Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Robert W. Service, T. 1: La Piste de l'imaginaire
Robert W. Service, T. 1: La Piste de l'imaginaire
Robert W. Service, T. 1: La Piste de l'imaginaire
Livre électronique749 pages10 heures

Robert W. Service, T. 1: La Piste de l'imaginaire

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Robert W. Service: La Piste de l'imaginaire est une biographie romancée, inspirée par une première tranche de l'existence de l'arrière-grand-père de l'auteure Charlotte Service-Longépé. Au cours de sa vie, le poète et écrivain Robert William Service (1874-1958) a rédigé une imposante œuvre étudiée encore aujourd'hui dans tout le monde anglo-saxon. Après une enfance indisciplinée en Écosse, il décide d'accomplir son rêve de découvrir le Nouveau Monde. Suite à un long voyage en bateau, il débarque à Montréal en 1896 avec quelques dollars en poche, puis traverse le Canada d'est en ouest.

Service passe plusieurs années sur l'île de Vancouver, avant de vagabonder pendant deux ans sur la côte pacifique. En 1904, il découvre avec émerveillement l'univers sauvage du Grand Nord canadien et s'installe à Dawson, sur les bords de la rivière Yukon. C'est là qu'il publie son premier recueil de poèmes, Songs of a Sourdough, qui sera édité au Canada, aux États-Unis et en Angleterre. Sa rapide renommée en tant qu'auteur n'entrave en rien sa soif de liberté, qui l'entraîne jusqu'en Nouvelle-Orléans, puis à Cuba, avant de le ramener au Yukon, où s'arrête la première partie des aventures racontées sous la plume de son arrière-petite-fille.


Au cours de son existence, Robert W. Service rédigera plus de 1100 poèmes et ballades, ainsi qu'une dizaine de romans inspirés par des événements de société et les expériences découlant de sa propre existence: des mots empreints d'optimisme, de nature et surtout, de liberté, la valeur la plus fondamentale à ses yeux.
LangueFrançais
Date de sortie4 août 2015
ISBN9782894317211
Robert W. Service, T. 1: La Piste de l'imaginaire
Auteur

Charlotte Service-Longépé

Née à Paris en 1987, ville où elle passe son enfance, Charlotte Service-Longépé poursuit des études supérieures en anglais à l'Université de Monaco. Inspirée par sa grand-mère, qui lui raconte la vie tumultueuse et fascinante de son père, l'Écossais Robert W. Service, elle crée d'abord un site internet qui lui est dédié, avant de s'atteler à la rédaction d'une biographie romancée. Première du genre en français, elle relate entre autres sa jeunesse écossaise, puis son départ pour l'Amérique, qu'il parcourt presque entièrement d'un bout à l'autre à pied, en train et en canot. Dans ce texte parsemé d'anecdotes et d'événements inédits sur sa vie personnelle et sentimentale, jamais évoqués par le passé dans des biographies en langue anglaise, madame Service-Longépé réussit à littéralement se glisser dans la peau de Robert Service, grâce aux archives familiales qu'elle a consultées, puisant son inspiration dans des documents personnels, des livres, des poèmes, des carnets, des lettres et des photos. Madame Service-Longépé demeure aujourd'hui dans la Principauté de Monaco, où elle travaille dans le secteur de l'événementiel. Intéressée par le dessin et la photographie, elle expose ses aquarelles en 2014. Robert W. Service: La Piste de l'imaginaire est son premier ouvrage, édité à l'été 2015. Un second tome qui racontera sa vie de 1913 jusqu'à sa mort survenue en 1958 devrait voir le jour dès 2016.

Auteurs associés

Lié à Robert W. Service, T. 1

Livres électroniques liés

Biographies et mémoires pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Robert W. Service, T. 1

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Robert W. Service, T. 1 - Charlotte Service-Longépé

    ROBERT W. SERVICE : LA PISTE DE L’IMAGINAIRE

    est le cinq cent troisième livre

    publié par Les éditions JCL inc.

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Longépé, Charlotte, 1987-

         Robert W. Service

         L’ouvrage complet comprendra 2 volumes.

         Sommaire : t. 1. La piste de l’imaginaire.

         Comprend des références bibliographiques.

         ISBN du format papier : 978-2-89431-503-3 (vol. 1)

         ISBN du format ePub : 978-2-89431-721-1

         1. Service, Robert W., 1874-1958. 2. Poètes canadiens-anglais - 20e siècle - Biographies. I. Titre. II. Longépé, Charlotte, 1987- . Piste de l’imaginaire.

    PS8537.E78Z73 2015     C811’.52     C2015-940344-8

    PS9537.E78Z73 2015

    Conversion au format ePub : Studio C1C4

    Maquette de la page couverture : Chantale Vincelette

    En arrière-plan :

    Map of the North-West Territory of the Province of Canada

    (DAVID THOMPSON)

    F443, R-C(U), AO 1541 Archives of Ontario, 10012850

    © Les éditions JCL inc., 2015

    Édition originale : juillet 2015

    Tous droits de traduction et d’adaptation, en totalité ou en partie, réservés pour tous les pays. La reproduction d’un extrait quelconque de cet ouvrage, par quelque procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, en particulier par photocopie ou par microfilm, est interdite sans l’autorisation écrite des Éditions JCL inc.

    Les éditions JCL inc.

    930, rue Jacques-Cartier Est, Chicoutimi (Québec) G7H 7K9

    Tél. : 418 696-0536 – Téléc. : 418 696-3132 – www.jcl.qc.ca

    ISBN du format papier : 978-2-89431-503-3

    ISBN du format ePub : 978-2-89431-721-1

    CHARLOTTE SERVICE-LONGÉPÉ

    titre

    À mon arrière-grand-père,

    qui chaque jour à mes côtés

    reconstitua le chemin de son passé.

    Autour de la plaque commémorative scellée à l’Office de Tourisme de Lancieux (France) le 13 juillet 1990 (de gauche à droite) M. Loïc-René Vilbert, directeur de la Bibliothèque municipale de Dinan, M. Michel Renouard, écrivain et professeur à l’Université de Rennes II, Mme Marie Dagorne, présidente de l’association « Rivages de Lancieux », Mme et M. Testard, M. Bétaux, maire de Lancieux, M. Jean-Claude Longépé et sa fille Charlotte, Mme Iris Davies, fille du poète, Mme Anne Longépé, petite-fille du poète, M. Dumont, ancien consul de France à Québec, M. Émile Martel, diplomate, conseiller de l’ambassade du Canada en France, et M. Mounier, président de l’Université de Rennes. (Collection Anne Longépé)

    NOTE DE L’AUTEURE

    Tout commença par une belle journée ensoleillée de l’été 1990, celle où eut lieu la cérémonie donnée par la mairie de Lancieux, en France, en hommage à mon arrière-grand-père, Robert W. Service. Du haut de mes trois ans, je fus fascinée par les drapeaux canadiens ondoyant dans le ciel breton et par les nombreuses personnalités présentes. Cette commémoration se termina par un dîner, suivi d’un spectacle où je participai à ma manière aux danses folkloriques écossaises.

    Ce moment resta gravé dans ma mémoire. Par la suite, je passai toutes mes vacances là où Robert Service avait vécu, de sorte que mon intérêt fut régulièrement éveillé par les anecdotes fascinantes racontées par ma grand-mère, la fille du poète, et par ma mère. Pour moi, Robert Service n’était pas seulement le célèbre Barde du Yukon, mais tout simplement mon arrière-grand-père.

    Consciente de la richesse de ce fabuleux héritage, j’ai souhaité faire connaître la vie ainsi que l’œuvre poétique et romanesque de cet homme, aventurier et observateur réaliste des scènes de la vie de son temps. C’est par l’intermédiaire de divers projets que j’ai pu combler ce désir, des projets que j’ai réalisés une fois mes études universitaires achevées.

    Finalement, la rédaction d’une biographie pour la première fois en langue française s’imposa à moi comme une évidence; c’était le moyen le plus adéquat de parachever mon devoir de mémoire pour faire connaître aux lecteurs francophones la vie riche en péripéties de mon aïeul, lui qui, toute sa vie, a cherché à assouvir sa passion du voyage en parcourant notamment le continent nord-américain à l’époque des pionniers.

    J’ai choisi de poser un regard neuf sur son destin, en mettant au jour des événements inédits de sa vie personnelle jamais évoqués par le passé. Je me suis inspirée de ses livres et du millier de poèmes qu’il a semés sur son passage, lesquels reflètent intimement les jalons de son existence. J’ai mené des recherches auprès des archives écossaises et canadiennes, étudié le contexte historique dans lequel il a vécu, déchiffré les notes manuscrites et les lettres que Robert Service a laissées à sa famille.

    Après deux années de travail, j’ai le sentiment d’avoir remonté le temps et marché dans ses traces. En vertu du lien familial qui nous unit, j’ai pu légitimement me glisser dans la peau de mon arrière-grand-père afin de livrer la première partie d’une biographie romancée écrite à la première personne, comme si ce globe-trotteur nous narrait lui-même ses aventures. Le poète nous y dévoile avec humour ses espoirs et ses doutes, des sentiments aux accents universels qu’il a naturellement éprouvés lorsqu’il a été confronté à la rudesse de la vie qu’il avait choisi de mener.

    Il se définissait comme « un faiseur de rimes » s’évertuant sans cesse à faire en sorte que ses poèmes soient accessibles à tous, mais plus particulièrement à ceux qu’il dépeignait; il souhaitait que chacun puisse lire ses ballades, les apprécier et peut-être les faire siennes.

    La vie aventureuse de Robert W. Service, poète en devenir, vous entraînera à coup sûr dans un voyage dépaysant. Non seulement a-t-il vu du pays, beaucoup de pays, mais il a de plus observé avec une extrême acuité les personnages qu’il a côtoyés.

    Charlotte Service-Longépé

    Grâce à la plume magique de Charlotte, mon arrière-petite-fille, voilà que je refais surface du Royaume des disparus pour vous raconter ma longue odyssée et vous faire part de mes réflexions sur la vie et les gens que j’ai eu l’occasion de côtoyer.

    Il faut dire que mes états d’âme et mes rêves sont ceux d’un poète et mes actions en seront toujours teintées. Je suis ce que je suis…

    Je pardonne à ceux et celles qui ont abusé de mon innocence, mais je leur suis reconnaissant de m’avoir enseigné les différentes facettes du genre humain. Quelle école que ce périple qui m’a permis, entre autres, de garder intact mon sens de l’émerveillement devant la démesure de cette nature nord-américaine!

    Malgré ma témérité, j’ai survécu et j’ai sincèrement essayé de transmettre ma propre vision de l’aventure terrestre que nous sommes tous conviés à expérimenter. En ce qui me concerne, je pense avoir profité pleinement de mon séjour sur cette planète, ce dont les prochaines pages vous convaincront, j’en suis certain.

    Merci à Charlotte, de me faire revivre, de me redonner une voix qui, espérons-le, sera entendue dans ce nouveau siècle, comme l’écho d’un temps révolu.

    Merci à Anne, sa mère, de lui avoir remis le flambeau de ma mémoire en lui racontant mes petites et grandes folies.

    ROBERT W. SERVICE

    RÊVERIE DES HIGHLANDS

    LES PREMIERS PAS D’UN MARCHEUR SOLITAIRE

    — Eh bien, p’tit gars, dis-moi… Qu’est-ce que tu voudrais faire plus tard?

    — Forgeron!

    — Bah! ça alors! Et pourquoi donc?

    — Parce que je veux avoir des bras vigoureux comme vous! répondis-je avec l’aplomb imperturbable des enfants.

    Attiré par les odeurs d’os brûlés, je rôdais souvent autour de l’échoppe du maréchal-ferrant. J’observais le spectacle de la pluie d’étincelles s’abattant sur la forge et du bouillonnement de l’eau sur le fer chauffé à blanc. C’était la première fois que le forgeron m’adressait la parole; aussi, pour l’impressionner, je lui récitai quelques vers d’un poème qui aurait pu lui être dédié.

    — Sous un châtaignier à la ramure abondante

    Se trouve la forge du village;

    Le forgeron est un homme à la carrure intimidante

    Avec des mains robustes et larges;

    Et les muscles de ses bras vigoureusement fiers

    Sont aussi indestructibles que des barres de fer.

    — J’aime ça! C’est de qui?

    — Longfellow¹! Un des meilleurs poètes, à l’exception de Burns², bien sûr.

    Rêver d’être forgeron et réciter de la poésie, un choix étonnant pour un enfant de cinq ans qui aurait certainement désespéré mes proches. Mon originalité est peut-être un legs involontaire de mes parents. En effet, ma naissance a été pour le moins romanesque. Mes parents se sont enfuis tels les héros d’un roman à l’eau de rose pour convoler en justes noces sans le consentement du père de la mariée. Leur idylle avait pourtant démarré sous de bons auspices. Ma mère, Emily Parker, la fille d’un modeste industriel du textile, vivait confortablement avec son père veuf dans une rue élégante de Preston, en Angleterre, quand elle avait croisé le regard d’un Écossais à la banque où il travaillait. L’intérêt avait été immédiat autant que réciproque. Mais, la différence d’âge des protagonistes – dix-huit ans – ainsi que la piètre condition sociale du prétendant avaient de façon catégorique provoqué la condamnation paternelle d’une éventuelle alliance.

    Je naquis à Preston par un jour glacial, le 16 janvier 1874. Avec beaucoup d’originalité, je fus prénommé Robert comme mon père, ce qui allait à l’encontre des traditions établies. La coutume écossaise aurait voulu qu’en tant que fils aîné je sois nommé comme mon grand-père paternel. Heureusement, ma famille eut l’idée astucieuse d’ajouter William comme second prénom et, pour éviter toute confusion entre mon père et moi – sait-on jamais –, mes proches me surnommaient Robie; Rubert Wulli avec l’accent écossais de mon grand-père, ou encore, quand j’étais sage, Little Robie.

    Rapidement, trois autres enfants suivirent, si bien que le logis fut trop exigu et que mes parents se retrouvèrent à court d’argent, en plus d’être aux prises avec trois garçons insupportables. Aussi mon père réclama-t-il l’assistance de son propre père, John Service.

    Mon grand-père avait atteint l’âge respectable de soixante-quatre ans sans rien perdre de son enthousiasme juvénile; il était toujours receveur des Postes, un emploi qu’il occuperait pendant vingt-cinq ans au total. À cette époque, l’office des postes constituait un bureau administratif de premier ordre. Il était ouvert du lundi au samedi, de sept heures du matin jusqu’à huit heures du soir, et même quelquefois le dimanche après le service religieux. Non seulement il organisait la collecte et la livraison du courrier, il offrait des services de banque et prodiguait aux gens des conseils en plusieurs matières.

    Mon grand-père accepta sans hésitation de prendre soin de moi, étant donné que quatre de ses filles, Jeanie, Bella, Janet et Agnès, étaient restées célibataires et vivaient sous son toit. Dans leur jeunesse, elles avaient eu des prétendants, mais aucune demande en mariage n’en avait résulté.

    Ainsi, à l’âge de quatre ans, je fus envoyé chez mon grand-père dans une coquette maison située dans la longue rue grise d’un petit village écossais de l’Ayrshire du nom de Kilwinning.

    La poste était une affaire de famille. En effet, ma tante Bella, âgée de trente-deux ans, vendait les timbres et tante Jeanie, qui avait quarante ans, la secondait. En outre, l’année 1870 avait amené une conséquente révolution dans la tranquillité de notre bourg, le télégramme, et tante Janet qui, elle, était âgée de vingt-sept ans, en était la gardienne; elle manipulait savamment une sorte de poignée miniature qui, par un inconcevable chemin, expédiait de courtes missives.

    Quant à tante Jeanie, des quatre sœurs, c’était la déesse Vesta³ de notre harmonieux foyer. Des fourneaux jusqu’à la buanderie comme dans chaque pièce de la maison, elle s’affairait telle une abeille en gardant toujours un œil vigilant sur les poules du jardin et sur la santé délicate de tante Agnès qui avait fêté ses trente-sept ans.

    — Sois gentil, Little Robie, ne reste pas trop longtemps auprès de tante Agnès; surtout, ne la dérange pas. Tu sais qu’elle doit se reposer!

    Elle me sermonnait souvent ainsi, mais j’étais trop jeune pour comprendre. À mes yeux d’enfant, tante Agnès était la plus belle de la famille avec son teint pâle et son regard brillant. Je la voyais, cloîtrée dans le petit pavillon du jardin, solitaire derrière sa fenêtre. Assise, elle regardait pendant de longues heures les activités du monde auxquelles elle n’était pas conviée. Elle avait l’habitude de fumer de fines cigarettes qui embaumaient l’air d’une étrange odeur d’herbes. Quelquefois, elle m’apportait de délicats poèmes de sa composition qu’elle me récitait avec émotion. Je les trouvais magnifiques. Alors, comme prise d’une irrépressible tendresse, elle me serrait affectueusement dans ses bras.

    J’entendais mes tantes chuchoter, des larmes dans leurs yeux bleus :

    — Pauvre Agnès! Cruelle phtisie!

    La dernière nuit où je lui rendis visite, son regard s’anima d’une mystérieuse lumière quand elle me prit dans ses bras. Avec résignation, elle attendait stoïquement la mort qui l’emporta dans sa trente-huitième année. Pour cette jeune femme qui s’était lentement vue dépérir alors qu’elle n’avait jamais réellement connu la vie, c’était la fin d’une triste existence.

    Quel bonheur quand mes tantes me choyaient et m’entouraient de toutes leurs attentions! Mais je chérissais bien plus ma liberté. Sans entrave, je pouvais bondir sur les troncs d’arbres séculaires au risque d’engluer mes vêtements de sève ou de griffer mes mollets dans les broussailles. Dans la fraîcheur des matinées nimbées de brume, j’explorais les ruelles conduisant des ruines moyenâgeuses de l’ancienne abbaye de Winning jusqu’au centre de l’antique bourg historique d’à peine cinq cents âmes. Le vaste parc du château d’Eglinton, non loin des ruines médiévales, m’offrait lui aussi un haut lieu d’aventure.

    Deux rivières, la Garnock et la Lugton, passaient non loin du bourg. La première serpentait dans les terres vers la mer sur une trentaine de kilomètres; à son embouchure, elle était rejointe par d’autres minces cours d’eau, ce qui formait un estuaire parmi les plus importants d’Ayrshire. De petits îlots aux formes irrégulières avaient surgi des eaux chaque fois que la rivière fantasque avait changé son cours, ce qui s’était produit plusieurs fois à travers les siècles. Pendant les fins d’après-midi d’été, tapi dans les buttes d’herbes folles peuplées d’insectes qui couraient sur mes jambes, je restais immobile de longues heures, attendant que les poissons mordent à mon hameçon. Souvent, je préférais rester seul. J’inventais des mondes fantastiques avec des compagnons imaginaires dans le jardin. Sous l’œil curieux de mes tantes, vêtu de mon kilt et de mes chaussettes hautes, je devenais un dangereux chasseur dans un safari sous les cimes du Kilimandjaro, un explorateur de la forêt vierge de Bornéo ou bien un Comanche effectuant une danse rituelle devant son feu. Le spectacle de ces jeux devait être un divertissement fascinant pour ma famille.

    Le jour de la Saint-Winning, notre saint patron, était particulièrement festif. La légende veut que, au VIIIe siècle, un ermite soit arrivé d’Irlande avec un groupe de moines pour évangéliser la région. Trois siècles plus tard, une abbaye avait été édifiée en sa mémoire par des moines de l’ordre bénédictin. En 1560, suivant le mouvement européen de contestation de l’Église catholique, le Parlement indépendant d’Écosse avait dénoncé la tutelle de Rome et rejeté l’autorité du pape. Le roi d’Écosse était devenu presbytérien et le peuple s’était mis à suivre les enseignements de Calvin. Les images, statues et ornements catholiques avaient été interdits et, inévitablement, l’abbaye avait été vandalisée. N’en subsistent que quelques ruines, témoins muets de la magnificence passée dont s’enorgueillit la population sans distinction de religion.

    Le jour de la Cloche était également mémorable pour notre petite communauté qui se rassemblait alors autour de la Grande Place, où étaient exposées les récoltes des fermes avoisinantes en attente d’être vendues. Souvent, je lâchais la main de tante Jeanie pour aller zigzaguer entre les acheteurs pressés qui venaient faire leur marché.

    À trois kilomètres de notre village, les gigantesques mines mangeuses d’hommes avaient développé leurs tentacules souterrains. C’était un autre monde, âpre, fait de grondements sourds, d’éclairs de feu et de sueur, qui nourrissait une industrie de plus en plus vorace. Les ouvriers des hauts fourneaux étaient considérés par les villageois comme des êtres infréquentables. Pourtant, ils pouvaient difficilement les éviter, car ils représentaient la majeure partie des habitants de la région. Les mineurs et leur famille vivaient dans des conditions d’extrême pauvreté et de dénuement, regroupés dans une agglomération à part. Chaque samedi, à la tombée de la nuit, les mineurs apparaissaient en ville pour boire leur paie; à mes yeux d’enfant, c’était des êtres étranges venus des profondeurs de la terre pour me terrifier.

    Le dimanche matin, le silence régnait en maître. Commençait le jour du sabbat qui était sacré.

    Ma naissance a été immortalisée par une photographie prise quelques mois plus tard, en 1874; je pose dans les bras de ma mère Sarah Emily Service, née Parker, âgée de 19 ans.

    (Collection Anne Longépé)

    LE JOUR DU SABBAT

    En Écosse, la question religieuse était de la plus haute importance et les habitants de Kilwinning ne faisaient pas exception à la règle. Le village était scindé par l’invisible barrière de leur appartenance aux trois différentes Églises, l’Église établie, découlant de la Réforme, la Libre, fondée par un groupe de pasteurs indépendantistes qui souhaitaient protéger l’autonomie de leurs paroisses contre le pouvoir civil et promouvoir le retour aux doctrines orthodoxes de Calvin, et l’Église presbytérienne unie d’Écosse, qui rassemblait ceux qui s’opposaient à toute aide de l’État pour prévenir son ingérence dans leurs paroisses.

    Heureusement, toutes les Églises professaient des valeurs communes, même si elles divergeaient dans leurs méthodes théologiques et leurs pratiques du culte⁴.

    Notre famille, quant à elle, appartenait à la séculaire Église établie, qui cultivait une rivalité farouche envers ses consœurs. Ainsi, tante Jeanie avait brusquement cessé de vendre ses œufs à un marchand quand celui-ci avait choisi de rallier l’Église presbytérienne unie.

    La religion rythmait l’existence des habitants et celle des enfants innocents. Souvent, le soir, mes tantes lisaient des revues, tandis que l’unique lecture qui m’était permise était le Livre des Martyrs⁵ et les images qu’il contenait, où des diables rôtissaient dans les flammes de l’enfer, m’effrayaient. L’atmosphère de ces soirées était fantasmagorique. Des ombres rougeoyantes dansaient sur les meubles sombres au rythme des heures égrenées implacablement par l’austère horloge victorienne. Dans leurs jupons de taffetas noirs, assises en cercle près du feu qui crépitait dans la cheminée, mes tantes ressemblaient aux Parques méditant sur ma destinée. Je préférais de loin contempler mon grand-père, qui demeurait assoupi comme un bienheureux jusqu’à ce que ses propres ronflements le réveillent. J’ai longtemps pensé que Dieu devait posséder les traits magnifiés de mon grand-père, paré de sa soyeuse barbe blanche.

    Ma félicité aurait été parfaite si mes tantes ne s’étaient pas astreintes à une pratique religieuse trop assidue à mon goût. Pendant les six jours de la semaine, j’étais heureux comme un roi, mais le jour du sabbat était un calvaire. Mes nouveaux bottillons comprimaient mes mollets, mon col blanc m’étranglait, mes cheveux étaient étrangement aplatis par de la cire et mes lainages me piquaient la peau. Pouvait-on concevoir pire torture pour un garçon de cinq ans?

    Mes tantes étaient les premières à répondre à l’appel des cloches, sauf l’une d’elles, exemptée à tour de rôle en raison des repas à préparer. Quel bonheur quand j’étais assez malade pour rester en sa compagnie! Derrière les rideaux en dentelle de Nottingham, nous épiions la marche solennelle des spectres noirs.

    Situé à l’arrière de la nef, notre banc était en pin vernissé, sans coussin afin d’assurer un maximum d’inconfort. Pour mettre un comble à mon infortune, mon grand-père, par surcroît de ses fonctions de receveur des Postes, occupait une position honorifique en tant que clerc de notre paroisse. Au sein de l’Église d’Écosse, il était une sorte de bedeau préposé au service matériel ainsi qu’au bon ordre de la communauté. Il devait seconder le pasteur lors de l’office. Cette mission était certainement ardue, car, pour la mener à bien, il devait utiliser sa petite flasque de whisky comme fortifiant.

    En vérité, ce n’était pas tant la religion qui expliquait mon peu d’enthousiasme que la pratique religieuse hebdomadaire de mes semblables. Je trouvais ces braves dévots plus soucieux de leurs triviales préoccupations quotidiennes que de l’observance des sages enseignements dispensés par la Bible.

    Notre estimé pasteur Lamb, qui portait fort à propos des favoris en forme de côtelettes d’agneau⁶, se dévouait corps et âme à sa paroisse. Il démontrait un intérêt particulier pour les antiquités du village, qui lui inspirèrent deux livres sur notre communauté. Cependant, je n’en ai jamais lu un seul; d’écouter ses prosaïques sermons m’avait amplement suffi. Il aimait déclamer devant ses concitoyens, alors que, de mon côté, je n’étais préoccupé que par les gargouillis de mon ventre affamé. Monotone et accablant, son discours semblait ne jamais vouloir finir, jusqu’à ce que sa voix devienne stridente et fende l’air d’invectives quand il prêchait contre la théorie de l’évolution de Darwin. Il était de la race des pasteurs qui ponctuaient leurs sermons d’un premièrement jusqu’à un neuvièmement, qui entretenaient le suspens avec plusieurs dernièrement et qui continuaient jusqu’à un finalement qu’on n’espérait plus. Lorsque je m’affalais sur le banc, tante Jeanie me donnait une pastille de menthe avec un air grave. L’habitude était généralisée, car, tout autour de nous, les pastilles circulaient comme si la congrégation se consolait d’une terrible épreuve.

    Notre devoir accompli, nous sortions de l’église dans une parade enjouée, puis nous nous retrouvions attablés devant des plats de viande froide et de riz aux prunes. Pendant que grand-père, d’excellente humeur, mangeait en silence, mes tantes discutaient du sermon et surtout des tenues des autres paroissiennes. Du premier coup d’œil, elles savaient quel bonnet avait été rebrodé et comment une robe avait été refaçonnée. Souvent, après le déjeuner, tante Jeanie suggérait de faire une marche jusqu’au cimetière. C’était son idée du divertissement dominical, auquel j’aimais me soustraire. Je partais en cachette pour crapahuter dans la bruyère; à mon retour, j’étais crotté.

    Une fois, tante Jeanie était si fâchée qu’elle menaça de m’administrer une correction. Cependant, elle n’avait pas le cœur de le faire elle-même. Alors, elle demanda à grand-père de se charger de la corvée.

    — Rubert Wulli, viens ici, vilain garçon! avait-il dit en fermant la porte et en secouant une lourde ceinture.

    Je tremblais, mais je ne voulais pas demander grâce. Je présentai mes petites fesses, déterminé à ne pas crier. À mon immense surprise, grand-père se mit à fouetter le coussin de sa chaise.

    — Jeune diablotin! criait-il.

    En même temps, il chuchotait à mon oreille :

    — Prétends que tu souffres!

    Je braillai jusqu’à ce que toute la poussière du coussin se fût envolée. À l’extérieur, tante Jeanie implorait la clémence de grand-père.

    — Pitié pour le petit! Ne sois pas cruel, il ne recommencera pas!

    — Très bien, va, Rubert Wulli! Mais gare à toi!

    — Oui, grand-père…

    Tante Jeanie câlina mon postérieur en fixant le bourreau d’un œil chargé de reproches.

    — Tu n’avais pas besoin d’être aussi brutal!

    Elle m’entraîna dans la cuisine pour me consoler avec une tasse de thé et un biscuit, pendant que grand-père me décochait un clin d’œil complice. L’éducation écossaise est faite de rigueur protestante et de douceur épicurienne. Mais même la perspective d’un succulent goûter ne m’empêchait pas de fuir les cimetières et leurs évocations mélancoliques. Quant à la pratique religieuse, elle ne me déplaît pas, à moins d’y être contraint.

    J’avais l’habitude d’exercer mes facéties d’enfant dans les ruines de la Tour de l’Abbaye de Kilwinning ( Écosse) et de l’ancien cimetière. Mon grand-père John Service et mes quatre tantes reposent dans le caveau familial. (Collection James Miller)

    LES JOYEUX GARNEMENTS

    Non sans une certaine fierté, mes tantes m’envoyèrent dans la charmante école de Kilwinning, où même le fils du comte venait, pour l’unique raison qu’il n’y avait pas d’autre établissement scolaire à proximité. L’école rassemblait toutes les classes sociales. Y venait même Nellie Purdie, dont la pauvre mère était à l’hospice. Néanmoins, la présence du jeune comte conférait une certaine aura aristocratique à notre modeste classe. C’était toujours avec fascination que je l’écoutais converser avec sa famille dans un anglais pimenté d’un accent pompeux. Nous ne les apercevions en ville qu’en de rares occasions, car ils passaient la majeure partie de leur temps entre Londres et le sud de la France.

    Je me rappelle encore parfaitement la jolie tête blonde de Nellie, dont le pupitre se trouvait à côté du mien. C’était une jeune fille aux pieds nus et à la blouse déchirée, couronnée d’une imposante chevelure que j’admirais en dépit de son désordre.

    — Nellie Purdie! C’est inadmissible! Regardez! Vous avez des bestioles dans les cheveux! Vous ne vous nettoyez donc jamais? s’exclama un jour notre maître avec un air de dégoût.

    Mortifiée, la gamine baissa les yeux et je vis avec tristesse des larmes couler sur ses joues.

    — Excusez-moi, maître, mais c’est ma faute, dis-je. Ma tante Jeanie en a attrapé une dizaine sur ma tête hier soir.

    — Nellie vous les a sans doute repassés!

    — Oh non! Je suis certain qu’elles viennent de moi!

    — Suffit! Reprenez tous votre travail maintenant.

    Quand, à la maison, je racontai fièrement l’incident, tous rirent, sauf tante Jeanie qui examina méticuleusement ma tête de crainte que j’aie vraiment attrapé des poux.

    L’été dans les Highlands était ma saison préférée. Les brumes matinales s’éparpillaient, le soleil de midi réchauffait les blocs de granit humides des murets et, surtout, les vêtements devenus légers n’entravaient plus mes mouvements. Nous marchions pieds nus, sauf ce nigaud de Jeffrey Lamb qui était invariablement chaussé de lourds brodequins et qui était la cible de nos quolibets. Il regardait avec envie nos pieds pâles. Cependant, sur le gravier du terrain de jeux, il avait l’avantage sur nous.

    Jeffrey Lamb m’était antipathique, non pas à cause de sa filiation avec le pasteur, ce qui aurait pu être une raison tout à fait suffisante, mais parce qu’il représentait à mes yeux l’archétype du parfait garçon modèle. Ses vêtements soignés, ses répliques de fayot en classe et sa mèche de cheveux peignée au millimètre près m’agaçaient au plus haut point; c’est pourquoi, dès qu’il était devant moi en classe, je faisais voler des gouttelettes d’encre sur son beau col blanc amidonné. C’était un pleurnichard de compétition et, forcément, il était devenu le chouchou du maître. Pour ne rien arranger, il s’abritait sous l’aile de Tammie McCurdie, le fils du doyen de l’établissement, qu’il valait mieux éviter de contrarier si nous voulions continuer à fréquenter l’unique école du village. Tammie était un échalas aussi dégingandé que stupide. Son destin était déjà tout tracé comme serviteur de l’Église, bien qu’il prononçât plus de gros mots qu’aucun autre garçon de l’école.

    En guise de meilleur ami, j’avais choisi la plus mauvaise compagnie possible en la personne de Pat Dougan, le fils du ramoneur du village. Avec son large visage endurci par une bouche déterminée et des yeux gris acier ombrageux, il en imposait. Il aurait pu représenter le fils d’un brave highlander si ses cheveux brun-roux assortis à des taches de rousseur dispersées sur ses joues n’avaient pas trahi son ascendance irlandaise. Avec lui, je me sentais invincible. Il devint plus cher à mon cœur qu’aucun de mes frères, au grand dam de mes tantes; non seulement notre camaraderie outrageait-elle la loi des classes, mais, surtout, la famille du forgeron était papiste. Ma tante Jeanie n’avait de cesse de me mettre en garde à ce sujet.

    — Robie, si tu fréquentes un tel garçon, tu périras dans le feu de l’enfer avec lui!

    Pour couronner le tout, la famille de Pat n’était certainement pas recommandable, car son père était connu sous le nom de Frank aux Trois Doigts. C’était un drôle de gaillard qui avait roulé sa bosse comme soldat, puis comme marin. Tous les pores de son être respiraient la téméraire aventure. Souvent, les enfants du quartier lui faisaient raconter l’histoire extraordinaire de la perte de ses deux doigts; j’étais chaque fois irrésistiblement fasciné. Malheureusement, dès la nuit tombée, il ne pouvait résister aux attraits du pub local.

    Ce surprenant Irlandais fut la première personne qui me parla de Shakespeare. Devant mon ignorance, il déclama avec passion les lignes immortelles d’Antoine et Cléopâtre. Il emmena une fois son fils à Glasgow voir un célèbre acteur irlandais interpréter le rôle du tyran Richard III, un personnage qui a vécu à l’époque des luttes fratricides ayant marqué la fin de la guerre des Deux-Roses⁷. L’effet fut prodigieux, car, à partir de cet instant, Pat ambitionna de devenir lui-même un acteur shakespearien.

    Les étroits sentiers qui contournent le village étaient souvent les lieux de nos rondes. Un jour, Jeffrey Lamb et son acolyte Tammie McCurdie nous firent face sur le chemin. Pendant plusieurs secondes, nous nous sommes regardés en chiens de faïence. La tension était palpable. Qui céderait le premier le passage?

    Soudain, il y eut une bousculade et cette grande asperge de Tammie nous traita de papistes.

    — Redis-le un peu pour voir! s’écria Pat, furieux.

    — Sacré papiste!

    Mais Tammie n’eut pas le temps de le répéter, car déjà Pat s’était jeté sur lui et le boxait comme un pro.

    — Alors, qui est un sacré papiste, hein?

    Comme Tammie, le visage en sang, hésitait, Pat le menaça en le tenant par le col de sa blouse.

    — Allez, répète, espèce de protestant puant! Dis que c’est toi, le sacré papiste!

    — Je suis un sacré papiste… gémit-il péniblement.

    — Plus fort!

    — Je suis un sacré papiste.

    — Maintenant, retourne chez toi et raconte à ton père ce que je t’ai fait dire!

    Dès notre jeune âge, nous étions à cheval sur les questions religieuses, mais, de caractère pacifique, je réprouvais la violence, quel qu’en fût le sujet.

    Je n’ai eu qu’une seule dispute avec Pat. Un soir, avec nos paniers pleins d’anguilles pêchées dans la rivière, nous rentrions par l’étroit chemin où avait eu lieu le fameux combat.

    — Regarde! m’exclamai-je. Un homme. On dirait qu’il est mort.

    — Plutôt ivre mort, tu veux dire! Encore un ivrogne, pardi! répliqua Pat en rigolant.

    Soudain, son visage perdit toute couleur. L’homme allongé misérablement dans la poussière était son père.

    — Reste en dehors de ça, Robie!

    Pat fit un effort pour traîner son père, mais la force lui manqua.

    — Laisse-moi t’aider!

    — Va-t’en!

    Comme j’hésitais, il me bouscula.

    — Tu es bouché, ou quoi? Dégage!

    — Puisque tu le prends comme ça, au revoir!

    Il me jeta un regard noir et je me détournai amèrement.

    À la suite de cette altercation, nous restâmes en froid. Cela me consternait, mais j’étais trop fier pour faire le premier pas. Quelques semaines plus tard, je croisai Pat dans la rue. Cette bêtise avait assez duré. Je venais d’acheter un paquet de Gibbs⁸ que je lui tendis en m’approchant.

    — T’en veux un? Ils ne sont pas mauvais.

    — D’accord.

    Sans un mot, nous avons mâchouillé un moment.

    — Ouais, ils sont bons… Tu veux essayer ma nouvelle toupie? Elle est rouge coquelicot.

    J’enroulai la cordelette autour et projetai la toupie sur le sol, où elle se mit à valser doucement.

    — C’est une championne!

    — Pas mal, Robie. Maintenant, regarde comment je vais faire.

    Il enroula la cordelette d’une certaine manière et, une seconde après, elle tournoyait sur sa paume. J’ai essayé pendant des heures sans jamais pouvoir l’imiter. Pat était comme cela. Non seulement il faisait toujours tout mieux que les autres garçons, il pouvait accomplir ce que les autres ne parvenaient pas à faire. Dans notre école, il était le chef incontesté; néanmoins, nombreux étaient ceux qui le considéraient comme un hors-la-loi, car il était catholique et, pour couronner le tout, irlandais. Depuis la nuit des temps, les Irlandais étaient jugés comme les gens les plus médiocres du royaume. Pourtant, je les aimais bien; il y avait sûrement une part d’Irlandais dans mon cœur.

    SOUS L’INFLUENCE DE ROBERT BURNS

    Les livres pour seuls compagnons de mes soirées, j’allais me coucher à la lumière vacillante de la chandelle et je me sentais le roi de l’univers. Tante Jeanie m’avait ouvert les portes du fabuleux monde de la littérature, qu’elle avait mis à la portée de mes mains et de mes yeux. Alors que mes autres tantes se contentaient des revues féminines conventionnelles, tante Jeanie préférait lire les classiques. Très tôt, elle m’avait initié aux auteurs en me racontant des anecdotes amusantes à leur sujet et en m’encourageant à mémoriser de courts poèmes. Tout d’abord, comme s’il s’agissait d’un jeu, j’avais débité quelques strophes, mais, y ayant pris plaisir, j’avais entrepris de mémoriser des poèmes entiers. Ma préférence allait vers les ballades, qui me permettaient de déployer mes talents pour la mise en scène. Réciter de la poésie était bien plus amusant que de répéter mes leçons. Je mettais le décor en place en installant une chaise au milieu du salon; je me drapais d’un plaid et mes tantes ainsi que mon grand-père venaient s’asseoir pour m’écouter.

    — Mesdames, monsieur, soyez les bienvenus. Ce soir, je vous propose d’écouter La Flèche et la Chanson, de Longfellow⁹.

    — Oh! Merveilleux, chuchotait tante Bella en tapant des mains.

    Sur ces encouragements, le spectacle commençait. Plus je débitais des vers en gesticulant, plus mon public m’applaudissait. À cette époque, je n’étais troublé par aucun complexe, et la timidité ne me freinait jamais.

    Ma fibre poétique précoce avait aussi été encouragée par mon grand-père, qui s’était targué d’une lointaine parenté avec notre barde national, Robert Burns. Jadis, le poète aurait plusieurs fois franchi le seuil de la maison, d’après ses dires. Surnommé le poète laboureur du fait de ses modestes origines rurales, il écrivait en dialecte écossais et en anglais avec la même verve, ce qui l’avait rendu populaire dans tous les foyers. Ses œuvres avaient particulièrement marqué la poésie, car il était capable de décrire le moindre incident du quotidien en le magnifiant pour en faire une vérité universelle. Dans les propos de mon grand-père, Burns était bien plus qu’un simple poète des terres d’Ayrshire. Mais rien ne serait jamais prouvé sur cette prétendue filiation.

    J’approchais de mon sixième anniversaire quand je dévoilai mes talents naissants de poète. J’avais longuement réfléchi à la création d’un bénédicité revisité et il me tardait de le réciter, ce que je prévoyais faire à l’occasion de mon anniversaire.

    En ce 16 janvier 1880, la table du souper était abondamment garnie d’appétissantes victuailles cuisinées en mon honneur. Un magnifique jambon trônait au centre, entouré d’une variété de tartes et autres délices sucrées.

    — Oh, Jeanie, tu as encore fait des merveilles! s’exclama mon grand-père. Ces plats sont si appétissants que j’en oublie la prière solennelle!

    — S’il te plaît, grand-père, puis-je dire le bénédicité?

    Tous les regards se tournèrent vers moi et je crus déceler de la désapprobation sur les visages, mais je ne laissai à personne le temps de m’arrêter. Inclinant la tête, j’attaquai hardiment :

    — Dieu, bénis les gâteaux et la confiture,

    Le fromage et le jambon froid bouilli;

    Bénis les scones cuisinés par tante Jeanie

    Et sauve-nous tous du mal de ventre,

    Amen¹⁰!

    Un exceptionnel silence s’abattit sur l’assemblée. À mesure qu’il se prolongeait, mon inquiétude grandissait. J’anticipais la sentence. Je serais envoyé dans ma chambre sans même avoir goûté une miette des scones à la confiture de mon anniversaire. En fait, je n’avais aucune raison d’avoir peur, car, pendant des années, mes tantes radoteraient la fameuse histoire de mon bénédicité jusqu’à ce que je finisse par en être excédé.

    Néanmoins, ma passion pour la poésie était plus qu’une simple fantaisie enfantine. Spectateur attentif du monde qui m’entourait, je faisais rimer les mots pour les assembler avec harmonie comme s’il se fût agi d’un jeu de construction. Cet entraînement précoce a certainement formé mon jeune esprit à la versification, car, plus tard, lorsque j’écrirais, les rimes me viendraient aussi facilement que celles d’une chanson.

    À cette époque, mes thèmes de prédilection tournaient autour des plaisirs de la table. La nourriture était pour moi un sujet concret. À l’exemple de Burns, je préférais parler de ventres en langage familier plutôt que de délicats estomacs.

    L’humour et l’ironie me venaient naturellement lorsque je racontais mes aventures quotidiennes devant mes tantes. Je profitais largement de mes talents de conteur pour me faire pardonner mes facéties. Certains pourraient dire que je faisais le paon, peut-être pour cacher un manque d’assurance.

    LE KILT DE LA DISCORDE

    — Tu vas porter ton kilt, aujourd’hui! me dit tante Jeanie en me réveillant.

    — Mais je vais à l’école!

    — Non, pas cette fois, tes parents viennent nous rendre visite.

    — Ah bon! Pourquoi?

    — Parce que ce sont tes parents.

    Cette nouvelle me remplit de consternation. Quelle idée! Pourquoi venaient-ils jusqu’ici? Certes, je ne les avais pas vus depuis longtemps, mais je n’en étais aucunement fâché. Dans mon univers d’enfant, mes tantes les remplaçaient très bien. Pour tout dire, j’avais presque oublié l’existence de mes vrais parents. De temps en temps, on m’annonçait la naissance d’un nouveau frère ou d’une nouvelle sœur, mais je ne me sentais aucunement concerné par ces heureux événements.

    Résigné, je revêtis mon kilt pour passer l’épreuve parentale. Comme il était court! Déjà j’entendais les visiteurs marcher dans l’allée. Après avoir coiffé une dernière fois mes cheveux, tante Jeanie me conduisit au salon, où une jolie femme pimpante aux yeux bleus comme les miens s’approcha doucement pour m’offrir des sucreries. Ne sachant pas résister à l’appétissante vision des bonbons, je la laissai me cajoler.

    Mon père se présenta à son tour et je l’observai minutieusement sans vergogne. Or, plus je le regardais et moins je nous trouvais de ressemblances. Ses favoris couvraient toute la surface de ses joues comme ceux d’un vieux phoque, et une chaînette dorée se balançait avec dignité sur son remarquable estomac.

    Ma charmante mère détourna mon attention en m’attirant vers elle, mais dès qu’elle me fit monter sur ses genoux son joli sourire se figea.

    — Ma parole, mais c’est indécent!

    — Que se passe-t-il, Emily? s’inquiéta tante Jeanie.

    — Regardez, ce pauvre enfant n’a rien sous son kilt! Rien du tout! Il est absolument nu!

    — Je doute que beaucoup d’hommes portent quelque chose sous leur kilt, murmura grand-père.

    — De plus, c’est commode pour un garçon quand il a besoin d’exécuter certaines fonctions naturelles, affirma tante Jeanie en essayant maladroitement de se justifier.

    — Je trouve cela choquant. Vous élevez mon fils en lui inculquant des mœurs bien trop écossaises à mon goût!

    — Pourtant, c’est le vêtement traditionnel des Highlanders, faut-il te le rappeler? Et nous sommes de vrais Écossais, dit tante Jeanie.

    — Pas entièrement! Je me permets de souligner que vos lointains aïeux sont huguenots¹¹, corrigea ma mère.

    — C’était il y a deux siècles. Depuis, notre patrie est l’Écosse, et Rubert Wulli en sera un digne représentant! rouspéta grand-père.

    Ma mère semblait fâchée, mais tante Jeanie campait sur ses positions, alors que mon père préférait patienter jusqu’au dénouement de l’altercation en adoptant le parti des neutres. Je fus invité à aller jouer dehors pour les laisser discuter entre adultes.

    Cet événement me faisait douter d’être un digne Écossais, car c’était la deuxième fois qu’un kilt me jouait un mauvais tour. Peu de temps après mon arrivée à Kilwinning, tante Jeanie avait trouvé approprié de me faire revêtir mon costume de highlander, car, à cette époque, le tartan était le comble du chic pour la classe moyenne. Dans ce modeste village, une telle prétention vestimentaire, surtout en semaine, était ostentatoire et, lors d’une balade dans le bourg, une pluie de rires m’avait accueilli. Humilié, j’étais rentré en pleurs à la maison. Heureusement, grand-père était intervenu :

    — Donnez à Rubert Wulli son pantalon! avait-il ordonné.

    Il avait eu le dernier mot, cette fois.

    Souvent, le soir, avant que j’aille me coucher, grand-père m’invitait à m’asseoir auprès de lui. Il me parlait sur le ton de la confidence, mais, selon mes tantes, il radotait ses vieilles histoires.

    — Rappelle-toi, Rubert Wulli. Ne te laisse pas faire par les femmes! Bien sûr, elles sont nombreuses dans cette maison, mais c’est moi le chef, ici!

    J’acquiesçais devant son omnipotente autorité, même si, en fait, mes tantes décidaient toujours de tout.

    Son sujet favori était l’Écosse, dont il connaissait l’histoire, la langue et toutes les coutumes.

    — Tu es un fils de l’Écosse, mon petit, ne l’oublie jamais, comme ton père, comme moi-même, mon père et mon grand-père. Nous sommes tous nés ici. Dans quelques années, tu partiras sûrement, mais souviens-toi de Kilwinning.

    Il me répétait d’être toujours bienveillant, droit et volontaire, car, selon lui, chaque homme pouvait façonner son destin de ses mains. Le sens de ses paroles ne m’était pas évident à comprendre, mais elles se gravaient en moi d’une manière indélébile.

    Une fois, il m’avoua qu’il n’avait pas eu une âme très pieuse, mais que, s’il eût dû rembobiner le fil de son existence, il eût pris le même chemin, avec ses larmes et ses joies.

    — Si Dieu veut de moi, je suis d’accord, mais ce n’est pas nécessaire qu’il se presse pour m’appeler auprès de lui, répétait-il.

    Ce brave Écossais mourut quand j’avais treize ans, un sourire dans les yeux et une histoire amusante sur les lèvres. Tante Jeanie lui succéda à la poste et, quand elle-même décéda, ses deux sœurs se retirèrent dans un petit cottage où elles finirent chichement leurs jours. Pris dans le tumulte de ma jeune existence et de mes idées d’aventures égoïstes, je les ai négligées. Tante Jeanie décéda en 1919, puis Janet en 1921, à l’âge de soixante-dix ans. Je n’ai pas écrit aussi souvent que j’aurais dû. Je le regrette, aujourd’hui.

    Après l’affaire du kilt, je fus sommé de regagner le domicile familial à Glasgow. Je quittai Kilwinning avec l’amour de Burns, des souvenirs de joies et de liberté, ainsi qu’un terrible accent qui m’accompagnerait toute ma vie.

    Je vous présente mon père, Robert Service Senior, arborant fièrement ses longs favoris en 1885. En tant que fils aîné, j’ai hérité de son prénom, auquel fut ajouté celui de William pour nous différencier. (Collection Anne Longépé)

    BIENVENUE À ROSELEA TERRACE

    Je quittai la quiétude d’un petit bourg rustique de campagne pour la tentaculaire métropole dont la population se multipliait comme celle d’une colonie de fourmis sur un biscuit. Glasgow était alors considérée comme la deuxième ville de l’Empire britannique, mais, à mes yeux d’enfant, elle était comme une vieille dame à qui sa longue histoire aurait tissé des voiles de tristesse sur ses toits. La chaotique cohabitation au sein du logis familial contrastait violemment avec la digne vie de famille que je menais avec mes tantes. J’avais neuf ans quand je fis la connaissance d’un essaim de frères et sœurs dont j’avais oublié les noms, ce qui était plutôt déconcertant. Six frères et trois sœurs se suivaient à quelques années d’intervalle : Alexander, Joseph, Harry, Peter, Agnès, Beatrice, Sybil, Stanley et enfin le dernier-né Albert.

    Mes frères m’en voulaient en raison de mon éducation privilégiée à Kilwinning. De plus, nous n’avions pas beaucoup de points communs. Élevé comme un fils unique, j’en avais acquis toutes les qualités ainsi que tous les défauts. Chez mes tantes, je récitais chaque soir mes prières, agenouillé devant mon lit, et cette habitude me valut de recevoir une pluie d’oreillers sur la tête. Maman intervint pour ordonner à la marmaille de suivre mon pieux exemple, mais, pour éviter les moqueries, je choisis d’ânonner mes prières dans mon lit. Cependant, la position allongée n’est pas la plus propice à la concentration et, souvent, le sommeil m’emportait avant la fin de ma litanie.

    Une année après mon retour au foyer familial, mes parents décidèrent de déménager au nord de Glasgow, dans un district nouvellement construit situé à Hillhead, qui avait été pendant longtemps un bourg indépendant séparé par des pâturages verdoyants. En quelques décennies, Glasgow et la ville de Govan avaient grandi si rapidement qu’elles avaient fini par se rejoindre en dévorant les hameaux alentour.

    Nous avons donc emménagé dans un ensemble d’immeubles appelé Roselea Terrace disposé le long d’une rue respectable, ce qui nous permettrait de vivre dans une pauvreté distinguée. Juste en face, bordant la même rue, se trouvait un pâté de maisons parfaitement identiques et symétriques appelé Ferndale Terrace. L’architecte avait dû être si satisfait de ses plans qu’il avait cru indiqué de les dupliquer. Heureusement, en dépit de mon jeune âge, j’eus la chance de ne jamais me tromper de maison. Ces immeubles étaient neufs, mais je les trouvais terriblement ternes. Nous logions dans le spacieux appartement du rez-de-chaussée avec ses hauts plafonds et ses immenses fenêtres où, toutefois, le soleil ne semblait jamais vouloir s’aventurer. Le sous-sol était dédié à la cuisine où logeaient occasionnellement un rat, quelques souris et une colonie de cafards; aussi évitions-nous d’y rôder à la nuit tombée.

    Emily se réconcilia avec son père pour le bien de toute la famille. Le brave homme la réhabilita dans son testament. S’il légua toute sa fortune à sa jeune et accorte gouvernante, il octroya néanmoins à notre mère une modeste rente annuelle de deux cents livres. Ce pécule ouvrait de nouvelles possibilités à mon père qui démissionna de son poste d’employé de banque pour se lancer à son compte comme agent d’assurances. Il avait un talent d’entrepreneur certain, mais ses passions étaient de courte durée et sa tentative en tant qu’agent d’assurances fut un échec. Puis, il ouvrit une cordonnerie qui ferma tout aussi rapidement, mon père n’ayant pour uniques clients que ses dix enfants à chausser. Peut-on le blâmer d’avoir essayé? Certains ont de la chance, pendant que d’autres ont un don pour les affaires; pour ceux qui n’ont aucun de ces avantages, il est plus sage de rester confortablement dans ses pantoufles. Après ces échecs, notre père ne se risqua plus jamais à travailler.

    En contrepartie, il déploya toute sa sagacité à élever dix enfants avec seulement deux cents livres par an. Qu’il ait été en mesure de faire vivre une famille nombreuse avec cette modique somme relève en effet de l’exploit. Le chef de la famille exerçait un contrôle impitoyable sur les dépenses. Il distribuait ses revenus avec une extrême parcimonie, et maman devait se justifier pour chaque penny dépensé. C’était avec tristesse qu’il avait encaissé ses échecs successifs dans les affaires et il essayait de justifier son existence par une réussite dans la sphère domestique. Mais, même dans ce domaine, ses initiatives n’étaient pas souvent couronnées de succès. Ainsi, il semblait avoir de la difficulté à apprécier la qualité des denrées alimentaires qu’il rapportait du marché, car la plupart étaient périmées et même quelquefois impropres à la consommation. Les pommes étaient à moitié pourries, le poisson, avarié, sans parler du beurre irlandais qui avait un goût de navet ou des œufs dans lesquels le jaune et le blanc s’étaient mélangés. Cependant, si nos repas n’étaient pas d’un goût raffiné, nous n’en manquions jamais un seul.

    L’embauche d’une servante entraînait des frais importants pour notre famille en croissance perpétuelle. Mon père devint donc le laveur de vaisselle officiel de la maison, ce qui aurait réjoui le cœur de nombreuses féministes si la chose eût été connue. Après les tâches ménagères, il reprenait ses activités patriarcales, lisait son journal, fumait sa pipe et pensait certainement aux futures économies qu’il pourrait réaliser. Tel un écureuil amassant des noisettes pour l’hiver, mon père essayait d’engranger chaque penny; en fait, sa philosophie était que de l’argent économisé était de l’argent gagné.

    Un jour, sa passion pour l’épargne se tourna vers notre allure vestimentaire. Pour nous confectionner des costumes, il acheta pour une somme modique un rouleau de feutrine verte dont le but originel était de recouvrir des tables de billard. Pour une fois, mon statut d’aîné m’offrait un avantage, car je n’aurais pas, comme le cadet de la famille, à user les vêtements de mes frères. Mais je me souviendrai toujours du moment où, alors que j’étais assis en classe, un de mes frères entra habillé d’une façon similaire à la mienne. Les enfants rigolèrent et le professeur ne put se retenir de déclamer avec impertinence :

    — Le Cirque Service, il me semble!

    Je dois le confesser, j’étais loin de l’image du petit garçon modèle, et mon infortuné père pâtissait souvent de mes plaisanteries. Par exemple, j’utilisais en cachette son beau rasoir à manche d’ivoire pour aiguiser la mine de mes crayons d’écolier. Dans ce cas particulier, je fus pris de remords lorsque, à l’âge de tailler ma barbe naissante, mon père, avec dans les yeux la fierté de transmettre son meilleur rasoir à son aîné, m’en fit cadeau.

    Par souci d’économie ou par goût, mon père fut la plus sobre personne que j’ai connue. Trois cent cinquante jours par an, il ne buvait que des pichets d’eau. Mais, les dix autres jours, il trébuchait sur un tonneau de bière, ce qui lui laissait des maux de tête mémorables. En outre, en dépit de ses infortunes, il possédait un caractère hautement moral et, chaque dimanche matin, le banc de la famille Service était entièrement occupé à l’église.

    Contrairement à mon père, ma mère avait un tempérament vif, mais parfois mélancolique. Peut-être repensait-elle à sa propre mère décédée alors qu’elle n’avait que seize ans. Elle faisait partie des mères sereines au regard bienveillant qui restaient paisiblement assises dans leur logis à coudre et à repriser. Elle n’avait aucune tentation de s’égarer dans des futilités et son désir le plus cher était de rester auprès de ses enfants pour maintenir l’harmonie dans son foyer.

    J’aimais regarder ma mère écosser les petits pois, le soleil éclaboussant ses genoux; j’aimais la voir assise devant la douce chaleur du feu pendant qu’elle s’appliquait à repriser nos chaussettes ou nos chemises, la tête plongée dans sa vieille boîte à boutons, ses lunettes glissant au bout de son nez. Ladite boîte contenait cinq cents boutons; je le sais, je les ai comptés. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les formes, ils s’assortissaient avec ceux de mes pantalons ou de mes chemises, ou bien ils scintillaient comme des pierres précieuses dont je n’aurais jamais imaginé les couleurs. Avec mes yeux d’enfant extasié, je les rangeais dans l’intention de créer une sorte d’armée. Les couleurs se faisaient face comme des soldats sous différentes bannières et les divisions s’affrontaient. L’occasion était trop belle, un de mes frères se moqua de moi.

    — Oh! Le bébé qui joue encore aux boutons!

    Après quelque temps, je succombai à la force de la lignée. Je faisais partie de cette surprenante fratrie. Néanmoins, je n’ai jamais tout à fait récupéré du sentiment d’avoir été une sorte d’enfant substitué. Comme certains de mes frères m’en firent le reproche, je préférais souvent m’isoler à l’écart de leur bruyante compagnie avec ce que je considérais comme un ami fascinant : un livre d’aventures.

    En 1882, à l’occasion de mes 8 ans, j’ai pris la pose en parfait garçon modèle que je n’étais pas. (Collection Anne Longépé)

    ÉLÈVE DES FAUBOURGS

    À l’école de Hillhead, je n’ai jamais remporté de prix, ce qui prouve que j’étais un âne modèle dans toutes les disciplines. Souvent, j’apprenais consciencieusement mes leçons, mais, quand je devais les réciter devant le professeur, je me retrouvais complètement démuni. J’excellais uniquement en littérature et c’était amplement suffisant pour moi, puisque mes préférences allaient de ce côté, même si c’était, en principe, mon violon d’Ingres.

    Les longues parties sportives et les bagarres entre les bandes d’enfants sur les terrains en construction des alentours étaient une de mes distractions préférées. Nos ennemis étaient les Richards et les Vauriens avec qui nous étions en guerre depuis des temps immémoriaux. Personne ne savait qui avait déclenché les hostilités, mais il était de notre devoir de continuer la lutte. Les Richards venaient des écoles privées, tandis que les Vauriens rassemblaient les va-nu-pieds du quartier. Quant à nous, nous étions les plus belliqueux, car mieux nourris que la bande des pauvres et plus vindicatifs que les nantis.

    Durant mes premières années d’école, je fus un élève rêveur qui regardait avec des yeux mélancoliques ceux en tête de la classe, mais aucune jalousie ne croissait dans mon cœur, car rien n’avait plus de valeur pour moi que mes précieux livres reliés de vélin que je dévorais chaque soir dans ma chambre avant que mes frères ne viennent me déranger. Dès que je me plongeais dans le monde nouveau qu’ils m’offraient, la maison bruyante et surpeuplée de Roselea Terrace disparaissait peu à peu. Mon goût passionné de la lecture semblait incompréhensible, sauf pour ma mère, car il était aussi le sien. Chaque samedi, maman me donnait un penny pour que je puisse emprunter un nouveau livre à la bibliothèque, à la condition que je lui en ramène un. Je mettais un soin méticuleux à lui trouver le meilleur, celui qui s’accordait à ses goûts, comme les nouvelles de Braddon¹² avec leurs intrigues victoriennes où des héroïnes rebelles aux conventions découvrent les noirs secrets de l’âme humaine.

    Bien que je fusse un garçon solitaire, je rejoignais quelquefois mes camarades pour participer à leurs jeux. Ce fut à cette époque qu’arriva ce qu’on pourrait appeler L’Aventure du cadavre des Bains de l’Est. Non loin de notre maison se trouvait un immeuble désaffecté connu sous le nom les Bains de l’Est. Ses fenêtres étaient presque toutes brisées, des mauvaises herbes s’épanouissaient dans les anfractuosités et la porte était tapissée de mousse. Son promoteur ayant fait faillite, le bâtiment avait été laissé à l’abandon et à la décrépitude des années auparavant. Avec deux copains, j’explorais les alentours quand, sous un escalier, une fenêtre branlante s’ouvrit sous la pression d’une vigoureuse poussée. À travers l’ouverture béante donnant sur le sous-sol de l’immeuble, nous ne distinguâmes que de sinistres ombres vacillantes.

    — Si nous l’explorions? m’écriai-je. Je passe le premier!

    À mon étonnement, les autres reculèrent, préférant passer pour des poules mouillées plutôt que de me suivre, ce qui refroidit mes propres velléités d’explorateur.

    Cette bâtisse me hanta toute la nuit. Le lendemain, décidé à braver seul le danger, j’enjambai la fenêtre. L’obscurité m’accueillit. Lorsque mes yeux se furent habitués à la pénombre, je me laissai guider par la lumière lugubre qui filtrait des lézardes des murs et du toit. Je tâtonnai à travers les décombres jusqu’à atteindre les marches d’un escalier. Le moindre de mes mouvements provoquait un écho effrayant qui se répercutait dans chaque pièce. Devant moi se trouvait un immense bassin rempli de gravats. D’invisibles yeux moqueurs semblaient me suivre et me

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1