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Libermann
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Livre électronique974 pages15 heures

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À propos de ce livre électronique

C’est l’histoire d’un groupe d’adolescents qui font leurs classes dans un collège catholique d’Afrique centrale durant la seconde moitié des années 90. Entre intrigues amoureuses, interrogations sur leurs origines et scandales d’État, ils trouveront peu à peu la voie qui fera d’eux des adultes. À travers les pérégrinations de Lucien, l’introverti amoureux de Judith ; Fabrice, le boute-en-train qui découvre peu à peu des secrets troublants sur ses parents ; Cornelia, l’héritière qui fait tourner les têtes tout en subissant l’étroite surveillance de son père ; Kristel, la jeune fille de famille modeste qui souffre de sa condition sociale bien qu’elle fasse tout pour se faire accepter de ses camarades, le lecteur sera amené à revivre toute une époque.
LangueFrançais
Date de sortie25 oct. 2021
ISBN9782312082301
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    Aperçu du livre

    Libermann - Hervé Fabrice Olinga

    cover.jpg

    Libermann

    Hervé Fabrice Olinga

    Libermann

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2021

    ISBN : 978-2-312-08230-1

    Sixième

    Enfant, lorsqu’il m’arrivait de passer dans la rue à deux voies qui bordait le collège, je considérais ses murs blancs et gris avec perplexité. A quoi servait ce bâtiment ? Que venait-on y faire ? J’étais incapable de le dire. C’est à peine si je savais comment y entrer. Pour moi, Libermann n’était qu’une impasse, un grand mur blanc obstruant la vue, et faisant obstacle à un monde mystérieux, accessible seulement à une poignée d’initiés. Des élus qui semblaient se féliciter chaque jour d’appartenir à un cercle spécial dont le nom et l’existence demeuraient pourtant obscurs et dénués d’intérêt, au point que, jamais je ne jugeai nécessaire d’en deviner la nature exacte, ou de me renseigner à ce sujet. Il me fallut plusieurs années avant que je ne remarque ces adolescents vêtus de chemises blanches et rouges, cachetées de pois noirs et blancs, et qui constituaient la raison d’être de l’institution. Ou alors peut-être les avais-je déjà remarqués, sans pour autant faire le lien avec l’établissement. Longtemps, Libermann fut pour moi tel un sphinx sans énigme. Une grande ligne de béton blanc aux contours flous et indéfinis, aussi insaisissables que leur justification demeurait mystérieuse. Libermann et moi évoluions dans des mondes parallèles, et cet univers me semblait tellement étranger, que jamais il ne me serait venu à l’idée qu’une partie de mon destin eût pu s’y jouer. Ce ne fut qu’au début de mon année de CM2 que, j’entendis prononcer pour la première fois le nom du collège. Et même à ce moment-là, je ne fis pas le rapprochement avec le grand bâtiment blanc et gris. C’est maman qui m’en parla en premier. Cette année-là, le fonctionnement des établissements publics fut perturbé par une « année blanche » due à la grève de nombreux enseignants qui réclamaient comme toujours une revalorisation de leurs salaires et de meilleures conditions de travail. Les résultats aux examens furent catastrophiques pour nombre de lycées, mais un établissement figurait en tête de tous les classements. Ce n’était probablement pas la première fois, mais non seulement on y avait donné cours toute l’année, mais jamais auparavant la supériorité du collège n’avait été aussi manifeste et médiatisée. Ce fut une sorte de déflagration, un peu comme si pour la première fois le pays tout entier s’était aperçu de sa valeur. Pour ma mère et ma tante, qui avaient passé leur enfance et leur jeunesse à Yaoundé, l’établissement de référence, c’était le lycée Leclerc. Ou encore le CES de Makak dont la réputation nationale et le prestige prenaient une dimension de plus en plus mythique, au fur et à mesure que le CES perdait de sa superbe. A leurs oreilles, Libermann avait donc résonné comme une nouveauté, un peu comme une pierre précieuse dont on venait de découvrir l’existence et surtout, la valeur digne de convoitise. Craignant une deuxième année blanche de suite, maman me prévint dès la rentrée que j’allais tenter le concours d’entrée à Libermann. Un sacré défi, vu le nombre important d’échecs que le collège enregistrait à cet examen. Pourtant, en fin d’année, le jour du concours officiel, c’est sur les bancs du lycée Joss que je me retrouvai afin de valider mon ticket pour la sixième. Contrairement aux pronostics les plus pessimistes, le travail avait repris dans les établissements publics, et il n’y avait plus de crainte majeure à ce que je suive le chemin tracé par mes cousins avant moi. Si bien que lorsque Judith me parla de son intention d’entrer à Libermann, grâce au concours officiel qui se tenait à la même date pour tous les établissements, je m’étonnai qu’elle prenne un tel risque. Tous les collèges et lycées en organisait un à la date indiquée par le ministère de l’éducation, mais chacun d’eux restait libre dans la composition des épreuves et les critères de sélection. Le collège rejetait le maximum de candidats une première fois, avant de leur offrir une seconde chance via le concours privé ; un deuxième examen, et un privilège, dont lui seul semblait avoir l’exclusivité. Le candidat recalé n’avait pas d’autre choix que de repasser celui-là, puisqu’aucun autre établissement n’offrait cette possibilité. Pour ce deuxième concours, les examinateurs du collège étaient bien évidemment plus indulgents. Le plus prudent restait donc de se présenter dans un établissement moins sélectif et ensuite, de tenter le concours privé plus abordable. Ce que maman avait décidé de faire avec moi. Presqu’à la dernière minute. Je ne fus pas déstabilisé. Cela signifiait simplement que je n’avais pas à faire une croix sur Judith. J’aurais peut-être de nouveau la chance de pouvoir la voir et lui parler tous les jours. Je réussis le concours du lycée Joss, puis celui de Libermann, malgré les appréhensions de maman, et conformément aux prévisions de tante Bérénice. Un succès qui, après coup, apparut tellement évident à ma mère, qu’elle regretta l’argent dépensé pour monter mon dossier auprès du lycée Joss.

    Les vacances passèrent et le jour de la rentrée arriva. Tante Bérénice m’avait prévenu qu’on nous appellerait « les bleus » et que les premières semaines ne seraient pas faciles. Nous aurions à subir notre lot de moqueries, de remarques condescendantes et de vexations. Il fallait simplement serrer les dents et attendre que la bourrasque passe. Pourtant, entrer en sixième au collège Libermann présentait tout de même un avantage : nous foulions le sol de l’établissement, deux jours et une heure trente après tous les autres élèves. Le mercredi à neuf heures. Ce jour-là, chaque parent était tenu d’accompagner son enfant. Maman vint avec moi. Ce ne fut pas la première fois que nous passâmes les grilles du collège – nous l’avions déjà fait lorsque j’étais venu présenter le concours privé –, mais avec une telle foule autour de nous, et pour un instant aussi solennel, c’était inédit. Nous nous retrouvâmes groupés dans la cour d’entrée, au milieu d’autres adultes et enfants aussi excités que nous à l’idée de savoir ce qui allait suivre. Face à l’assistance, se dressait le bâtiment réservé aux élèves du second cycle. Depuis le balcon du rez-de-chaussée qui dominait la cour remplie de monde, le recteur et son administration ne tardèrent pas à nous souhaiter la bienvenue. Ce qu’il fit, sans doute, lorsque le brouhaha émanant de la foule impatiente, fut à son comble. Je suivis avec attention son discours où il évoqua, les origines du collège fondé par des Pères Jésuites en 1952. Sa mission : former l’élite de demain, faire de nous des hommes et des femmes responsables sur lesquels pourrait s’appuyer le pays pour construire son avenir. Il continua aussi en parlant des « partisans du moindre effort », mais la suite de son propos m’échappa. Une seule pensée m’obsédait ou plutôt, une seule personne : Judith Sidi. Je voulais savoir où elle se trouvait. Je la cherchais des yeux au milieu de l’auditoire, mais je ne la voyais pas. Un instant, je crus même qu’elle avait renoncé à s’inscrire à Libermann et, ironie du sort, qu’elle avait trouvé une place au lycée Joss. Judith ! Judith ! C’était mon dernier amour en date. Durant mes études primaires, j’avais été plusieurs fois amoureux, d’une de mes camarades, et de plusieurs de mes institutrices. Mais quelle que tenace que fût la passion que j’avais eue pour ces personnes, cette attraction n’était en rien comparable à ce que je ressentais pour Judith. Mon intérêt durait quelquefois, un trimestre ou une année scolaire, mais une fois les grandes vacances arrivées, mon cœur retrouvait aussitôt sa liberté. Avec Sidi, c’était la première fois que mon penchant survivait au passage en classe supérieure et même, au changement d’établissement. Comme moi, elle avait passé quatre ans au Petit Joss sans que je ne la remarque ; mais quand en CM2, nous fûmes affectés dans la même classe, je ne vis plus qu’elle. Durant toutes les grandes vacances, je n’avais cessé de songer à Judith, à elle et à sa robe droite bleue ciel striée de bandes blanches sur la poitrine, qu’elle mariait régulièrement avec des ballerines rouges. Plusieurs fois au cours des derniers mois, j’avais fermé les yeux et repensé à l’incroyable douceur de ses mains, et à leurs paumes presqu’aussi blanches que de la nacre. Avec d’autres élèves, nous avions l’habitude de plaisanter en disant que le fait qu’elle ait les mains aussi soyeuses, était probablement le signe qu’elle était dispensée de toute tâche ménagère à la maison. Nous l’imaginions volontiers en petite princesse de conte de fées, vivant dans un palais enchanté, aimée et choyée par une famille et des domestiques qui auraient préféré se faire couper les mains, plutôt que de la voir s’encombrer de marmites, casseroles, balais, serpillières et autres seaux comme nombre de petites filles de son âge. Et c’était une des choses qui m’attiraient vers elle, cette aura de privilèges dont elle semblait nimbée. Mais il n’y avait pas que cela, j’étais aussi captivé par son teint solaire, son point de beauté sur la pommette droite qui me rappelait le mien, ses deux cascades de favoris qui descendaient le long de son visage en lui donnant cet air innocent et angélique. Et puis, il y avait ce sourire ravageur, franc, éclatant qui ne me laissait jamais indifférent. Telle une plante héliotrope qui s’épanouit à la lumière du soleil, mes sentiments redoublaient chaque fois qu’un sourire fleurissait sur son visage. On aurait dit la cataracte d’une chute d’eau nichée au milieu d’une roche elle-même couronnée d’une nature luxuriante. Si le visage de Judith était un écrin, alors son sourire, ou même son rire, était la pierre dont elle était sertie. Un visage que je chérissais comme rarement j’avais chéri par le passé. Je me souvenais qu’en CM2, obtenir son attention était une obsession constante pour moi. Si je m’étais réjoui à l’idée de passer le concours privé, c’était parce qu’elle avait réussi le premier. Mes sentiments étaient si intenses que je ne m’imaginais plus tomber amoureux d’une autre fille jusqu’à la fin de ma vie. On m’aurait demandé d’inventer la fillette de douze ans idéale, j’aurais imaginé sans peine Judith, avec sa nonchalance, ses caprices et son désir parfois irrépressible d’être dorlotée.

    Voilà pourquoi, je redoublai d’attention au moment où le préfet des études du premier cycle commença à lire les noms des élèves, ainsi que les classes où ils étaient affectés. J’écoutai avec anxiété, mais aussi une pointe d’amusement car les prénoms de certains de mes camarades nous semblaient tellement étranges qu’ils suscitaient gloussements, sarcasmes et interrogations faussement naïves. Des noms comme Lodevar ou La marquise Saker contribuèrent grandement à détendre l’atmosphère ; l’obstination de certains parents à trouver des patronymes originaux à leurs enfants, n’ayant aucune limite. Malgré tout, cette séquence comique n’estompa pas ma déception. Judith était en 6ème 1, et moi, en 6ème2. Dans chaque classe, nous fûmes accueillis par nos professeurs titulaires. La nôtre s’appelait mademoiselle Moukoury. C’était une jeune professeure de français. Quand nous fûmes assis et parfaitement silencieux, elle nous adressa la parole depuis l’estrade.

    – « Bonjour ! », nous dit-elle.

    Quelques réponses timides fusèrent.

    – « Bonjour ! », répéta-t-elle encore plus fort.

    – « Bonjour ! » répondîmes-nous en chœur, et avec plus de conviction que la première fois.

    – « Voilà ! C’est mieux ! Moi, c’est madame Moukoury, Moukoury avec un « y » comme c’est écrit au tableau. Je suis votre professeur titulaire, c’est-à-dire, l’enseignante responsable de cette classe. S’il y a des problèmes entre vous, ou avec un autre professeur, c’est à moi que vous devrez d’abord en parler. Si vous avez des remarques ou des suggestions à faire pour améliorer le fonctionnement de cette classe, ou la vie au collège, n’hésitez pas, on peut en parler. Je vais maintenant demander à chacun de vous de m’écrire sur un bout de papier, son nom, son prénom, sa date de naissance, ainsi que les noms et prénoms de ses parents accompagnés de leurs professions. Vous préciserez enfin le métier que vous souhaiteriez exercer plus tard. »

    Mademoiselle Moukoury venait de donner le coup d’envoi d’une formalité que nous n’allions pas cesser de répéter avec les autres professeurs dans cette classe et dans celles que nous ferions par la suite. A chaque rentrée, c’est chaque professeur qui nous demandait de nous présenter brièvement, même s’ils nous connaissaient déjà depuis des années. Bien évidemment, nous prenions un de nos nouveaux cahiers tout neufs, et nous retirions une double page que nous scindions ensuite en deux, ou en quatre, pour répondre aux instructions de notre enseignant. Bien évidemment aussi, dès le début de l’année scolaire, il y avait des élèves qui n’avaient ni stylo ni feuille de papier, et qui entendaient débuter leur cursus Libermannien en profitant de la générosité des autres. Fabrice Mouthé était de ceux-là. Grand, noir, le teint ciré, il ne nous fallut pas longtemps pour comprendre qu’il serait le boute-en-train du groupe. Il donnait l’impression d’être entré au collège par hasard. On aurait dit que le jour du concours, passant devant l’établissement, il avait vu de la lumière à l’entrée, avant de se décider à affronter cet examen réputé difficile. A l’en croire, il était de passage, le temps de se prouver à lui-même qu’il avait le niveau et, ensuite, il s’en irait vers des cieux plus cléments, ceux du lycée Joss, par exemple. Il était partant pour cravacher une année entière, et obtenir son admission en 5ème, mais de là à s’éterniser plus que de raison dans ce repaire de fils et de filles de bonne famille, très peu pour lui. Ses parents et lui habitaient Bonamoussadi, une banlieue résidentielle et plutôt cossue de la capitale économique, mais il aimait à être considéré comme un gamin de la rue, un enfant qui avait grandi au milieu des adolescents les plus turbulents et des loubards les plus infréquentables de la ville de Douala. Il ne fallait pas s’y tromper : s’il habitait un quartier plutôt calme, ça ne l’empêchait pas de passer fréquemment les week-ends à New Bell, chez ses cousins, où il n’était pas rare qu’une querelle se solde à coups de poing ou de couteau. Véridique ou non, ce qu’il voulait qu’on retienne, c’est qu’il trimballait avec lui l’odeur de la rue, celle des vrais durs qu’il ne fallait pas chercher, sous peine de finir salement estropié. Et depuis quelques heures que nous le connaissions, il avait tellement bien fait passer son message que lorsqu’il me demanda de lui prêter une feuille de papier, je ne fis aucune difficulté.

    Chaque élève étant affairé sur sa fiche de présentation, Mouthé n’en jetait pas moins des coups d’œil indiscrets sur la mienne.

    – « Hey, tu ne mets pas le nom de ton père ? »

    D’abord gêné, je bafouillai, puis je lui répondis :

    – « Non, son nom n’est pas sur mon acte de naissance. »

    – « Pourquoi ? »

    Je sursautai à nouveau, et réprimai un geste d’agacement, avant de rajouter :

    – « Parce qu’il n’était pas là le jour où on a fait mon acte de naissance, alors, depuis, moi aussi, j’oublie toujours d’écrire son nom. »

    Confronté à une explication aussi inattendue, Mouthé préféra stopper ses investigations et il me toucha du coude afin d’attirer mon attention.

    – « Regarde, je crois qu’il y a une fille là-bas qui te regarde. »

    Tous les deux, nous orientâmes nos regards, à un mètre de nous, vers une jeune fille qui portait sur moi des yeux brillants de fascination.

    – « Kristel, bonjour ! », lui dit Mouthé.

    Elle ne répondit pas.

    – « Kristel, bonjour ! », répéta mon camarade de banc.

    Comme si elle sortait d’une longue rêverie, elle réagit, et dit enfin :

    – « Ah, bonjour Fabrice ».

    Elle se replongea aussitôt dans sa fiche.

    – « Tu la connais ? », demandai-je.

    – « Oui. C’est une pauvresse qui vend des tomates au marché de Bonamoussadi. », me chuchota-t-il.

    Puis, il pouffa de rire.

    – « Et c’est ça qui te fait rire ?

    – Non, je pensais juste à la première fois qu’on s’est vus au marché. Comme on faisait le CM2 ensemble, on se connaissait. Elle me voit passer, et là, elle m’appelle, Mouthé, Mouthé, je me retourne, elle court pour me retrouver, et là, boum, elle glisse dans une mare de boue. »

    Il ne put s’empêcher de rire à nouveau. Puis, il reprit :

    – « Quand elle s’est relevée, elle en avait partout sur elle, la face, la robe, partout. »

    – « Aïe ! », fis-je.

    Pendant ce temps, devant nous, nos voisins de table prouvaient par leurs esclaffements, qu’ils ne perdaient rien de la petite anecdote de Mouthé. Une bonne humeur contagieuse qui attira sur nous l’attention de madame Moukoury. Elle quitta l’estrade et vint jusqu’à nous.

    – « Vous avez déjà fini… monsieur… Mouthé ? », conclut-elle en prenant sa fiche.

    – « Fabrice Mouthé ? »

    Il hocha la tête. Elle continua son inspection.

    – « Nom du père, nom de la mère, professions, ah… c’est incomplet. Qu’est-ce que vous aimeriez faire plus tard ? », lui demanda-t-elle sur un ton direct.

    – « Etre riche et être un bon basketteur. », répondit-il, sans se démonter, dans une salle de classe hilare.

    – « Je vois que monsieur est humoriste. Vous êtes venu ici pour plaisanter, mais avant que vous ne commenciez votre série de spectacles, laissez-moi vous dire une chose. »

    Elle retourna sur l’estrade.

    – « Vous êtes une génération privilégiée. Vos parents n’ont pas eu la chance que vous avez aujourd’hui, de pouvoir étudier dans les meilleures conditions, voire la chance d’étudier tout court. Pour certains, vous arrivez dans des voitures climatisées, vous repartez dans des voitures tout aussi climatisées. A défaut, vous avez de l’argent de taxi pour vous déplacer. A la récré, vous avez de quoi vous acheter un sandwich ou quelques biscuits. A midi, vous avez de quoi déjeuner. Et quand vous rentrez chez vous le soir, un chauffeur est là pour vous raccompagner à la maison où vous attend un repas chaud fait par maman, la ménagère ou alors une cousine. Vos parents, eux, n’ont pas eu cette chance. Pour la majorité d’entre eux, ils ont eu une enfance extrêmement difficile. Parfois, il leur arrivait de faire six kilomètres à pied, chaque jour, pour aller et revenir de l’école. A midi, quand venait l’heure de la pause, et qu’ils n’avaient rien à manger, ils allaient cueillir des prunes qu’ils venaient ensuite poser sur des rails chauffés à blanc, en espérant qu’ils cuisent un peu, parce qu’ils n’avaient pas de poêle où les faire frire. Et quand les classes se terminaient et qu’ils rentraient à la maison, ce n’était pas pour prendre un goûter ni même étudier, non. Le ventre presque vide, ils prenaient leur hotte et allaient rejoindre leurs parents aux champs. Inutile de rajouter qu’une fois de retour au village, il était possible qu’ils passent la nuit sans rien manger. Sinon, c’était encore à eux de cuisiner leur propre repas. Ils n’avaient ni domestique pour leur faire à manger ni répétiteur pour leur faire réviser. C’est à peine si on se préoccupait de leurs études, et de leur réussite. Ils n’avaient pas grand monde pour croire en eux ou les encourager. Ils auraient échoué, personne ne s’en serait soucié. De toute façon, des machettes, des hottes et des houes étaient déjà prévus pour ceux qui ne s’en sortaient pas à l’école du blanc. Ils auraient pu baisser les bras et accepter de demeurer illettrés comme leurs parents ou leurs grands-parents avant eux. Ils auraient pu abandonner comme certains de leurs camarades, et se contenter de cette vie de servitude, mais ils ont dit non à ce destin tout tracé. Ils ont puisé dans leurs mauvaises conditions de vie, la force et la rage de vaincre de tous les obstacles. Ils ont fait tous les sacrifices nécessaires pour avoir une vie meilleure. Non pas seulement pour eux, mais aussi pour vous. Car aujourd’hui encore, quand ils songent à leur enfance miséreuse, ils se battent et se privent de sommeil, et de confort, pour que vous soyez ici, et que vous y restiez, avec cette seule idée en tête : non, il ne faut pas que nos enfants connaissent la même enfance que nous ; non, il ne faut pas qu’ils souffrent comme nous-mêmes avons souffert. Et c’est la somme de tous ces sacrifices qui vous permet d’être ici aujourd’hui. Vous êtes le produit de tous leurs sacrifices. Passés, présents et à venir. Alors, je ne sais pas ce que vous avez décidé de faire de votre vie, et quoi que vous ayez décidez d’en faire, une seule chose : ne les décevez pas. »

    Evidemment, si Libermann était réputé pour ses excellents résultats, c’était aussi pour la pression qui s’exerçait en permanence sur ses élèves. Nous étions à peine installés qu’on nous rappelait déjà la charge de travail qui nous attendait. Chez nous, le système séquentiel tel qu’il était pratiqué dans les autres établissements, était proscrit. Nous n’aurions pas deux vagues d’examens complets par trimestre, comme cela se faisait ailleurs, mais deux devoirs surveillés, voire trois par semaine, et ce, jusqu’au jour de la remise des bulletins scolaires. Des devoirs sur table fixés parfois à des horaires contraignants : les « 4ème » terminaient souvent leurs examens hebdomadaires à 20 h, un jour ouvrable. Les « 3ème », eux, étaient généralement convoqués le samedi. Les 6ème et les « 5ème », étaient éprouvés en fin d’après-midi après une harassante journée de cours. Ces jours-là, les professeurs qui intervenaient après la mi-journée, n’étaient suivis que d’une oreille, la majorité d’entre nous étant plongé dans ses notes en vue de l’examen qui se profilait. Si une heure de sport était prévue, nombreux étaient ceux qui oubliaient leur tenue à la maison afin de passer plus de temps à réviser, malgré les on ne nourrit pas la poule le jour du marché que leur scandaient sans relâche leurs camarades mieux préparés. Il va sans dire, qu’à côté des devoirs surveillés, les DS comme nous les appelions, chaque enseignant était vivement encouragé à organiser deux interros, improvisées, si possible. Certains s’y tenaient, d’autres faisaient de l’excès de zèle, mais dans la majorité des cas, ils se montraient compréhensifs, et s’en servaient pour remonter les notes catastrophiques que nous avions parfois eues aux DS. Mais l’exigence ne venait pas toujours des règles de l’établissement, elles étaient aussi le fruit de rumeurs malicieusement distillées pour faire peur aux nouveaux. Il se murmurait par exemple, qu’un élève de 6ème avec 11,50 de moyenne annuelle, n’était pas admis en 5ème. En-dessous de 10, c’était même le renvoi assuré de l’établissement. Le collège se devant de faire honneur à son fameux système pyramidal qui voulait qu’il y ait cinq 6ème, quatre 5ème, trois 4ème et deux 3ème. L’écrémage s’atténuant un peu à ce niveau puisqu’il y avait deux classes de Seconde, représentant respectivement la série B et la série C. Un regain d’indulgence semblant même apparaître en Première et en Terminale qui comportaient une troisième filière, la série D. Mais il ne fallait pas y voir une largesse, puisque la D se composait essentiellement des élèves de seconde C dont la majorité n’avait pas été jugée apte à poursuivre ses études dans la filière fétiche du collège, le fleuron de son enseignement, le creuset de son esprit de compétition, là où se retrouvaient généralement les meilleurs d’une promotion, la Première et la Terminale C qui assuraient généralement à Libermann, 100 % de réussite aux examens nationaux. Si une classe de 6ème pouvait comporter au maximum une cinquantaine d’élèves –chiffre très enviable selon les normes du pays –, la Première C comprenait rarement 20 élèves et la Terminale C n’atteignait jamais la quinzaine-. Sans avoir la maîtrise de tous les détails, les novices que nous étions, comprenions quand même que la sélection se faisait essentiellement au premier cycle où chaque année, et à chaque niveau, une cinquantaine d’élèves était exclue du collège.

    Et puis, il y avait aussi tous les enseignants et les membres de l’administration dont le renom nous était déjà parvenu avant même que nous ayons pu les rencontrer. Toutes ces figures légendaires qui hantaient encore les murs du collège. Qu’ils soient, surveillant général, professeur, préfet, prêtre ou sans affectation, leur passé les précédait. Les chroniqueurs de l’histoire Libermannienne ne se privaient pas de vous livrer une liste détaillée de leurs exploits où revenaient bien souvent les mots de rigueur, sévérité et punition. Vous pouviez croiser au détour d’un couloir, une silhouette voûtée, un visage ridé, au sourire rassurant et aux gestes empreints de tendresse et d’affection, on se dépêchait de vous faire comprendre qu’il ne fallait pas se laisser abuser, car derrière ce grand-père fatigué, passif, poussif, plein d’humour, et se laissant volontiers taquiner par les enfants, se cachait un des plus rudes encadreurs que le collège ait connus. Un homme qui, dans sa prime jeunesse s’était acquis une solide réputation de tortionnaire auprès des élèves, et dont le nom à lui seul, avait longtemps été synonyme de terreur pour des générations de garnements. Vous croisiez un prêtre au regard égaré, perdu dans ses pensées, toujours un mot gentil et encourageant à la bouche, et vous aviez envie de sourire de son air lunaire quand quelqu’un vous alertait du coude pour vous révéler que son surnom dans le passé, c’était le doberman ou Chien méchant. Et là, vous ne le regardiez plus tout à fait de la même façon. Vous chassiez vite votre sourire moqueur de votre visage, car vous ne vouliez pas qu’une marque d’insolence trop prononcée, réveillât le redoutable père fouettard qui sommeillait encore en lui. D’autres par contre, ne changeaient pas. Comme ce professeur d’anglais qui, après trente ans de carrière, continuait de distribuer avec une feinte délectation des 3 et des 4 à ses élèves dont il lacérait les copies de son stylo rouge, avec toute la dextérité d’un escrimeur laminant avec jubilation le plastron de son adversaire. Dans cette soif de rigueur, ses propres enfants n’étaient pas épargnés, logés à la même enseigne que les autres, dans les tréfonds du barème de notation. C’était également un habitué des sentences chocs : « Moi, il y a deux types de copies que j’aime corriger. Ce sont les 20/20 et… les 0/20. Oui, les 0/20. J’aime beaucoup les 0/20. Pourquoi ? Parce que ce sont les plus faciles à corriger. Donc, si vous ne pouvez pas avoir 20/20, facilitez-moi la vie, ayez 0/20. Ça montrera à quel point vous m’aimez. » Ou philosophiques : « Vous vous en rendrez compte, mais dans la vie, l’école c’est la chose la plus ennuyeuse qui soit. Oui, il n’y a rien de plus ennuyeux que l’école. C’est tellement ennuyeux ! Mais, en même temps, il n’y a rien de plus utile. » Et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il savait combiner ses deux talents. Une fois, il fit passer un examen à toutes les classes de quatrième. Dans une classe, il commença la remise des copies en s’exprimant dans ce Français impeccable dont il essayait de nous sevrer durant les cours, le réservant pour les circonstances exceptionnelles et les discours solennels : « vous savez, on dit souvent d’une jeune fille qu’elle n’est pas seulement belle, mais que c’est une beauté ; de la même façon, on peut dire de votre examen qu’il n’est pas simplement affreux, mais que c’est une affre, c’est-à-dire, une catastrophe, une calamité ». Seuls huit élèves sur cent cinquante parvinrent à obtenir une note de 10/20 et plus. Avec le temps, presque tous ces gardiens de la rectitude jésuite s’étaient attendris, mais ils n’en demeuraient pas moins parmi nous, comme pour nous rappeler la tradition dont nous étions les héritiers et que nous nous devions de conserver. A l’instar d’une famille.

    Car en effet, Libermann m’apparut très vite comme une famille. Professeurs, élèves, membres de l’administration, tous semblaient se connaître de longue date, appartenir au même milieu social et avoir des liens de parenté plus ou moins directs. On y retrouvait des fratries entières parmi les élèves, ainsi que des frères et sœurs enseignants qui y avaient eux-mêmes poursuivi leur scolarité, instruits par de glorieux anciens dont ils étaient aujourd’hui les collègues. Une situation qui prêtait parfois à sourire, car lorsqu’un professeur se montrait impatient et trop rigoureux avec ses élèves, se posant aux yeux de tous comme un modèle de vertu et de discipline, il y avait toujours un aîné pour lui rappeler, avec malice, l’adolescent rebelle qu’il avait lui-même été. Un professeur de Français, un homme de taille assez modeste, nous raconta même que pour ramener un peu de discipline parmi ses élèves de Terminale dont certains étaient deux fois plus grands que lui, et souvent en âge de fonder une famille, il lui arrivait de monter sur des tables bancs pour administrer une ou deux gifles à ces jouvenceaux remuants, et souvent intenables, qui prétendaient lui faire passer un concours de virilité en éprouvant, sans cesse, son autorité. Ironie de la vie : l’une de ces fortes têtes était devenue le professeur de technologie le plus craint du collège. Cette attitude contestataire, certains d’entre nous ne se seraient jamais permis de l’adopter, non par correction, mais simplement parce que leurs parents et leurs enseignants se connaissaient, soit parce qu’ils étaient de la même famille, soit parce qu’ils étaient d’anciens camarades de classe ayant gardé de forts liens d’amitié ou alors, parce qu’ils avaient eux-mêmes entretenu une relation de maître à élève que la nouvelle génération se devait de reproduire ou d’améliorer. Certains de nos condisciples se retrouvaient donc confrontés à des professeurs qui avaient fait la leçon à leurs parents, oncles, tantes, sœurs et frères aînés, avec la perspective d’être en permanence comparés, jugés et rappelés à l’ordre avec des accents empreints de nostalgie à chaque fois qu’ils s’éloigneraient de la voie sacrée tracée par leurs illustres devanciers. Ils savaient que le moindre écart de conduite au collège, ferait immédiatement la une de la gazette familiale, et qu’il leur réserverait son lot de conversations pénibles à la maison. Ils vivaient en permanence avec ce sentiment d’avoir un écran de contrôle dans le dos, surveillé par un encadreur zélé toujours prêt à rapporter la plus petite incartade à qui de droit. En fait, Libermann était un conglomérat de familles ayant décidé d’élever leur progéniture dans la plus pure tradition de l’enseignement jésuite, c’est-à-dire, l’ambition d’une riche instruction intellectuelle conjuguée à une solide éducation morale et spirituelle. Ce qui n’était pas sans susciter quelques débats comme je pus m’en apercevoir un matin.

    Ce jour-là, le jeudi, la première heure de cours était traditionnellement consacrée à ce que nous appelions la liturgie. Il ne s’agissait pas à proprement parler de la phase d’adoration dans une messe, mais d’une causerie organisée dans la chapelle du collège et à laquelle prenaient part tous les élèves de sixième. Il y en avait aussi d’autres qui se tenaient le mercredi et le vendredi pour les « 5ème » et les « 4ème ». Les sujets abordés n’étaient pas forcément similaires, mais le processus restait le même. Nous déposions d’abord nos effets dans les salles de classe et ensuite, nous nous dirigions qui en file indienne, qui en ordre dispersé, vers le lieu de culte. La conversation était en général dirigée par un des prêtres qui nous encadraient, sauf quand ils décidaient de faire intervenir un laïc, qu’il soit enseignant au collège ou, ce qui était rare, extérieur à l’établissement. Il pouvait échanger avec nous sur différents thèmes : de la réalité de la sorcellerie à l’amitié entre filles et garçons en passant par les changements physiques et moraux dus à l’adolescence, la propagation du VIH, le mensonge ou comme ce jeudi, la mixité au collège. Comme à l’accoutumée, nous nous entretenions avec les pères Okalla et Mercier. Le premier était à peine plus âgé que nous d’une quinzaine d’années. C’était le coordinateur des « 5ème », une sorte d’aumônier, de guide spirituel chargé d’écouter, de conseiller et de défendre nos aînés d’un an, en relayant volontiers leurs doléances auprès de l’administration. Il était grand, mince, d’un air assez sec que ne manquait pas de souligner sa chevelure touffue, mais régulièrement et parfaitement peignée. Il portait fièrement le col pastoral dont on n’aurait dit qu’il ne se séparait jamais, même lorsqu’il devait retirer ces chemisiers en tissu pagne qui constituaient l’essentiel de sa garde-robe, et qu’il adorait porter au-dessus de ses pantalons d’un blanc jamais altéré. C’était sa première année au collège, mais son charisme indéniable était tel que sa réputation avait déjà fait le tour du premier cycle, et plusieurs d’entre nous préféraient se rapprocher de lui, plutôt que de consulter leur propre coordinateur. Il était si avenant que les premiers temps, après que nous ayons fait sa connaissance, chaque fois que nous le rencontrions, les plus hardis d’entre nous commençaient d’abord par l’interroger sur cette manie que ses semblables et lui avaient de toujours chausser des sandales. Nous plaisantions en disant que le jour de leur ordination chacun d’eux en recevait probablement un carton entier, et que celui qui en perdait une, commettait une faute au moins aussi grave que se marier ou avoir un enfant. Et c’est sans doute ces souliers, que plus personne ne chaussait depuis l’Antiquité, qui une fois revêtus d’un charme magique, expliquaient le succès et la pérennité des Jésuites. Nous nous rappelions à quel point, ils avaient l’air gauche quand l’un d’eux se décidait à porter une paire de baskets. Le contrevenant était sans doute, après, interdit de réfectoire. Okalla riait avant de nous expliquer que la sandale était la chaussure du Christ, et qu’il n’y avait rien de plus normal pour des disciples que de suivre la voie leur maître. Mais, il reconnaissait aussi que cela tenait presque du fétichisme, vu qu’ils en portaient tous, tout le temps, y compris Mercier qui était pourtant à l’opposé de son jeune confrère. En effet, notre préfet des études, celui qui était chargé de l’organisation des cours et des examens, était un sexagénaire rougeaud et bedonnant qui, sous son apparente urbanité, couvait un tempérament colérique et exigeant, qui l’avait fait craindre de nombreuses promotions de Libermanniens avant nous. Elles lui avaient même trouvé des surnoms peu flatteurs pour rendre compte de cette sévérité peu commune : « rottweiler », « le berger allemand », « l’homme qui fouette plus vite que son ombre » ou encore « le cyclope » en référence à un drame que le prélat préférait voir rester enfoui dans les tréfonds de la mémoire collective. Avec ses cheveux gominés oscillant entre le blanc, le noir et le gris, ses lunettes marron, ses polos trop larges et généralement lestés d’un mini crocodile sur le côté gauche de la poitrine, il marchait d’un pas rapide, l’air inquiet et perpétuellement affairé, comme s’il était Saint Pierre et qu’il avait perdu les clés du paradis dont dépendait notre salut à tous. D’origine Française, il avait effectué l’essentiel de sa carrière en Afrique noire, d’abord comme enseignant, puis comme membre du personnel administratif. Son expérience n’avait d’égale que sa volubilité lorsqu’il se mettait en tête de la partager. Ce jeudi, alors que j’étais étonnamment silencieux, il m’interpella :

    – « Alors Olama, toi aussi tu penses que garçons et filles ne devraient pas fréquenter le même établissement ? »

    Un peu décontenancé, je répondis :

    – « Euuh… Oui ».

    – « Pourquoi ? »

    – « Parce que si j’étais parent, je ne voudrais pas avoir plus tard des filles qui ressemblent à des voyous. »

    Surprise de Mercier, réaction indignée des filles.

    – « Mais pourquoi voudrais-tu qu’elles deviennent des voyous comme tu dis ? »

    – « Des voyelles, mon père », lança Mouthé en provoquant l’hilarité de l’assistance.

    – « On dit des voyelles.

    – « Pourquoi pas voyou-eue-s tant qu’on y est ? », réagit Mercier.

    Rire des élèves

    – « ça ne se dit pas, mon père.

    – Eh bien, voyelle, non plus. »

    Mouthé voulut poursuivre, mais Mercier l’interrompit.

    – « Merci, Fabrice. Si tu permets, on va aussi écouter d’autres voix. »

    On entendit tout de suite des élèves réagir avec des you-yous moqueurs, ainsi que des sifflements, des grimaces et des mouvements frénétiques des doigts, comme s’ils venaient de recevoir un coup de fouet, ou qu’on venait de raviver une de leurs blessures à peine cicatrisée.

    – « Aïe, ouïe, Mouthé, ça, ça fait mal ça.

    – Assia, Mouthé ! C’est pas grave. Tout le monde peut se prendre un uppercut ! », ricana un camarade qui faisait ainsi semblant de compatir au brutal retrait de parole infligé à mon ancien voisin de table.

    – « Chuuuut ! », poursuivit le prêtre pour éteindre les murmures qui commençaient à s’élever. « Vas-y Olama, dis-nous pourquoi tu as peur que les filles deviennent des voyous si elles fréquentent le même collège que les garçons. »

    – « Euuh… je ne sais pas, si on les laisse ensemble, ils pourraient faire des bêtises. »

    – « Ah ! Et qu’est-ce que tu entends par bêtises » ?

    – « Des bêtises ! », assénai-je. Comme si le fait de me répéter clarifiait ma pensée.

    – « Oui, mais qu’est-ce que tu entends par bêtises » ?

    – « Les trucs que papa et maman font dans le noir quand personne ne les voit. », lâcha Mouthé.

    Rires de l’assistance. Mercier sourit.

    – « Ok. Tu vois, quand on a ouvert le collège, c’est exactement ce que les parents nous ont dit à l’époque. Mais nous on a insisté, et tu sais ce qu’on a constaté » ?

    Je fis non de la tête alors qu’il me regardait fixement.

    – « Eh beh, les bêtises comme tu dis, c’est pas à l’école, qu’ils faisaient, mais tu sais où ? »

    Je dodelinai à nouveau du chef.

    – « Beh,…, à la maison. »

    Un murmure d’excitation parcourut toute la chapelle. Il se rapprocha, puis se pencha vers moi :

    – « Dis-moi, tu aimerais vivre dans un collège sans filles ? »

    L’interrogation provoqua des remous, comme si chaque fille me posait la question à son tour, tout en me sommant d’y répondre sur le champ. Acculé, je regardai rapidement autour, et sentant toutes ces paires d’yeux inquisitrices braquées sur moi, y compris celles de Judith, je me dérobai.

    – « Euh…, je crois que je vais demander un sursis ».

    J’entendis claquer quelques langues et mains au milieu des sifflotements admiratifs et surtout, du brouhaha que j’avais soulevé.

    – « Atéé ! sursis ! c’est encore quel mot ça ! Olama, tue-nous !

    Mercier reprit.

    – Un sursis ? Juste pour répondre à une question ?

    Je réfléchis. Mercier poursuivit.

    – « On dirait que tu as besoin d’un autre sursis ? »

    Le père Okalla, qui était là, éclata de rire. Tout le monde se retourna vers lui, mais il s’excusa, et je pus continuer.

    – « Je peux expliquer, mais seulement par écrit.

    – « Alors, écris. », réagit Mercier qui sortit un carnet et un stylo d’une de ses poches. Je les pris, mais encore une fois, je cherchai une porte de sortie.

    – « Je n’ai pas envie de m’égosiller à écrire. »

    Ce fut un autre pavé dans la mare.

    – « Hum, égosiller, c’est encore quel genre de Français ça !

    – « Olama, tu es même sûr que le mot-là existe dans le dictionnaire ?

    – « Gars, si c’est comme ça, si tu crois que tu es trop fort, inscris-toi à la Sorbonne une fois, plutôt que de venir surprendre les oreilles des gens ici.

    – Nous, notre niveau, c’est encore celui des dessins animés, pardon, aie pitié de nous. », pus-je entendre parmi les réponses qui fusèrent.

    Une nouvelle fois, Mercier reprit la main ;

    – « Olama, on ne s’égosille pas à écrire. On s’égosille pas à parler, c’est-à-dire qu’on finit par perdre sa voix à force de trop parler. Est-ce que ta voix part quand tu écris ? On dit qu’on s’égosille, en général, quand on se rend compte qu’on parle en vain, pour rien, parce que personne n’écoute ce qu’on a à dire.

    – Comme Olama. », ajouta un des élèves.

    Ce fut un tonnerre d’esclaffements et de ricanements, certains bêlant presque pour montrer à quel point le commentaire leur paraissait drôle.

    – « Aïe, aïe, masawachi-giri ! Voilà ce qui arrive quand on croit qu’on sait trop.

    – Olama, tu es trop pédantiste. »

    Tout le monde s’arrêta de rire, attendant la sentence de Mercier.

    – « Pédant, Mouthé, on dit pédant, pas pédantiste. »

    Tous se moquèrent de lui.

    – « Il faut laisser, mon père, c’est parce qu’il a déjà envie d’aller voir le dentiste. Il y a une carie qui le dérange.

    – Excès de tapioca avec le sucre. »

    Nouveaux rires.

    – « Silence, s’il vous plaît ! », coupa Mercier qui fut, cette fois, obligé de taper dans ses mains.

    Il expliqua le terme « sursis », et avant de nous libérer, il demanda au père Okalla de conclure par une prière. Nous nous précipitâmes à l’extérieur, mais le changement brusque d’éclairage nous aveugla tellement que nous fûmes tous contraints de fermer les yeux, et de les cacher derrière nos mains, pour atténuer ce subit éblouissement. Après quelques mètres à l’extérieur, je me rendis compte que j’avais gardé avec moi, le carnet et le stylo du père Mercier. Je retournai donc à la chapelle pour les lui rendre. Je le trouvai en grande discussion avec le père Okalla.

    – « Alors comment avez-vous trouvé cette première causerie ?

    – Je suis un peu surpris. Je m’attendais à ce qu’on parle des cours, des devoirs surveillés, bref de tout ce qui touche à l’académique.

    – Vous avez raison, on devait parler de leurs premiers pas au collège, mais j’ai justement voulu sortir de l’académique, aller vers des choses un peu plus générales. Vous savez, notre but n’est pas simplement de former de belles mécaniques intellectuelles, mais des êtres humains complets et épanouis, aussi bien physiquement et moralement, qu’intellectuellement et spirituellement. Je veux qu’ils prennent conscience des infinies possibilités qui s’offrent à eux, et qu’ils apprennent à stimuler leur créativité afin de pouvoir saisir toutes ces opportunités.

    – Vaste programme ! N’avez-vous pas peur qu’au milieu de tant d’ambitions, nous n’en venions à oublier ce pourquoi leurs parents nous les ont confiés » ?

    Avant de pouvoir répondre, Mercier m’avait déjà aperçu et, voyant ce que je tenais dans les mains, il me fit signe d’approcher.

    *************************

    Si maman et moi l’avions découvert à la suite d’un conflit social, pour d’autres, Libermann c’était depuis longtemps déjà un choix affirmé qui résonnait avec tous les accents de l’évidence. C’est ce que me donnèrent à penser des camarades que j’avais perdu de vue depuis le primaire, parce qu’ils avaient passé le concours d’entrée en 6ème dès la classe de CM1. Je les retrouvai et ils me firent comprendre que le collège était plus connu que je le croyais. C’était l’endroit où il fallait être, et que tout le monde connaissait, mais dont je semblais être le seul à tout ignorer. Libermann était un monde d’initiés auquel Judith appartenait, et dont je n’avais connu l’existence que par le hasard des circonstances, celles d’une année blanche.

    Les jours passant, je finis par prendre la mesure physique du collège. Il se situait entre Bonanjo, le quartier des affaires, et le port de Douala. Le jour, il tournait le dos aux silhouettes bleutées des bateaux qui accostaient le long des quais, tandis que le soir, il faisait face au halo orange des lampadaires géants qui éclairaient les rues du centre-ville elles-mêmes dominées par d’imposants immeubles qui scintillaient de toutes leurs lumières blanches une fois la nuit tombée. Lorsqu’on observait ce spectacle depuis l’esplanade où se situaient les classes de 5ème, on aurait dit que ces buildings s’animaient pour la première fois de la journée, et porté par la brise fraîche qui ne manquait jamais de vous envelopper à cette heure-là, on était pris d’une folle envie d’envoyer un baiser à toute cette humanité enfin ressuscitée. Une humanité qui, lorsqu’elle ouvrait les yeux en journée, voyait du collège non seulement ses installations sportives, mais aussi un trio de bâtiments blancs comprenant les classes et les bureaux réservés au premier cycle, ceux dédiés au second et, dominant les deux premiers tout en étant un peu en retrait, un immeuble qui abritait entre autres la cantine, différentes salles où nous prîmes essentiellement des leçons de couture et l’embryon de ce qui allait devenir plus tard la grande bibliothèque du collège. Cette dernière construction était un vestige de l’ancien dortoir de l’établissement lorsqu’il n’était encore qu’un internat où seuls les garçons étaient admis. Oui, Libermann était un monde, mais un monde qui en contenait d’autres, comme autant de lieux, de sanctuaires, consacrés chacun à la réalisation et à la répétition d’un rituel précis, en même temps qu’un réservoir de souvenirs voluptueux dont l’évocation suscite toujours en moi des élans nostalgiques. Il y avait d’abord, visible depuis l’extérieur, l’immeuble où se situait la cantine, et au pied duquel nous venions nous battre à chaque récréation pour acheter nos sandwiches favoris ; à gauche, face au portail d’entrée, la cour principale et ses rigoles où s’enfonçaient jusqu’à la taille, les retardataires conviés à la corvée de ramassage des papiers ; à gauche encore, les bâtiments administratifs auxquels était adossée la petite bibliothèque tenue par deux sœurs qui, un jour, avaient refusé de prêter au « bleu » que j’étais, « l’Adieu aux armes » d’Hemingway ; face à elle, la MJC, dans laquelle je ressentirai deux ans plus tard, mes premiers et derniers émois théâtraux ; à sa droite, quelques pavés plus loin, la petite chapelle où se déroulaient les causeries du jeudi ; en face, par-delà, le terrain de basket couleur vert d’eau, le bâtiment du second cycle avec son préau, ses murs blancs et ses volets de bois gris derrière lesquels s’échinaient nos aînés soumis à la pression des examens nationaux ; à côté, le grand escalier qui le séparait du premier cycle et de son architecture immaculée se résumant à une succession de meurtrières géantes rythmant le défilé et la superposition des salles de classe où se récitait chaque matin et chaque après-midi, avant le début des cours, la sainte trinité des prières : le « Notre Père », le « Je vous salue Marie » et le « Credo ». Au premier niveau, à côté des classes de 5ème, il y avait aussi le préau où tous les midis, avec très souvent leurs mains pour raquettes et leurs sacs à dos pour filets, nombre de mes condisciples improvisaient des matches de ping-pong acharnés où résonnait régulièrement, en chœur et en écho, le mot « chimie », lorsque la balle avait frappé contre le rebord de la table avant de se retrouver au sol. En face, comme pour marquer la transition entre l’académique et le ludique, se dressait une série de splendides cocotiers aux lignes incurvées et à la crinière vert et jaune, que venait de temps à autre fourrager un vent espiègle. Précédées de deux grandes haies de fleurs, elle scandait, sur toute sa longueur, le grand terrain de football, une immense mer de sable contestée seulement par quelques touffes d’herbes, et où se déroulaient nos affrontements les plus épiques durant les interclasses. Il était situé en contrebas, comme si l’administration avait voulu nous rappeler, une énième fois, que nos études étaient au-dessus de toute espèce de distraction que nous pouvions trouver dans ce cadre enchanteur. Au nord-est, le petit terrain, un carré de verdure parfois broussailleux, coincé entre le grand mur qui séparait le collège de la ville, et l’esplanade des 5ème d’où nous sautions chaque vendredi pour atterrir sur un conteneur rouge et jaune qui nous servait d’ultime marche avant l’aire de jeu. Le petit terrain, où nous nous livrions au makwamba, une forme de football assez violente, où le porteur de balle devenait aussitôt la cible de ses camarades. Je me souviendrai toujours de cette horde de garçons téméraires appartenant à toutes les classes du premier cycle, et se ruant en pantalon les uns sur les autres, tandis que rutilaient au loin leurs torses d’ébène lustrés par le soleil et l’effort. Une fois épuisées leurs réserves d’énergie et de courage, ils s’en retournaient chez eux, traversant ainsi plusieurs terrains dédiés au football, au basket ou encore au hand. Ils arrivaient ensuite devant le gymnase où se déroulaient la messe et le concert organisés pendant la fête de la jeunesse. Il donnait sur le grand portail marron, la troisième entrée du collège, ouverte aux visiteurs le vendredi soir, et qui reliait Libermann à la cathédrale Notre-Dame de Douala, lieu de la traditionnelle messe de la rentrée à laquelle nous étions tous tenus d’assister. Ne prêtant que peu d’attention au sanctuaire marial qui se trouvait sur leur chemin, et entendant à peine le crissement de leur pas sur le gravier dont était recouvert le parvis, mes camarades se dirigeaient ensuite vers la route, la joie au cœur, les corps en sueur, et la bouche remplie de jurons moqueurs ou de commentaires hâbleurs chantant leurs hauts faits. Pour certains, leur plaisir n’était pas sans mélange, puisqu’ils devaient revenir le lendemain avec les « collés », ainsi qu’on appelait les élèves punis pour avoir mis à mal la discipline de l’établissement. Une spécialité dont certains s’étaient fait une coutume hebdomadaire, régulièrement convoqués qu’ils étaient à ce que nous appelions le machettage, c’est-à-dire, le fait de couper à la machette les mauvaises herbes qui étouffaient les espaces verts du collège. Je me souviendrai toujours de Mouthé, fidèle parmi les fidèles de ce rendez-vous, qui s’était vu imposer ce pensum après s’être endormi à la faveur d’un cours de maths trop ennuyeux. Il faut dire qu’il avait manifesté son désintérêt de la manière la plus spectaculaire. Pendant que le professeur nous expliquait une nouvelle fois pourquoi les explosions dans les films projetaient toujours les personnages à terre, mon camarade assis au dernier banc, emmitouflé dans un drap, ronflait bruyamment. Au début, les élèves les plus turbulents voyaient la colle comme un moyen de partager un samedi matin entre amis, ainsi qu’une occasion unique d’exercer leurs mains aux plus rudes travaux manuels, mais les litres de sueur déversés et la collection d’ampoules qui finissait par orner leurs paumes, dissuadaient finalement le plus grand nombre de revenir les samedis suivants. Libermann, n’était pas seulement cet oasis bucolique, cet îlot de tranquillité dans une ville enfiévrée par la quête effrénée des moyens de subsistance, c’était aussi un ordre régi par un ensemble de règles strictes, un esprit de fer dans un écrin de rêve, en somme.

    Avec le temps, je finis par trouver mon rythme dan ce havre paisible, simplement troublé par les apparitions de Judith. La plus ancienne dont je puisse me rappeler, se tint lors de la réunion des délégués de classe. Mademoiselle Moukoury venait de nous lire un conte de sa région natale dont le héros principal se nommait Jeki La Njambe, fils de Njambe Inono et, comme tous mes camarades excités, fascinés, j’avais encore l’esprit enivré de son monde fabuleux, peuplé de guerriers et de chasseurs, de sorcières et de danseuses, ainsi que des mystères et sortilèges en tous genres, dont le fameux mbang, le concours de claquettes mortel. Avec son extraordinaire épopée, ma prof de Français m’avait rappelé M. Mboyom, notre instituteur de CM2, qui consacrait souvent des heures entières à nous narrer les exploits d’authentiques héros comme Chaka Zulu ou Soundjata Keita. Mais quelle qu’ait pu être mon émotion suite au cours de français, celle-ci s’effaça instantanément devant Judith. Aucune forme d’enchantement n’aurait pu résister à celui dont elle m’avait rendu prisonnier. Alors que pas une seule fois, je n’avais pensé à elle de toute la matinée, mon âme agitée n’avait plus d’intérêt que pour elle. Surpris qu’elle assistât à la réunion, je considérai rapidement comme une aubaine ce moment d’intimité inattendu. J’allais pouvoir me rapprocher, lui parler, écouter sa voix, respirer son parfum, me repaître de sa beauté. J’allais être assis dans la même pièce, tout près et rien ne m’échapperait de ce qui était à elle : son rire, son corps, ses mouvements, sa personnalité, ainsi que tous les plus infimes détails de sa tenue afin que je puisse jouir au maximum de cette proximité éphémère qui me donnait l’illusion de la connaître et de la posséder. Pour moi, tout ce qui avait trait à Judith avait un caractère mystérieux, magique et supérieurement intelligent, qu’il fallait chercher à élucider. J’enviais toujours les personnes qui se trouvaient en sa présence car elles pouvaient profiter et témoigner de qui elle était, de ce qu’elle faisait et pourquoi elle le faisait, admises qu’elles étaient dans ces sanhédrins inaccessibles, que constituaient pour moi qui en était exclu, l’entourage et la conscience de Judith. J’en étais réduit à la deviner, un sport dont la pratique devenue quotidienne chez moi, était pourtant loin de m’épuiser. Bien au contraire. Qu’elle soit près de moi ou non, je m’étais habitué à ce que tous mes sens soient tendus vers elle, tout comme mon esprit qui ne cessait de s’interroger sur ce qu’elle pensait de moi, les chances que j’avais de la séduire et surtout les moyens d’y parvenir. Ce jour-là ne fit pas exception. Quand nous franchîmes le seuil de la 6ème1, je songeais déjà à la manière la plus efficace d’exploiter cette opportunité de rapprochement que m’offrait l’administration. Mais plutôt que de m’asseoir sur la même table-banc, je choisis de lui tourner le dos et prit place devant elle, en diagonale. Je me figurai ainsi que mon inclination pour Judith resterait secrète non seulement pour les autres, mais aussi pour elle, car par une indécrottable pudeur, je rêvais autant de la voir m’aimer que je redoutais le fait de lui dévoiler mes sentiments. Malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de la regarder. Le professeur avait beau fournir les explications les plus claires, je me retournais régulièrement vers Judith pour savoir ce qu’elle en pensait. De temps à autre, je chuchotais un commentaire auquel elle répondait, mais très souvent, je me contentais de la fixer des yeux alors qu’elle avait cette mine attentive qui signifiait qu’elle était pleinement intéressée par ce que disait l’enseignant. Et quand elle tournait la tête vers moi, je me détournais d’elle comme un tricheur pris en flagrant délit de fraude, je faisais moi aussi semblant d’être captivé par ce qui se passait au tableau. Une fois, puis une autre et une autre encore, ce manège se répéta jusqu’à ce que nos regards se croisent, et comprenant sans doute mon incapacité à me détacher d’elle, Judith m’invita à occuper le siège libre sur sa gauche.

    – Si tu veux, tu peux t’asseoir ici à côté de moi.

    J’hésitai : faisait-elle cela pour qu’on puisse converser plus facilement ? Etait-ce une aumône qu’elle me faisait sachant que d’elle, je n’obtiendrai jamais rien de plus ? Ou alors ressentait-elle simplement la même chose que moi, et voyant ma timidité, avait-elle décidé de me faciliter la tâche en faisant le premier pas ? Toujours est-il que je pris une décision sur laquelle j’allais m’interroger longtemps, au point de la regretter parfois, car si j’en avais pris une autre, peut-être que tout eusse été différent avec Judith. Je déclinai sa proposition et posai un acte qui devait être symptomatique de notre relation : la chance que j’attendais s’était peut-être présentée et par manque d’audace, je l’avais laissé échapper. Par manque d’audace certes, mais aussi parce que je ne l’avais pas provoquée, parce qu’elle était arrivée à un moment où je ne l’avais pas convoquée, parce qu’elle s’était présentée à moi à l’initiative d’une fille et quand je ne l’attendais pas. Je l’avais rejetée estimant avoir tout le temps d’obtenir d’autres occasions que je pourrai saisir au moment où je l’aurais décidé.

    Un pari risqué quand on savait à quel point Judith était courtisé par les garçons de 6ème et des classes supérieures non seulement au collège mais aussi à l’extérieur. Mais tout cela ne m’inquiétait nullement tant elle semblait insensible aux charmes de mes rivaux autant qu’aux miens. Cela lui conféra une réputation de fille arrogante et capricieuse qui me rassurait et me rendait même fier parce que je savais qu’avec elle, je ne courais pas le risque d’être jaloux et encore moins trompé. Malheureusement après quelques semaines, deux garçons autant excédés par le comportement de Judith que si elle les avait elle-même éconduits, ne purent s’empêcher de révéler devant moi qu’ils savaient de qui elle était réellement amoureuse. Ils critiquaient son apparente indifférence envers le sexe opposé et le fait qu’elle se scandalisait rapidement lorsqu’on lui attribuait des sentiments ou une relation avec l’un d’entre nous, alors que toute la 6ème1 savait que son cœur n’était pas aussi imperméable que cela aux secousses des transports amoureux. Un nom revenait sur leurs lèvres avec tout le poids du fait accompli : Sébastien Moukalla.

    Sébastien était en quatrième et donc plus âgé. Ce n’était pas son unique avantage. Il avait aussi pour lui le fait d’être beau, et surtout, celui d’appartenir à l’une des familles les plus influentes du collège et probablement à ce moment-là, une des plus prestigieuses du pays. Si Libermann était un monde, un microcosme de la société, une version miniature du pays alors les Moukalla en constituaient l’aristocratie. Le père, Jethro était chef d’une des communautés autochtones de la ville, député et surtout directeur général de la compagnie aérienne nationale. S’il avait bénéficié d’une haute naissance dès le départ, il avait aussi su utiliser son intelligence et son entregent pour s’élever vers les cercles les plus restreints du pouvoir. On le disait volontiers détenteur de quelques secrets qui s’ils étaient révélés, pourraient faire s’effondrer le régime. C’était un homme qui avait ses entrées à la présidence, en même temps qu’il était apprécié du peuple non seulement pour sa gestion inspirée d’une entreprise qui faisait alors la fierté du pays, mais aussi en raison des multiples services qu’il rendait aux solliciteurs, à son bureau ou à son domicile où il n’était pas rare de croiser des cortèges d’obligés venus réclamer une intervention salvatrice. La mère Chanel, elle, avait été élue Miss Cameroun dans les années 60 avant de poursuivre une carrière de mannequin à Paris. Elle aurait pu faire un riche mariage avec l’un des hommes d’affaires et autres présidents de la république qui se disputaient sa main, mais suite à une nouvelle déception amoureuse et sur les conseils d’une cousine, son choix se porta sur un jeune cadre de l’administration encore obscur mais déjà très prometteur. Une option payante, puisqu’elle l’avait suivi au gré de ses affectations avant de profiter ensuite de son ascension. Plus tard, reconvertie dans le caritatif, elle dirigeait à ce moment-là, ce qu’on appellerait aujourd’hui, une ONG spécialisée dans la protection des enfants battus. Elle était aussi présidente de l’association des parents d’élèves du collège où sa mainmise ne souffrait d’aucune contestation depuis près d’une décennie, même si beaucoup semblaient regretter sous cape que sa légendaire beauté se soit évanouie dans les flots d’alcool qu’elle ingurgitait presque quotidiennement. Une beauté qu’elle n’avait heureusement pas oublié de laisser en héritage à deux de ses enfants dont les traits fins et agréables passaient, aux dires de ceux qui l’avaient connue dans sa jeunesse, pour une évocation assez fidèle de sa lointaine splendeur. Avec Jethro, ils avaient eu trois enfants. Marc, l’aîné et le seul à avoir pris de son père tant au physique qu’au moral, était un surdoué des maths. Il entrait en Terminale C et toutes les possibilités lui semblaient offertes. Lui-même hésitait encore à faire un choix entre une carrière d’ingénieur et un parcours dans la finance, mais il était tellement supérieur à tous ceux de sa promotion que personne ne doutait de son succès quelle que soit la filière sur laquelle se porterait ses vues. L’année où il composa le probatoire blanc, il fut le seul à apparaître au tableau d’honneur. Alors que la totalité de ses camarades avaient échoué à atteindre la note minimale de 12, lui culminait au-delà de 13 ! Egalement capitaine de l’équipe de basket et responsable du club scout, son hyperactivité l’avait fait surnommer par ses camarades, le « robot » tant il impressionnait par son volume de travail et son efficacité jamais prise en défaut, malgré la répétition des efforts. Il paraissait fait d’une carapace infaillible où jamais l’échec ne trouverait de prise, et c’est pour cela que tous ses professeurs et camarades s’attendaient à ce qu’il accomplisse quelque chose d’extraordinaire dans sa vie. Il était aussi très présent dans l’encadrement des nouveaux qu’il encourageait à l’appeler par son prénom, afin de créer cette proximité avec tous qui en faisait une source d’inspiration, un modèle voire un guide. Du temps où il était encore au premier cycle, il faisait partie des aînés qui mettaient un point d’honneur à descendre jouer quelques matches avec leurs cadets sur le petit terrain où il avait sans doute été de ceux qui avaient initié la tradition du makwamba, ce jeu féroce censé révéler notre courage et doper notre esprit de compétition. Un goût pour la rivalité qui ne l’empêchait pourtant pas d’être solidaire, notamment quand il s’agissait d’organiser des quêtes pour les élèves dont les parents étaient décédés en cours d’année scolaire. C’était le genre d’entreprises que son frère le plus âgé, James, n’aurait jamais menées. Plus jeune d’un an, il était celui ressemblait le plus fidèlement à sa mère, ce qui aurait largement suffi à lui procurer des succès faciles auprès de la gent féminine, mais la nature ayant décidé de se montrer encore

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