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Discriminations et accès aux soins en Guyane française
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Livre électronique360 pages4 heures

Discriminations et accès aux soins en Guyane française

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Cet ouvrage explore les discriminations liées à l’origine des gens dans le système de santé. À partir d’un terrain spécifique – la Guyane française, terre d’outre-mer au passé de colonie esclavagiste –, l’auteure, dont l’expertise dans ce domaine n’est plus à démontrer, étudie le décalage entre les cadres institutionnels et la réalité d’un contexte précis. Elle vient combler une brèche dans les savoirs lacunaires sur les pratiques discriminatoires dans les systèmes de santé et analyse les processus sociaux et politiques qui y conduisent. Immigration, culturalisme, racisme, inégalités sociales, droit aux soins : autant d’enjeux universels qui sont ici décryptés de façon limpide.

Estelle Carde, professeure au Département de sociologie de l’Université de Montréal, a suivi une formation en médecine et en sciences sociales. Elle travaille sur les inégalités sociales de santé en Guyane française, en France métropolitaine et au Québec.
LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2016
ISBN9782760637184
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    Aperçu du livre

    Discriminations et accès aux soins en Guyane française - Estelle Carde

    INTRODUCTION

    Mai 2002, service de médecine de l’hôpital de Saint-Laurent du Maroni, en Guyane française. Nombreux, parmi les patients, sont des étrangers infectés par le VIH. Entre l’aide médicale d’État (AME), la couverture maladie universelle (CMU) et bien sûr les affiliations sur critère professionnel1, ils devraient tous bénéficier d’une couverture maladie, à un titre ou à un autre. Or on est loin du compte: beaucoup ne sont pas couverts à leur entrée à l’hôpital, et ne le sont toujours pas à leur sortie, malgré les efforts des assistantes sociales du service. Le même scénario se répète alors trop souvent: une fois rentrés chez eux, ils n’achètent pas les médicaments qui leur ont été prescrits puisqu’ils ne peuvent pas se les faire rembourser; leur état se dégrade rapidement et ils sont bientôt réadmis en catastrophe dans le service. Lors de ma prise de fonction comme interne de santé publique dans le service, le médecin-chef de service me confie un mandat qui tient en quelques mots: j’ai six mois pour mener l’enquête sur ce qui «ne marche pas» dans les ouvertures de droit à une couverture maladie.

    Je pars alors à la rencontre de travailleurs sociaux, de soignants, de pharmaciens et d’agents administratifs pour les interroger sur l’accès aux droits et aux soins en Guyane. Deux premiers constats s’imposent rapidement. Tout d’abord, les difficultés pour accéder à une couverture maladie ne sont pas l’apanage des étrangers infectés par le VIH. Aux dires des professionnels, tous les étrangers y sont confrontés. Or, ajoutent-ils souvent, les étrangers sont nombreux, beaucoup trop nombreux, dans les services de soins. De la juxtaposition de ces deux affirmations naît une interrogation: y aurait-il un lien entre la présence jugée excessive des étrangers parmi les usagers du système de soins et leurs difficultés pour obtenir une couverture maladie?

    Ensuite, on me parle d’étrangers, mais pas seulement. Il est aussi question de Noirs marrons, d’Amérindiens, de Créoles, de Hmong, de Chinois ou encore de Métropolitains, et chacune de ces catégories de patients est censée rencontrer des difficultés d’accès aux soins qui lui sont propres. L’utilisation de telles catégories de l’origine, ethniques et raciales, suscite en France métropolitaine un certain malaise ou du moins quelques précautions. Cette absence de censure ne manque donc pas de surprendre la Métropolitaine que je suis: comment ces catégories s’articulent-elles à celles de la nationalité, lors de l’accès aux soins? Les étrangers rencontrent-ils plus ou moins de difficultés, selon leur catégorie ethnoraciale? Certains Français sont-ils eux aussi confrontés à des difficultés en raison de leur faciès, de leur couleur de peau ou encore de leur patronyme?

    Ces questionnements ne sont pas seulement ceux d’une interne en santé publique. Je suis alors aussi doctorante en sociologie et ma thèse porte sur les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins. J’ai déjà étudié, en France métropolitaine, les représentations sur «l’illégitimité» de la présence étrangère et les discriminations que ces représentations suscitent parfois. Faut-il voir dans les difficultés d’accès aux droits des nombreux étrangers présents en Guyane la reproduction, à grande échelle, de ce processus observé en métropole? Quant aux catégories ethnoraciales, leur banalisation en Guyane a l’avantage de faciliter l’étude de processus qui, en terrain métropolitain, restent généralement implicites: les discriminations fondées sur le rejet non pas de l’étranger, mais du minoritaire ethnoracial. La Guyane s’annonce comme un second terrain d’étude prometteur...

    Et en effet, les processus d’illégitimation des étrangers et d’ethnici-racialisation s’y avèreront particulièrement flagrants. Mais si le terrain guyanais tient sa promesse, ce n’est pas seulement pour son «effet loupe» sur des processus moins discrets qu’ailleurs. C’est qu’il permet aussi d’étudier le déploiement de logiques discriminatoires originales. En effet, la plupart des travaux menés sur les discriminations selon l’origine décrivent des auteurs qui s’estiment «chez eux» et reprochent à leurs victimes de ne pas être «d’ici». Or en Guyane, certaines minorités ethniques et raciales sont territorialement «d’ici», mais sont perçues comme des nouvelles venues dans l’espace de la citoyenneté française, et à ce titre sont victimes de discrimination. Les discriminations peuvent même être le fait de professionnels qui, issus de la métropole, déclarent se sentir étrangers à cette société sud-américaine, donc ne pas être «chez eux». Parce qu’il redistribue les cartes des identités pour priver les majoritaires de l’atout de l’autochtonie et l’octroyer aux minoritaires, le terrain guyanais offre une lecture renouvelée du jeu discriminatoire.

    Pour répondre à la question d’un médecin («Pourquoi mes patients ne peuvent-ils faire rembourser leurs traitements une fois qu’ils sont sortis de mon service?»), il m’a donc fallu quitter la scène de l’accès aux soins pour m’installer dans ses coulisses, au cœur des rapports sociaux. De là, je pouvais repérer les enjeux de pouvoir qui enserrent les relations sociales et qui, sur la scène de l’accès aux soins, se matérialisent sous forme de discriminations.

    Trois autres recherches ont ensuite prolongé cette première immersion en terrain guyanais et m’ont permis de repérer et de préciser deux principaux modes de «fabrication des discriminations», qui feront chacun l’objet d’une des grandes parties de cet ouvrage. Avant d’en venir à ces résultats, deux chapitres vont préciser le cadre de cette réflexion. Le premier nous emmènera sur le terrain guyanais, pour identifier les catégorisations locales de l’origine, puis les enjeux auxquels doit faire face son système de soins. Le suivant délaissera ces singularités guyanaises pour l’abstraction des concepts: qu’est-ce qu’une discrimination? Comment qualifier l’origine pour laquelle un individu peut être discriminé? Quel lien faire entre discriminations et inégalités sociales dans l’accès aux soins? Terrain guyanais et concepts ainsi présentés, on conclura ce chapitre par quelques remarques méthodologiques sur la façon dont les seconds ont été utilisés sur le premier.

    Enfin, avant d’aller plus loin, deux précisions s’imposent. D’abord, le système de soins en Guyane n’est évidemment pas exclusivement discriminatoire: s’il est question de discrimination dans cet ouvrage, c’est parce qu’elle est la piste que j’ai suivie pour explorer ce système. L’accès aux soins en Guyane est aussi, bien entendu, un espace d’égalité, de respect du droit et d’adaptations pertinentes et bienveillantes. Ensuite, la Guyane n’est certes pas le seul endroit où les discriminations existent et je dresserai à l’occasion des parallèles avec celles qui sont à l’œuvre en métropole. Cet ouvrage n’entend donc surtout pas jeter l’opprobre sur le système de soins guyanais, et je tiens d’ailleurs à remercier sincèrement ses acteurs. Chacune des pages qui suivent est en effet l’aboutissement d’un long cheminement dont le départ est toujours la porte que m’a ouverte un professionnel pour que je puisse l’observer et l’interroger sur son lieu d’exercice.

    1. La protection sociale française offre théoriquement une couverture du risque maladie à toute personne qui réside sur le territoire français: Français et étrangers en situation régulière relèvent de l’assurance maladie (leur affiliation se fait sur critères professionnels; en l’absence d’emploi, l’individu peut prétendre à la CMU), et les étrangers en situation irrégulière de l’aide médicale (celle-ci leur délivre une AME). Bien entendu, ces droits sont assujettis à une série de conditions.

    CHAPITRE 1

    Origines, soins et discriminations

    Avant d’entrer dans le vif du sujet, je présenterai le terrain de l’enquête, les catégories de l’origine mobilisées en Guyane et les défis rencontrés par son système de soins. Je définirai ensuite le concept de discrimination pour le situer au regard des enjeux sur les catégories de l’origine et de l’accès aux soins. On pourra alors achever cette entrée en matière par quelques notes méthodologiques sur la façon dont j’ai pu mobiliser ces concepts sur ce terrain.

    Les «primo-occupants» et les autres

    Qui est arrivé en Guyane, quand et comment? Retracer l’histoire du peuplement de la Guyane va permettre de mieux comprendre les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans les rapports ethnoraciaux d’aujourd’hui.

    La Guyane précolombienne est habitée par environ 25 000 Amérindiens dispersés sur un territoire immense. Des Européens y accostent pour la première fois au début du 16e siècle. La colonie devient française en 1604. Un demi-siècle plus tard, la traite des esclaves en provenance d’Afrique démarre. La transplantation esclavagiste sera la plus importante et la plus longue des vagues migratoires en Guyane postcolombienne.

    Parallèlement aux arrivées d’esclaves se succèdent les tentatives d’implantation coloniale – et leurs échecs. La sinistre expédition de Kourou restera dans les mémoires: en 1763, sur 12 000 immigrants d’origine européenne envoyés en Guyane, 7000 périssent et 3000 sont rapatriés. La Guyane acquiert sa réputation d’enfer vert.

    Pendant ce temps, les Amérindiens sont décimés. N’est pas en cause l’esclavage, dont ils sont relativement épargnés, mais l’importation par les Européens de germes qui leur sont inconnus: le «choc microbien» aurait fait des ravages dès les premières décennies de la colonisation (Hurault, 1965). Ils sont moins de 2000 à la fin du 19e siècle. Les vagues épidémiques se succèdent jusque dans les années 1950, quand est enfin mise en place une politique de vaccination.

    À la suite de l’abolition de l’esclavage, en 1848, les colons font appel à une main-d’œuvre contractuelle. Mais les travailleurs indiens et chinois engagés sous contrat (souvent contre leur gré et vivant dans des conditions proches de celles des esclaves) ne suffiront pas à éviter le démantèlement de l’économie de plantation.

    Le bagne (1852-1938) est une énième tentative de peuplement, un énième échec. Les bagnards, quand ils ont survécu à l’enfer tropical, ne restent pas sur place une fois libérés.

    La ruée vers l’or (1880-1930) est finalement la première immigration «spontanée» en Guyane postcolombienne2, c’est-à-dire non décidée depuis la métropole. Elle est surtout le fait de Créoles issus des Antilles voisines (Sainte-Lucie, Martiniquais, Guadeloupe, Dominique).

    En 1946, la Guyane devient un département d’outre-mer (DOM). Les postes (administratifs, médicaux, etc.) fraîchement créés sont pourvus par des Français de métropole, dont le nombre va progressivement s’accroître. Surtout, un vaste mouvement migratoire issu d’Amérique du Sud et de la Caraïbe, suscité par l’État français en quête de main-d’œuvre pour les grands chantiers départementaux, démarre à la fin des années 1960. Mais la maîtrise en échappe bientôt aux autorités. La fin des années 1980 voit l’achèvement des grands chantiers et l’envolée du chômage, tandis que les flux de migrants fuyant les difficultés économiques et politiques de leurs pays semblent toujours plus vigoureux, malgré les premières tentatives des autorités pour les enrayer. Trente ans plus tard, l’immigration est qualifiée par les autorités de «problème majeur» du département et fait l’objet d’une forte répression.

    Amérindiens (autochtones), Français de France métropolitaine (colons, bagnards et aujourd’hui professionnels en outre-mer), Africains (esclaves), Asiatiques (travailleurs engagés), Antillais (chercheurs d’or), Sud-Américains et Caribéens (immigrés économiques et politiques)... Comment ces multiples origines se sont-elles mêlées pour tisser la trame de la population de la Guyane d’aujourd’hui? Il est aujourd’hui habituel de les classer en distinguant les «primo-occupants», ou «populations natives», des autres groupes habitant la Guyane.

    Ces primo-occupants sont les Amérindiens, les Noirs marrons et les Créoles. Les premiers seraient aujourd’hui environ 7000, répartis en six groupes: Kali’na ou Galibi, Palikur, Wayana, Wayampi Arawak ou Lokono, Emerillon ou Teko. Les Noirs marrons sont les descendants d’esclaves d’origine africaine qui se sont enfuis aux 17e et 18e siècles des plantations de la Guyane hollandaise (aujourd’hui le Surinam, pays limitrophe de la Guyane française). Ils se répartissent en quatre groupes (Saramaka, Ndjuka, Aluku – ou Boni –, et Paramaka)3. Ces dernières années, ils sont de plus en plus souvent appelés Bushinengués, («hommes de la forêt» ou «nègres des bois», de l’anglais bush negroes ou du hollandais bos negers), nom que certains d’entre eux (surtout les Aluku) se donnent eux-mêmes. En chiffrant leur nombre à 4000, le ministère des Outre-mer sous-estime manifestement leur importance4, ne serait-ce que parce que la grande majorité des 32 000 Surinamiens officiellement recensés en 2011 sont Noirs marrons (ce qui est là aussi une probable sous-estimation, car nombre de Surinamiens étant en situation irrégulière, ils échappent en partie aux recensements officiels).

    Les ancêtres des Créoles étaient, comme ceux des Noirs marrons, des Africains pris dans la traite esclavagiste, mais eux sont restés sur les plantations et y ont été affranchis ou ont été libérés lors de l’abolition de l’esclavage en 1848. À la fin du 19e siècle, la ruée vers l’or démarre et avec elle l’immigration de Chinois et de Créoles des Antilles anglaises et françaises qui vont se fondre dans le groupe des Créoles. Ceux que l’on appelle aujourd’hui les Créoles ont donc une ascendance plus métissée que celle des Noirs marrons. Ils font cependant partie, avec ces derniers et les Amérindiens, des populations dites «natives» ou «primo-occupantes», par opposition à celles arrivées depuis la seconde moitié du 20e siècle.

    Parmi celles-ci, on retrouve tout d’abord des Chinois, dont l’immigration reprend de la vigueur à partir de 1950. Ces nouveaux venus restent en communauté plus fermée que ne le faisaient ceux qui les ont précédés; ils tiennent des épiceries, de grands bazars qui ont rapidement raison de leurs concurrents créoles5. À partir de la fin des années 1960, arrivent les immigrants brésiliens, venus travailler sur les chantiers de construction de l’époque; ils sont aujourd’hui nombreux sur les sites d’orpaillage clandestins qui se développent depuis les années 1990. L’immigration des Haïtiens, chassés par les difficultés économiques et politiques de leur pays, débute au milieu des années 1970. Dans les années 1980, on sonne le coup d’envoi de celle des Surinamiens, fuyant la guerre civile qui fait rage dans leur pays. À la même époque, celle des Guyaniens (originaires du Guyana) prend son essor. Les Surinamiens forment aujourd’hui le plus gros contingent d’étrangers; ils sont suivis des Brésiliens et des Haïtiens (voir le tableau à la page suivante).

    L’une des dernières entreprises de peuplement de la Guyane organisées par l’État français est le Plan Vert (1976-1980). Vaste projet de colonisation agricole par implantation d’exploitants métropolitains, ce sera un échec économique. Cependant, lui est associée l’immigration, en 1977 et 1979, d’un millier de Hmong (originaires du Laos, réfugiés en Thaïlande). Ces derniers ont rapidement pris leur place dans l’économie guyanaise grâce à une agriculture maraîchère intensive qui aujourd’hui contribue grandement à l’approvisionnement du département en fruits et légumes frais.

    Enfin, les Métropolitains sont des Français «de l’Hexagone» venus en Guyane au cours de leur vie professionnelle, pour travailler dans la fonction publique6 (en particulier l’Éducation nationale, la Santé et la Défense), au centre spatial de Kourou ou encore dans le commerce. Même si la plupart repartent au bout de quelques mois ou de quelques années, leur nombre augmente depuis la départementalisation. Les actifs nés en métropole représentaient 12% de la population recensée en 1999.

    La «double appartenance»

    Terre cernée de pays en voie de développement (le Surinam à l’ouest, le Brésil au sud et à l’est), mais département de la cinquième puissance industrielle mondiale et seul territoire francophone de son continent, la Guyane se caractérise par le contraste de ses appartenances géographique (à une terre sud-américaine) et politique (à la République française). Cette double appartenance sera le fil conducteur de notre exploration de l’accès aux soins, par une série d’enjeux: les indicateurs socioéconomiques, le paysage épidémiologique, l’espace dans lequel se déploie l’offre de soins, l’organisation administrative de cette dernière, et enfin la place des soins biomédicaux au sein de l’espace thérapeutique guyanais.

    Les écueils de la «départementalisation sociale»

    La Guyane française constitue, avec le Surinam, ex-Guyane néerlandaise, et le Guyana, ex-Guyane britannique, une enclave dans le monde hispano-lusophone de l’Amérique du Sud. Ces trois entités, situées à l’extrémité nord du sous-continent, sont peu tournées vers ce dernier. Leurs territoires étant fermés au sud par la forêt, elles s’ouvrent plutôt au nord, sur l’océan et vers l’Europe, sous la tutelle de laquelle elles ont d’ailleurs longtemps été (elles sont restées des colonies plus longtemps que la plupart des pays d’Amérique latine). Mais si le Guyana et le Surinam, en accédant à l’indépendance, se sont ouverts à l’international, la Guyane, devenue un DOM en 1946 (en même temps que les trois autres colonies françaises les plus anciennes, Martinique, Guadeloupe et Réunion)7, est restée dans une relation exclusive avec sa métropole, seule puissance coloniale à avoir gardé une terre en Amérique. Et les écarts de niveau de vie qui se sont creusés pendant ces dernières décennies ont encore désolidarisé la Guyane française des deux autres. Si en effet le niveau de vie en Guyane était proche de celui des pays voisins au moment de la départementalisation en 1946, il s’en est ensuite différencié en progressant fortement. Ainsi, le PIB (produit intérieur brut) par habitant, en dollars US, était estimé en Guyane à 16 442 en 20148, contre 852 en Haïti, 3945 au Guyana, 9539 au Surinam, et 11 690 au Brésil9.

    Mais la «vitrine française en Amérique» voulue par le Général de Gaulle porte aussi l’empreinte de son appartenance géographique. Le «décollage économique» attendu au lendemain de la départementalisation n’a pas eu lieu. L’anthropologue Marie-José Jolivet dressait en 1982 la généalogie de cet échec. On peut rappeler les grandes lignes de son analyse pour, ensuite, en esquisser le prolongement actuel.

    En 1946, l’épuisement des gisements aurifères et la Seconde Guerre mondiale ont plongé la Guyane dans une profonde crise économique. Des structures administratives calquées sur le modèle des départements métropolitains sont mises en place. Mais ce modèle est inadapté au département guyanais eu égard à sa faiblesse démographique, ce qui se traduit notamment par une hypertrophie relative du secteur public. Quant au secteur industriel privé, censé impulser un «rattrapage économique», il peine à se développer. Une «départementalisation sociale» est alors enclenchée, avec l’application progressive de diverses mesures et aides sociales destinées à améliorer les conditions de vie et dont bénéficient déjà les Français de métropole, telles que le SMIG en 1951 et le SMIC en 197010, et une série d’allocations sociales. La politique gouvernementale bascule d’une volonté d’aide au développement sur un mode capitaliste à une assistance aux personnes. Mais ce faisant, le secteur public déjà pléthorique s’accroît encore. Surtout, «cette extension à la Guyane du régime social métropolitain, sans extension parallèle du mode de production dans le cadre duquel fonctionne le régime original, va bientôt engendrer l’un des principaux blocages au développement économique» (p. 214). Les grands projets de décollage économique se succèdent et se soldent par des échecs en raison, précisément, des effets de la départementalisation sociale: la main-d’œuvre est aussi chère qu’en Europe, bien qu’aussi peu qualifiée que celle des pays en voie de développement. De fait, par sa double appartenance (département français et pays sous-développé économiquement), la Guyane est peu compétitive dans la logique capitaliste. Sa dépendance à l’égard de l’État français va s’accroître, puisque la faiblesse de son développement économique ne permet pas le maintien de son niveau de vie relativement élevé.

    Cette analyse a trente ans, mais elle met en lumière certaines logiques encore d’actualité. Ainsi, la dépendance de la Guyane s’est progressivement accrue, par des financements nationaux, mais aussi européens: de «confettis de l’Empire»11, elle est devenue une «région ultra-périphérique» (Rup) de l’Union européenne. Les revenus ainsi distribués bénéficient surtout au marché intérieur, sous forme de consommation de services, valant à la Guyane le qualificatif de société pseudo-industrielle reposant sur une économie de transfert.

    La comparaison des indices de développement humain (IDH)12 est informative à plus d’un titre. Elle est d’abord une autre démonstration de la position de la Guyane, à la fois «îlot de prospérité» dans son environnement géographique et «à la traîne» au regard des standards français. Avec un IDH de 0,739 en 2010, la Guyane se situe en effet en 76e position sur 187 pays (AFD, 2012), loin devant Haïti (0,471, 168e rang), le Guyana (0,638, 121e rang), le Surinam (0,705, 100e rang) et devançant même le Brésil (0,744, 79e rang)13. Mais si l’agence française de développement (AFD) la classait en 2012 parmi les pays à IDH élevé, elle remarquait aussi que la Guyane accusait un retard de 27 ans sur la France métropolitaine (0,883, 20e rang)14. Or ce retard s’expliquait, selon l’Agence, par les médiocres performances de la Guyane en matière de pouvoir d’achat (62e rang) et plus encore d’éducation (123e rang), que ne compensaient pas ses bonnes performances en matière de santé (37e rang). On retrouve dans ce commentaire les logiques mises en relief par Marie-José Jolivet trente ans plus tôt, à savoir la difficulté de la Guyane à fabriquer des richesses, en raison, notamment, des résultats contrastés de la départementalisation sociale: un certain rattrapage sanitaire, alors que l’éducation est à la peine.

    Avant d’en venir aux enjeux sanitaires proprement dits, arrêtons-nous sur le tableau économique. Certes, depuis les années 1990, l’économie se développe rapidement et la dépendance économique de la Guyane régresse enfin. Ainsi en témoigne le rapport entre importations et richesse locale créée, qui avoisinait les 100% au milieu des années 1990, mais n’était plus que de 40% en 200415. Mentionnons aussi le Centre spatial guyanais, installé à Kourou en 1965 sur une superficie égale à celle de la Martinique, pôle économique qui représentait 16% du PIB guyanais en 200216.

    Mais les plus récentes statistiques témoignent de difficultés persistantes. Le PIB par habitant ne représente que la moitié du niveau national: 14 204€ en Guyane contre 30 413€ en France métropolitaine en 2008 (IEDOM, 2010), ce qui place la Guyane en dernière position parmi les régions françaises. En 2012, 22,3% de la population active était au chômage17 contre 9,2% en métropole18, même si le taux d’emplois dissimulés semble important, comme dans les autres DOM (10% de l’emploi total, soit 20% de l’emploi privé, selon une estimation de l’INSEE pour l’ensemble de DOM) (ONPES, 2006). En 2006, le revenu moyen des ménages guyanais ne représentait que 47% de celui des français, et 26,5% des ménages avaient de bas revenus.

    L’explication à ces difficultés économiques réside pour partie dans la situation démographique. L’essor économique susmentionné est en effet en grande partie absorbé par la forte croissance de la population. Celle-ci, la plus forte de France, est de 5 à 10 fois supérieure à la métropolitaine depuis 197419. Elle était ainsi, en moyenne annuelle, de 4,1% contre 0,7% en métropole pendant la période 1999-2006, et de 2,5% contre 0,5% en métropole pendant la période 2006-2012. Cette croissance s’expliquait, en 1999-2006, pour un tiers par le solde migratoire positif, c’est-à-dire un nombre de personnes entrées sur le territoire supérieur à celui des personnes sorties au cours de l’année20, et pour deux tiers par le solde naturel positif, c’est-à-dire un nombre supérieur de naissances que de décès. En 2006-2013, la progression de la population s’expliquait presque entièrement par le solde naturel. Ce solde naturel positif résulte de la jeunesse de la population: en 2008, 50% des habitants de la Guyane avaient moins de 20 ans (contre 25% en métropole) et 6% avaient 60 ans ou plus (contre 21% en métropole)21. Cette jeunesse contribue en effet à hausser le taux de natalité (déjà élevé en raison de la forte fécondité des femmes: elles ont en moyenne quatre enfants contre deux en métropole22) et à réduire le taux de mortalité.

    La jeunesse de la population fragilise le développement économique en impulsant cette forte croissance démographique mais aussi en augmentant le taux de chômage, qui frappe particulièrement les jeunes: 51,5% des jeunes de moins de 25 ans étaient au chômage en 2012, contre 22,8% en France métropolitaine23. Ces statistiques peuvent être mises en rapport avec celles qui révèlent la faiblesse de la formation des jeunes. En 2009, le dernier diplôme obtenu était un baccalauréat ou un diplôme de l’enseignement supérieur chez 18% des 16-25 ans en Guyane, contre 48% en France entière24. En 2013, 45% des jeunes de 17 ans et plus avaient des difficultés de lecture, contre 10% en France entière25.

    Une transition épidémiologique inachevée

    Les indicateurs de santé témoignent eux aussi de la double appartenance de la Guyane. L’analyse des principales causes de mortalité et de morbidité révèle en effet que la Guyane cumule des caractéristiques des pays développés (prépondérance des affections cardiovasculaires et tumorales) et des pays en développement (beaucoup de traumatismes, de MIP et une forte mortalité pendant la première année de vie). Les indicateurs épidémiologiques dessinent ainsi les contours d’une transition épidémiologique

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