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Silence Originel
Silence Originel
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Livre électronique361 pages4 heures

Silence Originel

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À propos de ce livre électronique

Et si la petite ballerine d'Edgar Degas cachait un lourd secret ?

1941

Gabriel Blum a cinq ans lorsque les nazis entrent dans Paris.

Le jour, il n'a plus le droit de sortir jouer avec les enfants du quartier. Sa mère pleure, son père se tait. La nuit, un ogre le poursuit dans ses rêves.

Un matin, la police frappe à sa porte…

 

2021

Archiviste dans la petite ville de Cambrai, Lorelei Petit passe son temps libre auprès de sa grand-mère, dont l'âge efface peu à peu la mémoire. Mais un dessin de Degas aperçu à la télévision bouleverse la vieille dame, au point qu'elle refuse de s'alimenter.

Quel est le lien entre la ballerine du dessin, la grand-mère de Lorelei et le mystérieux Gabriel que celle-ci réclame désormais à grands cris – et que personne ne semble connaître ? Toutes les pistes mènent à Paris, et à une famille aussi riche que mystérieuse, les Grall.

 

Ce que les premières lectrices disent de Silence Originel

« Une fois commencé, je n'ai pas pu le lâcher ! Le point de vue des 3 personnages permet de faire monter le suspense et l'appréhension doucement mais sûrement. Parce qu'on devine assez vite les grandes lignes de ce qui va se passer mais est-ce qu'ils vont finir par percer le secret ? Est-ce qu'ils vont retrouver Gabriel ? Les parties sur Gabriel m'ont beaucoup émue, j'étais parfois au bord des larmes. Je vérifiais les infos historiques au fur et à mesure et j'ai vu cette horrible affiche de l'expo 'le Juif et la France' sur le Berlitz. Mon dieu... » Marie-Isabelle

« Je me suis laissée entraîner dans l'histoire de Gabriel et Lorelei, bien ficelée jusqu'au bout. » Caroline

« Je l'ai dévoré d'une traite, c'est dire si l'histoire et les personnages m'ont plu ! » Vaea

« Une magnifique histoire, pleine d'émotions. » Nora

LangueFrançais
Date de sortie29 juin 2021
ISBN9791095394549
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    Aperçu du livre

    Silence Originel - Cécile Mahon

    1

    Le clan du silence

    ALEXANDER

    Alexander Grall parlait au nom d’un clan adepte du silence. Ce clan c’était Grall, un empire du luxe de dimension internationale. C’était aussi sa famille. À vingt-cinq ans, il était devenu pourvoyeur de belles histoires à destination de la presse et du public, gardien de secrets dont lui-même ignorait tout. Comme la raison pour laquelle sa grand-mère était entrée dans une colère noire la veille.

    « Vous arrivez à destination », annonça la voix métallique du GPS.

    Alexander freina, et sa décapotable s’immobilisa. C’était un petit bolide fabriqué dans les années cinquante, restauré avec amour et acheté à prix d’or. Penché sur le volant en cuir, Alexander examina la rue étroite.

    Où est ce fichu musée ?

    Sous le soleil d’août, le Nord était loin de l’image qu’Alexander s’en était faite. À sa gauche, le ciel d’un bleu parfait contrastait avec la brique des modestes maisons ouvrières. À droite, un panneau indiquant « Musée des Beaux-Arts » pointait vers un portail moderne ouvrant sur un grand parc. Mais il s’agissait d’une allée piétonne, à l’accès barré par des poteaux en acier. Des touristes matinaux se dirigeaient vers le musée. Alexander repéra aussi des photographes de presse, dont la présence lui rappela la raison de sa venue à Lens, et la colère subie la veille.

    Quelle mouche avait donc piqué Colette ?

    Colette Grall dirigeait Grall International d’une main de fer depuis bien avant la naissance d’Alexander. Celui-ci avait toujours connu sa grand-mère aux manettes de l’entreprise et de la famille. Même quand son mari Denis était encore en vie, Colette seule prenait toutes les décisions. Peut-être était-ce pour ça qu’elle était si fâchée la veille. Parce que, pour une fois, Denis avait décidé sans elle.

    Derrière la décapotable, un car de tourisme klaxonna. Quelques mètres plus loin dans la rue, un panneau routier indiquait le dépose-minute du musée. Alexander embraya et prit cette direction en grommelant.

    Où est donc l’entrée de ce satané musée, et pourquoi grand-père n’a-t-il pas fait ce legs à Orsay ?

    Denis Simon-Grall avait été un grand-père distant et intimidant. Il sortait rarement de son bureau et s’intéressait peu au plus jeune de ses petits-enfants. Alexander ne l’en avait que plus aimé. Quand Denis était mort, Colette s’était retirée dans son deuil, laissant ses enfants et petits-enfants se charger des questions d’héritage. Le testament n’avait surpris personne : il léguait toutes ses possessions à son épouse Colette, à l’exception de quelques objets personnels répartis entre ses trois enfants, et d’un ensemble hétéroclite d’œuvres d’art, qu’il voulait offrir au nouveau musée de Lens.

    Parce qu’il était chargé des opérations de relation presse et de mécénat, Alexander avait tout naturellement endossé la responsabilité d’organiser ce don. Il y avait travaillé pendant les mois suivants, dans l’indifférence générale. Jusqu’à la veille, quand il avait évoqué son départ vers Lens.

    Ce soir-là, Alexander et Colette dînaient seuls à la longue table du manoir, au milieu de la forêt de Fontainebleau. L’endroit était si calme qu’on entendait le tic, tac de l’horloge depuis le grand couloir. Au milieu de la nappe blanche, les flammes des chandelles jouaient sur les verres en cristal. Les murs de lambris ivoire aux moulures dorées se drapaient des ombres du soir, et les tapisseries médiévales tendues aux murs semblaient s’animer dans la lumière dansante. Colette présidait depuis la place d’honneur, le port altier, ses cheveux formant une couronne de neige autour de son visage fin. Assis à la droite de sa grand-mère, Alexander mangeait en silence. Colette parlait peu, et n’appréciait guère le bavardage.

    Un concert de klaxons arracha Alexander à ses réflexions. Quelque chose bloquait l’accès au dépose-minute du musée, où Alexander avait prévu de se garer. Son Aston Martin prise en sandwich entre deux énormes cars de tourisme, il jeta un coup d’œil à sa montre – une Piaget aux lignes épurées – et lâcha un juron. Il lui restait moins d’une heure avant l’inauguration. Avec quelques centimètres de marge à peine, il manœuvra l’Aston pour s’extraire de la file de cars et accéléra dans un rugissement de moteur, à la recherche d’un autre accès au musée. La rue était étroite et bordée d’arbres, les trottoirs larges mais protégés par des barrières en bois. Pas une place de parking en vue.

    Il savait que ce déplacement serait frustrant. Au cours du dîner de la veille, déjà, il avait ronchonné à propos de son départ pour le Nord, où il avait prévu de passer la nuit dans le seul hôtel quatre étoiles proche de Lens.

    À l’extrémité de la table, Colette avait froncé les sourcils.

    — Que vas-tu faire dans les corons ?

    — Le musée organise un vernissage pour l’exposition dédiée à grand-père.

    Colette avait reposé son couteau à poisson, lentement, et dévisagé Alexander.

    Il avait ressenti le besoin de s’expliquer.

    — Ils ont installé le legs dans une salle particulière, qui portera le nom de grand-père. L’exposition permanente sera inaugurée demain. Nous avons convié la presse et la télévision. Isobel a mis le dossier de presse en page, regardez…

    Il avait affiché le document sur l’écran de son smartphone. Colette aimait suivre les réalisations d’Isobel, la première de ses arrière-petits-enfants à intégrer l’entreprise familiale…

    Devant la décapotable, une touriste en robe fleurie traversa la chaussée, et Alexander pila. Alors qu’il suivait l’imprudente du regard, marmonnant des injures, il repéra une place libre dans une petite rue adjacente. Il y gara l’Aston Martin avec toute la délicatesse d’un Parisien frustré par la province.

    Pourquoi ai-je accepté de venir me perdre ici ? Plus jamais je ne remettrai les pieds aussi loin du Périph.

    Il s’extirpa de sa voiture et ouvrit le coffre pour en sortir une pile de dossiers de presse. Son regard s’arrêta sur le modeste dessin reproduit au dos de la plaquette : l’esquisse d’une ballerine attribuée à Degas. Quand Colette avait découvert ce dessin, sur le smartphone d’Alexander, le sang s’était retiré de son visage. Un instant, Alexander avait craint qu’elle ne fasse un malaise. Sa grand-mère avait une santé de fer, mais elle n’avait plus vingt ans… Pourtant, ce n’était pas une crise cardiaque qui l’avait saisie à la vue du dessin, mais une colère comme elle en démontrait rarement.

    — Qu’est-ce que ça fait là ? avait-elle soufflé en désignant la ballerine.

    — C’est… Ça fait partie du legs. Le Degas était avec quelques autres, dans le bureau de grand-père.

    — Non.

    — Il n’était pas dans un cadre, c’est vrai, mais dans un carton à dessins. Apparemment son père avait acheté un lot d’esquisses dans les années vingt, et…

    Mais Colette n’écoutait plus. Elle s’était levée de toute sa (petite) hauteur.

    — Personne ne doit voir cette ballerine. Jamais.

    Sa main aux doigts déformés par l’âge s’était refermée sur sa serviette comme la serre d’un rapace.

    Alexander avait protesté, balbutiant.

    — Le Degas est au musée depuis des mois. Vous avez approuvé la liste des œuvres. Ce n’est qu’une fois entre les mains des experts que l’esquisse a été authentifiée, et il était trop tard pour…

    Sur la serviette, les articulations de Colette étaient blanches.

    — Personne ne doit savoir. Fais ce qu’il faudra.

    Et, sur cette étrange injonction, Colette s’était retirée, abandonnant Alexander, choqué et dérouté, au milieu des dorures. Il avait quitté le manoir sans la revoir, et pris la direction du Nord, une boule au ventre. Il avait visiblement commis un terrible impair, et il ignorait comment il pouvait se rattraper. « Fais ce qu’il faudra, » avait ordonné Colette. Mais quoi ?

    Alexander referma le coffre de l’Aston Martin avec un soupir. Une chose était certaine : il ne pouvait plus reprendre le Degas. Dans moins d’une heure il inaugurerait l’exposition Grall, et le public y découvrirait la petite ballerine que Colette aurait tant voulu cacher.

    À cette idée, Alexander sentit l’angoisse remonter depuis ses tripes vers son estomac, et jusqu’à sa gorge, menaçant de l’étouffer. À tâtons, sa main droite trouva l’élastique qu’il conservait autour du poignet gauche, et le fit claquer. La douleur le ramena à la réalité, et il souffla. Ce n’était pas le moment d’avoir une crise de panique. Ce matin-là, l’image de la famille Grall dépendait de lui.

    Alexander leva les yeux. Devant lui, le Musée des Beaux-Arts de Lens dressait sa silhouette massive au milieu des arbres, immense pavé de verre et d’acier. Un musée tourné vers l’avenir, un centre d’académisme en pays minier, une contradiction enveloppée dans un paradoxe. Un concept douloureusement familier.

    Dans le hall du musée l’air était filtré, climatisé. Espace moderne au sol de pierre et aux parois de verre, le musée possédait les dimensions et l’élégance d’un hangar géant. Loin au-dessus des visiteurs, à huit ou neuf mètres du sol, les volets blancs du plafond tamisaient la lumière naturelle. Le moindre pas éveillait des échos caverneux.

    Un troupeau de gosses en chasubles orange fluorescent traversa le hall, leurs piaillements résonnant dans le vaste espace. Alexander commença à se frayer un chemin entre les œuvres exposées – des pièces monumentales pillées aux quatre coins du monde antique – et les touristes matinaux. Au détour d’une fresque iranienne, un grand type vint à sa rencontre, main tendue. Il portait un costume bleu ardoise bien coupé – probablement du prêt-à-porter retouché – de grosses lunettes à monture épaisse et des tresses qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Le bleu de sa chemise soulignait le noir de sa peau.

    — Monsieur Grall ? Je suis Eddy Moreux. Nous nous sommes parlé au téléphone.

    Alexander serra la main tendue. Moreux était l’attaché de presse du musée, et ils avaient organisé l’événement du jour ensemble.

    — Tout est prêt ? demanda Alexander.

    — Les œuvres sont installées, et la presse est déjà là. Vous voulez qu’on repasse le programme en revue ?

    Alexander suivit l’attaché de presse dans le labyrinthe du musée. Ils laissèrent derrière eux les antiquités orientales, traversèrent une exposition de photographies géantes consacrées aux bouddhas d’Afghanistan, contournèrent un assortiment de meubles médiévaux, et parvinrent devant une corde dorée qui interdisait l’accès d’une salle, aussi blanche et démesurée que les autres. Deux gardiens en costumes noirs barraient le passage. Alexander les salua d’un signe de tête.

    Un panneau sur pied annonçait l’inauguration de la salle Denis Simon-Grall pour le jour même. Une flèche pointait vers la droite.

    — Nous avons installé des micros et des chaises à côté pour la conférence de presse. Vous pourrez poser avec monsieur Buson pour quelques clichés…

    Alexander fit la moue. Il avait rencontré le jeune conservateur une fois. C’était un grand type blond et trop maigre, collection de tics nerveux à lui seul. Probablement pas un pro des séances photo.

    L’attaché de presse dut lire l’expression d’Alexander, car il argumenta.

    — Un représentant de la famille du donateur remettant symboliquement un tableau au conservateur du musée, c’est une image plus parlante qu’une série d’œuvres accrochées sur un mur blanc. Si nous voulons une couverture maximale de l’événement…

    Alexander acquiesça. Son grand-père avait légué ces œuvres de manière personnelle, mais leur remise au musée était l’occasion de faire mousser la marque Grall en rappelant les liens entre l’empire du luxe et le monde de l’art. Et si Alexander était venu se perdre si loin de Paris, ce n’était pas pour faire les choses à moitié.

    — Quel tableau dois-je remettre à monsieur Buson ?

    Moreux l’entraîna au-delà de la corde dorée, au travers d’une forêt de chaises pliantes jusqu’à un groupe de micros sur pieds et un chevalet couvert d’un drap blanc. La hauteur sous plafond semblait écraser le dispositif, rendant cet ensemble de chaises aussi insignifiant qu’une dînette au milieu d’une cathédrale. Moreux replia le drap, révélant un dessin de taille modeste encadré d’une simple baguette métallique.

    — Je pensais à cette ballerine de Degas.

    Alexander étouffa un grognement. Évidemment, Moreux avait choisi la seule œuvre qu’il ne fallait pas mettre en avant. Si Colette voyait Alexander et la ballerine en première page des journaux, elle allait…

    Il préférait ne pas y penser.

    — Trop petit, dit-il. Prenons l’un des Corot, celui avec le plus gros cadre. Ça rendra mieux.

    Il consulta sa montre.

    — Il nous reste vingt minutes. Vous voulez un coup de main ?

    Trente secondes après avoir soulevé son coin du Corot, Alexander commença à regretter son choix. Dans son énorme cadre sculpté et doré, le tableau pesait une tonne. À l’autre extrémité du fardeau, Buson offrait un rictus crispé au crépitement des flashes. La sueur perlait sur le front du conservateur, causée par le stress, le poids du tableau, ou les deux. Malgré la brûlure de ses bras et les protestations de son dos, Alexander sourit de toutes ses dents, qu’il savait blanches et sans reproche. Il prit une grande inspiration et déclama son texte.

    — C’est un grand honneur pour moi de remettre ces œuvres au musée, au nom de mon grand-père Denis Grall, de son épouse Colette et de toute la famille Grall…

    Les flashes crépitèrent. Buson lâcha un petit gémissement et Moreux se précipita pour les soulager du poids du Corot. Avec l’aide de l’attaché de presse, Alexander et le conservateur replacèrent le tableau sur son chevalet, où les photographes l’immortalisèrent à nouveau. Buson prit la parole d’une voix chevrotante, et les journalistes posèrent quelques questions convenues.

    Une vingtaine de minutes plus tard, ils étaient tous passés dans la seconde salle. Alors que les photographes tournaient leur attention vers l’exposition tout juste dévoilée, Alexander sentait encore ses reins protester. Il s’étira le plus discrètement qu’il le put.

    — Vous auriez dû vous contenter du Degas, fit une voix revêche derrière lui.

    Il se retourna et reconnut la vieille dame. Josette Gentille la mal-nommée avait expertisé les œuvres offertes au musée. C’était une petite femme voûtée, les cheveux teints au henné hérissés sur un crâne asséché par l’âge. Son odeur de cendrier et ses doigts jaunis trahissaient une dépendance au tabac, et son attitude générale une misanthropie caractérisée. Elle se planta trop près d’Alexander et pointa un doigt crochu sur sa cravate.

    — C’est le Degas, l’œuvre maîtresse de ce fond. Mais il n’était pas assez imposant pour vous, hein ? Toujours à vouloir mettre de la poudre aux yeux, avec vos costards de luxe et vos chaussures italiennes.

    Elle se tourna vers les photographes de presse, agglutinés devant les paysages de Corot.

    — Et regardez cette bande d’imbéciles ! On accrocherait des posters aux murs qu’ils ne verraient pas la différence.

    — Madame Gentille, que nous vaut le plaisir de votre présence ?

    — Mademoiselle ! C’est moi qui ai authentifié tout le lot. Si quelqu’un a le droit de s’empiffrer de petits fours, c’est bien moi. C’est pas avec ce qu’on me paie ici que je peux m’offrir du caviar !

    — Alors laissez-moi vous proposer une flûte de Champagne…

    Il la prit par le bras pour l’éloigner de la presse, et elle se dégagea d’un geste brusque.

    — Quoi, vous avez quelque chose à me demander ? Je suis assez grande pour me servir toute seule.

    Elle partit vers le buffet en marmonnant dans son dentier.

    Alexander se désintéressa de la vieille fille et pivota vers le centre de la salle. Buson discutait avec animation au milieu d’un groupe de journalistes. Pris par son sujet, le conservateur oubliait de cligner des yeux ou de se tordre les mains comme il le faisait d’habitude. Quelques pas plus loin, Moreux faisait de grands gestes devant la ballerine de Degas, comme un enseignant devant sa classe. Chaque fois qu’il bougeait, les perles d’argent qui décoraient ses tresses accrochaient la lumière des spots. Une poignée de reporters écoutaient ses explications, carnets de notes et enregistreurs en main. Une équipe de TV filmait des images d’illustration. Alexander laissa échapper un petit soupir de soulagement. C’était une belle inauguration, qui allait entretenir l’image de Grall International, et c’était tout ce qui comptait.

    Sous les flashes de la presse, la petite ballerine de Degas rattachait son chausson. La voix de Colette résonna aux oreilles d’Alexander.

    « Personne ne doit voir cette ballerine, jamais. » 

    Pourquoi Colette voulait-elle cacher ce modeste croquis ? Alexander n’en avait pas la moindre idée.

    Il espérait simplement que ce dessin ne reviendrait pas le hanter.

    2

    Quelque chose de terrible

    GABRIEL

    Gabriel Blum avait cinq ans lorsque les nazis entrèrent dans Paris. Depuis la fenêtre de l’appartement familial, il avait vu défiler les soldats à l’uniforme étrange.

    Ses parents ne lui avaient rien expliqué. Sa mère lui avait interdit de jouer dehors avec les autres enfants du quartier. Elle disait que la rue était devenue dangereuse pour les gens comme eux. Les gens qui s’appelaient Blum.

    Le ciel de Paris était bleu en cet été 1941. Du haut de ses six ans, Gabriel sentait bien qu’une ombre planait désormais sur sa vie. Seulement, personne ne voulait lui en parler, alors il avait cessé de poser des questions.

    L’appartement était calme ce matin-là. L’odeur de la chicorée flottait dans l’air immobile. Le soleil déjà haut dans le ciel d’été découpait des rectangles jaunes sur le parquet et les tapis aux arabesques complexes. Bientôt les adultes tireraient les lourds rideaux pour empêcher la chaleur d’août de rentrer. Mais pour l’instant, Gabriel entendait les cris des enfants monter depuis le boulevard. Gabriel traversa la salle à manger en silence et se faufila derrière les doubles rideaux rouge sombre. Un coup d’œil vers le trottoir, un étage plus bas, confirma ses soupçons : Pierre Dupuis avait sorti sa caisse à savon et faisait la course avec Jean Leboeuf sur son tricycle. Le reste du groupe, une petite dizaine de garçons en culotte courte, les suivait en vociférant des encouragements. Le poing de Gabriel se referma sur la mousseline pâle du voilage. Lui aussi possédait un tricycle, et même si Jean Leboeuf avait deux ans de plus que Gabriel, celui-ci savait qu’il était plus rapide. Il ne pouvait pas laisser cet idiot de Leboeuf croire qu’il était le meilleur. Même si Mame lui avait interdit de retourner jouer dans la rue.

    Depuis sa cachette derrière les tentures, Gabriel coula un regard vers la salle à manger. Assise à la grande table de bois poli, Mame recomptait ses tickets de rationnement. Bientôt elle sortirait faire la queue devant l’épicerie, comme tous les jours. Dans la cuisine, Renée lavait la vaisselle du petit déjeuner, et Sarah l’aidait en essuyant. Tate était parti tôt pour son travail. Si seulement Gabriel pouvait atteindre la porte de l’appartement sans se faire remarquer…

    Il se glissa hors de sa cachette et, rasant le mur, se dirigea à pas de loup vers la porte de l’appartement.

    — Gabriel ? fit Mame.

    Gabriel se figea.

    — Où vas-tu comme ça ? poursuivit sa mère.

    Il baissa la tête et chercha une histoire.

    — Je voulais… jouer dans le couloir.

    — Tu sais que tu ne dois pas quitter l’immeuble. C’est dangereux. Allons, reviens ici. Sarah va bientôt venir jouer avec toi.

    Traînant les pieds sur le tapis, il retourna près de la grande table. Mame rassembla ses tickets de rationnement, attrapa son cabas et se leva.

    — Je dois parler à Renée dans la cuisine. Ensuite je sortirai faire les courses. Si j’apprends que tu es allé jouer dans la rue pendant mon absence…

    Elle laissa la menace en suspend, embrassa Gabriel sur la tête, et quitta la pièce.

    Gabriel poussa un long soupir. La voie était libre jusqu’à la porte de l’appartement. Mais oserait-il braver l’interdiction de Mame ? Non. C’était le genre de choses que Sarah pouvait faire – l’amie de Gabriel défiait Renée au moins une fois par semaine, et ne semblait jamais souffrir des punitions récoltées. Elle possédait un courage dont Gabriel ne pouvait que rêver. Mais elle avait presque sept ans, alors c’était sans doute normal. Avec un second soupir, il regarda autour de lui, à la recherche d’une occupation.

    Sur le mur de la salle à manger, son dessin préféré était à sa place dans son cadre doré. Cette danseuse qui nouait son chausson, Gabriel l’avait appelée Élise. En équilibre sur une jambe, elle se penchait pour lacer le ruban sur sa cheville. Comme souvent, Gabriel l’imita, debout au milieu de la pièce. Et il compta les secondes.

    Quand Sarah le rejoint, il était toujours en équilibre sur un pied.

    — Quatre cent cinquante-quatorze, cinq cent soixante… euh… treize, six…

    Sarah fit mine de le chatouiller, et un sourire canaille anima le visage de la petite fille. « Canaille, » c’était comme ça que Tate l’appelait. Il disait qu’elle et Gabriel formaient une drôle de paire. Le petit garçon n’était pas certain de ce que son père voulait dire : Sarah avait des boucles blondes et l’habitude de faire des blagues, alors que lui était – d’après tout le monde – un enfant sage, aux cheveux bruns bien courts. Ils n’avaient rien en commun.

    Sarah lui sauta dessus et le fit tomber sur le tapis. Il poussa un cri de protestation, puis une exclamation de triomphe :

    — Six cents, j’ai gagné !

    — Je suis sûre que tu ne sais pas compter si loin, fit Sarah.

    — Si ! Tate m’a appris jusqu’à mille !

    — Ton père peut pas compter jusqu’à mille, protesta Sarah. Personne ne peut compter jusque-là.

    — Si ! Tate, il peut. Un papa ça sait tout faire.

    Mais Sarah, elle n’avait pas de papa ; elle ne savait pas de quoi elle parlait.

    Elle haussa ses épaules pointues, se pencha vers Gabriel et lui pinça le nez.

    — Chat ! Tu m’attraperas pas !

    Et elle partit à toutes jambes vers les cuisines. Le temps qu’il se relève, il entendait déjà la petite fille dévaler l’escalier de service. Dans le couloir, Renée leur interdit de courir sur le carrelage mouillé. Ils l’ignorèrent et détalèrent sans se retourner.

    Gabriel poursuivait Sarah dans l’escalier de service quand le bruit des pas de madame Dupuis les figea sur place. Massive, avec des chevilles aussi larges que des troncs, la concierge possédait une démarche reconnaissable entre toutes. Elle était gentille, sauf quand elle surprenait les enfants à galoper dans ses escaliers.

    Dès qu’ils entendirent son pas monter à leur rencontre, Sarah et Gabriel s’immobilisèrent.

    — Ah, souffla madame Dupuis, mon petit Gabriel…

    Elle arrêta son ascension sans lâcher la rampe, et porta la main à son ample poitrine comme si monter quelques étages l’avait mise au bord du malaise. Ses joues rebondies étaient très rouges, et elle respirait trop fort. Puis elle fouilla dans la poche de son tablier et tendit un objet à Gabriel. Dans ses gros doigts, elle serrait un paquet d’enveloppes. Le garçon descendit les quelques marches qui les séparaient.

    — Monte ça à ta maman, tu veux bien ? haleta madame Dupuis. Ça m’évitera le voyage.

    Gabriel hocha la tête et saisit le paquet. Il contenait cinq, non, six enveloppes. Certaines étaient blanches, d’autres marrons. L’une d’elles, d’un beau vert tendre, attira son attention. Elle avait visiblement beaucoup voyagé : elle était cornée, froissée, et comportait de nombreux timbres colorés que Gabriel n’avait jamais vus. Il déchiffra l’adresse, écrite à la plume d’une main tremblotante : Madame Nina Blum, 36 boulevard des Italiens, 75009 Paris, FRANCE.

    — Je ne vous ai pas confié ce courrier pour que vous le lisiez ! s’exclama la concierge. Allez, filez !

    Gabriel tourna les talons et s’élança à l’assaut des escaliers, Sarah derrière lui. Depuis le premier étage, la voix de madame Dupuis les poursuivit :

    — Ne galopez pas dans mes escaliers, vous allez vous casser le cou !

    Gabriel trouva sa mère avec celle de Sarah, dans la cuisine.

    Assises autour de la table, elles avaient étalé le contenu des placards à provisions entre elles. La mère de Gabriel était munie d’un bloc de papier et d’une mine de plomb, alors que Renée énumérait :

    — Une botte de haricots défraîchis ; quatre gros rutabagas…

    La mère de Gabriel notait au fur et à mesure.

    — Madame Dupuis m’a confié le courrier, annonça Gabriel. Mame, regarde…

    Mame leva un doigt et Gabriel se tut.

    — Pose le courrier sur le buffet. Je m’en occuperai plus tard.

    — Mais Mame ! Regarde cette enveloppe verte avec tous ces timbres. Tu crois qu’elle vient de loin ?

    — Que dit l’adresse inscrite au dos ? fit Mame sans quitter son bloc-notes du regard.

    Gabriel retourna l’enveloppe et plissa les yeux. Il ne reconnaissait aucun des mots aux lettres tremblantes et trop petites.

    Le doigt de Sarah se posa sur les derniers caractères, tracés en lettres bâtons :

    — C’est où, Bé-lo...?

    — ru… compléta Gabriel.

    Mame se redressa et prit l’enveloppe des mains des enfants.

    — Minsk, murmura-t-elle. J’ai de la famille là-bas.

    À son tour elle retourna l’enveloppe et fronça les sourcils.

    — Mame ? fit Gabriel. Est-ce que c’est Tante Rosa ?

    Il ignorait où était Minsk ou la Béloru-quelque chose, mais il savait que Mame recevait souvent des lettres de Tante Rosa, qui habitait À l’Étranger.

    Mame secoua doucement la tête :

    — Non mon chéri, c’est une dame que je ne connais pas.

    — Je vais finir ici, intervint Renée. Sarah, viens m’aider à tout ranger.

    Sarah ronchonna à voix basse avant de rejoindre sa mère à la table. Mame, elle, quitta

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