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Le Seigneur des Esclaves (Cycle de Dashvara, Tome 2)
Le Seigneur des Esclaves (Cycle de Dashvara, Tome 2)
Le Seigneur des Esclaves (Cycle de Dashvara, Tome 2)
Livre électronique630 pages9 heures

Le Seigneur des Esclaves (Cycle de Dashvara, Tome 2)

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À propos de ce livre électronique

Deuxième tome de la trilogie de Dashvara.

Entraînés hors de la steppe, vingt-trois Xalyas sont confinés à la frontière des marais d'Ariltuan. Piégés entre les griffes des monstres et une civilisation qui les a asservis, Dashvara et ses frères luttent corps et âme pour conserver leur clan intact quand, un jour, des fonctionnaires viennent les informer d'un transfert inattendu...

Livres de la trilogie : Le Prince du Sable (tome 1) ; Le seigneur des esclaves (tome 2) ; L'Oiseau Éternel (tome 3).

LangueFrançais
Date de sortie26 oct. 2021
ISBN9781005488628
Le Seigneur des Esclaves (Cycle de Dashvara, Tome 2)
Auteur

Marina Fernández de Retana

I am Kaoseto, a Basque Franco-Spanish writer. I write fantasy series in Spanish, French, and English. Most of my stories take place in the same fantasy world, Hareka.Je suis Kaoseto, une écrivain basque franco-espagnole. J’écris des séries de fantasy en espagnol, français et anglais. La plupart de mes histoires se déroulent dans un même monde de fantasy, Haréka.Soy Kaoseto, una escritora vasca franco-española. Escribo series de fantasía en español, francés e inglés. La mayoría de mis historias se desarrollan en un mismo mundo de fantasía, Háreka.

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    Aperçu du livre

    Le Seigneur des Esclaves (Cycle de Dashvara, Tome 2) - Marina Fernández de Retana

    Personnages

    Condamnés de la Tour de la Compassion :

    Patrouilleurs de Zorvun (65 ans) : Morzif (51), Maef (37), Ged (58), Orafe (32), Taw (64), Shurta (43)

    Patrouilleurs de Sashava (71 ans) : Sédrios (83), Boron (34), Kaldaka (40), Pik (40), Atok (33), Maltagwa (61)

    Patrouilleurs de Lumon (36 ans) : Dashvara (23), Makarva (25), Arvara (39), Miflin (20), Kodarah (20), Zamoy (20), Alta (35), Tsu (42 ans)

    Saïjits : Les saïjits (ensemble de vingt races humanoïdes) vivent en moyenne 120 ans.

    Mesures : Un mille diumcilien équivaut à 1 kilomètre et demi. Un pas équivaut à 0.7 mètre. Un pied équivaut à 0.3 mètre.

    1 Les marécages d’Ariltuan

    Une jungle fangeuse marque la frontière entre Diumcili et les marécages d’Ariltuan. Tout au long, sur des lieues, se dressent des palissades ponctuées de douze tours habitées par les patrouilleurs frontaliers. Les Diumciliens dénomment ces derniers les « Condamnés », pour la simple raison que ces guerriers sont prisonniers de la vase durant toute la journée sans aucune possibilité d’en sortir. Ces tours portent les noms des Onze Grâces que loue la Fédération : Courtoisie, Discrétion, Constance, Patience, Sacrifice, Dignité, Compassion, Sympathie, Humilité, Sérénité et Bravoure, auxquelles l’on ajoute Récompense, la tour située au nord, près de la ville de Suhugan et du fleuve Hab. D’après certains, être muté à Récompense constitue l’unique salut possible pour un Condamné. Heureusement, ce n’est pas tout à fait vrai.

    La tâche des Condamnés est simple : repousser toutes les créatures dangereuses qui sortent des marécages. Adrièges, milfides, brizzias, borwergs… Tant que l’on ne voit pas de ses propres yeux quelles sortes de bêtes vivent dans ces marais, il est difficile, voire impossible, de se les imaginer.

    La plupart des tours ne sont pas en pierre mais en bois. Ce sont de simples tours de garde depuis lesquelles on surveille les silhouettes qui se meuvent entre les brumes du marécage. Curieusement, personne n’ose beaucoup regarder de l’autre côté, vers les prairies des Communes, peut-être parce que nous nous souvenons toujours qu’au-delà, il existe une civilisation qui nous a acculés ici par force. Cela est douloureux, de même qu’il est douloureux de voir un homme festoyer dans un banquet alors que l’on est affamé.

    Il existe, entre les Condamnés, un dicton qui dit que celui qui détourne les yeux d’Ariltuan a les jours comptés. Eh bien, nous, nous passions nos journées à scruter les marécages, nos armes à portée de la main. Un des points positifs était que nous disposions d’une totale liberté pour faire ce que nous voulions, tant que nous patrouillions dûment le secteur et que nous ne laissions pas passer de monstres. Nous étions des guerriers xalyas de la steppe, venus d’une terre lointaine, plus sèche qu’humide, chaude en été et froide en hiver. Envoyés à la Frontière par le Conseil de Titiaka après une tentative frustrée de soulèvement, nous avions dû nous adapter aux brumes et aux pluies torrentielles, aux vents froids qui balayaient les Communes et faisaient vaciller la tour. La nuit, les cris des bêtes se déchaînaient. Et c’était alors que la chasse commençait.

    Le temps filait. Trois ans s’étaient écoulés depuis que le Donjon de Xalya avait été détruit par trois clans de la steppe de Rocdinfer. Trois ans depuis que mon père m’avait ordonné de tuer les chefs responsables du massacre. Je n’en avais tué qu’un, et en plus il était déjà condamné par la maladie, mais cela faisait longtemps que la vengeance avait cessé d’avoir un sens pour moi. La vérité, c’est qu’à la Frontière, il n’y avait pas de plus fort désir que celui d’être encore en vie le lendemain.

    Le Conseil de Titiaka nous avait placés dans un couloir de la mort, entre les dents acérées des orcs des marais et les piques menaçantes de l’armée fédérale. Malgré tout, même si cela pouvait paraître étrange, nous vivions relativement heureux. En trois ans, nous avions eu le temps de nous adapter et d’accepter notre situation avec patience. À six reprises, nous avions tenté d’abandonner la tour. À vrai dire, c’était un nombre plutôt respectable en comparaison avec les autres Condamnés. La première tentative avait eu lieu quelques semaines après que les deux fédérés restés durant cinq mois avec nous dans le baraquement avaient été envoyés à une autre tour. Le capitaine avait tenté la chance vers le nord, en bordant la Frontière, espérant que les autres Condamnés seraient complaisants et ne nous dénonceraient pas. Nous avions vite appris que la majorité des Condamnés non seulement n’ont pas le courage d’essayer de s’enfuir mais qu’ils ne laissent pas non plus les autres tenter leur chance. Les autres patrouilles voisines n’ont pas non plus l’esprit de famille qui règne entre nous. Ils ne se connaissent pas depuis l’enfance, ils n’ont pas grandi ensemble et bon nombre d’entre eux sont là parce qu’on leur a donné le choix entre l’Arène et la Condamnation et ils ont préféré une mort lente à une mort rapide. Il n’y a pas de réelle amitié entre les criminels. Certains deviennent des animaux encore plus féroces que les orcs. Comme dit Makarva, notre tour est un havre de paix entouré d’enfers.

    La dernière fuite avait eu lieu un an auparavant. Le capitaine nous avait carrément fait passer par les marécages, projetant de les traverser jusqu’au fleuve Hab et, de là, de rejoindre le désert de Bladhy. Nous n’avions même pas duré une semaine. À peine avions-nous repoussé une attaque d’orcs que les milfides étaient apparues, puis un énorme brizzia enragé qui avait écrasé la jambe droite de Sashava. Nous étions revenus à la tour avec trois hommes gravement blessés et un boiteux à vie et, depuis lors, le capitaine semblait avoir renoncé à entreprendre tout autre grand projet. Moi-même, je ne doutais pas que partir à n’importe quel autre endroit était préférable à la Frontière… n’importe quel autre endroit excepté les marécages d’Ariltuan. Sur ce point, nous étions tous d’accord. Même le capitaine.

    Il fallait le reconnaître : sa résignation nous soulageait plus qu’elle ne nous décourageait. Du moins, pour le moment. Moi, en tout cas, j’en avais plus qu’assez de tant d’échecs. En plus, devoir expliquer à l’inspecteur frontalier nos petites escapades n’était pas une tâche particulièrement agréable ; la dernière fois, j’avais dû demander à Boron de se charger de le recevoir parce que sa seule vue me donnait des haut-le-cœur. Cet homme à l’uniforme blanc était un homme tatillon, il s’assurait que nous avions tout le nécessaire pour nous maintenir en vie, vérifiait que nous accomplissions notre travail et nous menaçait d’en parler au Conseil chaque fois que nous grognions contre l’une de ses « recommandations ». Ensuite, il nous laissait tranquilles durant trois mois.

    Non, je ne crois pas que nous revenions jamais dans la steppe de Rocdinfer. Les sauvages nous ont volé nos terres et, parfois, il faut parvenir à accepter la défaite et prendre un nouveau départ. Même certains de mes compagnons qui ont encore de la famille quelque part en Haréka commencent à perdre l’espoir de revoir, un jour, leurs enfants, leurs épouses ou leurs parents. Moi-même, j’ai renoncé à revoir ma sœur Fayrah. Je l’avais laissée à Dazbon, avec deux pièces d’argent et deux amies, et, à la cinquième tentative de fuite, j’étais arrivé à la conclusion que, si elle était toujours vivante et était heureuse, je n’arrangerais rien en entrant de nouveau dans sa vie de toute façon. Parfois on se voit obligé à mettre fin à ses rêves pour ne pas devenir fou. Du moins, c’est ce que j’ai dû faire. Si la chance me permet de retrouver ma sœur, je me réjouirai en temps voulu ; mais il ne sert à rien de ressasser un souhait qui peut-être ne s’accomplira jamais. C’est aussi inutile que si un enfant, souhaitant être un vieillard, perdait son temps à attendre que les années passent sans avoir la certitude qu’il ne va pas mourir avant de réaliser son rêve. S’inventer des fables est une bonne chose, nous le faisons tous, mais seul un héros ou un niais alimenterait les mêmes espérances vaines en les voyant échouer l’une après l’autre. C’est un peu comme tenter de battre des bras et espérer que l’on va s’envoler.

    Je n’ai pas pour autant cessé d’aspirer à la liberté, au contraire. Je la désire ardemment tous les jours et je profite de toute celle qui m’est accordée. Un homme peut perdre sa dignité si on le force trop, il peut trahir ses alliés comme je l’ai fait, mais il y a une chose à laquelle un homme de l’Oiseau Éternel ne renonce jamais : c’est à se lever de nouveau, peu importe combien de fois on le terrasse.

    La liberté est une prodigieuse réalité et j’aimerais que tous puissent en profiter. Moi, j’en ai profité pleinement durant vingt ans, c’est pourquoi je me sens chanceux quand je vois des Condamnés qui ont été esclaves toute leur vie. Comme Tsu, par exemple. Le drow était né esclave et avait servi des familles libres de fédérés pendant plus de trente ans. Puis, qui sait comment, il avait réussi à convaincre son dernier maître, Arviyag, de le vendre et de le laisser partir à la Frontière comme médecin ; ceci, je dois l’admettre, avait été une aubaine pour nous, déjà simplement d’un point de vue pratique, vu qu’aucun des Xalyas, nous ne disposions de connaissances suffisantes pour soigner des blessures graves. Finalement, Tsu, qui n’avait pas connu l’amitié dans la civilisée Titiaka, l’avait trouvée au pire endroit que l’on ait pu imaginer : à la Frontière. Il était devenu pour nous une sorte de saint sauveur qui opérait des miracles chaque fois que nous rentrions blessés ou qu’une maudite maladie nous empêchait même de nous lever.

    Des vingt-quatre qui étions arrivés à la tour, seul un nous avait abandonnés, un Xalya du nom de Kadayra, frère d’Orafe, que je ne connaissais pas d’une manière personnelle. Durant la deuxième année, il avait attrapé des fièvres fulgurantes que même Tsu n’avait pas été capable de soigner. D’après le drow, la maladie avait été causée par un insecte ; mais, quand bien même nous aurions passé toute notre vie à essayer de trouver lequel, nous n’y serions probablement pas parvenus : notre foyer était un nid d’insectes de toutes les variétés et de toutes les couleurs possibles. Il fallait espérer que cette bestiole n’aurait pas l’idée de nous attaquer de nouveau.

    Tous, nous préférions mille fois affronter des créatures grandes comme les brizzias ou les milfides que les insectes. Les premiers sont des monstres à moitié bipèdes d’environ quinze pieds de hauteur, on ne peut plus bêtes et entourés d’énergie étourdissante. Ils ont l’habitude de sortir prendre le soleil sur la prairie, particulièrement en été, et ils avalent alors tout ce qui croise leur chemin. Des créatures on ne peut plus sympathiques. Normalement ils sont herbivores, mais pas toujours : je suppose que leur manque de palais ne les aide pas à très bien distinguer leur nourriture. Ils ont une peau épaisse et dure comme la pierre et les épées peuvent difficilement les tuer. Quand nous nous trouvions face à un brizzia, nous options toujours pour des manœuvres compliquées pour qu’il retourne dans ses marécages et nous laisse en paix.

    Avec les milfides, c’était différent. C’étaient peut-être les créatures les plus sanguinaires de toute la frontière d’Ariltuan, bien plus que les orcs des marais. Ici, il n’y a pas de nadres rouges ni d’écailles-néfandes ni, à l’évidence, de serpents rouges : tout est trop humide et fangeux pour eux. Les milfides, par contre, adorent l’humidité et le pire c’est qu’elles sont intelligentes. Elles agissent en bande et attaquent toujours la nuit ; elles profitent de l’obscurité pour tromper la garde des Condamnés, elles éludent les fossés, détruisent les palissades et se dirigent directement sur le bétail des peuples frontaliers. Comme avait dit une fois le capitaine : ce sont d’innocentes créatures qui ne cherchent qu’un peu de sang, rien de plus…

    Cela ne signifiait pas non plus que nous luttions constamment. De fait, des jours entiers et même des semaines s’écoulaient sans que nous ayons besoin de dégainer nos armes. Les fédérés nous avaient bien équipés : des lances, des épées, du matériel explosif… nous avions de quoi nous protéger. Ils nous payaient pour que nous puissions nous alimenter et satisfaire nos petits caprices et, en échange, nous, nous tuions des monstres. Nous aurions été de parfaits mercenaires si seulement nous, les Xalyas, avions accordé une quelconque importance à l’argent. On n’utilise pas d’argent entre les membres d’une famille. À l’évidence, ce qui nous forçait à rester à la Frontière n’était pas l’or, mais la pression des forces fédérales.

    Il n’est pas facile de maintenir la discipline entre des hommes qui s’ennuient et, en certaines occasions, je n’envie pas du tout la responsabilité du capitaine Zorvun. Parfois, celui-ci avait dû prendre des décisions quelque peu radicales et châtier de façon exemplaire les écarts de conduite : Maef et Shurta avaient provoqué une bataille au village de Rayorah pour des questions de « fierté xalya », Miflin, ne pouvant pas payer au bordel, avait été sur le point de forcer une jeune fille… « Je suis un homme », avait bredouillé mon cousin devant le regard terrible du capitaine. Oui, tu es un homme, Miflin, nous le sommes tous mais, si nous commençons à déraper, c’est la potence qui nous attend, et pas de simples coups de cravache. Le capitaine avait ordonné qu’on lui donne quinze coups de fouet et il avait interdit au garçon de revenir à Rayorah. Depuis, Miflin était devenu poète. La nature humaine renferme des mystères surprenants.

    Tous, nous avons changé. Il aurait fallu nous transformer en pierre pour ne pas le faire. Même ainsi, nous nous rappelions avec précision nos origines et nos principes… et notre Oiseau Éternel ; nous nous cramponnions à lui comme un homme se cramponne à son épée quand des bêtes affamées l’encerclent. Comme dit le capitaine, un Xalya sans Oiseau Éternel est comme un coffre-fort sans porte : sans lui, les âmes impitoyables le dépouillent. Pour moi, une âme n’est pas forte si on la détruit en la changeant en roche ; elle l’est si, malgré l’adversité, elle parvient, en son essence, à demeurer la même. Et je crois, qu’en cela, tous, nous avons plus ou moins triomphé. Nous sommes même arrivés à nous sentir responsables de la sécurité des citoyens de Rayorah. Eux nous craignaient et certains nous méprisaient —nous n’étions, tout compte fait, que des Condamnés—, mais beaucoup étaient des personnes honnêtes dont les mentalités n’étaient simplement pas habituées à être aimables avec les étrangers. Un peu comme les Xalyas. Malgré tout, dans le fond, nous le savions, les Rayorahs ne manquaient pas d’être reconnaissants de notre protection. Tous étaient conscients que nous les protégions beaucoup mieux que les Condamnés précédents. Et nous, nous les défendions comme nous avions défendu autrefois les terres xalyas contre les nadres rouges et autres monstres. À vrai dire, notre vie en soi n’avait pas beaucoup changé. Nous avions seulement troqué la steppe pour un énorme, gigantesque et répugnant bourbier… Il est consolant de savoir que, où que l’on soit, on peut essayer de réaliser de bonnes actions. Même après avoir commis de terribles erreurs.

    Enfin… trois ans et, moi, je délire comme un sage fou. Mais, comme je l’ai dit un jour à Makarva, cela ne m’empêche pas d’avoir une grande estime pour ma personne. Hé ! Qui n’estime pas la vie qui lui est donnée, hein ? Même le plus sot ou le plus désespéré est attaché à la vie. Mais l’attachement n’est pas suffisant : la vie, il faut l’aimer de l’intérieur, il faut l’apprécier comme on apprécie le frôlement de la brise ou le chant d’un oiseau le matin. C’est plus ou moins ce que j’explique à mes frères quand l’un d’eux a un moment de déprime ; Pik, Atok et Zamoy se moquent aussitôt de moi, en m’appelant Philosophe : ce qui prouve que ma technique fonctionne.

    À la Frontière, j’ai compris ce que c’était que d’être heureux ; peut-être parce que j’ai appris à ne pas trop demander à la vie, je ne sais pas. Mais diables ! Comment ne pourrais-je pas me sentir heureux en ayant près de moi vingt-deux frères quand bien même nous serions entourés de vingt mille enfers ?

    Les choses, heureusement, ne se passent pas toujours comme on les a pressenties. Nous aurions pu passer notre vie à la Tour de la Compassion. J’aurais pu vieillir, prendre la canne de Sashava et pénétrer dans les marécages pour y mourir, vieux, les cheveux blancs et chargé de souvenirs. Cela n’aurait pas été si horrible et, en fait, cela aurait peut-être mieux valu. Qui sait. Le destin n’est pas écrit, et c’est une consolation de le savoir. Quel intérêt aurait le temps si l’on connaissait ses mystères ? Un sage steppien disait que le monde tourne comme une toupie folle, que nous ne savons jamais où il nous mènera, mais que, tant que nous le voyons tourner, tant que nous vivons, il trouvera toujours une manière de nous surprendre. Ou de nous blesser. Ou de nous faire rire. À la fin, il trouve toujours la manière de nous tuer. C’est un fait : l’éternité n’a jamais eu d’intérêt excepté pour ceux qui ne peuvent en jouir. Tout être a une vie limitée et fait ce qu’il peut avec elle. Moi, je fais ce que je peux avec la mienne.

    2 Compassion

    Ses yeux s’agrandirent, les commissures de ses lèvres se relevèrent de façon accusée et une sensation d’intense satisfaction l’envahit. Le soleil était sorti.

    À peine eut-il observé le fait, Dashvara s’écarta de la porte ouverte du baraquement, prit une petite table et une chaise et les sortit dehors, sur les planches de bois qui entouraient la construction. Tout de suite après, il prit un couteau et un morceau de bois qu’il avait récupéré d’un arbre abattu et il s’installa confortablement, posant ses pieds nus sur la table et retroussant son pantalon. Aussitôt il sentit les rayons chauds du soleil sur sa peau. Il leva le regard vers le ciel, juste au-dessus de sa tête. Celui-ci dévoilait un trou incroyablement, merveilleusement bleu.

    Comme la vie est merveilleuse, hein ?, pensa-t-il sans cesser de sourire.

    Après de longues minutes de bien-être, il entendit des pas dans la baraque. Arvara, Lumon, Alta et les Triplés dormaient encore profondément après avoir passé la nuit à patrouiller. Makarva était dans la tour ; seul, parce que, tout compte fait, il faisait jour et, de jour, il n’y a pas autant de dangers.

    Dashvara jeta un coup d’œil en arrière et vit Tsu apparaître par la porte, correctement vêtu avec son uniforme bleu sombre et son ceinturon blanc de Condamné. Bien sûr, il tenait sa flûte à la main. Dashvara, souriant, le salua d’un geste de la tête et, pendant que le drow s’installait, s’asseyant sur le sol contre le mur de la baraque, il commença à utiliser son couteau pour faire sauter des éclats de son morceau de bois. Peu après, Tsu se mit à jouer de la flûte. Selon Sashava, il jouait horriblement. Dashvara ne trouvait pas que ce soit si désastreux. En tout cas, il aimait entendre sa musique.

    Il continua à racler le bois, les yeux rivés sur la brume qui demeurait encore figée sur la cime des arbres tortueux des marécages. Une petite pente d’une cinquantaine de pas séparait le baraquement de la tour et de la palissade et une centaine séparait celles-ci d’un amas inextricable de végétation qui s’étendait, interminable, vers le levant. Les prairies des Communes mouraient là comme si l’on avait marqué la frontière à la hache, brusquement, de façon plus ou moins nette. Bien sûr, les Condamnés se chargeaient de débroussailler la lisière en arrachant toute pousse ou buisson. Se laisser envahir par les marécages signifiait se laisser envahir par la mort.

    Des croassements de corbeau résonnèrent. Dashvara vit l’oiseau noir se poser sur la haute branche d’un arbre. Pas très gracieux, ces oiseaux-là, pensa-t-il. Et il baissa les yeux sur son morceau de bois. La mélodie de la flûte était joyeuse et rapide, mais Tsu aurait pu souffler aussi fort qu’il pouvait dans son instrument que ni Arvara le Géant, ni Alta, ni Lumon, ni les Triplés ne se seraient réveillés. Il fallait un véritable cri d’alarme pour tirer un Condamné de son sommeil.

    Dashvara jeta un coup d’œil vers le nord. Le capitaine était parti avec sa patrouille il y avait quelques heures débroussailler une section de la lisière. Sashava devait être sur le point de rentrer avec la sienne. Et Pik et Kaldaka étaient partis à Rayorah acheter des provisions avec l’ânesse.

    Un peu de tranquillité ne fait jamais de mal, se réjouit Dashvara.

    Alors, il entendit le bourdonnement d’une mouche et plissa les yeux en essayant de chercher la maudite du regard. Quelques minutes après, cependant, son attention fut distraite par le bruit sourd et lointain de sabots. Il fronça les sourcils et Tsu interrompit un instant sa musique, dans l’expectative. Finalement, ils virent apparaître à l’ouest un cavalier qui descendait tranquillement la pente douce vers les marais. Le cheval était d’un blanc immaculé et ce qui venait dessus avait tout l’air d’être un fonctionnaire. Il se dirigeait vers le baraquement.

    — Qu’est-ce que tu en dis, Tsu ? —fit Dashvara, la voix ennuyée.

    Le drow haussa les épaules. Son expressivité ne s’était pas beaucoup améliorée avec les années.

    — Que c’est toi qui lui parles —se contenta-t-il de répondre avant de reprendre sa flûte.

    Dashvara soupira mais acquiesça.

    Il adressa un signe de salut à Makarva, dans la tour, pour lui faire comprendre qu’il avait déjà vu le cavalier et, sans retirer les pieds de la table, il continua à sculpter son morceau de bois. Jamais il n’aurait imaginé, trois ans auparavant, qu’il dominerait un jour son manque de patience pour sculpter des figures. La Frontière pouvait opérer des miracles.

    Bientôt, le cavalier s’arrêta près de l’estrade de bois. Dashvara ne leva pas les yeux. Diables, qu’il se présente avant. C’est ce que fit le visiteur.

    — Bonjour. Je suis le nouvel inspecteur frontalier —déclara-t-il d’une voix sonore—. Je viens voir si tout va bien à Compassion.

    Dashvara arqua un sourcil et il leva finalement la tête pour détailler l’individu. Il était jeune, le ventre rebondi, les cheveux blonds, avec un uniforme blanc d’inspecteur. Oui, cela ne faisait pas de doute, il disait la vérité.

    — Bonjour —répliqua-t-il enfin, après un silence qui avait fait froncer les pâles sourcils du fonctionnaire—. Sois tranquille : tout va bien à Compassion.

    Il rabaissa les yeux sur son morceau de bois et continua à le sculpter. L’inspecteur mit pied à terre en lançant d’une voix un peu plus tendue :

    — J’ai ordre de tous vous passer en revue. Un décret a été signé il y a quelques semaines qui dit… —il s’interrompit en voyant que Dashvara ne semblait pas l’écouter, mais il poursuivit— : qui dit que dorénavant vous recevrez des visites tous les quinze jours.

    Quoi ? Tous les quinze jours ? Dashvara baissa les yeux sur le plancher en voyant que le fonctionnaire avait osé monter sur l’estrade avec ses bottes pleines de boue. Il soupira. Et continua à sculpter.

    — Où est votre chef ? —s’enquit l’inspecteur après un silence. Sa voix ne reflétait plus de tension.

    — Le capitaine est en patrouille —répondit Dashvara en levant les yeux.

    — Capitaine ? —répéta l’inspecteur. Il n’y avait pas de capitaines entre les Condamnés. Mais si entre les Xalyas, fédéré, sourit intérieurement Dashvara.

    Tsu continuait à jouer doucement de la flûte. Du coin de l’œil, Dashvara observa que l’inspecteur s’agitait, de nouveau nerveux.

    — Tu pourrais arrêter de sculpter ça ? —demanda celui-ci après un silence. Dashvara ne répondit pas—. Qu’est-ce que tu sculptes ? —ajouta-t-il. Il avait l’air plus sympathique que l’inspecteur précédent, considéra Dashvara. L’ancien inspecteur, le Tatillon, ne se serait jamais soucié de demander ce qu’il sculptait. Il le scruta avant de sourire.

    — À ton avis ? —lui lança-t-il.

    L’inspecteur secoua la tête.

    — Cela n’a pas encore une forme concrète, je ne peux pas deviner.

    Dashvara, cette fois, sourit largement. Ceci lui rappelait beaucoup une conversation qu’il avait eue avec un vieux sage shalussi il y avait longtemps.

    — Que signifie concret ? —demanda-t-il.

    L’inspecteur arqua un sourcil et, au grand étonnement de Dashvara, il chercha dans son sac et en sortit un livre.

    — Je vais te lire la définition, soldat —annonça-t-il, moitié arrogant moitié amusé parce qu’il savait que sa réaction l’avait surpris. Il passa quelques pages et s’éclaircit la voix avant de se mettre à lire— : « Concret. Adjectif qui désigne ce qui est réel, tangible et perceptible. Antonyme : abstrait ». Satisfait ? —demanda-t-il avec un petit sourire condescendant.

    Dashvara souffla. Effectivement, il ne ressemble pas à l’inspecteur précédent.

    — Satisfait —approuva Dashvara. Alors il entendit de nouveau la mouche. Maudite mouche… Il la vit, posée sur sa petite table.

    L’inspecteur ouvrit la bouche.

    — Écoutez, peut-être que je peux commencer à travailler sans votre chef. Combien êtes-vous dans le baraqu… ?

    Il poussa un petit cri de terreur quand Dashvara, propulsant son bras à la vitesse de l’éclair, planta son poignard dans la table. Il faillit s’esclaffer : il l’avait tuée ! C’était la première fois qu’il y parvenait. Il retira la pointe du couteau du bois et rejeta le cadavre de la mouche à la façon de celui qui fait cela tous les jours. Il reprit sa sculpture.

    — Tu disais quelque chose, inspecteur ?

    L’intéressé était blême. Un souffle de flûte résonna et Dashvara devina que Tsu avait du mal à se retenir de rire.

    — Je… —L’inspecteur déglutit. Il tenait encore le dictionnaire à la main. Alors il fit— : Il est malpoli de mettre les pieds sur la table.

    Dashvara le regarda quelques secondes, abasourdi ; alors, il s’esclaffa, franchement amusé. L’inspecteur pâlit encore davantage s’il se peut.

    — Tu ne viens pas de cette région, hein ? —s’enquit Dashvara.

    L’inspecteur prit une mine endurcie, mais il ne pouvait plus tromper Dashvara : il commençait à se rendre compte qu’on leur avait envoyé un nouvel inspecteur beaucoup moins strict que le Tatillon. On ne pouvait pas demander mieux.

    — Je ne suis pas d’ici, non —répondit l’inspecteur—. Je viens de Dazbon, soldat. Et j’ai étudié dans la meilleure des écoles : la Citadelle. Et maintenant, dis-moi, vous n’êtes que tous les deux pour garder la tour, ou quoi ?

    Dashvara l’observa avec intérêt.

    — Non —répondit-il, laconique—. Mes compagnons dorment.

    — Réveille-les.

    — Pas question. Nous avons passé toute la nuit à pister des orcs et nous n’avons même pas réussi à les trouver. Réveille-les, toi, si tu veux retourner à Rayorah la queue entre les jambes.

    L’inspecteur s’empourpra.

    — Ne me manque pas de respect, soldat ! —éclata-t-il.

    Dashvara haussa les épaules.

    — Ce n’était pas mon intention, inspecteur. Je dis seulement que ce serait aussi manquer de respect envers mes compagnons si je les réveillais tout de suite. La seule consolation qu’ils auraient, ce serait de pouvoir voir ces bénis rayons de soleil.

    Comme si sa bénédiction avait été entendue par les enfers, des nuages occultèrent l’astre à cet instant. Dashvara se rembrunit et retira les pieds de la table.

    — C’est mieux comme ça ?

    L’inspecteur se calma.

    — Mmpf. Où sont tes bottes ?

    — À l’intérieur. Brillantes comme l’obsidienne, inspecteur. Tous, ici, nous accordons une grande importance à l’hygiène, n’est-ce pas, Tsu ?

    Le drow avait arrêté de jouer, bien qu’il n’ait pas bougé de sa place. Il acquiesça de la tête en silence : il n’aimait pas parler devant les fédérés. Dashvara sourit à l’inspecteur.

    — Notre capitaine est pire qu’une maîtresse de maison. Tu vas voir qu’ici tout est en ordre. Même les bêtes, nous les tenons à distance. En trois ans, il n’y a eu aucune plainte d’aucun habitant de Rayorah à ce propos.

    — À ce propos —souligna l’inspecteur, en rangeant son dictionnaire—. On m’a dit que, dans cette tour, quelques hommes viennent de la steppe de Rocdinfer.

    — Quelques ? —sourit Dashvara—. Nous venons tous de la steppe. Nous sommes des condamnés xalyas. Et nous sommes les meilleurs Condamnés qu’il y ait jamais eu à la Frontière, n’en doute pas, inspecteur.

    Le blond grassouillet se frotta la joue fraîchement rasée sans se montrer impressionné. Bien sûr, comment allait-il être impressionné ? Pour lui, sûrement, être les meilleurs Condamnés signifiait plus ou moins être les meilleures crapules de l’État Fédéral.

    L’inspecteur le scrutait avec une mine hautaine assez réussie.

    — Comment t’appelles-tu ? —demanda-t-il enfin. Un rayon de soleil réapparut entre les nuages.

    — Dash —répondit-il—. Et lui, c’est Tsu.

    — Je jurerais que, lui, ce n’est pas un Xalya —observa l’inspecteur.

    Dashvara passa la main dans sa barbe, feignant d’être pensif.

    — Eh bien tu jurerais mal. Tsu est un Xalya comme nous tous. Il est adopté, ça oui. Mais c’est un Xalya de l’Oiseau Éternel. —Il sourit au drow de toutes ses dents et celui-ci lui rendit son sourire, moqueur.

    — Mm. Écoutez… —L’inspecteur se racla la gorge—. Tout de suite je viens du sud, de la Tour de la Dignité. Et là-bas, ils m’ont presque criblé de supplications pour que je leur envoie des ouvriers pour réparer leur baraquement. Et vous ? N’avez-vous donc aucun besoin urgent que je puisse notifier ? En fin de compte, je suis venu principalement pour ça.

    Dashvara secoua la tête en le voyant sortir un cahier et un crayon. Définitivement, il était beaucoup plus prévenant que l’inspecteur antérieur.

    — Eh bien vois-tu —dit-il—, notre baraquement est en parfait état. Nous l’avons refait l’automne dernier de nos propres mains et avec du bois tiré des marécages. Parce que nous, les Xalyas, nous n’avons pas besoin de l’aide des fédérés et nous ne nous laissons pas entraîner par la fainéantise comme ceux de la Tour de la Dignité. Mais, si tu veux vraiment une réponse plus poussée, je t’invite à revenir ici dans quelques heures. Le capitaine sera de retour.

    L’inspecteur prit un air railleur.

    — Je vois. Cependant, je ne crois pas que vous sortiez votre nourriture des marécages, n’est-ce pas ? Vous l’achetez à Rayorah, avec l’argent que vous donne le Conseil. Je me trompe ?

    Dashvara fronça les sourcils.

    — Non.

    L’inspecteur sourit et Dashvara s’employa de nouveau à sculpter son morceau de bois. Soudain, une exclamation se fit entendre.

    — Oh, soleil ardent qui illumine mes sens !

    En voyant le visage perplexe de l’inspecteur, Dashvara laissa échapper un gros rire et se tourna vers Miflin. Immobile dans l’encadrement de la porte, le triplé était resté sans voix en apercevant le visiteur.

    — Je te présente le Poète —lança Dashvara, très amusé—. Miflin, prends garde que ta tête ne s’illumine pas trop, hein ? C’est le nouvel inspecteur —ajouta-t-il, en répondant à la question silencieuse de son jeune compagnon—. Si tu as besoin de quelque chose, demande-le-lui avant qu’il ne s’en aille.

    — Ton compagnon a raison —intervint l’inspecteur—. Je vais noter ce dont vous avez besoin dans ce cahier et…

    Il se tut en entendant des voix à l’intérieur de la baraque. Bientôt Lumon et Alta sortirent. Arvara le Géant les suivait, inclinant légèrement la tête pour pouvoir passer par la porte. Tous les trois étaient sans chemise et sans bottes et Lumon se grattait la tête vigoureusement tandis qu’Alta s’étirait comme un chat paresseux. Dashvara réprima un sourire. La première impression laissée par les trois Xalyas n’était pas spécialement flatteuse.

    — Le soleil est sorti ! —constata Alta à voix haute sans même baisser un instant les yeux vers le sol.

    — Quoi ? —fit la voix de Zamoy de l’intérieur—. Kodarah ! Aide-moi à sortir le linge. Allez, réveille-toi, frère ! Il faut le suspendre. Oiseau Éternel, aide-moi avant que le soleil ne s’en aille !

    — Ça ne sèchera pas —souffla Arvara depuis ses six pieds de hauteur. Il s’écarta cependant de la porte quand Zamoy sortit à reculons en traînant un grand panier de linge.

    — Mais si, ça va sécher, Arvara. Bon sang, aidez-moi ! —se plaignit Zamoy—. Kodarah a un sommeil plus profond qu’un puits. Regardez ! Le soleil chauffe. Nous sommes en été, les gars. En quelques minutes, ce sera sec.

    — En quelques minutes, hein ? —Arvara riait, mais il l’aida malgré tout à porter le panier.

    Devant tant d’agitation, l’inspecteur paraissait soulagé.

    — Attendez ! J’ai quelques questions à vous poser…

    — Que nous attendions ? —répliqua Zamoy en soufflant et en s’arrêtant un instant—. Écoute, inspecteur, si les habits ne sèchent pas, je vais encore attraper un rhume et, si j’attends une seule minute de plus, je vais peut-être, je dis bien peut-être, me retrouver enterré dans la boue par ta faute. En marche, Arvara. Étendons le linge. Le soleil n’attend pas.

    Les deux Xalyas s’éloignèrent de l’autre côté de la baraque sans quitter l’estrade. Dashvara roula les yeux. Zamoy était un exalté.

    — Alors, comme ça, tu viens voir si nous sommes toujours vivants, inspecteur —fit Lumon, en s’avançant jusqu’à la table. Dashvara était encore assis sur la chaise. Lumon l’Archer adressa au fonctionnaire son habituel regard serein et mystérieux—. L’autre inspecteur est mort ?

    — Non ! —assura le fédéré—. Il a été muté ailleurs. C’est toi le responsable de tous ces gens ?

    Lumon grimaça, regarda Dashvara, puis Miflin et Alta. Il haussa les épaules.

    — D’une certaine façon —affirma-t-il—. Je suis le plus vieux.

    Alors, l’inspecteur renouvela son explication sur sa présence à la Tour de Compassion. Lumon prit une mine méditative.

    — Les gars —fit-il soudain—. On a besoin de quelque chose ? Vous avez une idée ?

    Il y eut un silence pensif et soudain :

    — Un cheval ! —lança Miflin.

    — C’est vrai —observa Dashvara, surpris de ne pas y avoir pensé plus tôt.

    — Il ne vous est permis que d’en avoir un —objecta l’inspecteur.

    — Eh bien parfait —sourit Lumon—. Nous n’en avons aucun.

    L’inspecteur prit un air étonné.

    — Je ne peux pas le croire. Comment transportez-vous les vivres de Rayorah jusqu’ici alors ? À dos d’homme ?

    — Nous avons une ânesse —intervint Dashvara fièrement. Cela faisait un an qu’ils l’avaient et, en échange des cajoleries et caresses des Xalyas, elle leur donnait un lait excellent.

    L’inspecteur secoua la tête, incrédule.

    — Et qu’avez-vous fait du cheval ? Normalement, toutes les tours en ont un.

    Dashvara et Lumon échangèrent un regard.

    — Il est parti —répondit Lumon, laconique.

    — Oh. —L’inspecteur fit une grimace en jetant un regard nerveux vers les marécages—. Il a été attaqué par ces… ?

    Alta souffla ; Alta était un passionné des animaux. Dans la steppe de Rocdinfer, c’était toujours lui qui s’occupait des chevaux.

    — Non, inspecteur. Il n’est pas mort. Il est parti parce que nous l’avons laissé partir.

    — Nous lui avons rendu la liberté que nous n’avons pas —enjoliva Miflin, appuyé contre le mur.

    En voyant l’incompréhension se dessiner sur le visage de l’inspecteur, Dashvara estima nécessaire de clarifier la chose :

    — Il y a un an, nous avons essayé de nous enfuir par les marécages et nous avons chassé le cheval vers les prairies. C’est pour ça que nous utilisons l’ânesse depuis un an.

    — Oh —fut la simple réponse du blond.

    — Un cheval serait le bienvenu, inspecteur —ajouta Lumon avec calme—. Franchement, je ne vois pas quoi d’autre. Et vous ?

    Dashvara haussa les épaules. Il répugnait à demander quoi que ce soit à un fonctionnaire fédéral.

    — Bien —dit l’inspecteur après un silence. Il avait noté le cheval dans son cahier—. Je vais entrer dans la baraque pour jeter un coup d’œil. Et, s’il vous plaît, habillez-vous correctement comme des soldats. Où sont vos ceinturons blancs ?

    — À l’intérieur —répondit Lumon.

    — Et vos armes ?

    — À l’intérieur.

    — Et si soudain les milfides ou les orcs attaquaient ? —ajouta l’inspecteur avec un ton de plus en plus accusateur.

    Lumon, Alta et Dashvara soupirèrent.

    — Tu es un inspecteur, pas un soldat, exact ? —demanda Lumon avec un petit sourire froid—. Bien, eh bien, fais ton travail, nous, nous ferons le nôtre.

    — D’où nous venons —intervint Dashvara—, il existe un dicton qui dit ainsi : ne crains pas le serpent rouge à moins qu’il ne s’approche et, quand il s’approche, prépare-toi et frappe. Ne nous stresse pas, inspecteur —ajouta-t-il sur un ton railleur—. Je t’assure que, si une milfide vient tout de suite, on l’ôtera de ton chemin… comme une mouche —il sourit, rangeant le poignard à son ceinturon.

    L’inspecteur se troubla et, agitant la tête, il entra dans la baraque. Lumon se gratta de nouveau la tête.

    — Il n’a pas l’air mauvais —commenta-t-il à voix basse.

    — Assez tendre —approuva Dashvara.

    — Un peu vert tout de même, ça se voit —évalua Alta.

    — Oiseau Éternel ! Ce n’est pas un plat de brocolis, tout de même —répliqua Miflin en s’écartant du mur.

    Dashvara sourit largement tandis qu’Alta soufflait comme un cheval dégoûté et disait :

    — Ne me parle pas de brocolis maintenant, Poète. J’ai l’estomac qui se retourne rien que d’y…

    Un cri de pure terreur retentit à l’intérieur de la baraque et tous les trois entrèrent, intrigués, suivis de Tsu. Kodarah était éveillé et Dashvara estima que se retrouver seul dans la baraque avec un être inconnu en uniforme blanc était une raison suffisante pour pousser un cri. Le Chevelu s’était levé d’un bond et il avait même commencé à dégainer son épée avant de réfléchir. Un peu pâle, l’inspecteur était en train de se présenter. Où le Tatillon avait-il pu être muté ? En réalité, cela importait peu à Dashvara tant qu’il se trouvait loin, très loin de Compassion.

    Une mouche se posa sur son bras. Il y en avait d’autres. Le bourdonnement était constant. Dashvara les chassa en sifflant et ferma la porte.

    — Bah ! Allez en enfer —marmonna-t-il. Il fouetta l’air de la main.

    — Tu parles aux mouches maintenant, Dash ? —se moqua Miflin.

    — Qu’est-ce que tu veux, Poète. Elles n’arrêtent pas de me parler, alors je leur réponds. Simple politesse.

    — Fichtre —murmura Miflin, comme s’il avait découvert une soudaine vérité—. Je n’ai encore composé aucun poème sur les mouches…

    — Va t’habiller, allez —le coupa Lumon. Lui-même avait déjà mis sa chemise et attachait le ceinturon des Condamnés.

    L’inspecteur tournait dans la baraque prenant des notes dans son cahier. Jamais le Tatillon ne s’était donné le mal de regarder vraiment les choses avant de les critiquer. Dashvara s’approcha de lui, curieux.

    — Que cherches-tu, si l’on peut savoir ?

    — Rien. Je fais un inventaire et je mets des appréciations —expliqua l’inspecteur, absorbé dans son cahier.

    Il s’arrêta devant la grande table qu’ils utilisaient aussi bien pour cuisiner que pour jouer aux cartes ou aux katutas. Dashvara le suivit. Par-dessus son épaule, il put lire en écriture sagipsienne : « Paillasses moisies. Bols vieux et fêlés. Pas suffisamment de chaises pour le nombre d’occupants »… Et pourquoi diables auraient-ils besoin d’une chaise chacun ? Ces inspecteurs… Dashvara secoua la tête, mal à l’aise.

    — Et que fais-tu ensuite avec ces appréciations ? —s’enquit-il.

    Un instant, l’inspecteur suspendit ses gestes pour le regarder. Il fit une moue et continua à écrire tout en répondant :

    — Je les donne à un secrétaire du Conseil de Titiaka.

    — Oh. —Dashvara se gratta la tête—. Ceci explique le retard.

    — Le retard ?

    — Oui. Cela fait trois ans que nous avons demandé au Conseil de Titiaka de nous libérer de notre condition d’esclaves et nous n’avons toujours pas reçu la réponse. —Dashvara sourit, moqueur—. Mais elle finira par arriver.

    L’inspecteur s’était mis à le regarder avec une étrange expression sur le visage. Dashvara jeta un autre coup d’œil sur le cahier. Cette fois, il était écrit : « Nettoyage insuffisant : hommes maigres avec des poux, des vêtements humides et boueux ». Dashvara fit une moue de dédain. Cet inspecteur allait se révéler être plus méticuleux et dangereux que l’autre. Il leva de nouveau les yeux vers le grassouillet et laissa échapper sur un ton caustique :

    — Essaie de rester trois ans dans ce trou et ensuite viens me raconter des histoires sur les poux et la boue, hein ?

    Le fédéré plissa les yeux.

    — J’écris ceci pour que le Conseil se rende compte, soldat.

    Dashvara secoua la tête, sans comprendre.

    — Pour qu’il se rende compte de quoi ? Que nous ne vivons pas dans un palais ? Je crois que, ça, tous le savent déjà, fédéré.

    — Inspecteur —le corrigea-t-il sur un ton dur. Cette fois, il avait vraiment l’air en colère.

    Dashvara haussa les épaules et répéta formellement :

    — Inspecteur. Au fait —dit-il, en croisant les bras—, une mouche s’est posée sur ta tête. Tu devrais l’ajouter sur ton inventaire, à moins que tu veuilles que je t’en débarrasse avant.

    L’inspecteur le foudroya du regard.

    — Cela suffit. Tes menaces frôlent les limites de l’acceptable, soldat.

    Dashvara décroisa les bras et recula d’un pas en acquiesçant.

    — Alors, je me tairai. Laisse-moi simplement te donner un avertissement : à Sympathie, ils vont te dépecer vivant. Ce ne sont pas des pleurnicheurs comme ceux de Dignité. Et certainement, ils ne sont pas comme nous. Je n’aimerais pas être à ta place… —il le regarda dans les yeux avant d’ajouter— : inspecteur.

    Il s’éloigna. Au moins, le tendre inspecteur était averti. Ceux de la Tour de Sympathie allaient se jeter sur lui comme des loups affamés. Métaphoriquement bien sûr : on pouvait faire pression sur un inspecteur s’il se laissait faire, mais on ne pouvait pas le maltraiter physiquement. La Tour de l’Humilité, située encore plus au nord que Sympathie, avait déjà dû subir de dures représailles à cause d’une bande de Condamnés qui avaient perdu leur sang-froid devant un inspecteur « trop tatillon ». Il est vrai que ceci était la version des Condamnés. L’autre version, généralement, Dashvara ne l’entendait jamais, vu que les inspecteurs, pour des raisons professionnelles, ne répondaient pas aux questions.

    Il mit ses bottes, ressortit et, après avoir jeté un regard attentif au nord, à l’est et au sud, il décida d’aller aider Zamoy et Arvara à suspendre le linge. Si seulement le soleil pouvait durer un peu plus…

    Zamoy s’agitait comme une danseuse de dianka, étendant tout le linge sur les cordes. Arvara se déplaçait plus lourdement ; il semblait convaincu que, dans quelques minutes, ils allaient devoir ramasser tout le linge à toute allure avant que la pluie ne vienne encore le tremper.

    — Oh, non ! —s’exclama Zamoy quand des nuages occultèrent de nouveau le soleil.

    — Ah. Regardez. Le vent se lève —fit remarquer Arvara avec l’air de dire « je te l’avais bien dit, mon gars ».

    — Qu’il se lève —grogna Zamoy—. Qu’il se lève et qu’il s’en aille.

    Dashvara tourna les yeux vers le sud. Ces nuages… ne me disent rien de bon, soupira-t-il. Zamoy agita un poing menaçant vers le ciel.

    — Cette fois, vous ne vous approcherez pas, nuages ! —proclama-t-il. Depuis que son frère Miflin était poète, lui s’était découvert une veine prophétique.

    — Non —affirma Arvara—. Ils ne s’approcheront pas. De fait, ils sont en train de se former au-dessus de nous. Juste sur le linge. Qu’est-ce que tu paries ?

    — Ses cheveux, évidemment —observa Dashvara.

    Zamoy le Chauve prit une mine contrariée et, quand le ciel commença à se faire de plus en plus sombre, il gémit.

    — Ce n’est pas juste !

    Dashvara sourit et ils se mirent à remplir de nouveau le panier aussi vite qu’ils pouvaient. Quelques minutes après, ils virent apparaître l’inspecteur au coin de l’estrade qui entourait la baraque. Ils le virent marcher d’un pas appuyé, comme pour tester la résistance du plancher. Dashvara secoua la tête.

    — L’estrade, c’est nous qui l’avons construite —dit-il, en haussant la voix—. Elle ne va pas se rompre. À moins que tu continues à lui donner des coups de pied —grommela-t-il, irrité, en voyant que l’inspecteur venait d’enfoncer une planche pourrie.

    — J’ai reçu une goutte —fit soudain Arvara.

    — Dépêchez-vous ! —lança Zamoy, en jetant le dernier pantalon dans le panier. À eux trois, ils soulevèrent celui-ci et se dirigèrent à pas rapides vers l’intérieur de la baraque. À peine eurent-ils fermé la porte qu’il se mit à pleuvoir pour de bon. Les gouttes s’écrasaient sur le toit comme si des poings essayaient de le briser.

    — Éphémère comme une bulle de savon —soupira Miflin. Il n’avait plus l’air aussi « illuminé », se moqua intérieurement Dashvara.

    L’inspecteur, l’air sombre, s’appliqua à leur poser des questions. On ne le voyait pas très inquiet du sort de son cheval blanc, qui se trempait sous la pluie.

    — Quelle est votre diète journalière ? —demanda-t-il, assis à la table avec son cahier et son crayon.

    Lumon n’avait jamais été très bavard, surtout avec les étrangers, et l’inspecteur, l’ayant pris pour le « chef » du petit groupe, éprouva une grande déception en recevant des réponses laconiques, quoique cordiales. Lumon était toujours affable et ne perdait jamais les nerfs. En cela il était un peu comme Boron le Placide ; enfin, Boron le Placide parlait encore moins.

    — Que faites-vous quand l’un d’entre vous tombe malade ? —continuait à questionner l’inspecteur.

    Dashvara s’était allongé sur sa paillasse et jouait un solitaire avec ses cartes marinières. Elles étaient en piteux état, décolorées et abîmées, mais elles étaient encore utilisables.

    — Nous appelons Tsu —répondit Lumon, l’air de s’ennuyer mortellement—. C’est lui, notre médecin.

    Le drow, assis sur sa propre paillasse, s’était mis à raccommoder sa chemise. Dashvara avait toujours admiré son habileté avec l’aiguille.

    — Ahmhm… —marmonna l’inspecteur, en griffonnant sur son cahier—. Et… ?

    Et on ne sut pas ce qu’il allait demander ensuite car, à cet instant, la porte s’ouvrit brusquement. Du fracas de l’averse surgirent quatre silhouettes dégouttantes d’eau et épuisées. C’était la patrouille de Sashava. Aussitôt, tous ceux du baraquement délaissèrent leurs occupations pour les aider à se débarrasser de leurs vêtements trempés. Il ne faisait pas froid, plutôt le contraire, c’était l’été, mais l’eau de pluie était en général glacée. Cela était dû à une question d’énergies darsiques, d’après Tsu.

    — C’est toi le chef de Compassion ? —demanda l’inspecteur. Dashvara tentait de tordre une des capes au-dessus d’une grande bassine qu’ils avaient à l’entrée. Il tourna la tête pour voir à qui il le demandait. L’inspecteur regardait Sédrios le Vieux. Sa chevelure blanche devait sans doute l’avoir induit à s’adresser à lui.

    Sédrios sourit. Mais il ne répondit pas. Il aimait à se faire passer pour un muet devant les fédérés. Le bruit sec d’un bâton retentit contre le bois et Sashava se racla la gorge en traînant sa jambe inutile jusqu’à se situer près de la table. Malgré sa jambe mutilée, il continuait à vouloir travailler avec les autres et tous le respectaient pour cela. Sa patrouille allait plus lentement, bien sûr, mais démons, pourquoi courir ?

    — Le capitaine est dans l’autre patrouille —grogna-t-il enfin, tout en détaillant le visiteur avec des yeux méfiants. On le voyait fatigué, mais Dashvara savait que, devant un fédéré, Sashava ne reconnaîtrait jamais aucune faiblesse. Il se maintint droit et digne—. Lumon, qui est cet homme ? —demanda-t-il.

    Lumon fit un geste à l’inspecteur, l’invitant à se présenter. Tandis qu’ils parlaient, Dashvara remarqua que Maltagwa le Jardinier jetait des regards préoccupés vers l’unique fenêtre de la baraque, qui donnait sur le jardin potager.

    — Elles vont se noyer, elles vont pourrir… —murmura-t-il tout bas.

    Il parlait des sarrènes qu’il avait plantées quelques jours auparavant. Dashvara vit Boron lui donner une petite tape tranquillisante sur l’épaule.

    — Ce n’est pas moi que tu

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