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La croix de Triquet: Une étude de l'héroïsme militaire
La croix de Triquet: Une étude de l'héroïsme militaire
La croix de Triquet: Une étude de l'héroïsme militaire
Livre électronique360 pages5 heures

La croix de Triquet: Une étude de l'héroïsme militaire

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À propos de ce livre électronique

En 1945, le romancier F. Scott Fitzgerald écrivait : « Montrez-moi un héros, je vous écrirai une tragédie. »

Cette phrase aurait pu être écrite à propos de Paul Triquet. Seul Canadien français à avoir obtenu la croix de Victoria pour un fait d'armes accompli en Italie durant la Deuxième Guerre mondiale, ce simple soldat est poussé sous les feux de la rampe pour en faire un exemple. Mais on ne devient pas un héros impunément.

L'histoire de Triquet révèle le cynisme des autorités militaires qui retouchent à petits traits sa vie pour en faire une légende qui cadre mieux avec leurs visées : stimuler l'effort de guerre et encourager l'enrôlement. Le costume de héros est toutefois un peu trop grand, et de l'avoir endossé laissera des séquelles douloureuses non seulement dans la vie privée et professionnelle de Triquet, mais aussi dans l'histoire militaire canadienne.
LangueFrançais
Date de sortie15 août 2012
ISBN9782760627840
La croix de Triquet: Une étude de l'héroïsme militaire
Auteur

John MacFarlane

John MacFarlane est historien à la Direction de l'histoire et du patrimoine, ministère de la Défense nationale. La version originale de ce livre a obtenu The Society for Military History's Distinguished Book Award en 2010.

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    Aperçu du livre

    La croix de Triquet - John MacFarlane

    John MacFarlane

    LA CROIX TRIQUET

    Une étude de l’héroïsme militaire

    Traduit de l’anglais par Richard Dubois

    Les Presses de l'Université de Montréal

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    MacFarlane, John, 1963-

    La croix de Triquet : une étude de l’héroïsme militaire

    Traduction de : Triquet’s cross. Comprend des réf. bibliogr.

    ISBN 978-2-7606-2208-1

    1.Triquet, Paul, 1910-1980.

    2. Guerre mondiale, 1939-1945 – Campagnes et batailles – Italie. 3. Canada. Armée canadienne. Royal Régiment, 22e.

    4. Héros – Aspect politique – Canada.

    5. Croix de Victoria.

    6. Militaires – Canada – Biographies. I. Titre.

    FC581.T75M3214 2011 940.53’71092 c2011-942230-1

    Dépôt légal : 2e trimestre 2012

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    © Les Presses de l’Université de Montréal, 2012, pour la traduction française

    L’édition originale de cet ouvrage est parue sous le titre:

    Triquet’s Cross. A Study of Military Heroism

    © McGill-Queen’s University, 2009

    ISBN (papier) 978-2-7606-2208-1

    ISBN (epub) 978-2-7606-2784-0

    ISBN (pdf) 978-2-7606-2783-3

    Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

    Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des sciences humaines, de concert avec le Prix d’auteurs pour l’édition savante, dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

    Les Presses de l’Université de Montréal remercient le gouvernement du Canada de son soutien financier pour ses activités de traduction dans le cadre du Programme national de traduction pour l’édition du livre.

    Imprimé au canada en juin 2012

    Réalisation fichier ePub : Studio Numeriklivres

    Préface

    Les Québécois, on l’a souvent dit, ont longtemps entretenu une distance vis-à-vis des questions militaires, y compris celles qui ont trait à leur passé collectif sur les champs de bataille. Les Forces canadiennes ont, jusqu’à récemment, été perçues comme un bastion anglophone, où ne servaient que les francophones qui n’avaient d’autres choix de carrière. Quant aux guerres menées par le Canada à l’étranger (et au cours desquelles ont servi de nombreux Québécois), elles sont souvent considérées avec méfiance, car perçues comme la manifestation d’un impérialisme britannique ou, plus tard, américain, qui n’a que peu à voir avec les intérêts ou les valeurs canadiennes ou québécoises.

    Dans ce contexte, le « héros militaire» québécois est plus volontiers celui qui résiste au « militarisme anglo-canadien » que celui qui accomplit un acte de bravoure sous le feu de l’ennemi. De Jean Brillant (lieutenant au 22e bataillon tué en 1918 et récipiendaire de la Croix de Victoria) ou George « Buzz » Beurling (pilote né à Verdun qui a abattu 23 appareils ennemis au cours de la Deuxième Guerre mondiale), on ne garde qu’un vague souvenir, parfois uniquement lié à un nom de rue ou à une plaque commémorative.

    C’est aussi le cas de Paul Triquet, également récipiendaire de la Croix de Victoria pour sa conduite face aux troupes allemandes à Case Berardi (Italie) en décembre 1943. Son nom est commémoré par une rue dans son village natal de Cabano (Bas-Saint-Laurent), par un buste sur le Monument des valeureux à Ottawa, et par un centre d’hébergement pour anciens combattants à Québec. Mais rares sont ceux capables de dire ce qu’il a fait et ce qu’il fut.

    La société québécoise semble, depuis les années 1990, redécouvrir son histoire militaire, comme en témoigne la profusion de livres et d’articles publiés en français sur ce thème. La traduction de cet ouvrage de John MacFarlane consacré à Triquet s’inscrit dans cette vague, qu’elle ne peut que contribuer à renforcer.

    Cette biographie, qui va bien au-delà du récit d’une vie, a en effet de quoi plaire à un public québécois. Contrairement à bien des œuvres du genre, elle ne s’arrête pas à la description de l’acte d’héroïsme qui vaudra à Triquet la plus haute distinction militaire de l’Empire britannique. Même si l’action elle-même fut bien réelle et si le courage de l’individu est indiscutable, MacFarlane montre que le « héros Triquet » est en partie un produit fabriqué pour répondre à la nécessité de maintenir un état d’esprit favorable à l’effort de guerre parmi une population parfois perplexe. Plus encore, ce texte permet de découvrir les doutes, les pressions ou les tourments qui assaillent celui à qui, par certains aspects, on a imposé la condition de héros. Bref, loin d’être dépeint comme une « machine de guerre » ou comme un surhomme, Triquet conserve toute sa dimension humaine. Il n’est pas question ici de créer ou d’entretenir un mythe, avec ce que cela comporte d’artifices, mais plutôt de brosser un portrait tout en nuances, en conservant un équilibre entre le respect de l’individu et le regard critique sur le contexte social et politique dans lequel il évolue.

    Cet ouvrage de MacFarlane est certes une occasion de redécouvrir comment la société québécoise a vécu la guerre, mais également de saisir comment, à travers la façon dont l’image du Major Triquet fut modelée, cette société était perçue à Ottawa et au Canada anglais. Les années de guerre demeurent en effet un des moments où l’incompréhension entre francophones et anglophones fut particulièrement évidente et, aujourd’hui encore, l’historiographie des uns et des autres demeure trop souvent teintée d’ambiguïtés, de préjugés et d’idées reçues. Des ouvrages comme celui de MacFarlane, qui ne cherchent pas à embellir ou assombrir le portrait, contribuent largement à rappeler qu’il faut d’abord prendre cette incompréhension telle quelle.

    Enfin, en évoquant ainsi Triquet et les sacrifices que lui a imposés sa sacralisation en tant que héros, il convient de se rappeler les sacrifices des dizaines de milliers d’autres qui l’ont accompagné en Europe, tout comme ceux qui ont servi dans les autres guerres menées par le Canada. On évoque souvent les soldats qui ne sont pas revenus dont un grand nombre repose dans des cimetières à l’étranger. Mais il y a aussi tous ceux qui sont effectivement revenus, et qui comme Triquet, doivent porter (dans l’esprit si ce n’est dans la chair), les contrecoups de l’ouragan dans lesquels ils ont été jetés. Oublier Triquet, c’est aussi oublier tous les autres. La Croix de Victoria, nous rappelle MacFarlane dans les pages qui suivent, est un hommage qui touche bien plus que son récipiendaire. Qu’il en soit de même avec La croix de Triquet.

    Stéphane Roussel

    Professeur au département de science politique Université du Québec à Montréal

    Avant-propos

    Ce livre nous fait découvrir la vie d’un homme devenu héros par un fait d’armes accompli en Italie durant la Deuxième Guerre mondiale. Paul Triquet est le seul Canadien français à avoir obtenu la croix de Victoria durant ce conflit. Il faut saluer ici le travail remarquable de John MacFarlane, qui va au-delà de la simple biographie d’un meneur d’hommes.

    L’histoire de cet homme révèle en effet surtout le cynisme systématique des autorités militaires durant la guerre. Lorsque Paul Triquet est décoré en 1944, on ne se donne guère la peine de décrire ses exploits, encore moins d’évoquer le choc psychologique qu’il aurait pu subir dans la bataille. On lui prête des propos héroïques inventés de toutes pièces, sans la moindre allusion aux camarades qui ont rendu possible son exploit. Triquet ne s’est pourtant pas privé de dire la vérité en paroles comme par écrit. Mais en vain: le héros a perdu tout contrôle sur le message qu’on lui fait véhiculer. Les médias n’ont pas aidé sa cause, qui lui ont fait porter un costume de héros trop grand pour sa carrure.

    Le modèle d’héroïsme que Triquet a réellement incarné émergera dans sa vérité quelques années plus tard seulement. Désormais, le héros sera perçu comme un homme ordinaire qui accomplit des choses extraordinaires, tout en restant fondamentalement lui-même. C’est exactement ce que Paul Triquet avait essayé d’être. Cet homme d’action était mal préparé pour jouer le rôle du demi-dieu qu’on l’avait obligé à tenir en 1944.

    En rendant justice à un homme ordinaire devenu un héros malgré lui, John MacFarlane lève le voile sur un champ de recherche encore peu exploré: les commémorations militaires – un sujet qui, souhaitons-le, stimulera à l’avenir l’intérêt des chercheurs.

    Serge Bernier

    Historien militaire

    Remerciements

    Cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans les encouragements et le soutien de plusieurs personnes. Je tiens d’abord à remercier mes collègues de la Direction – Histoire et patrimoine du ministère de la Défense nationale. Plusieurs (Serge Bernier, Paul Lansey, Bill Rawling et Ken Reynolds) ont lu le manuscrit dans son intégralité; d’autres, comme Bob Caldwell, Steve Harris, Michel Litalien, Jean Morin, Charles Rhéaume et Yves Tremblay, en ont lu de longs extraits. Tous m’ont donné de précieux conseils qui ont contribué à bonifier le produit final.

    L’équipe des Presses de l’Université McGill-Queen’s s’est montrée obligeante et efficace. Je dois une reconnaissance particulière à Philip Cercone, à Maureen Garvie, à Joan McGilvray et à Joanne Pisano.

    J’ai aussi tiré profit des remarques et de l’expérience de nombreuses personnes, dont Andrea Bélanger, Roch Belzile, Richard Belzile, Michael Boire, Marcelle Cinq-Mars, Hugh Halliday, Yolande (Triquet) MacArthur, Richard Martin, Jocelyne Milot, Marie-Hélène St-Cyr-Prémont, Éric Ruel, Claude et Louise Triquet, quelques lecteurs anonymes, ainsi que de l’équipe des interviewers identifiés dans la bibliographie. Warren Sinclair, Valerie Casbourn et Madeleine Lafleur-Lemire, de la Direction – Histoire et patrimoine, m’ont fourni une assistance comme toujours excellente. Les équipes de chercheurs des archives de Cabano (Fort Ingall et la Légion), du Musée canadien de la poste, du Musée canadien de la guerre, de la Citadelle de Québec, du JAG Bibliothèque du ministère de la Défense nationale, de Bibliothèque et Archives Canada, de Rivière-du-Loup, ainsi que du Collège royal militaire m’ont aussi apporté leur aide. Le Collège royal militaire m’a également accordé une généreuse subvention afin de mener mes recherches – j’en remercie tout particulièrement le colonel Bernd Horn. Des sommes substantielles m’ont également été octroyées par l’Institut de la Conférence des associations de la défense – que le lieutenant général Richard Evraire et le colonel Allain Pellerin en soient remerciés – et par l’Amicale du Royal 22e Régiment – merci au colonel Jacques Vallières. Le Musée canadien de la guerre a aussi généreusement contribué à la réalisation du projet. Michael Boire a mené trois entrevues avec des membres des Forces armées allemandes et il nous en a aimablement fait partager les fruits. Mary McRoberts et Douglas Delaney, qui travaillent présentement à un ouvrage sur les carrières professionnelle et militaire de Bert Hoffmeister, m’ont fourni d’intéressantes informations.

    Richard Belzile, de Fort Ingall, ainsi que Richard Blanchette et Noaline Tremblay, de la Légion Paul-Triquet, m’ont fait de judicieux commentaires lors de mes séjours à Cabano en 2005, 2006 et 2007. Enfin, pour leur soutien, il me faut remercier ma mère et mon père, ma sœur, Susan, et mon frère, David, et enfin mon épouse, Diane, et ma fille, Marie-Rose, grâce à qui chaque projet vaut la peine d’être entrepris.

    Introduction

    Au printemps et à l’été 1944, Paul Triquet devient l’un des plus célèbres héros de guerre canadiens. On raconte comment, lors de la bataille victorieuse de Casa Berardi, en décembre 1943, il motive ses troupes qu’il inspire par son art du commandement. On dit que dans le feu de l’action, face aux Allemands qui opposent une farouche résistance, il hurle : « Ils ne passeront pas ! » Pour cette action et pour quelques autres, il se voit décerner, à l’âge de 35 ans, la plus prestigieuse décoration du Commonwealth britannique, la croix de Victoria. Après cela, raconte l’histoire, il s’autorise une brève cure de repos en compagnie de sa femme et de ses enfants à Cabano, au Québec, avant de se relancer avec fougue dans l’action.

    Il y a là beaucoup de vrai. Et nul ne mettra jamais en doute le remarquable courage de Triquet. Mais la légende aussi a fait son œuvre...

    Bien que beaucoup de formules colorées soient employées durant l’audacieux assaut de Casa Berardi, Paul Triquet ne prononce jamais les mots « Ils ne passeront pas ! ». Durant les 20 années qui ont précédé la bataille, il n’a pas vécu à Cabano, une petite ville tout près de la frontière du Nouveau-Brunswick. Lorsqu’on lui remet sa décoration, il a 33 ans, et non 35. Quant à son « épouse », il en est légalement séparé – celle-ci vit d’ailleurs à Montréal. En outre, il est plus affecté qu’on ne le croit par l’enfer de la guerre et les combats meurtriers et il ne retourne pas se battre. Sa véritable histoire est retouchée pour mieux cadrer avec ce que les experts en mythologies comparées appellent « la séquence narrative héroïque type » : un cycle vieux comme le monde qui, sous toutes les latitudes, vise des objectifs spécifiques pour une communauté donnée ¹. En définitive, l’histoire qu’on obtient est celle d’un homme ordinaire que l’on place volontairement – mais malgré lui – sous les feux de la rampe. Une histoire qui en dit long sur la société de l’époque ².

    La première partie de cet ouvrage balaie brièvement l’existence de Triquet avant qu’il ne reçoive la croix de Victoria. Après son enfance et son adolescence à Cabano, il opte, vers la fin des années 1920, pour une carrière militaire. Il s’adapte alors à l’environnement majoritairement anglophone de l’armée canadienne. Quand la guerre éclate, il est envoyé outre-Atlantique se battre avec le Royal 22e Régiment et se distingue à Casa Berardi. Quatre-vingts autres membres des Forces armées canadiennes se voient décerner la croix de Victoria, dont douze pendant la Deuxième Guerre mondiale; cependant, la médaille de Triquet est particulièrement intéressante si l’on considère les raisons pour lesquelles elle a été décernée – pourquoi, en d’autres termes, elle a été instrumentalisée ³.

    La deuxième partie de ce livre explore quelques-unes de ces motivations, à commencer par celles du gouvernement canadien de Mackenzie King. Dans les années 1940, celui-ci souhaite que le Canada accède à une plus grande autonomie au sein du Commonwealth britannique ; la décoration de Triquet constitue l’occasion rêvée d’établir concrètement les procédures menant à l’attribution d’une croix de Victoria canadienne. Celle de Triquet est la première décernée à un membre des Forces armées disponible pour faire des relations publiques – Cecil Merritt, lui aussi récipiendaire de la croix de Victoria pour son fait d’armes lors du débarquement de Dieppe, ne le peut pas : il est à ce moment prisonnier de guerre. Après quatre ans et demi d’une guerre coûteuse pour le pays, la décoration de Triquet est brandie en toute occasion : par les officiers de l’armée chargés des relations publiques, mais aussi, bien sûr, par les médias, tous désireux d’annoncer la bonne nouvelle aux Canadiens ⁴. Triquet devient donc un héros très médiatisé. Par la suite, il occupera plusieurs postes au sein de l’armée ; mais de nouvelles batailles, il n’y aura point.

    D’autres croix de Victoria sont, pendant la guerre, décernées à des soldats portant l’uniforme canadien. Toutefois, au printemps 1944, faire de Triquet une vitrine de l’effort de guerre s’avère très opportun, et l’intéressé le sait. Il sait que les francophones sont moins nombreux que les anglophones à s’être portés volontaires pour aller se battre en Europe. Il sait aussi qu’un héros de guerre francophone serait de nature à relancer le recrutement chez les Canadiens français. Cette médaille est également l’occasion de prouver aux Canadiens anglais que les francophones s’engagent plus qu’ils ne veulent bien le reconnaître dans l’effort de guerre. Mais le costume de héros ne va pas nécessairement comme un gant à Triquet, et le fait de l’avoir endossé laissera des marques douloureuses dans sa vie personnelle et professionnelle.

    Outre les séquelles d’un conflit effroyable, la troisième partie du livre interroge les effets, sur Triquet, de sa décoration dans les années d’après-guerre. Comme beaucoup de militaires souffrant de stress posttraumatique, Triquet se met à boire – il faut dire que l’assistance psychologique proposée à l’époque n’a rien de commun avec celle offerte de nos jours. Le retour à la maison s’avère difficile et, en 1947, il se voit contraint de quitter la force permanente, qu’il aime tant. Se forme autour de lui un réseau de vétérans qui lui sont de bon conseil, puis, à son tour, il vient en aide aux soldats rapatriés, des anciens combattants qui ont un impact important sur la société canadienne d’après-guerre.

    Dans l’épilogue sont explorées les différentes façons dont Triquet a été commémoré depuis sa mort, survenue en 1980. En s’interrogeant sur le « pourquoi » et le « comment », l’auteur aborde certains aspects de la société canadienne d’aujourd’hui.

    Si les Canadiens ont entendu parler de Paul Triquet, c’est sans doute en raison de son héroïsme – ce que l’on décrira ici comme son premier sacrifice. Plusieurs études excellentes traitent de la campagne canadienne en Italie ; d’autres se penchent sur le Royal 22e Régiment : Triquet est cité dans chacune d’elles ⁵. Dans plusieurs ouvrages est dressée la liste des faits d’armes accomplis par les récipiendaires canadiens de la croix de Victoria ⁶. Mais nulle part ne sont abordées toutes les facettes de la fascinante histoire de Triquet après qu’il eut endossé le rôle de récipiendaire de la croix de Victoria – et c’est là son deuxième sacrifice.

    Les historiens commencent à peine à s’intéresser au thème de l’héroïsme militaire et à ses dimensions sociopolitiques. Au Royaume-Uni, l’ouvrage d’Adam Nicholson, Seize the Fire: Heroism, Duty and the Battle of Trafalgar (2005), explore pourquoi et comment une certaine image de l’héroïsme apparaît lors de la célèbre bataille engagée par lord Nelson, et sous quelles formes cette vision perdure encore de nos jours ⁷. Aux États-Unis, Flags of our Fathers (2000), de James Bradley, raconte par le menu la triste histoire d’Ira Hayes et des héros d’Iwo Jima ⁸. Au Canada, Valour Reconsidered (2006), de Hugh Halliday, est l’une des rares études historiques à passer en revue toutes les considérations politiques présidant à l’attribution – ou au refus d’attribuer – des croix de Victoria ⁹. D’autres excellents ouvrages replacent l’histoire de tel ou tel héros militaire dans son contexte social ou politique ; Brereton Greenhous a étudié le cas de Billy Bishop, Brian Nolan, celui de Buzz Beurling, et Pierre Vennat, celui de Dollard Ménard ¹⁰, entre autres exemples ¹¹. Par ailleurs, on trouve de plus en plus de livres où est explorée la dimension sociopolitique des commémorations d’événements militaires ¹².

    Cette étude-ci s’intéresse aux retombées, dans la vie d’un individu, d’une décoration comme la croix de Victoria, au contexte dans lequel celle-ci a été décernée et à ses impacts politiques et sociaux. Il ne s’agit donc pas d’une histoire militaire à proprement parler bien que, inévitablement, l’expérience militaire de Triquet y occupe une place de choix. Nous avons voulu éviter à la fois l’hagiographie et l’attaque iconoclaste.

    La société exige énormément de ses héros. En 1945, F. Scott Fitzgerald écrit : « Montrez-moi un héros, je vous écrirai une tragédie ¹³. » Mieux comprendre l’héroïsme militaire et ses défis permet de mieux apprécier le sacrifice de ceux qui en ont souffert.

    PREMIÈRE PARTIE

    De Cabano à Casa Berardi

    La première étape du voyage mythique – que nous avons baptisée « L’appel de l’aventure » – désigne ici le moment où le destin appelle le héros. [...]

    Le héros peut décider d’aller de l’avant, droit vers l’aventure [...] ou être emporté au-delà des mers par quelque force bénigne ou maligne. [...]

    Une fois franchi le seuil, le héros avance dans un paysage de rêve traversé de formes bizarrement fluides et ambiguës, où il est soumis à toute une série d’épreuves. C’est la séquence classique de l’aventure mythique. Elle a engendré une littérature mondiale faite de prodiges et d’expériences douloureuses.

    Joseph Campbell, The Hero with a Thousand Faces, p. 58 et p. 97

    CHAPITRE 1

    L’appel de l’aventure

    Nous devons coucher tout habillés pour parer à toute éventualité. Il y a des femmes qui pleurent, des hommes qui se découragent. Quant à moi, j’ai toujours le moral bon : je sais que la peur n’évite pas le danger. Advienne que pourra, telle est ma devise ¹⁴.

    Florentin Triquet, 1916

    Paul Triquet vient d’une famille ayant une longue tradition militaire. Son arrière-grand-père a fait la guerre de Crimée en 1854 ; son grand-père a combattu durant la guerre franco-prussienne de 1870, puis dans les forces internationales aux côtés des Boers en Afrique du Sud (1899-1902). Florentin, son père, a reçu une formation militaire pendant sa jeunesse, en France. Au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il vit déjà au Québec, dans la petite ville de Cabano, mais il entend quand même l’appel au secours de la mère patrie. Sa femme, Hélène, l’aide à surmonter ses hésitations : « Ça te permettrait de voir ce qui se passe au lieu de te ronger d’inquiétude. En même temps, tu aurais l’occasion de revoir ta famille que tu n’as pas vue depuis plus de 11 ans ¹⁵. »

    La guerre de Florentin dure deux sombres années. S’il transmet à ses enfants l’idéal du devoir militaire, il ne leur en brosse pas un portrait idyllique. Bien loin de vanter ses exploits, il leur écrit dans une de ses lettres : « Prions Dieu que cette vilaine guerre finisse au plus vite ¹⁶. »

    Il rentre au Canada en 1916, porteur de séquelles durables des tranchées dans lesquelles il a subi une attaque au gaz : vision altérée, dos amoché ¹⁷. Mais il est content, si content d’être de retour... Extrait de son journal intime :

    Le vendredi 24 septembre [1916] [...] à 9 h 30, mon train entre en gare de Cabano. Une cinquantaine de mes camarades sont là qui m’attendent sur le quai. Je suis si ému que j’ai peine à les reconnaître. Tout le monde me traite en héros. [...] Je reprends une vie ordinaire, heureux au milieu des miens, et je remercie Dieu d’être revenu sain et sauf ¹⁸.

    Paul Triquet, né le 2 avril 1910, a six ans lorsque son père rentre d’Europe. Nul doute qu’il est impressionné par l’accueil qu’on lui a ménagé ! Vingt-sept ans plus tard, ce sera à son tour d’être accueilli en héros : car il descendra du train au même endroit et découvrira, à sa façon, le déchirement du « retour à la vie normale ».

    Florentin et Hélène Triquet, et leurs enfants, en 1922. Paul est le deuxième à gauche, à l’arrière. Musée du Royal 22e Régiment, fonds 43 : Paul Triquet.

    Cabano, fondé officiellement en 1906, est situé à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Rivière-du-Loup (Fraserville), près de la frontière du Nouveau-Brunswick. De 1839 à 1842, on y construit Fort Ingall, une forteresse militaire érigée par le lieutenant Lennox Ingall afin d’assurer une présence britannique lors de la dispute frontalière avec les États-Unis – une présence militaire qui n’a d’ailleurs pas duré dans la région. Seule une poignée de familles s’est installée dans la vallée du Témiscouata avant les années 1890, mais l’ouverture d’une scierie par la compagnie Fraser change la donne : sont alors construits les premiers axes routiers et ferroviaires entre la région, Edmunston et Rivière-du-Loup ¹⁹. De nos jours, une colline boisée haute de plus de 400 mètres domine le paysage, rappelant le poids de l’industrie du bois dans la vallée.

    Dans la première moitié du XXe siècle, Cabano est à l’image des petites villes nord-américaines, mais plantée dans le décor du Québec rural de l’époque. La famille Triquet a quelque chose d’unique. Hélène Pelletier et Florentin Triquet se rencontrent à Montréal en 1905, au consulat de France, où tous deux travaillent. Six mois plus tard, ils se marient et s’en vont vivre dans le village natal d’Hélène, à Cabano. Pour Florentin, élevé à Caen, apprendre à vivre dans une région coupée du monde n’est pas facile. Il a passé le plus clair de ses jeunes années à étudier et n’a donc pas acquis la dextérité physique que les employeurs de la scierie attendent des jeunes bûcherons et flotteurs de bois. Un jour, en 1909, il tombe dans les eaux glacées de la rivière. Vive émotion : « Le Français est à l’eau ²⁰ ! » – heureusement, ses camarades le ramènent à terre. Sans jamais cacher ses origines – il arbore le béret, parle avec l’accent du pays, affiche des manières dites françaises tout en étant surnommé « le Français » –, Florentin devient un membre très respecté de sa communauté. Ses baignades contribuent à sa notoriété ; elles obéissent à un rituel simple : il entre dans le lac Témiscouata à reculons en entonnant La Marseillaise ²¹.

    En l’absence de Florentin, parti outre-mer puis revenu au pays dans le piètre état que l’on a décrit plus haut, les membres de la grande famille Triquet mettent tous la main à la pâte pour joindre les deux bouts. En 1920-1921, la famille compte 10 enfants : 3 garçons, 7 filles ²². Hélène, dont la mère est morte quand elle avait douze ans, a tôt appris les dures lois de la survie, et tous ses enfants l’aident dans sa tâche ²³. Paul, le quatrième, préfère consacrer son temps libre à ses hobbies, comme la menuiserie et la mécanique, plutôt que de jouer avec ses sœurs ; cela dit, il ne refuse jamais un service. À 10 ans, il se trouve un travail de livreur chez le boulanger local où il se rend avant l’école, se levant dès l’aube. L’année suivante, en 1921, lorsque Florentin est engagé comme bedeau de l’église locale, Paul lui donne un

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