychologiques. La maladie mentale comme explication unique du meurtre acquiert un statut d’évidence pour une partie de la presse qui se montre peu critique sur les justifications psychologisantes avancées par Louis Althusser et ses disciples (Widmer, 2004). Hélène Rytmann disparaît alors une seconde fois, victime à présent du discours de son meurtrier qui occupe tout l’espace pour parler, à travers sa mort, de lui et de sa philosophie (Dupuis-Déri, 2016).

    1er août 2003, dix heures vingt. Marie Trintignant meurt d’un œdème cérébral suite à une rouée de coups portés à poings fermés par son conjoint, le chanteur de rock Bertrand Cantat, qui lui reproche d’être restée proche de ses ex-compagnons. L’appartenance du chanteur à l’élite culturelle lui permet de bénéficier d’une certaine complaisance de la part d’un champ médiatique souvent plus disposé à dénoncer la violence des hommes lorsqu’elle est située dans les quartiers populaires et les milieux pauvres (Hamel, 2006). Le meurtre de Marie Trintignant est interprété par la presse comme un crime passionnel, un drame qui serait la conséquence de passions amoureuses destructrices. Reconnu responsable de la mort de sa compagne, Bertrand Cantat est condamné à huit années de réclusion criminelle, mais bénéficie d’une libération conditionnelle qui lui permet de ne purger que la moitié de sa peine. Lorsqu’il tente de relancer sa carrière musicale, une forte mobilisation féministe s’organise pour l’empêcher de se re-produire sur scène et obtient gain de cause à plusieurs occasions. La déprogrammation de ses concerts est toutefois justifiée par des risques de troubles à l’ordre public plutôt que par les questions de morale ou de justice sociale qui animent les milieux militants. Cette actualité replace alors Cantat sur le devant de la scène médiatique, ce qui lui permet de se poser pleinement comme un artiste maudit car victime de ses passions. Marie Trintignant disparaît elle aussi une seconde fois, victime à présent du discours de son meurtrier qui dispose de tout un espace pour parler de lui et de sa musique.

    1.1. Ce que les féminicides nous disent de certaines logiques sociales

    Pourquoi superposer ces deux « faits divers », pourtant si distincts l’un de l’autre de par leur inscription dans des milieux sociaux et dans des temporalités qui semblent exclure toute possibilité de comparaison ? « Elle le quitte, il la tue », pourrait-on résumer en référence à l’un des nombreux messages que le mouvement « Collages féministes » affiche en lettres noires sur fond blanc dans les rues de plusieurs grandes villes de France pour dénoncer les violences faites aux femmes et honorer la mémoire de celles qui n’y survivent pas. Voici donc un premier faisceau qui relie vers une même fin tragique nos deux histoires et toutes celles que le mouvement entend nous rappeler : une violence mortelle qu’un homme dirige contre une femme pour le motif qu’elle désire se soustraire à son contrôle. Mais encore, qu’est-ce que cette violence nous dit des régimes d’affects et de désirs de la masculinité ? Aurait-elle été seulement possible sans la conviction profonde de celui qui la porte d’être dans son droit légitime de disposer d’une femme comme on dispose d’un bien matériel ou d’une propriété ? On touche ici à ce que des lesbiennes radicales telles que Marilyne Frye (1983) ont nommé la « suprématie mâle ». Ce concept féministe décrit une vision aristocratique de la société fondée sur une idéologie élitiste justifiant un système hiérarchique où les femmes et les hommes disposent d’une place prédéterminée, les premières devant agir avec les seconds comme les serfs agissaient avec les seigneurs féodaux : au service de leurs intérêts et de leur volonté. Le suprémacisme mâle incitant les hommes à croire que certains privilèges sociaux¹ leur sont naturellement dus en raison de leur sexe, tout manque de déférence et de soumission de la part des femmes est alors interprété comme un crime de lèse-majesté sanctionnable par des violences (Dupuis-Déri, 2020). Ainsi d’Althusser et de Cantat qui, n’acceptant pas qu’une femme puisse refuser de se soumettre à leur désir, se sont sentis dans le bon droit d’exercer l’ultime privilège du souverain qui consiste en un pouvoir de mort sur ses sujets.

    À partir de là, on comprend mieux le problème que représente l’usage du qualificatif « faits divers » lorsqu’il s’agit de faire référence à ces deux meurtriers. Il conduit à occulter la dimension politique de leurs actes en les traitant comme des phénomènes de violence distincts plutôt que comme deux manifestations particulières d’un même phénomène social qu’est la violence conjugale². Présenter de plus en plus systématiquement les violences contre les femmes comme un sujet de société plutôt que comme des faits divers, voici l’évolution progressive que l’on peut constater dans les espaces politiques et médiatiques depuis quelques années – notamment suite aux mouvements féministes #BalanceTonPorc en France puis #MeToo à l’international (Khemilat, 2018). L’usage de plus en plus couramment accepté du terme « féminicide » par la presse témoigne lui aussi de cette évolution. Il signifie une certaine reconnaissance de la motivation genrée du crime, celui-ci étant perpétré et justifié par des hommes en tant qu’ils sont hommes contre des femmes en tant qu’elles sont femmes (Russell, 2001). Être un homme ou une femme signifie ici le fait de vivre, comme nous l’avons susmentionné, au sein d’un rapport d’oppression et d’exploitation qui est à la faveur des premiers et au détriment des secondes. Retraçant les origines du terme « féminicide » et l’histoire de ses usages, Giacinti (2020) remarque cependant que la forte médiatisation dont il bénéficie aujourd’hui l’expose d’autant plus au risque d’être vidé de sa dimension politique en étant récupéré par les institutions ou instrumentalisé par les mouvements anti-féministes. L’auteure pointe en exemple quelques usages récents du terme qui, à l’opposé d’une lecture féministe et systémique des meurtres de femmes, confortent une conception essentialisante de leur vulnérabilité ou servent insidieusement à justifier des idées anti-avortement. Il s’ensuit que la grammaire féministe est toujours susceptible d’être, sinon contestée, du moins réappropriée et dénaturée par des représentations du monde qui sont en jeu dans la légitimation de l’ordre social patriarcal. L’étude de ces représentations renvoie donc à un enjeu important pour mieux comprendre les mécanismes sociaux qui participent à l’occultation du caractère systémique et genré des violences contre les femmes.

    Revenons à ce titre aux meurtres d’Hélène Rytmann et de Marie Trintignant. S’il convient dès à présent de les requalifier de féminicides en vertu des raisons que nous venons d’exposer, encore nous faut-il passer au crible les justifications avancées par leurs bourreaux respectifs afin de parachever cette requalification. Althusser et Cantat expliquent certes différemment leurs violences. Le premier, nous l’avons dit, rapporte une explication psychologisante, tandis que le second explique avoir été animé par une passion amoureuse destructrice. Évidemment, les registres de la psychologisation et de l’amour passionnel se recouvrent nécessairement dans le discours de justification de chacun. Car rechercher le germe des violences que l’on a perpétrées dans celles que l’on a soi-même subies durant son enfance sous-entend en partie que c’est une carence d’amour parental qui conduirait à reproduire des relations amoureuses violentes. De même, penser que les violences dans le couple résultent d’un amour passionnel trop intense présuppose l’idée d’une impossibilité psychologique à gérer les frustrations inhérentes à la vie amoureuse. Mais ce qui confond ces deux explications, par-delà le fait qu’elles s’impliquent l’une et l’autre, c’est qu’elles répondent à une logique commune de déresponsabilisation dans la défense des deux meurtriers. En substance : « Nous avons été agis par des forces qui ont échappé à notre contrôle et à notre volonté. Ma folie et mon enfance malheureuse ont serré mes mains autour de son cou jusqu’à l’étouffer, dit le philosophe. C’est avec une passion enragée que j’ai vu mes poings se cogner si fort sur son visage qu’elle en fut défigurée, dit à son tour le chanteur ».

    L’erreur, nous semble-t-il, serait d’arrêter l’analyse ici en considérant qu’il ne s’agissait pour eux que d’une tentative de susciter la clémence de leurs contemporains. Que l’on plaide pour la démence, pour le crime passionnel, ou pour tout autre type d’explication visant à se déresponsabiliser, quelle importance en effet puisque nous aurions là autant de moyens différents convergeant vers une même fin qui seule devrait nous préoccuper ? Le fait que les deux meurtriers aient bénéficié d’une solidarité masculine, et qu’en cela de nombreux hommes se soient employés à les défendre publiquement en reprenant leur explication, nous dit quelque chose des effets que peuvent produire certaines lectures interprétatives de la violence conjugale. Bien sûr, on retrouve ici l’un des principes de la suprématie mâle mis en avant par Frye (1983) : une socialisation masculine hétérosexuelle fondée sur l’homoérotisme qui réserve aux hommes le respect, l’admiration et l’idolâtrie. Et il y aurait d’ailleurs fort à dire sur les enjeux intersectionnels qui régulent ce principe d’homoérotisme dans la mesure où Althusser et Cantat n’en auraient pas tant bénéficié s’ils n’avaient fait partie d’une élite culturelle, qu’elle soit intellectuelle ou artistique, pour ne pas dire qu’ils auraient été privés d’un tel privilège s’ils n’étaient pas pleinement investis par ce qu’Ezekiel (2002) appelle la « blanchité ». Cependant, au-delà du bénéfice de l’homoérotisme que concrétise sans doute l’adhésion inconditionnelle de certains hommes aux justifications avancées par les deux meurtriers, on peut supposer que cette adhésion s’opère d’autant plus facilement que des explications de la violence conjugale en termes de psychologisation et d’amour passionnel relèvent d’une évidence partagée par toute une partie de la société. D’où peut-être le fait que ces explications aient été peu remises en question par les commentateurs médiatiques en tout genre dans les jours et les semaines qui suivirent les deux meurtres, ces commentateurs ayant surtout contribué à les propager et donc à leur donner un certain crédit auprès d’un large public.

    1.2. Tactiques et stratégies d’occultation de la violence masculine

    Les formes de complicité qu’exprime la société en réponse au dévoilement des deux affaires en question renvoient finalement au travail féministe de Patrizia Romito (2006) sur les tactiques et les stratégies d’occultation de la violence masculine. L’auteure rapporte par exemple l’euphémisation de la violence, parfaitement illustrée par l’expression « crime passionnel », et la psychologisation, tactique répandue qui individualise et dépolitise la violence de ses enjeux en termes de rapports sociaux de sexe. D’autres moyens sont également évoqués, comme la déshumanisation et la culpabilisation des victimes, ou bien encore la naturalisation et la compartimentation des violences. Cette dernière tactique, particulièrement importante pour Romito, se caractérise par la tendance à séparer les violences que les femmes subissent de la part des hommes au sein de catégories distinctes les unes des autres ; l’effet pratique de cette compartimentation nous conduisant à penser qu’il n’existerait ni continuum ni logique oppressive commune entre différentes violences faites aux femmes comme, par exemple, les injures, le harcèlement sexuel, le viol et la violence conjugale³. Pour Romito, ces mécanismes par lesquels la violence masculine est déniée et légitimée sont structurellement ancrés dans la société : ils se retrouvent en particulier dans les théories et les pratiques expertes qui se déploient au niveau institutionnel, comme c’est par exemple le cas dans les domaines du socio-sanitaire et de la justice. On peut s’attendre à ce que la lecture de tels propos suscite quelques réserves dans la mesure où il semble difficilement envisageable que des personnes et des institutions puissent, dans une société dite égalitaire et démocratique, utiliser à dessein tout un arsenal de tactiques et de stratégies pour légitimer la violence masculine. Or, il n’est pas nécessaire d’avoir conscience de la fonction légitimatrice de cet arsenal pour y avoir collectivement recours :

    Parler de stratégie et de tactique nous donne l’idée d’une synergie, d’un mouvement organisé dans lequel plusieurs acteurs s’emploient, par leurs moyens propres, à obtenir un même résultat : c’est une image qui en fait correspond mal à la complexité et aux contradictions des sociétés modernes. Mais en fait, pour qu’il y ait « stratégie », il n’est pas nécessaire que ces acteurs agissent en toute conscience du but poursuivi. […] En résumé, on peut parler d’un « système » et de stratégies destinées à consolider ce système lorsque des actions différentes convergent toutes vers un même but, et cela même si les acteurs eux-mêmes n’en ont pas forcément conscience. (Romito, 2006, p. 80)

    La problématique des tactiques et stratégies d’occultation de la violence masculine identifiées dans le fonctionnement des institutions ouvre un nouveau champ de questionnements que le présent ouvrage se propose d’investiguer dans le contexte spécifique de la violence conjugale. On sait encore relativement peu de choses des mécanismes psychologiques et sociaux par lesquels la pensée de sens commun participe de la légitimation de ces violences. Il s’agit là d’un véritable enjeu interrogeant le terreau de la violence conjugale à travers les systèmes de représentations, de normes et de valeurs qui renforcent non seulement le sentiment d’impunité des hommes violents, mais aussi la culpabilité des femmes victimes. La question des survivantes⁴ de violence conjugale et des discours légitimateurs auxquels elles sont susceptibles d’être confrontées traverse à ce titre l’ensemble de notre ouvrage. Il s’agit dès lors de se demander ce que recouvre exactement la violence conjugale dans la pensée de sens commun, de comprendre comment se construisent ces représentations et quelles régulations sociales les actualisent. Il s’agit également d’éclairer les effets de la pensée de sens commun sur la dénonciation de la violence et la recherche d’aide par les victimes ou, au contraire, sur sa minimisation et sa légitimation. Voici quelques-unes des questions auxquelles nous tenterons de répondre à travers une série de recherches réalisées dans le contexte français.

    2. Contexte scientifique du présent travail

    Les travaux de recherche qui composent le présent ouvrage sont issus d’une thèse de doctorat de psychologie sociale, intitulée : « Violence conjugale et représentations sociales : vécu et légitimation au prisme des rapports sociaux de sexe » (Lelaurain, 2018)⁵. Ils n’ont cependant pas fait l’objet d’une simple transposition entre les deux supports puisque le passage du manuscrit de thèse au manuscrit de l’ouvrage a demandé un travail de réécriture d’environ deux années. Cet effort a été motivé par le fait de rendre le propos plus accessible à un public plus large que celui des chercheur·e·s et des doctorant·e·s spécialistes du sujet traité. Par exemple, nous avons grandement simplifié les considérations méthodologiques et les résultats statistiques pour chacune des enquêtes présentées tout en rapportant les références des publications scientifiques dont elles ont fait l’objet pour qui voudrait trouver plus de précision sur ces aspects. En retour, de nouveaux éléments ont été apportés en vue d’approfondir le travail de recherche initial. Nous avons ainsi enrichi l’exploitation des données de nos enquêtes par de nouvelles analyses et les résultats ont été réinterprétés à partir d’un cadre conceptuel plus fortement ancré dans les études féministes et dans les études de genre qu’il ne l’était auparavant.

    2.1. Psychologie scientifique et adoption d’une posture féministe

    Il convient ici de préciser que l’adoption d’une perspective féministe ne va pas de soi dans les laboratoires de recherche en psychologie⁶, tant elle suscite des résistances auprès de nombreux collègues qui y voient un mélange incompatible entre des « revendications militantes » et le travail scientifique⁷. Or, force est de constater que le cloisonnement entre ces deux dimensions n’est pas tenable si l’on se rapporte aux réflexions sociologiques de Dhume-Sonzogni (2006, 2010) sur la posture professionnelle. Plus précisément, l’auteur distingue deux espaces où cette posture peut se construire : un espace de professionnalité, qui prend sa source dans l’éthique de la personne pour donner du sens au travail à partir de ses propres valeurs ; et un espace de subordination, renommé par la suite professionnalisme, qui prend sa source à l’extérieur de la personne pour donner sens au travail à partir du cadre asymétrique de la domination légale et des justifications idéologiques au sein desquelles elle se trouve assujettie. Et pour lui d’ajouter que le professionnalisme repose sur l’illusion d’une séparation possible entre travail et militantisme – c’est-à-dire entre espace objectif et espace subjectif – tandis que l’analyse du travail réel montre que les valeurs sous-tendues par la professionnalité ne peuvent jamais disparaître de la pratique professionnelle. Si nous acceptons l’idée somme toute évidente selon laquelle le travail scientifique relève d’une activité professionnelle, il faut conclure, avec Dhume-Sonzogni, à la nécessité de privilégier la notion d’espace de professionnalité à celle de professionnalisme. Dans notre cas, intégrer des valeurs féministes à la pratique scientifique correspond au rejet de la supposée neutralité axiologique des sciences humaines et sociales en tant que lieu de production du savoir. Ainsi, plutôt que de tendre illusoirement vers une posture de neutralité scientifique qui n’est en réalité que le nom d’une fidélité aveugle à l’idéologie institutionnelle, nous pensons que la meilleure attitude consiste en un engagement d’ordre éthique visant à assumer les valeurs que nous portons et à conscientiser la manière dont elles orientent nos travaux de recherche⁸.

    Le rejet d’une perspective féministe dans la recherche en psychologie n’est cependant pas toujours directement motivé par une volonté de neutralité scientifique, cette dernière servant parfois d’alibi pour celles et ceux qui, parmi les universitaires – le plus souvent des hommes selon notre expérience –, considèrent le féminisme comme une idéologie⁹ qui perdrait de sa pertinence dans une société pratiquement égalitaire entre les sexes. Il nous arrive alors d’entendre, lors de discussions informelles tenues dans des laboratoires ou des événements scientifiques, des expressions popularisées par la rhétorique masculiniste telles que « excès du féminisme » ou « féministes extrémistes » (Dupuis-Déri, 2004). Certains psychologues sociaux vont jusqu’à défendre, dans des revues scientifiques, l’idée qu’une grille de lecture en termes de domination masculine ne serait plus pertinente pour analyser les rapports sociaux de sexe suite aux évolutions récentes de notre société. Tel est par exemple le cas de Manuel Tostain (2016) qui considère que la domination masculine n’est plus d’actualité, qu’elle n’est au mieux qu’un résidu historique en voie de disparition dont les inégalités sociales entre les hommes et les femmes persisteraient quelque peu en raison de la relative inertie des structures sociales¹⁰. Une analyse qu’il veut cependant nuancée dans la mesure où elle ne concernerait « que le cadre de nos sociétés occidentales, et en particulier la situation française, les questionnements étant bien entendus très différents dans d’autres aires culturelles où la situation des femmes peut être éminemment difficile » (p. 346). Cette prise de position, par ailleurs très saillante dans la pensée de sens commun, pose selon nous deux problèmes majeurs. Elle néglige tout d’abord la réalité politique selon laquelle la fragilité des droits acquis jusqu’à présent par les femmes dans notre contexte résulte d’un enjeu de lutte permanente entre les forces féministes portées par des mouvements militants et des forces conservatrices, voire réactionnaires, qui tentent toujours de remettre en question ces droits (Delage, 2018). Elle repose ensuite sur une opposition insidieuse entre un monde oriental archaïque et un monde occidental progressiste (Chagnon, 2020), et donc inévitablement entre des populations racisées et non racisées¹¹ :

    En attribuant plus de sexisme aux groupes racisés, en accusant l’Autre étranger d’un sexisme plus fort et plus grave, on risque de conforter autant le racisme que le sexisme ordinaire, légitimant ainsi l’assignation des étrangers comme des femmes à des positions sociales, économiques et symboliques inférieures. (Roux et al., 2007, p. 95)

    Une telle opposition contribue finalement à renforcer la « racialisation du sexisme » (Hamel, 2005), un processus qui dans notre cas aurait pour fonction d’invisibiliser les oppressions sexistes du monde occidental tout en projetant la problématique du patriarcat à l’extérieur de ses frontières – et donc mécaniquement à l’intérieur de ce même monde lorsqu’il est question de personnes racisées, c’est-à-dire de groupes perçus comme provenant de son extérieur. Évidemment, nous ne prétendons pas que la condition des femmes ne varie pas en fonction des milieux au sein desquels elles évoluent. Comme le rappelle True (2012), les violences envers les femmes relèvent d’un problème majeur qui touche tous les pays et tous les groupes socio-économiques à l’intérieur de ces pays à toutes les étapes de la vie. Elle note cependant que, toutes sociétés confondues, les femmes sont moins vulnérables à ces violences lorsqu’elles ont accès aux ressources productives et qu’elles bénéficient de droits sociaux et économiques. Un tel constat nous dispense-t-il de considérer que les violences subies par les femmes constituent un problème systémique en France et que ce problème doit faire l’objet d’une analyse en termes de domination masculine ? Certes, la République française repose aujourd’hui sur un principe d’égalité entre les sexes et produit une législation qui condamne sans équivoque les violences perpétrées à l’encontre des femmes. Pour autant, les réflexions de féministes anticarcérales, comme Vergès (2020) et Ricordeau (2019), soulignent que le système pénal prévient très mal les violences faites aux femmes dans la mesure où celles-ci continuent de proliférer dans l’espace public et privé. Par ailleurs, voir dans l’instrument juridique la réponse la plus adéquate aux violences repose sur une conception dangereusement réductrice du social qui présuppose une relation de causalité linéaire entre les lois et les comportements. Or, les sanctions pénales n’ont qu’une faible valeur dissuasive si, comme nous l’avons déjà évoqué avec les notions de suprématie mâle et de tactiques d’occultation, les hommes sont animés par un sentiment de légitimité lorsqu’ils exercent des violences et qu’ils bénéficient dans le même temps des mécanismes que la société met en œuvre pour ne pas reconnaître

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