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Autels du Nord
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Livre électronique376 pages5 heures

Autels du Nord

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À propos de ce livre électronique

Commissaire-priseur à Lille, Victoire T. est l’héritière d’une longue lignée de collectionneurs de l’ombre.
A peine commence-t-elle à initier sa nièce, adolescente rebelle et déterminée, assignée comme elle à une mission impossible, qu’un miracle se produit : la mise aux enchères dans des salles concurrentes d’une manne de joyaux, tous de l’époque charnière du Moyen-Age à la Renaissance. Et parmi ces lots, des chefs d’œuvres répertoriés et portés disparus de la main du grand Rogier, objet de sa quête.
Autre bonheur, elle vient d’intégrer le cercle très fermé du Lysia Empire, et trouve bon de s’y ressourcer. Cette brasserie du centre de la capitale des Flandres est renommée pour sa carte des bières et pour son tenancier, gouailleur et impitoyable. De bonnes volontés s’y réunissent le dimanche soir pour abolir des frontières sous la houlette d’un bienfaiteur, lui aussi acharné à traquer en secret des objets emblématiques de ses passions. Inévitablement leurs chemins vont se croiser…
Brutalement la jubilation fait place à l’effarement puis à la terreur, quand deux commissaires-priseurs sont retrouvés morts dans le sillage du Semeur de merveilles. Victoire T. sera-t-elle la troisième ? Il ne lui reste qu’une solution : disparaître.
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2017
ISBN9782312054193
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    Aperçu du livre

    Autels du Nord - Francette Zurro

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    Autels du Nord

    Francette Zurro

    Autels du Nord

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    © Les Éditions du Net, 2017

    ISBN : 978-2-312-05419-3

    Chapitre I

    Jeudi 2 avril

    « Voici un chef d’œuvre absolu.

    Rogier de la Pasture a peint ce retable en Flandres, vers 1435. Seule la partie centrale est parvenue jusqu’à nous.

    Peinture ? Sculpture ? Tableau vivant ? Qu’a-t-il voulu nous donner ? Cette ambiguïté agit sur nous comme un philtre. Au premier regard, l’œuvre submerge par son étrangeté et son immense beauté. »

    Loria Sanchez fit silence après cette brève introduction à la Descente de Croix. Bientôt docteur en histoire de l’art, en résidence à Madrid grâce à une bourse européenne, elle accompagnait en visite individuelle certains visiteurs désireux d’approcher une œuvre majeure. Elle avait quitté Toulouse six mois auparavant, et rejoint le musée du Prado pour y poursuivre ses recherches au cabinet de documentation technique.

    Madrid, ville natale de son grand-père. Ici, Loria retrouvait ses racines. Dans l’éblouissant tourbillon de la modernité, des fêtes nocturnes et du flamenco elle pouvait aller jusqu’au bout de ses passions.

    Parfaitement bilingue, elle n’avait eu aucune difficulté à obtenir de l’administration du musée quelques subsides pour des visites à caractère intimiste. Non, elle n’accompagnerait jamais des groupes jaillis d’un autobus pour « faire le Prado » au pas de charge. Elle adorait ces rendez-vous, où elle mettait son expertise au service d’une ou deux personnes qui venaient souvent de loin pour approcher un seul des chefs-d’œuvre exposés. Elle parlait peu et était convaincue que, dans la brève disparition de son commentaire et la non moins brève résurgence de celui-ci, l’œuvre peint s’avançait à pas comptés vers celui qui le regarde. Ce que chaque visite lui avait confirmé, jusqu’à ce jour.

    Ses deux clientes, hâlées et détendues, n’étaient pas là par hasard. Victoire Timmermann avait choisi de clore ses vacances en Andalousie par une vieille habitude : une halte à Madrid, direction le Prado, salle des primitifs flamands. Sa nièce n’y avait opposé aucune résistance, au contraire.

    Se tournant vers l’adolescente, Loria Sanchez se crut obligée de préciser qu’un retable est un ornement d’église se composant de plusieurs panneaux sculptés et peints, ou, comme ici, seulement peints, qui pouvait être ouvert ou fermé selon les exigences du calendrier liturgique.

    « C’était la BD du quinzième, fallait bien des images pour expliquer la Passion à des gens qui ne savaient pas lire. C’était fabriqué dans du chêne de la Baltique, et en série. Idem pour les Piétas que les friqués pouvaient s’offrir, pas trop pour la déco, plus pour investir dans du paradis. Tu choisis tes éléments, ils sont assemblés à l’atelier et livrés à dom. Des modulos, quoi… »

    Lou Salomé avait parlé entre deux étirements de son chewing-gum, tout en regardant d’un air las ses ongles décorés en style gothique, noirs sur fond ivoire, incrustés de minuscules brillants. Elle sentit une légère pression dorsale, par laquelle sa tante l’incitait à se taire. Lou n’y vit qu’une invitation à réfréner ses prouesses masticatoires. Soufflée par l’intrusion de la fille, Loria remit les choses au point.

    – Oui, quand un peintre recevait commande d’une œuvre dont le sujet était très demandé, il modifiait la composition en fonction du désir du client. C’était le cas pour les Piétas que vous évoquez.

    Il lui fallait reprendre pied, ajuster le tir. Elle poursuivit sous un angle qu’elle espérait plus approprié.

    – En 1435, Rogier ouvre un atelier à Bruxelles, où il devient célèbre sous le nom de Van der Weyden.

    Haussement de sourcil, petite lueur amusée dans les yeux de Lou. Loria reprit confiance.

    – Rogier Van der Weyden est la forme flamandisée de Rogier de la Pasture, né à Tournai en 1399. Les archives de cette ville furent en grande partie détruites lors de la seconde guerre mondiale, on connaît peu le début de sa vie. A Bruxelles, le succès arrive très vite, puis la renommée du peintre gagne l’Europe entière. L’atelier se développe, les commandes affluent. Tout comme Jan Van Eyck, Van der Weyden travaille pour le grand duc de Bourgogne Philippe le Bon…

    – D’ac, mais c’est quand même Van Eyck qui bosse officiellement pour le duc.

    Alors comment ça se passait entre Rogier et Van Eyck ?

    Loria sourit et dit qu’elle n’avait pas les moyens de répondre à cette question. Elle faisait fausse route, elle parlait encore trop, hors sujet. Il fallait, vite, revenir à l’œuvre, rendre tangible l’émotion profonde et véhémente qui avait présidé à sa création.

    – Rogier n’a signé aucune de ses œuvres. Il est le peintre le plus copié de son temps…

    – Yes, le fils de Charles Quint s’est payé deux exemplaires de la Descente. Celui-ci, le vrai, lui a appartenu, non ?

    Lou fit un pas vers le chef d’œuvre. Désemparée, Loria se laissa glisser dans le gouffre du savoir inutile.

    – Effectivement, le 25 août 1549, Marie de Hongrie montre le retable à son neveu. Celui-ci reçoit un choc : Philippe, fils de l’empereur, catholique fervent jusqu’à l’aveuglement, qui, en 1555, après l’abdication de Charles Quint…

    Lou n’écoutait plus. Les pouces calés dans la large ceinture cloutée de son jean à taille très basse, elle se déplaçait lentement d’un bout à l’autre du retable, comme si elle cherchait à y entrer, à avoir sa place dans cette bouleversante mise en scène de la douleur. Elle revint vers sa tante, comme sortie d’un songe.

    – Tu sais, Vic, ce que je kiffe le plus, c’est comment Rogier a peint les mains : celles du Christ, celles de Marie. Et regarde en haut, les mains tordues de Marie-Madeleine : ça parle encore plus fort que les visages.

    Loria Sanchez se mit en retrait, le silence s’imposait à elle. Le temps de visite écoulé, elle s’en alla sans bruit, éberluée par l’attraction qu’exerçait sur la jeune fille ce retable peint il y a cinq siècles et demi.

    Les deux visiteuses restèrent un long moment, échangeant à voix basse, fascinées par l’incroyable présence des personnages. Elles s’attardèrent sur les entrelacs figurant en trompe-l’œil, dans les angles supérieurs du retable.

    – Vu de là, tu crois que c’est sculpté dans du bois, mais en fait c’est de la peinture.

    – Rogier avait choisi le trompe-l’œil pour faire le lien avec le cadre qui réunissait tous les panneaux du triptyque : le panneau central devant toi, et les panneaux latéraux qui ont disparu.

    Lou pouffa. « Tu veux dire ceux de la Herderkamer ? »

    Victoire était devenue blême.

    « Ni aujourd’hui, ni demain, ni ici, ni ailleurs, tu ne dois prononcer ce mot. »

    Lou Salomé baissa la tête, puis la redressa, et scruta une dernière fois, en haut du tableau, les entrelacs en trompe-l’œil : deux d’entre eux renfermaient les arbalètes emblématiques. Elle contempla à nouveau sa main droite.

    Satisfaite, elle se dit que Silverine Silk était géniale, et que, de retour à Lyon, elle irait lui dire, dans son Nails’Beauty Shop, qu’elle avait sacrément bien travaillé.

    Incrustés dans l’ongle de l’annulaire et de l’index, de minuscules brillants dessinant une arbalète scintillaient dans le gel ivoire. Sur le majeur, les arbalètes devenaient presque invisibles, parmi les arabesques et les fleurs de lys.

    Exactement comme sur les trois panneaux de la Descente de Croix.

    Chapitre II

    C’était lui. Il avait flashé par deux fois le tableau, pendant qu’elle s’efforçait en vain de captiver ses auditrices blasées. Se retournant, elle l’avait surpris et dévisagé avant qu’il ne s’esquive. Maintenant, il l’attendait dans le grand corridor. Elle ne savait trop comment dissimuler son trouble, qui le disputait à l’agacement et au doute. L’homme survenait, à l’improviste, quand elle commentait l’œuvre et que le gardien se retirait, et il s’approchait. D’elle ? De la Descente de Croix ? L’idée l’avait traversée qu’il pouvait avoir de bonnes raisons de rechercher sa complicité, n’avait-elle pas accès à des lieux ou des archives sous haute protection ? Ou bien c’était le polyptyque que d’obscurs enjeux menaçaient et qu’il cherchait à atteindre.

    Elle rendrait compte.

    Ou bien… ou bien il l’avait repérée, elle, parmi d’autres étudiantes ou apprenties flamenca. C’est vrai qu’elle devinait sa présence à d’infimes remuements, qu’elle s’obligeait à feindre l’étonnement ou une vague contrariété quand soudain il lui faisait face, et qu’elle réprimait une envie de sourire, le voyant devant elle, inconnu et familier.

    – Je vous trouve très belle, en avant scène, plût au ciel que le grand Rogier vous sache là, dans le halo de son chef d’œuvre. Vous voulez voir ?

    – J’aurais dû normalement alerter le gardien. Les flashes sont interdits, ils accélèrent la dégradation de la couche picturale, surtout pour les tableaux de cette époque. Enfin, personne n’a fait de remarque.

    – Merci. Votre silence scelle un pacte entre nous. Une soirée à la Serena, ça vous dit ?

    Le culot des mecs, à leur zénith, était sans bornes.

    – Oui, ça me dit. Je vous rejoins à l’accueil.

    – Plutôt au soleil, je crains l’odeur tiède des grands volumes, les poussières en suspension, le piétinement des files d’attente. Disons sur la calle Ruiz de Alarcon, en pleine lumière.

    Au vestiaire elle abandonna sa tenue sévère de guide pour une minijupe et un fin pull de laine pourpre qui laissait deviner dans le décolleté profond des bijoux incrusté dans sa peau. Elle le rejoignit à l’extérieur. C’était bon de déambuler à ses cotés. Elle l’observait à la dérobée, il regardait haut devant lui, l’œil vif et rieur en veilleuse derrière ses lunettes hightech, cheveux blonds attachés par un lien de cuir, ses amies l’auraient enviée, un silver fox, wahoo…

    Elle ne vit pas passer le temps, qui lui avait paru insupportablement long au cours de la dernière visite qu’elle avait accompagnée. Ils passèrent la fin de l’après-midi au parc du Retiro, splendide malgré les pompeuses colonnades en arc de cercle qui surplombent le lac. Evidemment, quand on s’assoit ici sur les escaliers qui descendent en pente douce vers les eaux tranquilles avec un gars de ce calibre, plus rien n’est pompeux, ni ennuyeux.

    – Madrid, c’était quand même la cité des tyrans. On a peine à le croire, maintenant.

    – Allez, on fait l’impasse sur Philippe II et les autres ? Tout cela vous empêche de sourire et de me regarder.

    Sa voix était comme désaccordée, comme s’il avait trop fumé, ou trop chanté, ou les deux à la fois.

    – C’est juste parce que c’est ici, bien avant Franco, que les monarques ont interdit la langue et la culture catalane et que, finalement, mon Eldorado, c’est Barcelone.

    Lui sourire et le regarder, c’est ce qu’il avait dit. Cela suffirait, effectivement, entre des banalités entrecroisées, à laisser couler le temps au soleil.

    Elle avait failli lui raconter tout à trac ce que signifiait pour elle, hormis son cadre d’études, ce séjour en Espagne. De Madrid à Barcelone, elle irait sur les traces de son grand père. Adolescent, Pedro y avait rejoint ses frères d’armes et, seul de tous, avait sauvé sa peau en franchissant les Pyrénées, la nuit de Noël, après le bombardement franquiste de Décembre 38. Il faut l’appeler Gloria, avait-il dit à son propre fils, bien plus tard. Elle avait passé, entre vignes et jardin, des saisons radieuses à écouter ses histoires, tout en assemblant, de plus en plus haut, des boules d’argile qu’elle pétrissait avec de l’eau. Encore un peu, et tu fabriques la Sagrada Familia ! De la terrasse, sa mère l’appelait en vain, elle n’entendait que… loooria,… loooria… Elle irait à Barcelone, pour Gaudi, pour Pedro, pour la mer. Pour y vivre. Mais cela n’appartenait qu’à elle.

    A chaque coin de rue, les musiciens accompagnaient familles et passants jusqu’au cœur de la cité. Les boutiquiers et les marchands d’éventails faisaient le bonheur des touristes, comblés par la douceur inouïe de cette journée. En flânant ils avaient atteint la Puerta del Sol, et s’étaient mêlés au flot des gens qui convergeaient vers « l’oso y el madrono », l’ours et l’arbousier symboles de la ville. Non loin de la Plaza de Las Cortes, à la Serena, l’ambiance était en vibration majeure. Pasquale se défonçait à la guitare sèche, la grande Inès absorbait dans ses psalmas toute la rage et l’exaltation de la musique, la magicienne laisserait toute à l’heure la place à celles qui essayeraient, en vain, de l’imiter. Loria venait s’entraîner ici deux fois par semaine, elle pourrait bientôt se lancer et affronter sans trop d’hésitations le regard des spectateurs. La soirée était belle, toute de tiédeur, avec son hidalgo du nord elle allait de tapeo en vinos finos au fil des bars.

    Merveilleuse attente, il l’emmènerait, très tard dans la nuit, au Black Paradise, sur la grande Avenida. Jamais elle n’aurait imaginé s’aventurer dans cette tour hollywoodienne, haute de quinze étages, où trente artistes, femmes et hommes, avaient fait converger leur vision onirique du présent dans un somptueux mégalithe iridescent. Deux suites à chaque niveau déclinaient, l’une en clair, l’autre en obscur, un univers fantasmatique faisant la part belle au toucher et à l’odorat. Les clients, subtilement dérobés à eux-mêmes par l’alliance raffinée des senteurs et des textures, vivaient ici dans les méandres de leur quête érotique une expérience unique de dédoublement.

    La nuit était tombée, déjà. Ils s’étaient éloignés du centre et déambulaient maintenant dans des ruelles plus calmes. Elle titubait dans l’obscurité, les bruits lui parvenaient comme assourdis. Elle avait des bulles et des images plein la tête. La voix rauque la berçait. Tout s’embrouillait dans un drôle de manège.

    Elle claqua des doigts.

    – Envie de danger ?…

    – De danser ? Non, pas vraiment.

    Simplement, depuis qu’il avait dénoué ses cheveux, elle cherchait à qui il lui faisait penser. Euréka ! C’était presque ça : l’ange rieur de la cathédrale de Reims. Presque, car l’étrange allégresse qui animait le mouvement de l’ange vers l’infini était totalement absente de l’homme à côté d’elle. Il en était, tout au plus, un clone minéral, mû par une gestuelle puissante et élégante. Rien à voir avec la sublime créature de chair céleste, à Reims.

    Les mots s’enchaînaient dans le vide. Depuis le début, il ne se passait rien, rien de ce qu’elle attendait. L’effroi tissait sa toile en pointillés dans ses perceptions ralenties. Qu’est-ce qu’elle faisait là, au milieu de la nuit, avec ce type qui la promenait depuis le début de l’après-midi ? Ils étaient revenus au point de départ, le parc du Retiro. Le détour pourtant ne s’imposait pas. Elle était en proie à un curieux sentiment de solitude, quelque chose d’absolu et d’irrémédiable.

    Elle avançait comme un automate, là où il l’emmenait, là où elle ne voulait pas aller, vers les ombres épaisses du parc, dans les allées étroites plongées dans les ténèbres. La tequila cognait à ses tempes. L’homme ne parlait plus, le souffle profond de sa respiration la poussait comme un fétu de paille vers les eaux étales. Elle avançait, et tout à coup l’horreur fulgurante de sa mort imminente éclata en elle. Dire non, crier pourquoi. Les mots, piégés, ne franchissaient pas le seuil de sa conscience.

    Elle sut qu’il allait la tuer. Fuir, il fallait fuir. Et cependant elle se retourna et fit un pas vers lui. Les yeux gris ne cillaient pas dans le visage de pierre.

    La lanière de cuir était tendue entre ses mains. En une détente brusque et dérisoire, elle voulut se lancer en direction des bruits et des lumières de la ville. En vain. Il bloqua sans effort l’élan désespéré et acheva sa besogne en quelques gestes appris dans son lointain passé d’homme de l’ombre. Puis il fit rouler le corps au plus près de l’eau, dans la clarté lunaire. Le pâle rayon donnait à voir les pierres de pacotille perçant la peau blafarde, et le rouge profond, et la main gauche effleurant l’eau noire bleutée qu’elle faisait frémir. Disposant quelques éléments du site autour de la morte, il arrangea encore la scène funèbre : de cette création spontanée, digne des séries numériques d’Izima Kaoru, il convenait de garder une trace, même fuligineuse. Un seul cliché ferait l’affaire. Avant de se fondre dans la nuit, il prit le temps de cadrer à la juste distance l’éphémère installation. Il en apprécia à nouveau l’esthétique et le parfait équilibre.

    Chapitre III

    Dimanche 5 avril

    Du sixième étage de son appartement lillois, Victoire embrassait d’un seul regard le Champ de Mars, le parc de loisirs et « la reine des citadelles » : cette extraordinaire étoile, bâtie de pierre et de briques, se déployait dans un écrin d’arbres qui s’élançaient parfois aussi haut que les bastions, et des branches tendues montaient, jusqu’à son balcon, les gerbes de chants d’oiseaux en offrande de printemps.

    Belle lumière matinale après la drache de la nuit qui avait laissé de grandes flaques irisées sur le bitume, encore peu d’animation sur la grande avenue, pu biell’ prom’nate de la capitale des Flandres : elle se réjouit de faire le grand tour avant de plonger dans la sphère professionnelle. Après chaque escapade, il lui plaisait de reprendre pied, tranquillement, le dimanche matin, dans l’étude déserte, et de prolonger par une paisible journée de travail ses rituels entraînements du dimanche matin. De même, compenser le poids de l’incontournable par la légèreté de plaisirs choisis était une autre de ses règles de vie, parfois de survie.

    Aujourd’hui, les obligations liées à sa charge de commissaire priseur seraient contenues par de solides parenthèses : d’abord par le trajet à pied jusqu’à l’étude avec le long détour par la citadelle, puis, en fin de journée et toute affaire cessante, par la soirée chez Tanguy. Sans perdre de temps, elle avala un deuxième café et se prépara à sortir.

    La besace, réversible, était prête, le côté city, sorte de cotte de maille en perles blanches avec dragonne de cuir métallisé retourné à l’intérieur. Elle y avait fourré sa tenue en total look blanc : bottes et jean en agneau, pull en laine torsadée largement échancré dans le dos, et tour de cou en galets de pâte de verre, laiteuse et neigeuse à la fois. Côté sport, la besace était un banal sac à dos, à peine plus volumineux que pour une séance de squash.

    Ainsi lestée, ignorant l’ascenseur, elle descendit à vive allure les marches des six étages et traversa l’avenue. Elle pouvait respirer à pleins poumons en longeant la Façade de l’Esplanade, libre, à cette heure, de toute circulation. Il ne lui fallut que quelques minutes pour gagner le pont de la Citadelle.

    Elle avait pu suivre ces dix dernières années toutes les étapes de la résurrection de cet immense territoire de canaux, de verdure, de fortifications où, petite, elle ne s’aventurait jamais. La Citadelle maintenant avait fait peau neuve, était devenue le Central Park de la ville, mais n’avait rien perdu de son pouvoir troublant.

    Elle suivit la Deûle jusqu’à la passerelle. Entre le miroir brumeux du canal et les hautes ramées bruissantes, elle marchait d’un pas léger, parfois les yeux mi-clos tant le parcours lui était familier, laissant venir à elle les innombrables histoires d’espionne, de trahison, d’amour sans espoir qui avaient peuplé son adolescence.

    Elle fit une halte au pied du tremble vertigineux. De là, elle devinait la demi-lune qui protégeait l’un des bastions de la Porte Dauphine. Elle était toujours émerveillée par le génie du hobereau morvandiau, qui n’était encore que Sébastien Leprêtre de Vauban, et qui signait ici son premier coup de maître : « Je viens de donner au Roi la plus belle et la plus achevée des citadelles ». Impossible en effet pour l’ennemi d’approcher une muraille sans se trouver dans la ligne de tir d’un mur voisin. A portée de regard, il suffisait d’improviser une bande-son, bruits de bottes sur les chemins de ronde, tumulte de la garnison, ordres et cliquetis scandant les manœuvres sur la place d’armes, pour que surgisse le spectre des mille huit-cent soldats de Louis XIV cantonnés dans la redoutable étoile à cinq branches.

    Un grincement tout proche la fit sursauter et la ramena à la réalité du moment : la besace posée à ses pieds, le très grand calme qui l’entourait, les jeux d’ombre dans les frondaisons encore lourdes d’humidité, les imperceptibles mouvements qui fourmillaient dans le silence. Elle était vraiment incorrigible… Cette dérive vers le passé, dont finalement elle avait fait son métier, lui apparaissait comme une déviance, elle devait s’en défendre. En certains lieux, si elle n’y prenait garde, montaient de la terre sous ses pas les vibrations séculaires des vies anonymes enfouies dans les replis de l’Histoire. Il lui venait alors de longues vagues de frissons, le vide autour d’elle n’était qu’une illusion, dans l’épaisseur du temps arrêté elle sentait de la présence humaine.

    Elle entra dans le bois. Dans sa tête le silence était revenu, à peine égratigné par le craquement des branches mortes derrière elle. Elle hâta le pas, se repérant aisément dans la futaie, contourna par la droite la zone de buissons et de taillis qui s’étendait jusqu’au chemin. Elle passa près de l’abri au toit en forme de chapeau chinois, puis emprunta le pont de bois pour arriver sur la grande allée au pied des remparts. Elle n’avait encore rencontré personne.

    Elle emprunta la Voie des Combattants, en parcouru les mille huit-cent mètres en fixant son attention sur la courtine et le chemin de ronde, sans un regard pour les fossés qu’elle longeait. De ces fossés montaient encore l’épouvante muette et le fracas du supplice : ici ont été fusillés les résistants des deux guerres, en 1915 les hommes du réseau Jacquet, et Léon Trulin, il avait dix-huit ans.

    La large allée gravillonnée la conduisit, entre les demi-lunes et les remparts, jusque sous le pont empierré qui ouvre l’accès à la forteresse. Un léger bruissement, une esquive, la fit se retourner. Elle frissonna. Elle s’efforça de juguler son imagination et rejoignit, par en haut, la route pavée pour voir de près la Porte Royale, monumentale entrée au fronton armorié, et le pont-levis à crémaillère. Des matériaux y étaient entreposés, pierres taillées, échafaudages : belle promesse de pérennité que font les hommes d’aujourd’hui aux bâtisseurs disparus. Sous le ciel devenu bleu, lumière et majesté de l’architecture.

    Elle rebroussa chemin, ragaillardie, et aperçu en contre-bas le premier sportif de la matinée. Elle sourit : le type, casqué et en uniforme de cycliste, se dandinait dans des chaussures plus adaptées aux cale-pieds qu’aux gravillons.

    Elle quitta la Citadelle par l’avenue du Quarante-troisième Régiment d’Infanterie (le Quarant’tros comme disent les gens d’ici), puis emprunta le boulevard de la Liberté. Elle avait encore une bonne heure de marche pour arriver au boulevard Jean-Baptiste Lebas, et ouvrir la parenthèse « atterrissage en terre laborieuse ».

    Il avait mal aux pieds. Il récupéra son vélo, qu’il avait planqué derrière le chapeau chinois. Il avait attendu qu’elle passe le pont de la Citadelle pour contourner les remparts dans l’autre sens. Caché derrière les buissons, il l’avait vue prendre le même raccourci, à travers bois, qu’il y a quinze jours. Il avait dû redoubler de prudence pour s’assurer qu’elle passerait aussi sous le pont empierré avant de regagner l’avenue du Quarante-trois, deux précautions valent mieux qu’une.

    Tout était prêt. Dimanche prochain, il la tuerait.

    Après la vente de Berck.

    Chapitre IV

    Victoire était presque arrivée. Avant de pousser la porte, elle s’accorda un dernier flash historique, plaisir de rebondir loin derrière pour mieux s’arrimer au présent. Elle venait de traverser l’ancienne plaine du Faubourg des Malades, qui était, au temps de Vauban, un vaste morceau de campagne regorgeant de gibier ; les échevins de Lille ont offert ici une fameuse partie de chasse aux ambassadeurs du Siam venus étudier de près la reine des citadelles. L’ancien faubourg avait vu aussi tourner les ailes des moulins à vent pour devenir, avant dernier avatar, le fief des brocanteurs et des antiquaires. Dans ce quartier, elle avait des alliés, des amis sur qui elle pouvait compter, et elle s’y était établie après études et passage à l’école du Louvre. Depuis quelques années, un périmètre imaginé par des paysagistes néerlandais enserrait, dans une fine membrane d’altières grilles rouges, cet espace de trois hectares dédié au repos et à la rêverie, en parfaite osmose avec les perspectives spatiales et futuristes de la ville. Audace ! Volupté ! Liberté ! Envolez-vous… Sans doute était-ce là le pari des créateurs, qui n’avait suscité en son temps que sarcasmes et fureurs. Souvent, au soleil de midi, elle quittait l’étude munie d’un sandwich et d’un manga et s’installait, comme pour un départ, dans l’enclos de verdure.

    Elle se haussa sur la pointe des pieds pour rendre, d’un revers de manche, son éclat initial à la plaque de cuivre. Enchâssée dans le panneau de lave émaillée, se détachant sur un beau fond turquoise au milieu d’un parterre d’iris stylisés jaunes et parme, c’était finalement la partie lisible de sa vie qui était livrée à l’œil du passant en qui sommeillait, croyait-elle, un enchérisseur potentiel :

    JONES &TIMMERMANN Commissaires Priseurs associés

    Maison de ventes volontaires aux enchères publiques

    Timothy Jones, Commissaire Priseur habilité

    Victoire Timmermann, Commissaire Priseur Judiciaire

    Timothy ne partageait plus sa vie intime mais était encore son associé, et là il y avait un rude virage à négocier. Tim travaillait à Londres dans une célèbre maison de ventes aux enchères, l’une de celles qui avait déposé plainte au tribunal de La Haye pour faire appliquer la loi européenne et abolir le monopole sur les ventes aux enchères publiques se déroulant sur le sol français. Coup de maître, il avait profité de l’évènement pour s’implanter aussitôt à Lille, et, en s’associant avec Victoire, il avait donné une extension maximale à son activité de part et d’autre du Channel.

    Dans l’immédiat, elle continuerait à travailler avec lui, le temps de réorganiser complètement son réseau en pesant davantage sur les Flandres. Tôt ou tard, elle le savait maintenant, la séparation passerait par les lieux, les objets et les transactions communes, ce que récusait Timothy, homme tenace qu’elle avait cru solide.

    Elle composa le code d’accès, puis poussa la porte inscrite dans l’un des deux battants vert foncé qu’on n’ouvrait en grand que pour le passage des marchandises et les jours de vente. La cour intérieure révélait la classique beauté de l’ancien hôtel particulier. Les baies vitrées, rénovées, laissaient deviner des volumes clairs et spacieux. Un escalier monumental conduisait à l’étage, où se tenaient les deux bureaux reliés par la salle d’archives et de documentation, ainsi qu’un espace privé, confortable, voué à la convivialité et aux nécessaires mondanités. Une verrière magnifiquement ouvragée diffusait sur le hall sa dentelle de lumière.

    Elle désactiva le système d’alarme qui protégeait, au rez de chaussée l’accès à la salle des ventes. Elle vit que Tim avait, par ses apports d’Outre-Manche, considérablement enrichi le volume des collections qui seraient proposées samedi sur le thème MARINE ET VOYAGES.

    Dans les grandes vitrines à doucines, au fond de la pièce, plusieurs maquettes de navires, dont une en ivoire, voisinaient avec nombre de sextants, longues vues, lochs, barographes et autres instruments de navigation. Sur la droite, les présentoirs de verre et d’aluminium donnaient à voir d’autres curiosités, rostres, cannes de capitaine, parmi une foule de souvenirs. Elle repéra une écritoire finement ciselée sur le dessus portant, incrustée dans la nacre et vraisemblablement répétée sur tout le pourtour inférieur, la devise fluctuat nec mergitur, parfaite pour sa toute nouvelle mission au Lysia Empire. Elle verrait avec Tim à quelles conditions elle pouvait l’acquérir.

    A droite de l’estrade où

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