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Etoile de pacotille
Etoile de pacotille
Etoile de pacotille
Livre électronique380 pages5 heures

Etoile de pacotille

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À propos de ce livre électronique

Sur les conseils de sa psy, Stéphane Gabelou, professeur de Lettres Classiques, sensible et idéaliste, entreprend le récit des évènements qui l'ont conduit à faire une grave dépression. Il raconte ainsi son arrivée au collège Youri Gagarine, où, muté sur sa demande pour se rapprocher de sa fille, il surinvestit dans son travail, crée un club de théâtre et s'attache à une élève socialement défavorisée : Estelle Pacot. Ce tourbillon d'activités est un antidote à sa souffrance : il supporte très mal que son ex ait refait sa vie et attende un enfant. Peu à peu, il se sent investi d'une mission pédagogique : oeuvrer à la réussite scolaire d'Estelle pour l'arracher à son milieu. Mais en s'immisçant, avec des intentions généreuses, dans ce monde si éloigné du sien, n'est-il pas en partie responsable de la tragédie qui met fin à la brève ascension de cette "Étoile de pacotille" ?
LangueFrançais
Date de sortie5 nov. 2013
ISBN9782312017044
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    Aperçu du livre

    Etoile de pacotille - Mireille Guillemot-Valadou

    cover.jpg

    Étoile de pacotille

    Mireille Guillemot-Valadou

    Étoile de pacotille

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-01704-4

    Prologue

    Il faut que j’écrive. C’est très indiqué dans mon cas. Une sorte de thérapie. Claudine Katz, la psy qui me suit, m’y a vivement encouragé.

    – Un prof de lettres ! Vous vouliez être écrivain quand vous étiez petit, non ? Alors !

    C’est vrai. Un vieux rêve. A cause de l’imprimerie de Papa, sans doute. L’odeur des livres neufs, prêts à être mis sous film plastique, empilés sur les palettes pour être livrés dans les librairies, le rayon livres des hypermarchés. Un jour, le mien peut-être, avec une bande de couleur vive rappelant le prix qu’on vient de lui décerner. Oui, mais un roman. Une fiction. Pas cette histoire qui est la mienne, qui me fera sans cesse revenir à moi, bourreau de moi-même, ce moi dont je ne parviendrai jamais à me libérer.

    – Si, justement, a dit Claudine, c’est comme ça que vous vous en libérerez.

    Alors j’ai allumé l’ordinateur. Il a chanté son indicatif. Il me semble que cela fait une éternité que je n’avais pas entendu sa voix. Puis il m’a flanqué au visage sa page blanche, ce vide lumineux, pulvérulent, vertigineux, aveuglant comme une paroi de neige. C’est classique, le syndrome de la page blanche. Mes doigts tremblants ont retrouvé le clavier, se sont rangés en attente sur les lettres de départ, pour atteindre les touches que je leur ai méthodiquement appris à frapper. Chaque doigt son répertoire. Mes yeux suivent sur l’écran la partition de leur valse, décomposant en caractères les mots qui se pressent dans mon esprit. Enfin, c’était comme ça, avant. Maintenant la main droite devra danser toute seule. Un one mane show, en quelque sorte. La gauche est foutue. Est-ce le fait d’être manchot qui me paralyse ? Je transpire de faiblesse. Aucun mot ne me vient à l’esprit. Le vide. Ma mémoire est vide. Un espace de neige. De neige ! Cette douleur fulgurante à mes cicatrices ! Celles de mon corps, car je crois que je n’en aurai jamais à ce qu’on pourrait appeler mon âme. Il a suffi de ce mot, la neige, pour que je comprenne que tout est bien là, que je n’ai rien oublié. Mais ça fait si mal. Vous pouvez maintenant éteindre votre ordinateur en toute sécurité. Voilà. Je suis en sécurité.

    – Non, m’a dit la psy, c’est une fausse sécurité. Il faut écrire. Je suis sûre que vous avez déjà écrit des romans.

    – J’en ai commencé plus d’un, oui. Sans avoir le courage de les achever. Manque de confiance en moi.

    – Faites comme si c’était un roman, comme si vous décidiez de tout : du temps, du lieu, des actants, du schéma narratif. Ce sont bien les termes que les professeurs de français emploient ? Dites-vous que vous êtes le grand démiurge. Vous prendrez ainsi cette distance salutaire qui vous libérera. Maintenant c’est moi le professeur et je vous donne un devoir d’expression écrite, dit-elle en me vrillant de ses petits yeux malicieux d’un bleu incisif.

    Je suis encore si fatigué. Étrange comme la dépression nerveuse est d’abord un épuisement physique. Comme si je sortais d’une longue maladie, un cancer par exemple. Un rien me fatigue à l’extrême, ponctionne un peu de ma substance vitale. La courte promenade dans le parc de la Ville au Douet me demande un effort considérable. J’en reviens tout tremblant avec des jambes de laine, des sueurs froides, des voiles rougeâtres qui planent devant mes yeux. Je fuis les miroirs, la moindre surface réfléchissante, les vitres des voitures, l’eau lisse de l’étang. Ai-je le masque blême et tragique de cette collègue que je croise souvent sur le pont japonais du parc, tel un fantôme surgissant de la sombre allée des ifs ? Un masque figé de théâtre antique, voué à une expression unique. Bouche aux coins affaissés, yeux éteints et retombants, face ravinée par le cheminement des larmes, livide sous la couche de trompe-couillon et la teinture trop noire des cheveux. D’où tirerai-je l’énergie démiurgique nécessaire ? Et pourtant il ne s’agit pas de créer un monde, seulement de le faire revivre. Mais où trouver la vie à lui insuffler ? Il m’en reste à peine pour moi-même.

    – Faites comme si vous décidiez de tout. Vous aimez le théâtre ? Soyez le metteur en scène de votre drame.

    J’ai rallumé l’ordinateur. Le désert de neige s’est déployé. Vite ! Exorciser ce néant. Le coloniser. Installer une base. Planter un drapeau. Un titre ?

    – Oui, mettez un titre, comme pour un vrai roman.

    Là, je ne sais pas. Ce n’est pas immédiatement que Zola a trouvé Germinal. Il en a aligné des titres possibles, jusqu’à celui-là qui s’est imposé, magistral. J’entends Michel Fugain me fredonner comme par dérision :

    C’est un beau roman, c’est une belle histoire

    C’est une romance d’aujourd’hui

    Va pour Une romance d’aujourd’hui mais c’est provisoire. Pour mettre un nom à ce fichier. Normal, a dit Katz. C’est toujours après qu’on trouve le titre. Quand on a compris le sens de l’histoire.

    Chapitre I

    POURRI MARGARINE

    Le lieu : dans la banlieue de Namnète. Un lieu déstructuré, comme un visage défiguré par un accident. Un visage qui fut beau, d’une beauté discrète, modeste. Un visage entaillé par la balafre du périphérique. Un de ces lieux en devenir comme on en trouve maintenant aux portes des grandes villes. Qui fut rural et n’est pas encore urbain. Pour aller droit au cœur de la ville, l’artère du périph a sectionné toutes les fines artérioles des chemins de terre où grinçaient plaintivement les charrettes d’antan. Ces voies sclérosées où la vie ne passe plus, vont désormais buter sur les levées de terre qui bordent le périph et qui amortissent à peine le rugissement du fleuve automobile. Il traverse des terres basses où les pluies d’automne forment des lacs éphémères qui scintillent parfois sous les brumes, mirages passagers de l’île d’Avallon. Aussi la ville ne s’y épand-elle qu’avec prudence, laissant la place aux grandes surfaces commerciales, hypermarchés, jardineries, dont les vastes parkings bitumés viennent stériliser la terre et la disputer aux maraîchers. C’est là qu’on trouve ceux qu’on appelle les manouches et qu’on accuse de tous les forfaits. On devine des lambeaux de grandes propriétés, des murs de pierre qui s’écroulent, des allées majestueuses qui s’interrompent brusquement parce que le périph sépare désormais la maison bourgeoise de ce qui fut son parc.

    Comme lieu, ça n’est pas terrible. C’est même un lieu qui agresse ma sensibilité petite-bourgeoise. J’y vois l’inexorable avancée de l’urbanisation, déchirant sans pitié le tissu rural auquel je trouve tant de charme. Parce que j’ai peur de l’avenir, diront certains. Possible. Quelle qu’en soit la raison, un paysage massacré me fait toujours très mal. Si j’avais été le libre démiurge j’aurais choisi un lieu plus beau, qui m’aurait fourni matière à des descriptions poétiques mais là je n’ai pas le choix. Le collège où j’ai atterri est en accord avec ce paysage. Ah, certes ce n’est pas l’abbaye de Thélème ! Quelques parallélépipèdes de béton autour d’une cour bitumée où le végétal n’a pas droit de cité. Pour faire face aux effectifs en constante augmentation, on a rajouté des classes préfabriquées, les préfa, qui rognent encore l’espace de la cour, glacées l’hiver, suffocantes l’été, sonores comme des tambours, souvent réservées aux disciplines ne requérant pas de matériel spécialisé, comme celles que j’enseigne. Nul besoin de matos sophistiqué pour ânonner des déclinaisons latines, pas vrai ? J’y passais donc le plus clair de mon emploi du temps sauf quand j’arrivais à bloquer des heures au CDI ou dans la salle multimédia aux quinze ordinateurs constamment pris d’assaut. Incapable de planifier mes cours et de m’inscrire sur le tableau de réservation, il me fallait ruser pour obtenir une salle en dur où passer mes péplums : impossible de véhiculer jusqu’aux préfa les chariots sur lesquels étaient arrimés télés et magnétoscopes. Organisation et prévision ne sont pas mon fort : je fonctionne à l’impro permanente et à l’inspiration subite.

    Une clôture en plaques de béton corsetait le collège. Sa face intérieure, artistiquement taguée par les élèves sous la direction d’un professeur d’art plastique, déroulait, comme une B. D. didactique, les conquêtes du savoir humain. Sa face extérieure était également taguée, mais sans le moindre contrôle professoral : provocations et obscénités y agressaient le regard du passant. Tous les profs tremblaient de découvrir, un de ces quatre matins, leur nom sur ce mur d’infamie. Quant au un pour cent culturel, il se matérialisait sous la forme d’un vaisseau spatial de métal étoilé exaltant l’exploit de Youri Gagarine, dont le collège avait pris le nom. Comme je m’étonnais du choix d’un héros aussi démodé, on m’apprit que c’était le nom de l’ancien C. E. G ainsi baptisé dans un accès d’enthousiasme prosoviétique. Le C. E. G. devenu collège avait gardé son nom, même après l’effondrement de l’empire de l’Est. Chaque conseil d’administration mettait à l’ordre du jour le choix d’un nouveau nom sans parvenir à un accord. Les uns voulaient Pierre Perret ou Laetitia Casta, les autres Claudie Haigneré ou Nicolas Hulot. Il s’avérait en outre délicat de déposer ce qui passait pour une œuvre d’art, fruit de l’inspiration d’un artiste régional. En attendant, le vaisseau servait de cible à toutes sortes de projectiles, en particulier aux boîtes de soda achetées au distributeur de boissons.

    Je n’avais pas à me plaindre pourtant. Ce collège était proche de Namnète. J’avais demandé ma mutation pour pouvoir jouer dignement mon rôle de père. L’année précédente avait été difficile : l’éloignement rendait problématique la coéducation de Raphaëlle. Il lui était impossible de me rejoindre aux week-ends et je ne la voyais vraiment que pendant les vacances. Je traversais des périodes de sombre jalousie quand je me disais :

    – C’est le pharmacien qui l’élève, qui la voit tous les jours, qui mange avec elle, qui l’aide peut-être à faire ses devoirs, qui regarde la télé avec elle, qui tout doucement lui enseigne ses valeurs, sa vision du monde, qui l’embrasse même ! - Oh, ce bisou du soir, ce bisou du matin, en ai-je rêvé ! - C’est encore le pharmacien qui la félicite de ses petits succès, qui la console de ses échecs. Qui la morigène aussi. De quel droit ? Moi je ne suis que le père des vacances, des instants fugaces, alors que le quotidien laisse une empreinte profonde. Moi c’est le sorbet sucré des vacances, lui l’humble pain quotidien, le pain de ménage, le seul qui tienne au corps.

    C’est ce qu’éprouvent les amants et les maîtresses. Ils n’ont que des moments, étincelants sans doute, mais jamais le quotidien. Or c’est à cet humble quotidien qu’ils aspirent. Aller au supermarché ensemble, pousser comme tout le monde leur caddie dans les travées ; choisir ensemble un paquet de café, une plaquette de chocolat. De cette routine méprisée par le partenaire marié, ils en feraient, eux, leurs délices. - C’est toi qui as les meilleurs moments ! protestent les mariés sans penser à leur solitude, à leur attente douloureuse du coup de téléphone, de la prochaine rencontre. C’est ce que me répète Sandrine :

    – On voit que ce n’est pas toi qui gères les crises, les bouderies, les soupes à la grimace. Je suis sûre qu’elle est adorable avec toi.

    Je soupire comme l’amant rejeté à sa solitude, dont le cœur se révolte en silence contre le partage imposé. Qu’on me les donne les crises, les bouderies ! C’est moi le père !

    Ça ne pouvait plus durer. J’avais demandé ma mutation, je l’avais obtenue. J’allais vivre des week-ends avec Raphaëlle. Ce bonheur entrevu me faisait oublier la laideur de Youri Gagarine. Ma fille serait comme plus d’un tiers des élèves de ma cinquième. Elle donnerait comme excuse à une leçon pas apprise : - J’ai oublié mon livre chez mon père. Et même si c’était vrai, ça ne serait pas grave ! Je le lui rapporterais le livre, on serait si près l’un de l’autre maintenant. Il était temps. Elle grandissait si vite. Ce n’était déjà plus une enfant. J’avais compris cela au week-end de Pentecôte que nous avions passé à Jabry avec ma mère. Le maillot de bain avait été le révélateur. Elle voulait un deux-pièces pour aller se baigner au lac.

    J’ai cru comprendre que Sandrine n’y était pas favorable. Nous voilà partis à faire tous les magasins de fripes. Rien n’allait jamais. Elle passait un temps fou dans les cabines où je n’avais pas le droit d’entrer.

    – Ça va ?

    – Non ! Les couleurs sont affreuses.

    – Et là, ça va la couleur ?

    – La couleur, ça passe mais c’est la forme ! Elle est nulle !

    – Est-ce que Mamone peut regarder ?

    Ma mère eut le droit de jeter un œil et déclara que le douze ans était trop petit, il fallait le quatorze. Panique de Raphaëlle qui ne parvenait pas à assumer sa poitrine naissante. Elle se déshabillait à la plage selon la technique de Mr. Beans, en enfilant le maillot sur le slip et sur le tee-shirt. Après, pour enlever les vêtements, c’étaient des contorsions qui auraient suffi à attirer sur elle l’attention de ceux dont elle ne voulait pas être vue. Et que dire de ces maux de tête qui survenaient quand je lui proposais une randonnée mais se dissipaient devant la perspective d’entrer dans un magasin de frivolités ? Je me sentais volé d’une partie de son enfance et la voilà qui devenait déjà une adolescente : elle entrait en sixième. J’allais pouvoir assister aux réunions parents-professeurs. Avec Sandrine on se partagerait les profs à rencontrer comme j’avais vu des parents divorcés le faire. A Sandrine les disciplines scientifiques, à moi les littéraires. Ensuite on ferait la synthèse pour analyser notre compte-rendu avec Raphaëlle. Ainsi je connaîtrais sa prof de français dont je serais un peu jaloux. Si elle ne s’y prenait pas bien, à mon goût, je pourrais repasser derrière.

    Toutes ces perspectives me consolaient d’avoir quitté le collège Ėléonore de Guyenne, à cent soixante quinze bornes de Namnète, un établissement où je me sentais bien, où j’avais même noué des liens amoureux qu’il avait été très difficile de garder secrets aux yeux des collègues et des élèves toujours à l’affût de ce genre de choses. Mais la rupture avec Nathalie avait rendu mon départ plus facile. Je me consolerais en faisant le père. Ni bon mari, ni bon amant, bon père peut-être.

    – Vous voyez, vous l’avez surmontée l’angoisse de la page blanche ! C’est votre Annapurna, dit Claudine Katz.

    Si elle savait comme cela m’épuise. Herzog y perdit ses extrémités. Pour moi chaque mot arraché est un pas douloureux dans cette poudreuse qu’est ma mémoire. Ce ne sont pas des trous de mémoire, ce sont des précipices.

    – Cet oubli n’est-il pas salutaire ? Ce serait plus confortable de vivre ainsi sans se souvenir !

    – Non ! Il est essentiel de vous reconstruire, bribe après bribe.

    – Mais il me faut parfois un temps fou pour retrouver un détail

    – Quelle importance ! Inventez-le. Vous êtes le romancier de votre vie. Je trouve que vous allez beaucoup mieux.

    C’est elle qui le dit. Pitoyable Sisyphe, je reviens hisser ma boule de neige vers je ne sais quel inaccessible sommet et bien souvent elle m’échappe et dévale vers les précipices glacés.

    Aussitôt avisé de ma mutation, je suis allé me présenter à la directrice de « Pourri Margarine ». C’est ainsi que les élèves ont rebaptisé leur établissement. J’étais abruti par les corrections du Brevet des Collèges et presque coupable des nombreux zéros que j’avais dû coller en dictée.

    – Quelle idée aussi de mettre un imparfait du subjonctif ! S’indignait Mme V. Déjà qu’ils ont du mal avec les passés simples ! Tandis que Mme M. claironnait d’un air supérieur :

    – Oh, je suis sûre que les miens l’ont reconnu. Nous venions juste de le réviser.

    Cet imparfait du subjonctif, considéré par les uns comme un véritable dinosaure, comme un admirable vestige de l’âge d’or de notre langue, par les autres, avait ranimé dans la salle des professeurs d’Ėléonore de Guyenne, la querelle des Anciens et des Modernes. Sommé de prendre parti, j’avais pris courageusement la fuite. Moi je les aime bien les imparfaits du subjonctif et je ne voudrais pas en priver les élèves. Ils sont la signature du romanesque.

    Les abords de Youri Gagarine me ramenèrent à une littérature plus tripale : des inscriptions toutes fraîches révélaient l’exacerbation des rapports entre élèves et enseignants. Rien que de très classique, cependant, du genre « Dupont, enculé ». Je frémis. Le temps d’une hallucination prémonitoire, je lus « Gab, pédé » sur ce mur d’infamie. En entrant dans la cour j’échappai de justesse à une boîte de soda qui alla s’écraser sur le Vostok constellé et retomba sur le bitume en ricochets sonores. Quelques élèves traînaient dans la cour gluante de soleil, venus sans doute voir les résultats du brevet affichés à l’entrée du bureau de l’accueil. C’était peut-être le pauvre Gagarine qui essuyait la vindicte d’un candidat refusé. Un malheureux qui n’avait rien compris à la beauté de l’imparfait du subjonctif. Des filles s’approchèrent, le jean au ras du pubis, avec un petit haut qui s’arrêtait juste sous les seins. Entre ces deux pièces de vêtement, la chair offerte avec le coquillage du nombril recelant peut-être la perle d’un piercing. Ce n’était pas encore la mode du string dépassant du jean. J’ai détourné les yeux. J’étais certain que jamais Sandrine ne permettrait à Raphaëlle d’aller au collège ainsi dévêtue. La chaleur n’excuse pas tout. Mais elle n’entrait qu’en sixième. Ces filles-là étaient sûrement des troisièmes. Leurs cheveux colorés de bleu, d’orangé, de rose flashy, tel un arc-en-ciel explosé, célébraient la libération des vacances. Elles me dévisagèrent d’un air provocant.

    La directrice me reçut dans un bureau à peine climatisé. Une belle femme, sûre d’elle, la cinquantaine élégante, tailleur de lin écru et léger chemisier caramel. Le teint déjà un peu hâlé supportant un maquillage soigné malgré la chaleur et une teinture rousse éclatante. Un peu le style Julie Lescaut. Visage ouvert, franc sourire. Un antidote à la laideur agressive du décor.

    – Vous êtes le bienvenu, Monsieur Gabelou ! Nous sommes toujours très heureuses d’accueillir un enseignant masculin car ici le corps professoral est très féminisé. Et pas un seul homme à l’administration.

    Son regard vif me détaillait.

    Toi, je sais ce que tu penses. Pour un enseignant masculin, je pourrais avoir un aspect plus viril. Je suis menu, pas très grand. J’ai un étroit visage aux traits fins. Les filles disent volontiers que je suis mignon. Le regard d’Annabel Blais s’est attardé un instant sur mon catogan de cheveux châtain clair, un peu bouclés, sur le minuscule diamant de mon oreille gauche. Elle n’a rien dit. Pas très viril tout ça. J’avais adopté cette coiffure pour un rôle de théâtre et je l’avais gardée. Non, pas de biscoteaux sous mon Lacoste. Je ne suis pas un sportif. Je ne fais pas de muscu, pas comme le pharmacien qui soigne sa forme, lui, et fréquente assidûment une salle de gym, consomme des germes de blé au petit déjeuner et boit des tisanes aide minceur. Qu’elle se rassure. J’ai appris à déjouer les manœuvres des séductrices de troisième et je ne fonds pas sous le regard énamouré des cinquièmes qui se charbonnent timidement le contour de l’œil. Quant aux garçons boutonneux de leur classe, que leur identité sexuelle travaille sourdement, ils concluent avant la fin du premier trimestre que je ne suis pas un pédé.

    – Bien que le personnel soit essentiellement composé de femmes, nous n’avons pas vraiment de problèmes d’autorité. Mme Lancien, que vous remplacez, savait tenir sa classe. (En clair : mon petit, il va falloir que tu tiennes la tienne, à la tienne, Ėtienne ! Je sens déjà le fantôme de Mme Lancien, telle la statue du Commandeur poser sur moi son regard d’airain.) Vous comprenez, monsieur Gabelou, la population du collège est mélangée : une classe moyenne qui habite les lotissements neufs et qui veut que ses enfants réussissent. Très opiniâtre, avec des racines rurales encore sensibles. Ces gens-là ont très peur que leurs enfants côtoient les enfants d’immigrés qui risquent de remplir les grands ensembles tout neufs de la Noë Sèche et, pire encore, les manouches, qu’ils accusent de tous les péchés du monde. C’est plus un fantasme qu’une véritable menace. Pour le moment. La cohabitation n’est pas toujours facile mais elle est possible. Jusque là nous avons réussi à gérer cette diversité. Vous aurez peu d’élèves en latin et pas du tout en grec. Mais le latin a l’avantage de trier un peu les élèves et c’est pourquoi, même peu importants, les effectifs sont constants. Les parents se fichent du latin mais ils savent que cette option tiendra leurs enfants à l’écart des beurs et des manouches. Nous ne sommes pas près de passer en ZEP. Beaucoup de rumeurs mais pas de problèmes de drogue avérés. Nous sommes extrêmement vigilants et surveillons étroitement les élèves suspects. Voilà une rapide vue d’ensemble. Maintenant c’est avec plaisir que je vous ferai visiter notre établissement.

    – Oui, reprit-elle, les abords ne sont guère engageants. Même si les élèves l’ont rebaptisé Pourri Margarine, le collège reste pour beaucoup un repère stable, un lieu de sécurité auquel ils sont plus attachés qu’ils ne le disent. Certains font ici le seul repas équilibré de la journée. La salle des professeurs n’est pas affriolante, je vous l’accorde, et mal exposée, plein nord, vous n’y aurez pas chaud. En outre elle commence à être un peu exiguë. Mais on va refaire les peintures et renouveler le mobilier. A la rentrée, elle sera toute pimpante. J’ai choisi des couleurs très gaies.

    A cet instant une stridence d’apocalypse convulsa le sol, les murs et mon cœur. Quand elle se fut apaisée, alors que mon organe vital recouvrait péniblement son rythme normal, Annabel, restée souriante et sereine, expliqua :

    – Oui, l’aéroport est tout proche et nous sommes survolés plusieurs fois par jour, mais nous avons partout des doubles vitrages, et, quand les fenêtres sont fermées, le bruit est supportable.

    Alors, condamné aux fenêtres fermées ? Pas d’arbres, pas d’oiseaux, pas d’oiseaux, pas de chants. Je nous imagine, les élèves et moi, suspendus au milieu d’une phrase, attendant le retour au calme pour continuer la dictée.

    – Mais, monsieur, c’est pas juste, la faute-là ! C’était quand l’avion est passé.

    Et toute la classe de renchérir :

    – Ouais, c’est dégueulasse ! Ça devrait pas compter !

    Annabel avait hâte de me montrer la salle multimédia, attenante au CDI, où elle me présenta la documentaliste, Mme Leray, une dame toute menue, d’allure très juvénile, qui procédait à l’inventaire des livres.

    – Beaucoup de disparitions ?

    – Plutôt moins que l’année dernière mais de nombreux livres en mauvais état. Les éditions de poche ne tiennent pas le coup.

    – Une preuve qu’ils lisent, non ? dit Annabel. Mme Lancien organisait des défis lecture qui motivaient les élèves. Vous voyez, reprit-elle, en me pilotant parmi les ordinateurs tout neufs, le collège ne paie pas de mine mais il offre aux élèves un accès aux technologies modernes. La salle sera mise en service à la rentrée.

    Après m’avoir montré les salles spécialisées, biolo, techno, musique et dessin, Annabel me fit passer dans le self et me présenta une partie du personnel des cuisines.

    – Ici, la nourriture est très correcte. Nous faisons un gros effort éducatif car nous savons à quel point l’alimentation de certains enfants est anarchique et déséquilibrée.

    Dehors, le soleil tambourinait sur la cour un roulement éblouissant. Quelques élèves ramassaient dans un sac poubelle, boîtes de soda, sachets de bonbons et poches de plastique ayant servi à la confection de bombes à eau. Leur accumulation autour du Vostok, prouvait que le vaisseau du malheureux héros avait servi de cible à la plupart des projectiles.

    – C’est presque propre ! Quand madame Rouault aura vérifié que plus rien ne traîne, vous pourrez partir, dit Annabel aux collecteurs anéantis par la chaleur et par l’ingratitude de la tâche.

    La collecte reprit sur un rythme dopé par l’espoir de leur proche libération.

    – Ils s’acquittent d’une punition par ce travail d’utilité publique, me confia-t-elle. C’est beaucoup plus formateur qu’une retenue. Voilà, nous avons fait le tour. Avez-vous trouvé un logement ? Ce n’est pas très facile, je crois. Pour ma part, je bénéficie d’un logement de fonction pas désagréable et assez spacieux. Dans les petits pavillons que vous apercevez là, derrière la haie de troènes. J’ai même un jardinet où je ramasse quotidiennement ballons et boîtes de soda, sans compter d’innombrables mégots. Mme Blanche, à l’accueil, pourra peut-être vous donner des tuyaux. Bonne chance et bonnes vacances !

    A l’accueil, je fis la connaissance de Mme Blanche, brune au teint mat, la lèvre ombrée d’un duvet brun. Elle m’adressa un sourire aussi généreux que ses formes.

    – Tiens, dit-elle, si vous alliez voir au château.

    – Au château ?

    – Oui, chez Mme de Vilaine. Elle loue des pièces. C’est tellement grand. C’est une personne bien aimable et sans façons. Vous lui direz que vous venez de la part de Bibiche. Vous prenez à droite en sortant du collège et vous roulez jusqu’au calvaire. Là, vous prenez à gauche une route qui descend vers le marais. Vous verrez l’entrée du parc. Vous pouvez rouler dans l’allée jusqu’au château.

    Un parc, un château ? Mme de Vilaine ? Un véritable conte de fées ! Midi approchait. Une moiteur poissait le bitume brûlant de la cour. Le Vostok était maintenant la cible du soleil qui faisait crépiter ses flèches sur le métal incandescent. Ce n’était peut-être pas une heure pour aller chez les gens mais la curiosité me démangeait et puis si cette dame cherchait à louer !

    Chapitre II

    LA FRAGONNIÈRE

    Bibiche avait bien expliqué. Après le calvaire, on franchissait une invisible frontière et l’on entrait dans un lambeau du monde d’autrefois. L’urbanisation anarchique laisse parfois intacts des lieux témoins. Deux hauts piliers de pierre surmontés de sphères, où la mousse dessinait des continents d’utopie, encadraient l’entrée qui s’ouvrait dans un mur d’enceinte écroulé à bien des endroits. L’allée de sable incurvait sa blanche faucille à travers un fouillis d’antiques rhododendrons aux branches tortueuses, de camélias vénérables et de houx musclés comme des arbres, que surmontaient des hêtres pourpres et des tulipiers. Ces lieux inconnus m’étaient mystérieusement familiers, comme si je les avais parcourus en rêve. Mais oui ! C’était le jardin de la rue Plumet ! Le jardin où Cosette et Marius réinventent l’amour.

    Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui se traîne dans la mousse : troncs, rameaux, feuilles, fibres, touffes, vrilles, sarments, épines, s’étaient mêlés, traversés, mariés, confondus

    Résonnaient en voix off, dans ma mémoire, ces lignes tant de fois dictées aux troisièmes sous prétexte d’étude des verbes pronominaux.

    Le château n’était qu’une grande maison bourgeoise de la fin du dix-neuvième. Je suis tout de suite tombé amoureux de l’escalier à deux volées, des lucarnes et des oculus ouverts dans les toitures d’ardoise qui auraient bien eu besoin d’être refaites. Mais cet état de décrépitude ne m’apparut que plus tard. J’étais sous le charme. Alertée par le bruit de ma Twingo, une dame se pencha sur la cour, du haut de la balustrade où se rejoignaient les deux volées de l’escalier.

    – Mme de Vilaine, je présume ? Je viens de la part de Bibiche.

    – Ah ! Elle vous a dit que je louais quelque chose, sans doute ?

    J’arrivais trop tard. Je

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