La libido primitive
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Aperçu du livre
La libido primitive - Valy-Christine Océany
La libido primitive
Valy-Christine Océany
La libido primitive
Roman
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Edouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-00893-6
Prologue
L’aéroport de Bucarest. Je suis bouche bée. Il m’impressionne plus que celui de Paris. Pourquoi ? Eh bien, pendant le vol qui a duré trois heures, je me suis imaginé un petit aéroport délabré, vétuste et humide, avec des murs écarquillés et graffités, vide. Rien de tout ça. Il est flambant neuf, les murs sont lisses et propres, le sol dégage une odeur de fraise, les grandes fenêtres publicitaires ont l’allure occidentale.
Allure occidentale, je reprends l’expression. Que veut dire en vrai une allure occidentale ? Colorées bien sûr, commerciales, bien entendu, bien présentées à la vue de tous les voyageurs, plein les yeux. J’ai plein les yeux. Et pleine la tête. La seule différence c’est la langue, les publicités sont écrites en roumain, ben, oui, c’est logique, je suis en Roumanie, une autre Roumanie dont je ne connais pas. Je porte en moi une Roumanie qui n’existe plus. L’occident est bien arrivé en Roumanie. Il est arrivé comme moi en avion ou par un autre moyen ? Question nulle, je sais.
Il y a des nombreux voyageurs fatigués, fébriles qui se heurtent les uns les autres, pressés d’aller d’un endroit à l’autre. Derrière eux ils tirent une ou plusieurs valises, des valises tout aussi occidentales, valises de couleurs diverses, marrons, verts, jaunes, noirs. Moi, je vais tirer aussi d’un instant à l’autre ma valise rouge. J’arrive en Roumanie quatorze ans après. Après quoi ? Quatorze ans après avoir parti de Roumanie. Est-ce beaucoup ? Est-ce peu ? Je ne sais pas. Je pense que ni l’un, ni l’autre. Quatorze ans veulent dire quatorze ans, me dis-je pleine d’orgueil et de culpabilité. Orgueil d’avoir fait ma vie ailleurs, selon mes principes, mes rêves, mes voix intérieures. Orgueil que je dois faire très attention de ne pas trop le montrer ce terrible orgueil, la modestie sera plus appropriée. Difficile de cacher ce défaut d’orgueil, mon orgueil. C’est ce qu’on croit caché qui se voit le mieux. Je vais essayer. Culpabilité ? Un peu, devant les Roumains connus et inconnus. Je ressens leur opprobre avant même de les rencontrer, je le ressens là, au milieu de mes entrailles, dans mon ventre. Je le sens parce que je le sens dans leurs yeux. Je sais ce que les gens connus vont me susurrer en tout premier temps, c’est tellement évident. Pourquoi es-tu partie, ton pays te manque, n’est-ce pas, nulle part n’est aussi bien que chez toi, le mal de pays te ronge de l’intérieur, non ? Je suis en dilemme, je ne sais pas ce que je vais leur répondre. D’ailleurs les Français posaient les mêmes questions et ils avaient les mêmes attentes. Moi, entre les deux, sans savoir quoi répondre. Ils attendent que j’approuve leurs suppositions, des suppositions logiques extraites de leur conviction et leur croyance. Je me sens déjà mal à l’aise devant leur attente. Bien sûr que le mal de pays la ronge, c’est normal, personne ne peut dire le contraire, non ? Si. Moi, mais je ne peux pas leur dire. Ni aux Roumains ni aux Français. Je ne leur dirai rien. Je ne le dis qu’à moi chaque soir au couché, dans la plus grande solitude.
Les inconnus ne demanderont rien, mais ne penseront pas moins les mêmes questions et les mêmes supposées réponses. Leurs pensées ont une voix et moi, j’entends la voix. Je vois sur leurs visages interrogateurs et accusateurs tout ce qu’ils pensent. Surtout les questions qu’ils ont envie de me poser et qu’ils ne me les posent pas.
Je ne constate aucun changement radical pour l’instant ici, sur les pistes de l’aéroport que je traverse pour aller récupérer ma valise rouge sur des roulettes. Logique, je ne suis jamais venue sur cet aéroport pendant mon séjour en Roumanie, les années de dictature ne permettant pas à n’importe qui de prendre l’avion. Pour un Roumain prendre l’avion à l’époque équivalait prendre la navette spatiale pour un occidental. Il fallait vraiment être cosmonaute. Comme je n’étais qu’une anonyme subissant la dictature je ne suis pas passée par ici. Alors comment remarquer qu’un changement ait eu lieu après la révolution, cette révolution qui a permis au pays de s’ouvrir vers le monde extérieur, qui a permis à ce monde extérieur d’arriver jusqu’ici. Mes pensées ont l’allure d’une langue de bois, ces expressions toutes faites avec lesquelles on exprime tous la même chose, ou plutôt on n’exprime rien. Langue de bois, je souris intérieurement à cette expression qui est aussi une langue de bois. Elle ne veut rien dire. L’expression « langue de bois » est en elle-même langue de bois.
- Madame ? m’interroge un soldat en uniforme, avec un fusil à son épaule. Il est très sérieux, pas question de lui demander que veut dire pour lui la langue de bois. J’aimerais trouver la quintessence de cette langue de bois mais je ne peux pas lui demander, ça ne sera pas trop sérieux. Et puis, sa réponse sera trop subjective, pas sûre que je me contenterai. Je mets la langue de bois dans un coin de ma mémoire et je me concentre sur la réponse à donner à mon soldat pas trop occidental.
- Vous avez votre passeport ? me demande-t-il à nouveau.
Mon passeport ? Bien sûr que j’ai mon passeport européen et non pas roumain. Je ne suis plus administrativement une Roumaine, je suis Française. Je suis une écrivaine francophone roumaine, Violeta Iepure en privé, Wanda Dorelyn en public. Qu’est-ce qu’ils savent, eux, ce que je suis aujourd’hui ? Facile à deviner leurs interprétations. Elle est la Roumaine traîtresse, la Roumaine prétentieuse partie ailleurs, la Roumaine qui revient pour frimer, nous narguer, nous mépriser avec ses airs occidentaux. Ecrivaine de quoi, pourraient-ils me demander, en quelle langue déjà ? En français, j’écris en français, je rêve en français, je pense en français. Voilà qu’elle a trahi notre langue, pourraient-ils penser s’ils ne le pensent pas déjà, voilà pourquoi notre pays va mal, il se traîne péniblement derrière les autres, boiteux. Elle fait honneur à notre pays pourraient répliquer d’autres, elle fait connaître notre pays au-delà des frontières, elle reste toujours Roumaine quoi qu’il arrive s’emporteraient-ils pour me défendre.
Je lui tends mon passeport européen. Il l’examine de prêt, me regarde aussi, baisse son regard sur le papier. Je commence à sentir une vague inquiétude. Et s’ils vont m’interdire de rentrer dans mon pays ? Ton pays ? Oui, mon pays de naissance. Il s’attarde sur les pages du passeport, je suppose, il peut très bien regarder autre chose, la télé, l’ordinateur, une photo de son amoureuse, je ne vois pas ce qu’il fait derrière son bureau très haut. Je me sens toute petite devant cette table haute prévue d’une fenêtre minuscule juste l’espace pour y glisser la main avec le papier convoité.
- Qu’elle est la raison de votre visite ?
J’hésite sur la réponse, car je ne sais pas qu’est-ce qu’il attend comme réponse. La question me semble idiote et en premier temps je me dis qu’il plaisante par amabilité. On ne demande pas à une personne attablée pour quelle raison elle mange. Eventuellement pourquoi elle ne mange pas, si elle ne mange pas, mais pourquoi elle mange semble stupide. Pas pour l’homme qui incarne avec sérieux l’autorité roumaine.
- Voir ma famille.
Il me regarde et je me dresse, pour qu’il me voit mieux, je garde aussi mon sérieux, intuitivement je me dis que ce n’est pas le moment de sourire, ni d’émettre une gentillesse quelconque encore moins une maladresse. Je retiens ma respiration, tellement le moment est grave. Au bout d’environ dix minutes il glisse le passeport par la fenêtre minuscule. Le soldat au fusil dégage le passage, un portail étroit, indice que je peux traverser la frontière et rentrer en Roumanie. Je remercie un peu trop abondamment, trop démonstrative, me dis-je sans savoir pourquoi je suis si obséquieuse en remerciement. Reconnaissante, comme si je lui devais la vie. Par fatigue sûrement, je me console comme je peux de ce moment ridicule. Je trouve une excuse pour eux aussi, ils font seulement leur travail, ainsi nous sommes