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Orient-Occident: Écrits politiques dispersés
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Orient-Occident: Écrits politiques dispersés
Livre électronique535 pages7 heures

Orient-Occident: Écrits politiques dispersés

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À propos de ce livre électronique

Réunis et présentés par Nathalie Fortin et Georges Leroux.

Près de quinze ans après la mort de Thierry Hentsch, son héritage intellectuel est toujours vivant. Revenir à son oeuvre, c'est non seulement mesurer son influence, mais c'est aussi tenter d'éclairer la manière dont l'époque a imprégné sa pensée et orienté sa vie.

En plus de ses grands livres − L'Orient imaginaire (1988) Raconter et mourir (2002) et Le temps aboli (2005) −, il laisse, échelonnés sur plus de trente années de réflexion, des dizaines d'écrits politiques sur les rapports de l'Occident avec l'Orient, cet autre toujours figé dans le stéréotype. Cette anthologie, qui présente vingt études marquantes, suit l'évolution de la pensée de l'auteur. Toujours attentif à l'événement, celui-ci cherche autant les constances, les repères et les impasses que les ouvertures au dialogue. Ses textes nous mettent en présence d'un désarroi que, toujours conscient de ses limites, il n'a pu ignorer et avec lequel il a dû continuer à vivre et à réfléchir. C'est cette inquiétude, faite de rigueur, de lucidité et d'authenticité, qui est ici mise en avant.
LangueFrançais
Date de sortie16 sept. 2019
ISBN9782760640887
Orient-Occident: Écrits politiques dispersés

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    Aperçu du livre

    Orient-Occident - Thierry Hentsch

    Thierry Hentsch

    ORIENT-OCCIDENT

    Écrits politiques dispersés

    Réunis et présentés par
    Nathalie Fortin et Georges Leroux

    Les Presses de l’Université de Montréal

    Mise en pages: Yolande Martel

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Titre: Orient / Occident: écrits politiques dispersés / Thierry Hentsch; textes réunis et présentés par Nathalie Fortin et Georges Leroux.

    Autres titres: Essais. Extraits

    Noms: Hentsch, Thierry, 1944-2005, auteur. Fortin, Nathalie, 1969- éditrice intellectuelle. Leroux, Georges, 1945- éditeur intellectuel.

    >Description: Comprend des références bibliographiques et un index.

    Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20190021837 Canadiana (livre numérique) 20190021845 ISBN 9782760640863 ISBN 9782760640870 (PDF) ISBN 9782760640887 (EPUB)

    Vedettes-matière: RVM: Orient et Occident. RVM: Civilisation islamique. RVM: Modernité. RVM: Idées politiques.

    Classification: LCC CB251 H46 2019 CDD 909/.09821—dc23

    Dépôt légal: 3e trimestre 2019

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2019

    www.pum.umontreal.ca

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    REMERCIEMENTS

    Pour la préparation de cette anthologie, nous avons pu compter sur la collaboration et le soutien de plusieurs personnes, que nous souhaitons remercier chaleureusement. Le projet de ce livre a d’abord été celui de Sarah Farhoud, l’épouse de Thierry Hentsch. C’est d’elle qu’émane l’idée de cette anthologie et c’est à elle que nous devons d’avoir pu reconstituer la bibliographie des écrits de Thierry et réunir les publications originales qui nous ont servi de point de départ. Nous avons pu aussi compter sur l’amitié d’Hélène Beauchamp, qui fut la compagne de Thierry durant les premières années de sa vie au Québec, et de son fils Manouane Beauchamp, que Thierry considérait comme son fils adoptif. Les amis de la revue Conjonctures, qui fut pour Thierry Hentsch non seulement un collectif de discussion, mais une famille vivante, ont apporté leur soutien à la publication, et nous leur devons beaucoup. Nous voulons saluer ici notamment Janick Auberger, Véronique Dassas, Laurence Jourde, Ivan Maffezzini, Nicole Morf, Colette St-Hilaire et Claudio Zanchettin. Plusieurs collègues et amis proches de Thierry Hentsch nous ont également apporté un soutien important. Nous voulons leur exprimer notre reconnaissance: Christian De Block, Jean-Pierre Beaud et Claude Corbo, du Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), Pierre Jasmin, pianiste, professeur au Département de musique de l’UQÀM et fondateur de l’association Les Artistes pour la paix, ainsi que Jean-Guy Meunier, du Département de philosophie, Rachad Antonius et Marcel Rafie, du Département de sociologie, collègues à la Faculté des sciences humaines de l’UQÀM. Nous remercions enfin l’association Les Artistes pour la paix, qui fut toujours très importante pour Thierry Hentsch.

    NOTE DES ÉDITEURS

    Nous reproduisons ici les textes de Thierry Hentsch tels qu’ils furent publiés à l’origine. Nous avons cependant corrigé un certain nombre de coquilles et ajouté, chaque fois que cela paraissait utile, des indications bibliographiques complémentaires, notamment pour les traductions d’ouvrages cités dans certains textes.

    Dans ses écrits, Thierry Hentsch a respecté la règle orthographique suivante pour la graphie du terme «islam», comme il le précise ici à la page 136, note 9: «Pour ce qui me concerne et malgré le côté un peu artificiel de ce choix, j’écris islam avec un i minuscule lorsque j’entends me référer précisément à la religion musulmane et Islam avec un I majuscule pour désigner la société ou l’ensemble des sociétés de l’Orient méditerranéen, la civilisation, la culture, etc.» Sauf pour les citations, nous avons suivi cette règle dans la révision de ses écrits.

    Nous remercions les éditeurs de nous avoir autorisés à reprendre ces textes dans la présente anthologie.

    N. F. et G. L.

    Thierry Hentsch (1944-2005):

    esquisse d’une biographie intellectuelle

    Nathalie Fortin et Georges Leroux

    Près de quinze ans après la mort de Thierry Hentsch, survenue le 7 juillet 2005, son héritage intellectuel est toujours vivant. Comme en font preuve les nombreux hommages qui lui furent rendus, ce penseur d’exception compte parmi ceux qui ont marqué leur époque. Revenir à son œuvre, c’est non seulement mesurer son influence, mais c’est aussi tenter d’éclairer la manière dont cette époque a imprégné sa pensée et orienté sa vie. Contemporain, Thierry Hentsch l’était en effet de plusieurs manières. Non satisfait d’observer l’actualité et de faire enquête, il était assoiffé de dialogue et désireux d’intervenir pour la paix. Le 18 janvier 2005, à peine quelques mois avant sa mort, ignorant encore que la maladie allait l’emporter, il prit la parole devant un parterre d’amis à la demande de Wajdi Mouawad, qui quittait la direction du Théâtre de Quat’sous. Invité à commenter la question «Qu’est-ce qui dans l’état actuel des choses vous donne le courage d’affronter le quotidien dans la vie?», il répondit avec une forme de désespoir serein: «Ce qui m’aide à vivre dans ce monde est le sentiment de sa perte, la certitude du manque qui le gouverne, malgré nous, malgré nos incessants efforts vers le trop-plein.» Ces deux-là, le penseur et l’homme de théâtre, fréquentaient un terrain commun, celui des conflits tragiques du Proche-Orient, engagés, chacun de son côté, dans un affrontement quasi quotidien avec la violence, qu’ils savaient insurmontable. Face à cette violence, Thierry Hentsch formula ce soir-là un implacable constat de lucidité: l’intellectuel et l’artiste savent que le monde dont nous sommes les témoins et les acteurs impuissants court à sa perte, mais ils savent aussi, comme l’exprime le vers célèbre du poète Hölderlin, que c’est au fond de ce désespoir qu’un salut est possible: «Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.» Ce salut, dit-il, réside d’abord dans l’amitié et dans le courage de la pensée. Alors qu’il prononçait ces paroles, il parachevait son essai sur la finitude et le devoir de lucidité, qui paraîtrait de manière posthume, La mer, la limite.

    Né le 7 août 1944 à Lausanne dans une famille calviniste, Thierry Hentsch fait d’abord des études de lettres à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne, où il s’inscrit en 1962 après son baccalauréat dans sa ville natale. Son père, Henry Hentsch, maître d’école, et plus tard enseignant de lettres, lui transmet très jeune la passion de la littérature. À la rentrée de 1963, Thierry revient en Suisse et entreprend des études de droit, qu’il termine en 1966 avec l’obtention d’une licence. Il s’inscrit ensuite à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, où, en 1973, il obtient son doctorat en relations internationales, sous la direction du professeur Jacques Freymond. Il est alors actif sur plusieurs terrains politiques, et il s’engage dans une suite de missions pour le compte du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). L’admiration qu’il voue à sa tante Yvonne Hentsch (1907-1991), qui fut très active dans les ligues de la Croix-Rouge et au CICR, a sans doute compté pour beaucoup dans ces premiers engagements. En 1967-1968, il est délégué du Comité à Damas et à Gaza; en 1969, il devient assistant à Genève du président du Comité, qui l’envoie d’abord en mission au Biafra et qui, l’année suivante, lui confie une mission de négociation à Amman en Jordanie. La thèse de doctorat de Thierry Hentsch porte précisément sur les problèmes politiques rencontrés par la Croix-Rouge internationale dans ses opérations de secours humanitaire au Nigéria et au Biafra, entre 1967 et 1970. Présentée à l’Université de Genève en 1973, cette thèse est publiée la même année aux éditions de l’Institut universitaire de hautes études internationales.

    Du Biafra à la Jordanie, puis au Pakistan, en Inde et au Bangladesh, l’engagement humanitaire de Thierry Hentsch joue un grand rôle dans la formation de sa pensée, sans oublier l’année 1967-1968, à tous égards déterminante, qu’il passa sur le terrain palestinien. Rappelons que ces années étaient celles de la guerre des Six-Jours, qui conduisit à la création de nombreux nouveaux camps de réfugiés. Au cours de ces missions, il affine le regard qui sera le sien dans toute son œuvre: celui de l’intellectuel occidental, à la fois passionné par la connaissance de l’autre et déstabilisé par elle, et qui accepte que cette connaissance se transforme en connaissance de soi, avec tous les bouleversements qui peuvent en résulter. De 1974 à 1975, chargé de recherches au même institut de Genève, il travaille sur les relations Est-Ouest en Europe, et notamment sur le conflit entre le socialisme du bloc soviétique et le capitalisme libéral. C’est en 1976 qu’il prend la décision de poursuivre sa carrière à l’Université du Québec à Montréal, où il avait été recruté l’année précédente comme professeur substitut au Département de science politique. Dans une lettre de recommandation adressée à l’UQÀM, le professeur Piero Gleijeses de l’Université Johns-Hopkins fait de lui un éloge enthousiaste, après l’avoir entendu en conférence à Washington en octobre 1974.

    Thierry Hentsch fut professeur au Département de science politique de l’UQÀM pendant trente ans. Dans les souvenirs publiés par plusieurs de ses collègues et étudiants, nous trouvons les éléments qui nous permettent de comprendre à la fois son influence et l’estime de tous ceux qui eurent le privilège de recevoir son enseignement et de travailler avec lui. Deux traits essentiels se dégagent de ce portrait: d’abord, le désir de dialoguer, d’aller à la rencontre des cultures, des traditions, des œuvres inscrites dans la différence de l’Occident et de l’Orient, puis l’ascèse d’un travail rigoureux et méthodique.

    Dans son livre L’Orient imaginaire, publié à Paris en 1988 par les Éditions de Minuit dans la collection «Arguments», fondée par Kostas Axelos, Thierry Hentsch exprime avec force ce désir de briser la barrière dressée historiquement par l’orientalisme et le colonialisme. Dans la foulée du projet philosophique qui inspire sa démarche et son action, ce livre marque une première grande étape dans l’évolution de son œuvre. Il consacre en effet la place primordiale des rapports Orient-Occident dans sa réflexion sur la construction des représentations de l’altérité. En dialogue avec des penseurs comme Edward Saïd et Gustave E. von Grunebaum, L’Orient imaginaire témoigne d’une connaissance sans failles des sources orientales et occidentales de ce débat sur l’altérité et la domination. De Hegel à Louis Massignon, de René Grousset à Henry Corbin, Thierry Hentsch présente à ses lecteurs les défis de la rencontre et discute sans complaisance les enjeux d’une reconnaissance authentique. Une juste représentation de l’altérité est-elle possible? À quelles conditions? L’histoire en montre les échecs successifs; quelles raisons aurions-nous d’espérer une réconciliation?

    Il faudra attendre quinze ans pour que cette réflexion sur l’Occident, autant dans ses ambitions que dans ses échecs, trouve sa réponse dans la grande synthèse de l’imaginaire occidental, publiée en deux tomes, en 2002 (Raconter et mourir) et en 2005 (Le temps aboli). Lecteur du Coran, Thierry Hentsch l’était aussi des grands relais de la philosophie politique arabe. Désireux de connaître cette riche tradition au plus près des textes, il avait entrepris l’étude de la langue arabe, mais avec le début de l’enseignement, il dut renoncer à la maîtriser. Ce fut un des regrets qu’il exprima souvent quand plus tard il eut l’occasion d’enseigner à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth, où il fut invité à quelques reprises.

    À cette volonté de dialogue, il faut aussitôt ajouter la pratique, constante et rigoureuse, d’une recherche humble et modeste. Arrivé au Québec en plein cœur de la Révolution tranquille, il ne fut pas le héraut des dogmes européens, comme on en trouvait l’expression partout durant ces années effervescentes. Il se révéla au contraire dès le point de départ un homme d’écoute, d’attention, de confiance. Comme il ne cessa d’y revenir dans ses essais tardifs sur la croyance et sur la reconnaissance des limites, Thierry Hentsch ne concevait pas son travail comme un projet purement théorique, même si la majorité de ses publications porte la marque de la critique. Il n’était pas l’homme des certitudes, sa recherche ressemblait plutôt à celle des héros anciens, de Gilgamesh à Ulysse et Énée, qui l’avaient tant marqué, empruntant la forme d’une quête méthodique de lucidité. Si on fait retour sur les premières années de ce travail – celles qui séparent son arrivée au Québec en 1975 et la publication de L’Orient imaginaire en 1988 –, nous constatons une double mouvance: la plupart des écrits de cette période sont d’abord tributaires d’une conjoncture turbulente, notamment celle du déploiement de la politique américaine au Proche-Orient, dont il avait observé les conséquences dévastatrices dans les pays où il avait été en poste, et en sous-œuvre nous voyons se former la grande trame philosophique qui aboutit à l’essai de 1988. Quelle est cette trame? Un questionnement sur l’altérité et l’identité, sur la dialectique qui les enchaîne l’une à l’autre et interdit à l’intellectuel de les figer. Mais aussi l’expression d’une révolte, la dénonciation du spectacle récurrent de l’injustice et de l’oppression.

    Son œuvre porte la marque de cette double exigence. Venu du terrain humanitaire, où il avait été le témoin de violences insoutenables, Thierry Hentsch conserva toujours cet idéal de solidarité et de compassion qui était l’héritage de son enfance. Comment demeurer solidaire dans la pensée? Quel est le rôle de l’intellectuel? Il n’aimait rien tant que le mot «camarade». Ces questions habitent déjà ses premiers écrits sur l’aide humanitaire, sur les conférences de paix, sur la politique israélienne après Camp David, comme dans cet essai sur le sionisme, «Forces profondes et conjoncture au Proche-Orient», publié en 1980. Dans ce texte, que nous ne reproduisons pas ici, l’importance de considérer le fait colonial dans l’analyse de la situation palestinienne est au premier plan. Cette analyse, minutieuse et attentive aux faits, est déjà engagée sur le chemin de la question de la reconnaissance et des mythes fondateurs, qu’il considère comme le registre fondamental des relations internationales et des négociations de paix. Nous pouvons retracer l’importance de ces questions dans ses œuvres de maturité, dont elles constituent le fil rouge.

    Passionné par la question identitaire, Thierry Hentsch travaillait sur les représentations sous-jacentes aux rapports entre les cultures, une réflexion qui l’a conduit très tôt aux sources de l’imaginaire occidental. Au fil des ans, le thème des relations entre l’Orient et l’Occident et l’importance de la découverte de l’autre devinrent les axes majeurs de son travail. Relisons par exemple les deux articles importants publiés en 1981: d’abord, «Le Proche-Orient dans le système mondial», publié dans la revue Études internationales en 1981, puis la réflexion sur la tâche des intellectuels et des spécialistes, «Histoire et théorie des relations internationales», publiée à Genève la même année dans les Mélanges offerts à son maître, Jacques Freymond. Que nous disent ces deux textes? Critique des «faux débats» auxquels se livrent maints spécialistes universitaires des relations internationales – débats abstraits dans lesquels l’histoire est souvent utilisée de manière simpliste et abusive –, Thierry Hentsch entreprend de réévaluer le statut et la portée de la théorie dans un champ d’étude imprégné par l’histoire. Pour son travail, il revendique une pratique substantielle de l’histoire, attentive au destin des civilisations et des cultures.

    C’est à cette étape de son parcours que s’amorce la présente anthologie. L’année 1985 voit en effet la publication du grand article qui va conduire au livre publié en 1988, L’Orient imaginaire: il s’agit de l’étude «Orient-Occident. Origines mythiques d’un couple réel», publiée dans la revue Études internationales. Le titre de notre anthologie s’inspire d’ailleur de cette étude décisive dans le développement de sa pensée. Majeur, cet essai de 1985 l’est en effet à plus d’un titre, et d’abord parce qu’il met en branle un ensemble de réflexions sur les «mythes de l’autre» qui, de 1985 au début des années 1990, constitueront l’épine dorsale de l’œuvre. Le domaine central de ce travail est celui du rapport de l’Occident à son autre, le monde arabe, cet Orient figé dans un imaginaire porteur d’une représentation qui le sépare, l’isole et finit par le détruire en l’excluant. Au sein de cette représentation se joue l’affrontement entre l’Islam et la modernité, qui reproduit à bien des égards sur le plan des croyances un mythe de la différence essentielle des mondes de pensée. Prenant appui sur la représentation de l’Antiquité gréco-romaine comme origine mythique de l’Occident, Thierry Hentsch analyse les conséquences de cette représentation dans la conception d’un Orient fondamentalement autre et différent, au point de constituer une polarité antinomique conduisant à son exclusion. Suivra l’année suivante, en 1986, son essai «L’Orient méditerranéen du Moyen Âge chrétien: la rencontre de l’islam», qui interroge l’origine de la coupure Orient-Occident dans la culture historique de l’Europe, laquelle, écrit-il, «aurait peut-être intérêt à se souvenir que la Méditerranée n’a pas toujours été pour elle un lieu de rupture». Nous reprenons ce texte ici. Dans un article de 1990, Hentsch explique les principes de cette méprise dans nos relations à l’autre:

    […] le regard des Lumières sur l’Orient (sur l’autre en général), en dépit de toute l’empathie qu’il pouvait contenir, est porteur d’un grave malentendu. Parce que ce regard se veut dirigé par la raison et, par là, se croit dégagé de tout préjugé culturel, il s’imagine atteindre l’autre dans sa vérité objective. Or, en réalité, cet autre, il le façonne. Toute l’anthropologie occidentale, dans sa démarche, confère la priorité au sujet regardant qui organise ses divers objets et, au-delà, le monde entier en fonction de ses besoins et de ses aspirations. Le désir de nous comprendre passe par la compréhension de l’autre, il faut le redire car là réside toute l’ambiguïté: en ce que cette «compréhension» n’a de vérité que par rapport à nous; c’est notre compréhension de ce que l’autre signifie pour nous1.

    * * *

    Parmi les études que Thierry Hentsch a consacrées à ces questions, nous proposons ici un choix de textes répartis en deux groupes: les études sur la construction du mythe fondateur de cette polarité, en première partie, suivies des études plus directement reliées à la culture islamique et à la question de la modernité, en deuxième partie. Ces textes se recoupent certes sur plusieurs points, mais ces deux parties reflètent les deux grandes questions posées par l’œuvre: la différence des cultures et les liens entre le politique et le religieux.

    À cela nous avons ajouté en troisième partie quelques textes de portée plus philosophique, consacrés pour l’essentiel à la démocratie, à la modernité et à l’histoire, qui se raccordent de manière plus directe à la théorie politique. Prenons l’exemple de l’exigence éthique évoquée dans la très belle étude de 1990, «Penser notre rapport à l’autre: les conditions d’une rencontre des cultures», publiée à Genève dans la revue Cadmos: comment ne pas entendre, dans cette mise en garde contre la prétention occidentale à l’universalité, la revendication de l’idéal d’une démocratie fondée sur l’ouverture, telle qu’on la trouve plus tard dans l’essai publié en 1996 à Casablanca, «Démocratie et vérité universelle»? L’idéal démocratique occidental fait-il obstacle à la constitution de l’universel?

    À plusieurs reprises, Thierry Hentsch a formulé une critique radicale de la démocratie, comme dans ce «Dialogue électif», écrit à la manière de Diderot et publié en 1994, dans lequel il en dénonçait les illusions, le pouvoir trompeur2. Cette même critique, il la reprit après les attentats du 11 Septembre dans une série d’interventions sur la «guerre juste», sur la prétention de l’universalisme à régenter le monde, sur les dangers de l’hégémonie américano-occidentale. Nous en avons extrait un texte de 2002, «L’abattoir de la pensée», qui exprime une révolte fondamentale contre le refoulement de l’autre: comment comprendre ce refoulement, sinon comme l’exercice symétrique de la terreur? «Si notre universalisme veut être conséquent, écrit-il alors, il doit aller jusqu’à comprendre en tant qu’humains celles et ceux qui le rejettent. L’universalisme qui refuse inexorablement d’être dérangé par ce qu’il ne comprend pas n’est que totalitarisme.» Enfin, nous avons placé en conclusion, sous la forme d’une coda, le texte «Lettre des deux Romes», publié en 1990. Méditation sur Rome et Constantinople, cette lettre nous donne accès à ce déchirement symbolique qui traverse l’histoire et qui constituait pour Thierry Hentsch l’épreuve décisive de la pensée.

    Il n’est sans doute pas nécessaire de revenir sur chacun des textes repris ici, sauf pour insister sur leur profonde cohérence: chacun résonne avec tous les autres et trouve son sens dans l’ensemble qu’ils constituent. Dans tous ses essais sur l’Orient imaginaire, Thierry Hentsch n’a cessé de méditer sur l’avènement européen de cet idéal de la Raison, promu de Kant à Hegel comme idéal d’un développement linéaire et englobant. Comme il l’écrira dans son essai La mer, la limite, dans lequel il rappelle les transformations du concept de raison depuis Descartes jusqu’à nous, nous semblons n’avoir rien retiré des questionnements de nos prédécesseurs, ou du moins ne rien vouloir conserver de cet héritage:

    L’Occident de Descartes, s’il existe, n’est pas celui de Kant, qui n’est déjà plus le nôtre depuis longtemps. Nous ne sommes cartésiens que par méprise et ne savons plus ce qu’être kantien veut dire. Descartes visait la sagesse, sa forme à lui de piété. Kant réfléchissait aux limites de la raison. Notre raison à nous se croit tout permis, elle s’imagine maîtriser tout ce qu’elle touche, à commencer par l’homme même. Abus de langage, abus de pouvoir. L’Occident éternel ignore ses sources et se prend pour le monde. Le cosmos déjà lui appartient3…

    Plusieurs textes qui n’apparaissent pas ici apportent à cette méditation des variations qui en illustrent la richesse. Que l’on pense à cet essai publié en 1990 dans la revue Passerelles, «Les Orients imaginaires», dont nous rééditons la suite, parue dans la même revue en 1991, sous le titre «La modernité devant l’Islam». Que l’on pense aussi aux nombreux textes qui présentent une approche influencée par la psychanalyse et le désir de ne pas faire silence sur l’inconscient, le plus important étant certainement «Penser la violence: violence identitaire et violence instrumentale», publié en 1997 dans la revue psychanalytique Trans. Et rappelons-nous sa réflexion sur l’amitié, dans un essai écrit à quatre mains avec Catherine Mavrikakis, «Psychanalyse et amitié», publié dans Conjonctures en 2001. Toute sa vie, Thierry Hentsch ne cessa de nourrir cette sensibilité à l’analyse, dont il retrouvait l’importance chez ses amis écrivains, artistes et analystes.

    Le répertoire des intellectuels et des écrivains qu’il admirait, et avec lesquels il maintenait un dialogue constant, était vaste: il nous met en présence d’une liste ouverte à la fois sur la philosophie, la psychanalyse et la littérature. On ne sera pas étonnés de voir évoquée dans ces textes la grande figure de Denis de Rougemont – penseur exemplaire d’une Europe à venir et compatriote suisse, que Thierry Hentsch cite comme figure centrale de la construction mythique de l’Occident – aux côtés d’André Siegfried, penseur de la Méditerranée comme espace d’abord occidental et d’Hannah Arendt, philosophe de la liberté et du politique. Pour Thierry Hentsch, le choix des interlocuteurs n’est pas toujours identique au choix des autorités et des grandes figures, car il ne pensait pas à l’intérieur d’une scolastique. S’il ne pouvait renier l’idéal européen de la modernité, il n’en acceptait pas pour autant toutes les conséquences, comme le montrent par exemple sa réflexion sur la pensée de Peter Sloterdijk sur le cynisme, publiée en 19884 dans Conjonctures, le dialogue avec son ami et collègue Michel Freitag5, publié en 1994, ou encore celui avec Alain Caillé6, publié en 1995. Thierry Hentsch savait reconnaître ses modèles, il admirait les intellectuels qui mettaient «les pieds dedans». Désireux de comprendre les grands mouvements qui transformaient la société où il avait trouvé accueil, il n’avait qu’une idée: participer, discuter et ultimement agir. Car militant, il le fut aussi dès les premières heures. Engagé dans le syndicalisme universitaire, il y noua des amitiés qui l’accompagnèrent toute sa vie, des amitiés décisives dans la formation de son regard politique sur le Québec d’après 1976. On pense ici notamment à Jean-Marc Piotte, son collègue au Département de science politique.

    Tour à tour, Thierry Hentsch a pris position sur la question palestinienne et l’antisémitisme, il a interrogé les origines du conflit israélo-palestinien, il a réfléchi sur la violence, il a rappelé l’importance du savoir, s’est insurgé contre les représailles américaines au lendemain du 11 Septembre et a répondu ouvertement aux trente-cinq intellectuels américains qui défendaient cette «guerre juste».

    Dans ce parcours riche et complexe, entremêlées aux études sur le rapport Orient-Occident et aux réflexions plus directement reliées à la conjoncture politique du moment, nous trouvons des réflexions sur le rôle de l’intellectuel, sur la condition universitaire, sur l’utilité des sciences sociales et, plus généralement, sur la nécessité de la pensée critique. Ces nombreux textes constituent un ensemble dont on pourrait tirer un livre entier sur la responsabilité et le devoir de penser et c’est à cause de la portée philosophique et politique de l’œuvre de Thierry Hentsch que nous en proposons quelques exemples. Parce que son œuvre cherche à secouer les certitudes trop confortables, les préjugés et les idées reçues; parce qu’elle condamne et cherche à combler ce qu’il nomme l’«insuffisance» de la pensée moderne et enfin parce qu’elle encourage à «penser ce qui dérange», nous avons voulu montrer comment ce travail de fond repose sur l’adoption d’une position à la fois politique et éthique.

    Ces trois textes introductifs sont repris de la revue Conjonctures, revue à laquelle Thierry Hentsch collabora durant plusieurs années et où il trouva de grands amis et de généreux complices. Fondée en 1981 par un collectif d’intellectuels sous le titre Conjonctures et Politique au Québec, puis Conjonctures et Politique, elle adopta finalement en 1988 le titre Conjonctures, sous lequel elle parut jusqu’à son cinquantième et dernier numéro, publié à l’automne 2011. Au fil des ans, Thierry Hentsch y fit paraître plus d’une trentaine d’essais; il y reconnaissait sa famille.

    Dans sa première collaboration, publiée en 1985 dans le sixième numéro, sous le titre «L’intellectuel à l’usage», Thierry Hentsch brosse un portrait sans complaisance de l’intellectuel bourgeois auquel il s’identifie, «tiraillé» entre sa condition sociale et son ambition critique. Souvent porté aux limites de la confession autobiographique, ce style était aussi sa marque, comme s’il devait penser d’abord à partir de sa situation personnelle dans le monde. Citant les philosophes, de Rousseau à Hegel et Marx, il fait état de la mauvaise conscience qui l’habite, tout en revendiquant le projet d’une interrogation incessante sur la société, toujours relancée par l’affrontement intérieur entre l’espoir et le désespoir. La liberté, conclut-il, est à ce prix.

    Deux autres textes, également repris de Conjonctures, forment ce bloc introductif. Le premier est un essai de 1988, «La question du politique», dans lequel Thierry Hentsch constate que l’humanité semble avoir renoncé à se comprendre et où il critique sévèrement le silence politique face à la progression de l’économisme et du règne de la technoscience. Cette critique constitue une tâche primordiale, la responsabilité de «penser le désarroi», et pour s’en acquitter, l’intellectuel doit d’abord méditer sa propre fragilité, reconnaître son arrogance et se mettre à l’écoute des autres cultures.

    Vient enfin un texte publié en 1993, «L’art du politique: pour la suite du monde», d’abord paru dans le catalogue d’une exposition du Musée d’art contemporain de Montréal en 1992. Dans cet essai, qui constitue la synthèse la plus forte du programme politique porté par Thierry Hentsch, nous trouvons d’abord le rejet de l’idée d’un gouvernement mondialisé, fondé sur la domination de la Raison. L’illusion d’une société transparente qui, au nom d’une conception «réaliste», a conduit, dans le programme moderne, à cet idéal des Lumières, était à ses yeux à la fois néfaste et nécessaire. Relisant Sade, Descartes et Nietzsche, il propose une critique du projet moderne au moyen de l’art et de «l’intelligence artiste», seule voie disponible pour garder vivante la préoccupation pour l’essentiel, le sens de la vie dans laquelle «réel» et «imaginaire» sont étroitement entrelacés. Que serait donc une politique ouverte à la revendication de l’art? Ce serait d’abord un projet où le commun de l’expérience est encore possible. Il faut noter ici qu’en plus de l’importance de la littérature dans toute son œuvre, la réflexion sur la musique et sur l’art fut aussi pour ce philosophe singulier une source constante d’inspiration, à commencer par cette Vue de Delft, le tableau de Vermeer qu’il placera en couverture de son dernier livre, Le temps aboli, et auparavant La mort de Sardanapale, le grand tableau de Delacroix, qu’il commente dans L’Orient imaginaire.

    La présente anthologie se fonde sur cette éthique de l’ouverture, qui lui fournit son inspiration essentielle. Il était certes difficile de séparer les essais rassemblés dans les deux premières parties en les isolant de tous les textes qui ont accompagné la réflexion de Thierry Hentsch sur la polarité Orient-Occident, d’abord parce qu’il n’a cessé de critiquer cette polarité. Dans sa riche bibliographie, nous trouvons en effet ce compagnonnage constant de l’événement et de la pensée, indispensable à l’élaboration du projet critique. On pense ici surtout à la situation palestinienne, devenue pour lui un thème obsédant, et plus tard aux suites des attentats du 11 Septembre, sur lesquels il publia des textes très importants.

    Trois grands livres ponctuent ce parcours. Nous avons évoqué plus haut L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, publié en 1988, où il avait su faire ressortir, bien avant le 11 Septembre et la réflexion qui s’ensuivit, les mythes et préjugés de notre civilisation à l’égard de la culture arabo-musulmane. «Il s’agit, oui, écrit-il, de se regarder soi-même à travers l’autre: non pas tel que l’autre nous voit, mais tel que nous nous trahissons dans notre regard sur lui.» Ce livre, devenu une référence au Proche-Orient et traduit en turc et en arabe, revient sur l’histoire européenne et réfléchit non seulement sur la configuration imposée par la Méditerranée, mais aussi et surtout sur le clivage culturel et politique découlant de la domination de l’Europe chrétienne. Thierry Hentsch se réclame de l’œuvre de Maxime Rodinson et de Hichem Djaït, et il relie sa critique de l’ethnocentrisme à la critique de l’orientalisme proposée par Edward Saïd dix ans auparavant. Relire l’admirable avant-propos de ce livre nous met en présence d’une signature très forte, marquée par le projet de retracer les moments fondamentaux de la construction de l’imaginaire collectif relatif à l’Orient méditerranéen. Relire son chapitre final, «L’Orient de l’inquiétude», c’est comprendre la gravité du défi pour la pensée que représentait l’Orient arabe et musulman pour Thierry Hentsch, la tâche quasi insurmontable d’une compréhension de soi qui doit passer par l’autre. Ce livre reste unique dans l’espace de la pensée politique au Québec, il précédait de plus d’une décennie la prise de conscience de l’importance de l’Orient arabo-musulman dans l’auto-compréhension philosophique de l’Occident.

    Professeur de théorie politique, Thierry Hentsch a fait paraître en 1993 Introduction aux fondements du politique, dans lequel il propose une synthèse des concepts fondamentaux de la pensée politique. À la fois très personnel par le choix des thèmes et systématique par son ambition de baliser un champ complexe, ce livre ne saurait être détaché des autres. Ne s’ouvre-t-il pas par un chapitre sur l’identité et l’altérité, où revient le thème lancinant de la définition de soi «comme autre»? Ne propose-t-il pas un chapitre essentiel sur les liens du politique et du religieux et une réflexion sur le sacré comme fondement du politique? Ne se conclut-il pas par une riche méditation sur le rôle des intellectuels? Plusieurs textes recueillis dans la présente anthologie trouvent un écho substantiel dans cette présentation systématique, dans la mesure où ils en proposent pour une bonne part l’extension concrète.

    Par la suite, Thierry Hentsch nous a donné les deux volumes d’une étude magistrale, à la fois érudite et accessible, sur les récits littéraires fondateurs de l’imaginaire occidental: Raconter et mourir. Aux sources narratives de l’imaginaire occidental (2002) et Le temps aboli. L’Occident et ses grands récits (2005). Cette histoire du récit occidental vient certes déplacer la réflexion politique sur la polarité Orient-Occident, mais c’est pour en approfondir l’origine. Thierry Hentsch n’aura pas eu le temps de nous dire comment cette érosion du temps dans l’histoire, cet espace fragile qui, pour nous modernes, devient notre condition, pouvait être réconciliée avec la grande histoire dont il avait entrepris la restitution. Il était devenu essentiel pour lui de penser l’héritage occidental à travers ses figures héroïques, mais comment aurait-il voulu raccorder cet héritage au continent occulté de la pensée islamique, de l’héroïsme arabe et musulman? N’aurait-il pas souhaité faire suivre sa méditation sur saint Augustin d’une recherche sur Al-Farabi? Si personne ne peut répondre à cette question, on peut supposer en toute cohérence qu’il croyait que la responsabilité de l’héritage arabo-musulman était d’abord celle des intellectuels arabes qui devaient l’assumer et le réinterpréter.

    Très préoccupé par la transmission de l’héritage symbolique de l’Occident, Thierry Hentsch s’était fixé pour tâche de prendre la mesure de l’éthique substantielle qui imprègne l’histoire de la philosophie et de la littérature. Pour cela, il avait placé au centre de son entreprise la figure héroïque dont il voulait suivre les mutations au cours des siècles. Cette figure n’est-elle pas le porteur moral de cet héritage? Nous sommes les héritiers des récits d’Homère, de Virgile, de Shakespeare ou de Proust, c’est à nous qu’ils s’adressent par le moyen de la figure héroïque. Ces textes ne sont pas des objets indifférents de la culture dont ils constituent le canon, leur importance vient du fait que leur récit a été repris sur l’horizon de la confrontation avec la mort, avec la finitude, avec la mortalité. Le passage par l’universel occidental, l’idée que ces récits constituent en leur fond, en leur essence, un récit unique n’acquiert son sens que si ces récits sont transmis ensemble, comme une histoire qui est notre histoire à tous. Dans chacune de ces figures, Thierry Hentsch a cherché à dégager une attitude et des motifs de la rencontre de la mort.

    Le héros ancien, qu’il étudia dans son premier volume, est certes différent de nous, mais il nous représente encore, même si nous ne disposons plus des modes de reconnaissance qui nous permettraient d’accueillir son modèle de manière immédiate. Sa figure se prolonge dans notre existence, sa mort demeure notre mort, mais nous ne mourrons jamais comme lui, dans le choc des armes et des assauts. Son héroïsme est d’abord politique, alors que ce qui est exigé du moderne est spirituel et moral. Il y a en effet une seconde adresse, qui n’apparaît que dans le second volume, peut-être et même sans doute parce que ce livre nous est arrivé avec la mort de son auteur. Rien certes n’est plus aisé que d’admirer l’héroïsme ancien, sachant qu’il est d’abord le fait du passé et que ce qui peut transiter de lui à nous ne peut le faire qu’au prix de transformations immenses. Plus difficile, l’admiration du héros moderne suppose qu’on accepte sa solitude et son individualité. De ce nouveau défi, la dernière œuvre de Thierry Hentsch témoigne à la fois de manière mélancolique et courageuse.

    Dans le deuxième volume de son ouvrage, nous rencontrons en effet cette exigence d’un héroïsme de l’individu privé du support de la communauté. À travers ce constat s’exprime une mélancolie de la communauté, qui comptait pour beaucoup dans le rapport de Thierry Hentsch à l’Orient, et à l’Islam en particulier. Ce second volet est en effet celui d’un héros qui exprime une requête de liberté et de souveraineté qui va au-delà de la décision héroïque, vers l’éthique de la survie, du survivre. Exigence contemporaine d’un temps de détresse, alors que les signifiants politiques et religieux entrent dans une phase de saturation qui les annule dans la littérature. La recherche de l’identité, de l’ancien au moderne, d’Homère à Proust, n’en est que le registre le plus dense parce que le plus visible du texte occidental: derrière lui, ou autrement en lui, s’expose un manque, un espace ouvert dans lequel les exigences de survivre deviennent pour chacun le motif principal de sa demande. «Nous nous épuisons, écrit-il, à poursuivre des vérités fugitives sans admettre que cette course effrénée a un autre objet; l’absolu dont la nostalgie ne nous a pas quittés, la vérité ultime que nous ne nous pardonnons pas d’avoir sacrifiée.»

    Comment ne pas entendre ici la question intime de Thierry Hentsch, son inquiétude la plus fondamentale, son désir absolu, son anxiété d’écrivain? «Il y a donc une vie (mais mérite-t-elle ce nom?), écrit-il encore, qui n’est que répétition de l’irréfléchi, et une vie, jamais donnée d’avance, où palpitent à une profondeur qu’on n’atteint pas sans effort, des instants de vérité.» La vraie vie, la vie authentique de celui qui reçoit le legs narratif de l’Occident, n’est donc pas seulement la réponse héroïque que chaque figure intègre au grand récit, elle est à la fois la réponse et l’énigme, découlant de la recherche inquiète d’une éthique possible de la vie. Ce projet est celui d’une conquête de la liberté, pour laquelle la littérature demeure l’instrument essentiel. Dans son bel entretien avec Alexandre Prstojevic, il en parle comme d’une «lutte contre la dépossession qui nous menace individuellement et collectivement7.» L’héritage que nous recevons aujourd’hui nous parvient donc entier, il nous offre dans le récit occidental l’histoire qui nous constitue, il nous présente dans la figure moderne l’énigme de la vie. Que l’Orient n’y figure pas, nous l’avons dit, ne constitue pas le symptôme d’une œuvre inachevée. Cette absence n’est-elle pas plutôt l’appel à un dialogue avec tous ceux, Arabes et musulmans de cet Orient tant aimé, à la rencontre desquels les penseurs occidentaux ont la responsabilité d’aller?

    Il nous faut maintenant conclure ce parcours par l’évocation des trois essais, à la fois plus brefs et plus personnels, qui ont scandé l’écriture de Thierry Hentsch. En 2002, après la mort de son père, il fait paraître chez un petit éditeur breton, CapLan & Co, une méditation sur la mort et la paternité, Les amandiers, qu’il dédie à son fils, Sébastien. Ce texte admirable, qu’il faudrait rééditer, est d’abord une confrontation avec la fragilité, saisie dans l’image de ces fleurs d’amandier au printemps, si vite emportées, avec la finitude. L’année suivante, en 2003, il publie à Paris un essai sur le concept de croyance (La croyance. Premières réflexions), qu’il présente comme une «réflexion

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