Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Zenga à Londres
Zenga à Londres
Zenga à Londres
Livre électronique245 pages3 heures

Zenga à Londres

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Le don pour l'hypnose court dans la famille Zenga. Massimo accompagne son petit-fils Paul qui part travailler dans la finance à Londres. Un voyage initiatique dans l'histoire de l'hypnose et les états de conscience modifiés.
LangueFrançais
Date de sortie5 nov. 2014
ISBN9782312024905
Zenga à Londres

Lié à Zenga à Londres

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Zenga à Londres

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Zenga à Londres - Marc Millione

    cover.jpg

    Zenga à Londres

    Marc Millione

    Zenga à Londres

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN: 978-2-312-02490-5

    Chapitre I

    Réveil!?

    3 h 12! Pas réveil…

    Porte?

    Je titube jusqu’à la porte d’entrée, pose un premier œil sur l’œilleton. Tiens, Grand-père! J’ouvre la porte, et enfin le deuxième œil. Ceux de Grand-père restent fermés. Son bras s’appuie haut sur le chambranle de la porte pour tenir debout. Son costume est impeccable et sa moustache fière, mais sa cravate est déjà couchée comme en chien de fusil. Je l’attrape par le coude pour le faire entrer. Il se laisse conduire à petits pas jusqu’à la chambre d’amis sans dire un mot. Je lui parle tout bas tout en lui enlevant sa veste, puis ses chaussures.

    – Ça tombe bien que tu sois venu, Grand-père. Je voulais justement te parler. Tu peux dormir tranquillement.

    Il n’est pas sénile, non, il est juste saoul. Moi, je déteste qu’on me parle fort dans ces moments-là. Je fais claquer une bise sur sa joue. Je le regarde sourire béatement une minute puis m’en retourne vers mon lit. Une fois passé le dérangement du réveil, c’est une telle jubilation, cette grasse matinée qui m’attend. Je suis surtout soulagé de l’avoir auprès de moi un jour comme celui-ci. Mon train pour Londres ne part qu’en début d’après-midi. Nous aurons un peu de temps pour nous parler.

    Grand-père est un mythe vivant. J’ai dans ma chambre une affiche encadrée datant de l’après-guerre annonçant le spectacle du Grand Zenga: « Le plus grand hypnotiseur du monde ». Sa vie d’artiste de music-hall, ses voyages à l’étranger et même, paraît-il, un séjour en prison ont contribué à façonner une légende dont j’ai réuni peu à peu les morceaux auprès de Grand-mère et de Maman. Papa ne me parle jamais de son père et il est d’ailleurs difficile de leur trouver le moindre point commun. Je me doute qu’il existe un passé douloureux entre eux mais je n’ai jamais osé poser la question ni à l’un ni à l’autre.

    C’est par Grand-mère que j’ai appris le retour de Grand-père en France, il y a quelques années. Il m’a fallu presque un an pour me décider à aller lui rendre visite tant j’étais intimidé et puis, d’un coup, j’ai eu peur qu’il disparaisse sans que j’ai pu le rencontrer. J’ai failli en bafouiller quand il a ouvert sa porte. J’avais vu quelques photos de lui chez Grand-mère mais je n’ai rien trouvé de plus intelligent que de lui demander s’il était bien Massimo Zenga. Je m’attendais à le voir grossi, vieilli et bourru. Tout au contraire, il était mince, élégamment vêtu, même surpris chez lui, et dès le premier regard, ses yeux et son sourire en disaient long, comme s’il m’avait attendu.

    Au cours des années qui ont suivi, nous avons largement rattrapé le temps passé loin l’un de l’autre. M’aurait-il fait sauter sur ses genoux que nous ne serions pas plus proches aujourd’hui, j’en suis sûr. Grand-père semble ne pas avoir vieilli quand nous sortons. Nous avons échangé nos endroits favoris, tantôt chez lui à Montparnasse, tantôt chez moi à Montmartre. Je me souviens d’une de nos premières sorties à Pigalle. Grand-père avait déjà retrouvé plusieurs lieux chargés d’émotion pour lui et n’avait pas hésité à se mettre dans le même état d’ébriété qui était son quotidien dans les années cinquante, à l’époque où il écumait le quartier. Il semblait atterré de découvrir le nombre de cabarets qui avaient été remplacés par des restaurants pour touristes ou par des sex-shops. Il ne se laissait pas abattre pour autant et repartait invariablement en disant: « Je connais un autre endroit par ici… ». Il m’avait avoué que, sans moi, il aurait eu tendance à devenir casanier depuis son retour. Il ne traversait plus Paris aussi facilement.

    Ce soir-là, nous avions déjà visité un bar et un cabaret, nous étions bien éméchés lorsque nous sommes arrivés devant une boîte à la mode. Son pas, qui l’instant d’avant était mal équilibré, s’est raffermi d’un coup à l’approche du videur qui semblait s’apprêter à nous refuser l’entrée. Il s’est redressé, a avancé sa main vers son visage en le fixant et lui a dit:

    – Je suis le Grand Zenga, et vous, vous êtes complètement saoul!

    Le cerbère s’est retourné en titubant et nous a ouvert grand la porte. C’était la première fois que je le voyais utiliser l’hypnose. À peine entré, je l’ai retenu par la manche:

    – Comment as-tu fait ça, Grand-père?

    – Il est vraiment saoul, il tentait désespérément de se contrôler. Tu dois sentir les points de déséquilibre du sujet. Il s’est senti percé à jour, son attention s’est fixée en lui-même et il n’a plus pensé qu’à son ivresse.

    Le sentiment de culpabilité qui accompagnait l’utilisation de notre « particularité familiale », ainsi que mon père l’appelait, semblait étranger à Grand-père. Je n’ai pu m’empêcher de lui demander:

    – Tu le laisses comme ça?

    – Ce type de transe est puissant mais très fugace. Il nous a déjà oublié mais, tu as raison, il pourrait se faire renvoyer si son patron le surprenait maintenant.

    Il a ouvert de nouveau la porte pour y passer la tête. J’ai eu le temps d’apercevoir le videur faire trois tours sur lui-même et de nouveau, nous tourner le dos. Il avait retrouvé son équilibre. Cette nuit-là fût la première où il m’a posé une question sur Papa, encore que très indirecte:

    – Ton père ne t’a jamais parlé d’hypnose?

    J’eus aussitôt en mémoire un souvenir cuisant:

    – Très sommairement, et toujours pour me mettre en garde. La première fois alors que je revenais de l’école avec un sac de billes énorme que j’avais gagné après la classe. Il ne m’a pas laissé le temps de m’expliquer, il était vraiment hors de lui. Il m’a dit d’une seule traite, très énervé, que je ne pouvais pas prendre les choses que l’on me donnait. Quand je grandirai, je comprendrai que j’avais un don dont il ne fallait se servir que pour faire le bien. Même si mes amis semblaient heureux de me donner ces billes, il fallait les leur rendre. J’ai tenté de me défendre en lui répondant que l’on ne m’avait pas donné ces billes, que je les avais gagnées à la régulière, mais il n’a rien voulu entendre. La seconde fois j’avais quinze ans et je profitais à fond de ma vie d’adolescent, ne restant jamais bien longtemps avec la même fille. Je l’ai regardé en souriant gentiment pendant qu’il s’empêtrait dans de longues circonvolutions puis, j’ai fini par lui dire que je ne les endormais pas pour profiter d’elle dans leur sommeil, si c’était sa crainte. Il n’est tout de même pas allé jusqu’à me poser des questions sur mes techniques de drague. Il m’a simplement posé la main sur l’épaule, m’a rendu mon sourire et il n’en a plus jamais été question.

    – Ton père est intelligent. Il savait sans doute qu’il était sur un mauvais terrain s’il avait essayé d’extirper l’hypnose de l’acte de séduction. Freud a bien résumé le sujet en disant qu’il y a plus de sens à expliquer le sentiment amoureux comme un état hypnotique que d’expliquer l’hypnose comme un état amoureux.

    – J’ai découvert les effets de notre don par moi-même et souvent par hasard. Je ne crois pas en avoir jamais profité. Je te rassure, Grand-père, je n’ai jamais eu la pureté du sens moral de Papa. J’ai juste eu de la chance de n’avoir que peu de goût pour les biens matériels et une Grand-mère bibliothécaire ce qui me garantissait plus de livres à disposition que je ne pouvais en lire. Quant aux filles, je me suis toujours demandé quel sombre crétin pourrait en vouloir une qui lui obéisse en tout.

    Là-dessus, nous avions trinqué en silence.

    Le soleil et Grand-père, par ordre de première apparition à l’écran seulement, c’est le casting d’un superbe dimanche de juin au soleil franc et doux. Il est presque midi lorsqu’il me rejoint dans la cuisine. J’ai eu le temps de faire les dernières courses, de boucler ma valise et je suis en train de préparer le petit déjeuner. J’ai fait une provision de croissants et de brioches, comme si je devais ne pas en manger pendant longtemps. J’en rajoute peut-être un peu, si l’on considère la distance entre Londres et Paris. En montant la rue Lepic ce matin, je suis resté les yeux rivés sur le Sacré-Cœur éclatant de soleil avec l’impression de n’avoir pas été très juste avec cette ville.

    Grand-père semble avoir parfaitement récupéré. Il se perche sur un des tabourets du bar tout en souplesse, pointe du doigt la valise dans l’entrée et reprend la conversation là où je l’avais laissée cette nuit:

    – C’est de cela dont tu voulais me parler, je suppose.

    – J’ai laissé un message sur ton répondeur la semaine dernière. Manifestement, tu ne l’as pas écouté…

    Il prend l’air d’un gamin pris en faute. Le répondeur est un cadeau que je lui ai fait et vu sa tête, il ne sait toujours pas s’en servir. J’aurais voulu lui en parler plus tôt, d’autant qu’il a vécu à Londres dans les années soixante, mais tout s’est passé tellement vite.

    Grand-père attaque le petit-déjeuner d’un bon appétit. A la tête qu’il avait hier soir, il est facile de deviner qu’il s’est contenté de liquides au dîner. Je le regarde ajouter un bon centimètre de confiture sur la tartine que je lui ai beurrée puis, je profite qu’il en engouffre une énorme bouchée pour lui casser le morceau.

    – J’ai trouvé du travail à Londres. Je commence demain.

    Il lui faut bien plus longtemps que sa bouchée pour répondre. Son regard se perd par la fenêtre sur les toits de Paris. Il prend une longue inspiration. Son regard revient vers moi et il me demande avec un sourire espiègle:

    – Tu serais un petit-fils exemplaire, Paul, tu nous ferais cuire des œufs. Je ne t’ai jamais parlé de mes années en Angleterre?

    Je lui fais juste un signe négatif de la tête pour l’encourager à continuer. Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir entendu mon père parler de sa fuite à Londres sur un ton qui en disait long, mais j’évite de le mentionner. Pour autant qu’il ait un bon auditoire, Grand-père peut parler des heures durant. Sa voix, qui sait être si forte et autoritaire parfois, se fait alors douce et pénétrante, variée dans ses intonations. Je m’occupe les mains à cuire ses œufs pendant qu’il me parle, je m’attache moins aux anecdotes qu’à la mélodie. Je ne vois pas très bien où il veut en venir mais je redoute tellement le moment de lui dire au revoir que je me laisse bercer.

    Deux heures plus tard, alors qu’il monte avec moi dans le train, je comprends enfin où il voulait en venir. S’il m’en avait parlé plus tôt, j’aurais probablement refusé, lui proposant de me rendre visite une fois que j’aurais été installé. Il n’a pas cessé un instant de parler. Tout y est passé, ses quartiers préférés, la société de classes, les scènes de music-hall, les anglais, les anglaises… Une fois installés face à face dans un compartiment, il s’interrompt enfin, tout sourire. Je lui réponds par un sourire encore plus large. Il n’a pas encore réalisé qu’il nous faudra prendre le bateau. Un caprice: n’étant pas attendu à Londres ce soir, j’ai choisi de rendre ce départ plus solennel et de voir s’éloigner les côtes de France. Grand-père a le mal de mer…

    Après seulement quelques tours de roues, il a déjà la tête qui rebondit sur le bord de son siège. Je me demande toujours comment les gens font pour s’assoupir si facilement. Y aurait-il un interrupteur sur lequel je n’ai pas mis la main, un trou de conscience portable pratique pour les voyages? Comment se fait-il que ma conscience à moi ressemble toujours à un bureau des réclamations assiégé? Je fais deux choses à la fois, je sors mes livres du sac tout en regardant le paysage défiler par la fenêtre. Même la banlieue s’avère attendrissante sous ce soleil. On dirait un film de vacances. Je veux ressentir ce départ physiquement, en goûter toutes les sensations, ralentir, retrouver un peu des pensées qui n’existaient que du temps où les voyages duraient des semaines. Mais, en même temps, je dois apprendre la finance très, mais alors très rapidement. Je commence demain.

    Il y a à peine deux semaines que j’ai rencontré Kent et me voici dans ce train pour Londres. C’était un lundi soir au bar de l’hôtel Rafaël, un soir exceptionnellement calme. Depuis quelques mois, les lundis étaient devenus particulièrement durs. Je veux dire que non seulement je ne voulais plus me lever pour aller travailler le matin, mais en sortant, j’en étais tellement malade que je n’arrivais plus à rentrer directement chez moi. Je ne voyais plus bien par quel bout prendre ma vie pour lui trouver le moindre sens. J’alternais en général entre trois ou quatre bars avant de rentrer m’effondrer dans mon lit, complètement abruti.

    Ce soir-là, je suis assis au comptoir avec pour seule compagnie, Mauro, le barman, le fils d’un bandit sarde qui sait l’importance du silence et de l’à-propos. Le reste de l’assistance, à savoir une table de quatre personnes, est mollement avachi dans les banquettes. Je vois d’abord un grand type s’encadrer sur le seuil du bar et hésiter. Il a un téléphone collé à l’oreille et se rend immédiatement compte que l’endroit n’est pas très discret. Il fait d’amples gestes de sa main libre en parlant et tourne névrotiquement en rond sur le tapis du couloir comme pour garder son élan. Enfin, il raccroche et se dirige vers moi. Avec un bon mètre quatre-vingt-dix, un costume marine rayé et une cravate rouge, il a de l’allure et je le regarde sans penser à mal. Il vient s’asseoir sur le tabouret à côté du mien et penche sa grande carcasse loin sur le comptoir. Mauro s’approche de lui. Il tourne la tête vers moi et me lâche un sourire d’intense contentement. Il me demande en Anglais si je veux boire quelque chose. Même pour prononcer ces deux mots internationaux que sont vodka et tonic, je me rends compte que mon accent me trahit et le fait sourire. Il reprend en Français:

    – Deux vodkas tonic, s’il vous plait! Il confirme avec l’index et le majeur pointés en V loin devant lui.

    Puis il me tend la main et se présente:

    – Kent Walsh, je travaille pour une banque américaine à Londres. Notre branche parisienne est juste à côté, avenue d’Iéna.

    – Paul…Zenga, je travaille dans un laboratoire de Physique, au sud de Paris.

    – Je pensais qu’il n’y avait que des étrangers de passage dans les bars de ce genre d’hôtel. Vous êtes parisien?

    – Oui! Je suis parisien, mais j’aime ces bars. On y trouve cette sensation particulière comme de se promener le long du quai d’un port. Le voyage y est suggéré partout, même quand rien ne bouge. Et puis je dois reconnaître que je me sens comme un peu étranger à Paris ces derniers temps.

    Je n’étais pourtant pas du tout d’humeur à me lamenter sur mon sort avec un étranger et après deux phrases à peine, voilà que je lui raconte mes états d’âme. Démonstration rapide d’empathie avec l’interlocuteur, ancrage dans une réalité manifeste pour poser une question. Si je le laisse faire, il va y ajouter: écoute bienveillante, réplication des mimiques et du rythme respiratoire et avant peu il va être capable de m’emmener où il veut. Serait-il possible que Kent Walsh possède lui aussi quelques dispositions pour l’hypnose? Je décide de parer au plus pressé et de ramener la discussion sur lui, les flatteries les plus simples sont souvent les plus utiles dans ces cas-là:

    – Vous venez souvent en France? Votre Français est vraiment parfait.

    – Vous êtes gentil, j’aime apprendre les langues, j’en parle sept, mais, en dehors de Roissy et Paris, je connais très mal la France. Quand j’ai eu cette promotion pour diriger nos opérations en Europe, je pensais en profiter mais je n’ai jamais eu plus long qu’un week-end de vacances depuis mon arrivée.

    Voilà la situation redressée. Sa vantardise va me permettre d’utiliser du gros fil. Son Français est étonnant. Son accent américain reste fort mais il parle avec beaucoup d’aise. J’hésite à enchaîner sur les langues. Avec la flatterie, le fil paraît toujours trop gros et on est quand même surpris des résultats. C’est à croire que l’occasion de parler de soi fait avaler aux gens n’importe quel hameçon. Je choisis plutôt les voyages, sans conviction. Je risque quelques chapitres longuets sur les terribles aéroports et les retards de plus en plus fréquents, mais cela permet de voir venir. J’en profite pour détailler son visage et essayer de me faire une idée du personnage. Rien qu’à voir les poches sous ses yeux, on se doute qu’il dort peu. Ses rides donnent à penser qu’il sait rire, mais de quoi?

    Après un survol de l’Europe et des autres pays du monde qu’il a en général traversés comme une météorite, je peux l’aiguiller confortablement sur sa perception des écarts culturels entre les États-Unis et l’Europe. Question bateau qui peut l’amener à dire des tas de choses, car pour l’instant à part ses trois voyages en Thaïlande et son désir toujours insatisfait de visiter Cuba, je suis à court d’enchaînement. Je l’écoute mais d’un seul coup, je perds ma concentration… Que voulais-je lui faire dire au fait? Et voilà! Quelle question débile! J’ai envie de discuter comme de me baigner dans la Seine. Et pourtant, il fait plutôt bon en ce moment. J’essaie de replonger. Je hasarde quelques signes d’acquiescement et fixe mon regard dans le sien. Son ton semble se densifier, sa voix est grave et un peu rauque ; elle porte remarquablement sans qu’il ait l’air de forcer. Du fond, je ne retiens que les grandes lignes: il aime notre style de vie, mais il lui semble incompatible avec les exigences du business au niveau international. Il se sent inspiré par nos langues et notre histoire mais considère que la rigidité au changement de ce continent laissera le temps à ses compatriotes d’imprimer leurs marques sur tous les aspects du futur. Son air de commisération a tendance à me courir, mais mes derniers mois au labo ne me permettent pas lui donner tort, je continue d’acquiescer.

    Il s’interrompt. J’ai un instant l’impression qu’il se rend compte de mon manège. Un coup d’œil à son verre vide et je saute sur l’occasion. La politesse veut que je lui rende son verre de toute façon. Je lui laisse quelques secondes pour penser à une relance pendant que je fais une séance de mime à Mauro. En plus de lui commander la même chose, je rajoute quelques grimaces pour faire bonne mesure, alerte rouge, prière d’amener spiritueux d’urgence. Je termine en passant le pouce sur ma carotide, ce qui ne devrait pas manquer de le faire réfléchir. Je prends le temps d’une longue respiration puis, je me retourne, le sourire bien résolu. De deux choses l’une, soit il est décidé à passer la soirée à parler de n’importe quoi avec n’importe qui avant de remonter dans sa chambre et j’avale mon verre par les narines s’il le faut, soit il trouve quelque chose pour m’intéresser mais alors c’est maintenant!

    Il me remercie en soulevant son verre à mon intention. Il a déjà le regard un peu voilé. Il réengage sans aucun faste:

    – Et un chercheur en Physique, ça voyage beaucoup?

    Je ne suis pas très juste avec lui. Je ne lui ai pas laissé beaucoup de prise et c’est moi qui ai utilisé le premier le coup des voyages. Il m’échappe un peu. D’abord je le vois comme un manipulateur, avec quelque idée tordue derrière la tête. Et puis, vingt minutes plus tard, comme un VRP version yankee, qui va me saouler d’anecdotes truculentes entrecoupées de photos dans son jardin avec ses enfants ou

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1